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Full text of "Histoire de l'art pendant la renaissance"

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HISTOIRE  DE  L’ART 


‘PE  NT)  AN  T 


LA  RENAISSANCE 


25935.  — PARIS,  IMPRIMERIE  LAHURE 
9,  rue  de  Fleurus,  9 


J 


ENFANT  JÉSUS  ET  LE  PETIT  SAINT  JeAN-BaPTISTE.  CaRTON  DU  TABLEAU  DE  MaDRID,  PAR  BeRNARDINO  LuINI. 

(Musée  de  l’Ecole  des  Beaux-Arts.) 


HISTOIRE  DE  L'ART 


‘TE  NT)  AN  T 


LA  RENAISSANCE 


MICHEL-ANGE 

LE  CORRÈGE  - LES  VENITIENS 

OUVRAGE  CONTENANT 

QUATRE  CENT  SOIXANTE-SEIZE  ILLUSTRATIONS  INSÉRÉES  DANS  I.E  TEXTE 
TRENTE-DEUX  PLANCHES  EN  NOIR  OU  EN  C H R O MO  T Y P O G R A P II I E 
TIRÉES  A PART 


PAR 


EUGENE  MÜN T Z 


MEMBRE  DE  L INSTITUT,  CONSERVATEUR  DES  COLLECTIONS 

de  l'Ecole  Nationale  des  Beaux-Arts 


III 


ITALIE 


LA  EIN  DE  LA  RENAISSANCE 


PARIS 


LIBRAIRIE  HACHETTE  ET  ( 


79,  BOULEVARD  SAINT-GERMAIN,  79 


jfTY  CEMTES 


Les  Anges  portant  le  corps  de  sainte  Catherine. 
Fresque  de  Bernardincf  Luini.  (Musée  de  Brera  à Milan.) 


INTRODUCTION 


LA  FIN  DE  LA  RENAISSANCE.  — LIMITES  CHRONOLOGIQUES  DU  SUJET. 

« Mot  sacré  de  la  Renaissance.  » 
(Michelet.) 

lors  même  que  la  dernière  phase  de  la  Renaissance, 
celle  à laquelle  est  consacré  le  premier  volume,  ne 
compterait  pas  tant  de  noms  éclatants  — Michel-Ange 
et  Jean  Bologne,  le  Corrège,  Luini,  le  Titien,  Paul 
Véronèse,  le  Tintoret,  Serlio,  Vignole,  Palladio, 
Benvenuto  Cellini;  — alors  même  qu’elle  ne  nous 
réserverait  pas  tant  de  hautes  jouissances,  qu’elle  ne 
nous  lerait  pas  pénétrer  dans  l’intimité  de  tant  de  nobles  esprits,  ne  nous 
ferait  pas  respirer  une  telle  atmosphère  de  distinction,  l’étude  de  cette 
société  tour  à tour  si  passionnée  et  si  recueillie,  si  voluptueuse  et  si  éthérée, 
serait  faite  pour  captiver  au  même  point  l’historien  et  le  penseur.  Est-il  une 
époque  qui  soulève  un  plus  grand  nombre  de  problèmes  et  d’une  nature  plus 
délicate?  Et  tout  d’abord  se  pose  à nous  cette  question  palpitante  : Que  sont 
devenus  les  germes  pleins  de  promesses  semés  par  Pétrarque  et  ses  auxiliaires 
à l’aurore  des  temps  nouveaux?  Quel  a été  le  résultat  final  de  cette  vaste 
tentative  de  réorganisation  intellectuelle  et  morale,  la  plus  considérable  qui 
ait  été  entreprise  depuis  le  triomphe  du  christianisme  et  l’invasion  des 
Bar  barcs?  Quelles  sont  les  conquêtes  qui  ont  sombré  dans  l’épouvantable  crise 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


que  l’Italie  traversa  au  xvic  siècle,  et  quelles  sont  celles  qui  sont  devenues 
le  patrimoine  imprescriptible  de  notre  civilisation  moderne? 

L’on  ne  saurait,  même  dans  une  histoire  spéciale  de  l’art,  trop  insister  sur 
ce  que  l’on  appelle  aujourd’hui  l’état  d’âme  d’une  société.  Pourquoi,  en  effet, 
les  productions  de  telle  période  nous  captivent-elles  plus  que  celles  de  telle 
autre?  Serait-ce  parce  que  la  mise  en  œuvre  y est  plus  parfaite,  l’invention 
plus  vigoureuse,  le  style  plus  châtié?  En  aucune  façon  : c’est  parce  qu’elles 

traduisent  des  sentiments 
plus  sympathiques,  plus 
purs,  plus  nobles1.  Or  ici 
la  solidarité  qui  unit  l’ar- 
tiste à ses  contemporains 
éclate  au  grand  jour  : ou 
bien  cet  artiste  exprime 
des  sentiments  qui  lui 
sont  absolument  person- 
nels, et  dans  ce  cas  il  reste 
incompris  et  isolé;  ou 
bien  ses  créations  vont  au 
but,  et  dans  ce  cas  c’est 
preuve  qu’il  y a commu- 
nion intime  entre  lui  et 
son  siècle.  La  conclusion 
qui  s’impose,  c’est  que 
nous  n’avons  pas  le  droit 
de  nous  montrer  impla- 
cables pour  une  société  au  sein  de  laquelle  ont  pris  naissance  les  chefs-d’œuvre 
d’un  Corrège,  d’un  Titien,  ou  d’un  Michel-Ange,  la  fraîcheur  et  la  grâce 
incarnées,  une  foi  profonde,  l’amour  le  plus  ardent  de  la  justice.  Malgré  les 
apparences,  une  telle  société  a dû  conserver  un  fonds  de  passions  généreuses; 
malgré  ses  faiblesses  et  ses  crimes,  une  génération  au  milieu  de  laquelle  de  si 
nobles  esprits  ont  lutté  et  souffert,  a droit  â des  trésors  d’indulgence. 

Mais,  avant  de  reprendre  par  le  détail  tant  de  problèmes  ardus,  je  dois 
essayer  de  délimiter  la  période  que  j’embrasse  sous  le  titre  de  Fin  de  la 
Renaissance,  ce  magnifique  automne  qui,  jusque  dans  l’extrême  arrière-saison, 
a porté  tant  de  fruits  délicieux2. 

1.  « Malheur  »,  a dit  d’Alembert,  « aux  productions  de  l’art  dont  toute  la  beauté  n’est  que 
pour  les  artistes!  » ( Eloge  de  Montesquieu .) 

2.  Bibliographie  : T.  I,  p.  49-50.  — Burckhardt,  le  Cicérone,  trad.  franc.  Paris,  Didot, 


INTRODUCTION. 


Il  est  à peine  nécessaire  de  déclarer  que  les  divisions  que  j’ai  adoptées 
— les  Primitifs,  l’Age  d’Or,  la  Fin  de  la  Renaissance  — répondent,  avant 
tout,  aux  étapes  de  l’art,  et  qu’il  serait  difficile  d’y  faire  entrer  les  évolutions 
de  la  littérature  italienne,  à plus  forte  raison  de  les  faire  coïncider  avec  les 
révolutions  politiques  de  la  Péninsule. 

Fidèle  à la  définition  que  j’ai  donnée  du  mot  Renaissance  au  début  de  ce 
travail,  je  veux  dire  l’alliance  de  la  tradition  (en  d’autres  termes,  l’antiquité 
classique)  avec  l’initiative  ou  l’émotion  (en  d’autres  termes,  le  réalisme),  j’ai 
le  droit  d’assigner  pour 
limites  extrêmes  à la  Re- 
naissance le  moment  où 
l’accord  entre  ces  deux 
facteurs  est  rompu,  de 
même  que  j’ai  pris  pour 
point  de  départ  le  moment 
où  cet  accord  a été  conclu. 

En  effet,  le  propre  de  la 
Renaissance,  dans  son  sens 
absolu,  n’a  pas  été  l’imita- 
tion de  l’antiquité;  sinon, 
il  faudrait  y englober  les 
efforts  des  artistes  contem- 
porains de  Charlemagne  ou 
des  artistes  de  la  période 
romane,  tout  comme  ceux 
de  Louis  David,  d’Ingres, 
de  Canova  et  de  Thorwaldsen.  Sa  marque  distinctive  n’a  pas  non  plus  été  le 
réalisme  : je  m’en  suis  expliqué  ailleurs  (t.  I,  p.  q3)  et  ne  cesserai  de  pro- 
tester contre  l’application  du  terme  de  Renaissance  aux  efforts  de  réalistes 
tels  que  les  grands  artistes  flamands  de  la  fin  du  xive  et  du  commencement 
du  xv"  siècle,  les  Claux  Sluter  et  les  Van  Eyck'.  Faite  de  vie  et  de  poésie,  de 
fraîcheur  et  de  distinction,  de  conciliation  et  de  mesure,  la  Renaissance 
proprement  dite,  en  un  mot  la  Renaissance  qui  s’étend,  pour  l’Italie,  du 

1892.  — Le  même  : Gcschichtc  der  Renaissance  in  Italien;  édit.  Holtzinger.  Stuttgart,  1891.  — 
Springer,  Bilder  ans  der  neueren  Kunstgeschichte,  2 * édit.,  Bonn,  1886,  t.  I,  p.  .827  et  suiv.  — 
Ebe,  die  Spat-Renaissance.  Kunstgeschichte  der  eiiropàischeu  Laiuler  von  der  Mitte  des  16  bis  {mu  Ende 
des  18  Jarhwiderts.  Berlin,  1886.  — Gurlitt,  Gcschichtc  des  Barochstilcs  in  Italien.  Stuttgart, 
1887. 

1 . « L exemple  de  Rabelais,  si  puissant  et  si  baroque,  nous  montre,  dit  Burckhardt,  ce 
qu’eût  été  la  Renaissance  sans  la  forme  et  la  beauté.  » 


La  Sainte  Famille  de  Doni. 

Par  Michel-Ange.  (Musée  des  Offices.) 


4 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


commencement  du  xve  siècle  jusque  vers  la  fin  du  x\T,  se  détache  avec  une 
netteté  parfaite  sur  la  période  antérieure,  parfois  plus  fougueuse,  mais  aussi 
plus  incorrecte,  et  sur  la  période  suivante,  plus  troide  et  plus  artificielle,  avec 
ses  productions  déparées  par  la  facilité,  non  moins  que  par  l’agitation. 

La  Renaissance  n’avait  pas  éclaté  partout  à la  même  heure,  comme  un 
complot  préparé  à tête  reposée  (qu’on  se  rappelle  combien  l’Ombrie,  Venise, 
le  Piémont  furent  en  retard  sur  la  Toscane!);  de  même  aussi,  elle  prolongea 
son  existence  dans  telle  partie  de  l’Italie  et  même  dans  telle  branche  de  l’art 
plus  longtemps  que  dans  d’autres.  Ne  croyons  pas  toutefois  qu’une  règle  fixe 
ait  présidé  à ces  écarts  de  chronologie  et  que  les  dernières  appelées  parmi  les 
Ecoles  italiennes  aient  fatalement  survécu  à leurs  aînées.  L’exemple  des  Ecoles 
ombrienne  ou  piémontaise,  chez  qui  la  Renaissance  s’éteignit  si  rapidement, 
pareille  à un  feu  de  paille,  tandis  que  l’Ecole  de  peinture  vénitienne  prolongea 
sa  glorieuse  carrière  pendant  plus  de  cent  ans,  prouve  que  le  temps  ne 
compta  pour  rien,  et  que  les  conditions  spéciales  firent  tout.  Plus  encore 
qu’une  question  de  chronologie,  la  fixation  de  la  Renaissance  est  donc  une 
question  de  style  et  de  mérite.  Nous  excluons  sans  hésiter  tous  les  artistes  qui, 
cessant  d’avoir  de  l’originalité,  ou  tout  simplement  de  la  fermeté,  se  laissent 
aller  à la  déplorable  facilité  que  l’on  sait. 

Le  problème  se  simplifie  en  effet  singulièrement  si  nous  consentons  à passer 
condamnation  sur  la  peinture  florentine,  une  fois  la  génération  à laquelle 
appartenait  Andrea  del  Sarto  disparue,  et  si  nous  remontons  vers  le  nord  de 
l’Italie,  où  des  jouissances  infinies  nous  attendent.  Le  domaine  que  nous 
avons  à parcourir  est  suffisamment  vaste  déjà.  Aussi  abandonnons-nous  de 
grand  cœur  à d’autres,  plus  courageux  ou  plus  patients,  le  soin  d’étudier  la 
dégénérescence  et  la  déformation  d’un  style  dont  nous  n’avons  entendu  cueillir 
que  la  fleur. 


Diane. 

Fresque  de  Paul  Véronèse  à la  villa  Barbaro. 


COSJs'iO  ÎLOR-lbDVCI  O PT 

INVÎCTItf,  I o 1 1 A N ‘ MED*  rjL.I  • ij 


LIVRE  I 


ÉLÉMENTS  CONSTITUTIFS 


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GRAVÉ  PAR  ENEA  VlCO. 


Frontispice 


Entrée  de  Charles-Quint  à Bologne,  d’après  la  gravure  de  llogenberg. 


CHAPITRE  I 


I.  LE  PATRIOTISME  ET  L’ART.  — LE  COSMOPOLITISME,  LE  SENTIMENT  NATIONAL 
ET  L’ESPRIT  RÉGIONAL.  — II.  LE  GOUVERNEMENT  INTÉRIEUR. 

I 

our  juger  sainement  l’Italie  du  xvie  siècle,  il  faut  nous  rappeler 
qu’autre  chose  est  la  grandeur  militaire,  l’énergie  des  caractères, 
la  pureté  des  moeurs,  et  autre  chose  l’essor  littéraire  ou  artistique; 
que,  s’il  a été  donné  à quelques  nations  privilégiées  de  réunir  au 
même  moment  toutes  les  supériorités,  trop  souvent  les  fleurs  * 
délicates  de  la  civilisition  s’épanouissent  seulement  après  qu’un  peuple, 
renonçant  à dominer  par  les  armes,  cherche  à dominer  par  les  arts  de  la 
paix;  que  trop  souvent  la  dissolution  morale  et  le  raffinement  intellectuel 
sont  étroitement  liés  l’un  à l’autre.  Force  nous  est  de  choisir  entre  la  matière 
et  l’intelligence,  entre  les  générations  dures,  brutales,  égoïstes,  vivaces  comme 
les  mauvaises  herbes,  et  les  générations  qui  sacrifient  tout  aux  jouissances  de 
l’esprit. 

Cette  mission,  en  quelque  sorte  providentielle,  de  fournir  à tour  de  rôle 
un  idéal  aux  contemporains  et  à la  postérité,  n’est-elle  pas  elle-même  en  contra- 
diction avec  les  besoins  égoïstes  de  la  conservation  et  de  la  préservation? 
Toute  la  question  en  effet  est  là  : vaut-il  mieux  qu’une  nation  vive  obscu- 
rément, dans  la  pratique  de  toutes  les  vertus  publiques  et  privées,  ou  bien 


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HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


qu’elle  brille  dans  les  hautes  sphères  de  l’intelligence,  qu’elle  recule  les 
limites  des  connaissances,  qu’elle  élève  et  ennoblisse  la  vie  d’un  chacun  pour 
le  plus  grand  bien  et  la  plus  grande  gloire  de  l’humanité?  en  un  mot,  les 
devoirs  vis-à-vis  de  la  civilisation  ne  comptent-ils  pas  autant  que  les  efforts  en 
qui  se  résume,  pour  une  race  ou  un  peuple,  ce  que  l’on  appelle  aujour- 
d’hui la  lutte  pour  l’existence? 

Remercions  et  bénissons  la  nation  qui,  à travers  tant  d’éclipses,  n’a  pas 
désespéré,  qui  a cru  dans  une  civilisation  plus  parfaite,  dans  le  progrès,  le 
résultat  le  plus  clair,  à coup  sûr,  des  luttes  d’ici-bas.  Les  méfaits  des  Ita- 
liens du  xvf  siècle  ne  regardent  que  leur  conscience,  leurs  erreurs  poli- 
tiques n’intéressent  que  leurs  compatriotes  et  leurs  descendants;  mais  leurs 
écrits,  leurs  créations  artistiques,  leur  idéal  de  poésie  et  de  beauté,  relèvent 
du  jugement  de  la  postérité  entière,  dont  ils  lui  assurent  à jamais  la 
gratitude. 

Tout  ce  qu’elle  pouvait  ambitionner  de  gloire,  en  dehors  de  la  puissance 
politique,  il  est  certain  que  l’Italie  l’avait  alors  : ses  généraux  et  ses  amiraux 
gagnaient  des  batailles  pour  le  compte  de  l’empereur,  du  roi  de  France,  du 
roi  d’Espagne;  ses  ingénieurs  militaires  l’emportaient  sur  tous  dans  l’art  de 
fortifier  les  villes  ou  dans  celui  de  les  prendre,  et  ses  ingénieurs  civils  dans 
celui  d’établir  des  voies  de  communication;  ses  médecins  étaient  appelés  en 
consultation  jusqu’en  Ecosse  ou  jusqu’en  Turquie;  ses  savants  enseignaient 
dans  les  principales  universités  de  la  France,  de  l’Allemagne,  de  l’Angleterre. 
Et  quelle  armée  de  littérateurs  et  d’artistes  italiens  dans  toutes  les  cours 
étrangères,  architectes,  peintres,  sculpteurs,  orfèvres,  médailleurs,  chanteurs, 
comédiens!  Le  spectacle  est  le  même  que  celui  que  nous  offre  la  Grèce  anti- 
que : l’Europe  entière,  tributaire  de  la  nation  vaincue,  qui  prend  sa  revanche 
dans  l’exploitation  des  choses  de  l’esprit. 


Cette  radieuse  expansion,  cette  conquête  pacifique  de  l’Europe  ne  servent 
qu’à  faire  mieux  ressortir  toutes  les  misères  intérieures,  l’impuissance  politique, 
l’abdication  devant  les  Espagnols,  qui  s’installent,  au  nord,  dans  le  duché  de 
Milan,  au  sud  dans  le  royaume  de  Naples,  et  qui  dirigent  à leur  gré  le  gouver- 
nement des  autres  régions  de  la  Péninsule.  Comment  le  sentiment  patriotique 
s’est-il  affaibli  à ce  point,  comment  tant  de  vivacité  intellectuelle  s’est-elle 
alliée  à tant  d’indifférence  pour  l’autonomie  et  l’indépendance  nationales? 

Certains  historiens,  entre  autres  le  très  éloquent  et  très  partial  Sismondi, 
me  paraissent  avoir  pris  l’effet  pour  la  cause  quand  ils  ont  écrit  que  tous  les 
malheurs  de  l’Italie  sont  venus  de  la  disparition  de  la  liberté.  Mais  l’amour  de 
la  liberté  n’est-il  pas  précisément  la  marque  distinctive  de  l’énergie  des  carac- 
tères? Et  cette  énergie  n’a-t-elle  pas  forcément  diminué  en  raison  même 
de  l’effort  prodigieux  déployé  par  les  Italiens  pendant  tant  de  siècles?  En  un 
mot,  aux  explications  tirées  de  l’organisation  politique,  ne  serait-il  pas  plus 


LE  SENTIMENT  NATIONAL. 


9 


judicieux  de  substituer  celles  tirées  de  la  physiologie  ? Une  génération  faiblit 
devant  l’étranger  ou  se  plie  aux  volontés  d’un  tyran  parce  que  celles  qui  l’ont 
précédée  ont  épuisé  la  provision  de  vitalité  départie  à chaque  peuple. 

L’adoption  de  tel  ou  tel  principe  de  gouvernement  n’a  qu’une  action  rela- 
tive sur  les  destinées  d’un  peuple  : son  état  de  santé,  son  degré  de  jeunesse, 
de  maturité  ou  de  vieillesse,  voilà  où  réside  le  secret  de  ses  exploits  ou  de  ses 
défaillances.  De  même 
que  la  première  maladie 
venue  mord  plus  cruel- 
lement sur  un  corps 
fatigué  et  épuisé,  de 
même  cet  immense 
corps  qui  s’appelle  une 
société,  cet  être  collec- 
tif  dont  il  faudrait  étu- 
dier les  déformations 
comme  on  étudie  celles 
du  cerveau  de  tel  ou  tel 
patient,  finit  par  aller 
à la  dérive  sous  l’action 
du  souffle  le  plus  léger. 

Telle  égratignure,  qu’un 
homme  bien  portant 
peut  impunément  trai- 
ter par  le  mépris,  de- 
vient chez  les  anémiques 
une  cause  de  décompo- 
sition; tel  remède  se 
change  en  poison,  telle 
défaite  accidentelle,  dont 
une  nation  jeune  se  re- 
lève comme  d’un  faux  pas,  entraîne  une  décadence  irrémédiable  chez  une 
nation  vieillie.  Divisée,  l’Italie  du  xif  ou  du  xiiL  siècle  l’avait  été  autant  que 
l’Italie  du  x\T  siècle;  pourquoi  l’une  a-t-elle  repoussé  les  envahisseurs,  tandis 
que  l’autre  les  a subis!  Uniquement  parce  que  les  ressorts  étaient  aussi 
tendus  à l’époque  de  Frédéric  Barberousse  et  de  Frédéric  II  qu’ils  étaient 
relâchés  au  temps  de  Charles-Quint. 

L’effet  de  l’âge,  si  je  puis  ainsi  m’exprimer,  sur  l’état  physiologique  et 
psychologique  de  l’Italie  une  fois  constaté,  une  série  de  phénomènes  s’expli- 
quent avec  une  netteté  parfaite.  Nous  comprenons  enfin  pourquoi,  chez  cette 
nation  parvenue  à la  maturité,  la  réflexion  l’emporte  sur  les  facultés  sensi- 
tives et  imaginatives  qui  s’étaient  incarnées  dans  le  moyen  âge,  et  pourquoi 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  2 


Un  général  italien  au  xvi”  siècle. 

Buste  de  Julien  de  Médicis,  par  Michel-Ange. 
(Sacristie  de  l’église  Saint-Laurent  à Florence.) 


10 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 

la  Renaissance  marque  l’avènement  de  la  raison,  de  la  « Déesse  Raison  ». 
L’Italie  pèse  et  calcule,  au  lieu  de  suivre,  comme  les  nations  jeunes,  les 
impulsions  du  cœur,  les  élans  de  l’imagination.  Quel  élément  artificiel  et 
desséchant  ne  s’introduit  pas  ainsi  dans  un  organisme  si  vivant  naguère!  C’est 
comme  si  l’on  voulait  taire  abstraction  du  corps  pour  ne  tenir  compte  que  de 
l’esprit.  Générosité  et  héroïsme,  saintes  ardeurs  de  la  jeunesse,  amour  même, 
autant  de  passions  subordonnées  aux  tacultés  critiques.  Cette  loi  se  vérifie  en 
d’infinies  applications  : l’égoïsme  se  substitue  au  patriotisme,  la  prudence  à 
l'inspiration,  les  artifices  de  la  diplomatie  aux  résolutions  viriles.  Cédant  à la 

force,  tout  en  conservant  le  droit  de  juger 
leurs  vainqueurs,  les  Italiens  prennent  l’habi- 
tude de  préférer  les  réalités  aux  principes,  de 
tout  rapporter  aux  intérêts  du  jour,  de  juger 
froidement,  au  lieu  d’agir  par  sentiment. 
Même  vis-à-vis  des  obligations  les  plus  sacrées, 
ils  en  viennent  à faire  par  intérêt  ou  par  glo- 
riole ce  qu’ils  faisaient  auparavant  par  devoir. 
Il  arrive  ainsi  fréquemment  dans  l’histoire 
que  les  peuples  les  plus  faibles  au  point  de 
vue  physique  déploient  au  point  de  vue  in- 
tellectuel les  facultés  les  plus  subtiles.  C’est 
un  entraînement  et  une  sélection,  analogues 
aux  phénomènes  que  l’on  observe  dans  le 
règne  animal  ou  végétal.  Les  Italiens  y attei- 
gnirent à une  rare  virtuosité.  Au  fur  et  à me- 
sure que  leur  puissance  déclinait,  les  qualités 
correspondant  à leur  faiblesse  se  développaient. 

On  a prétendu  que  l'Italie  de  la  Renaissance  était  dominée  par  l’idée  d’art'. 
C’est  une  confusion  : ce  que  l’on  appelle  ici  art,  n’a  rien  à voir  avec  les 
beaux-arts;  c’est  en  réalité  le  triomphe  de  la  logique,  la  perfection,  raisonnée 
en  toutes  ses  parties,  qu’un  souverain  donne  à l’organisation  de  ses  Ltats,  un 
général  à l’élaboration  d’un  plan  de  campagne,  un  savant  à la  solution  d’un 
problème,  bref  l’idéal  propre  à tous  les  ouvriers  de  la  pensée.  De  tels  résultats 
supposent  forcément  la  surexcitation  cérébrale  ; mais  depuis  quand  l’art  propre- 
ment dit  constitue-t-il  l’unique  manifestation  de  l’activité  intellectuelle? 
Substituons  donc  le  mot  raison  au  mot  art,  et  nous  serons  dans  la  vérité. 

Rien  de  plus  instructif  à cet  égard  que  l’évolution  du  génie  italien.  Le 
courage,  la  vaillance,  la  virilité,  qui  font  défaut  lorsqu’il  s'agit  de  combattre 
l’étranger,  se  sont  transformés;  ils  n’ont  pas  disparu.  A l’impétuosité  s’est 
substituée  la  science  militaire.  Les  généraux  italiens,  qui,  placés  à la  tête  de 


Portrait  de  Ferd.  de  Gonzague, 
prince  de  Guastalla. 

D’après  les  Imagines.  (Venise,  1569.) 


1.  Symonds,  ‘Renaissance  in  Itaiy,  t.  III,  p.  i-5. 


LE  SENTIMENT  NATIONAL. 


1 1 


troupes  italiennes,  n’eussent  pu  que  difficilement  affronter  les  Français  ou  les 
Espagnols,  révèlent  des  qualités  transcendantes  toutes  les  fois  qu’ils  com- 
mandent des  troupes  étrangères.  Il  suffit  de  rappeler  les  exploits  du  marquis 
de  Pescaire,  le  vainqueur  de  Pavie;  de  Jean  des  Bandes  Noires,  dont  les 
régiments,  entrés  au  service  de  la  France,  conservèrent  jusqu’au  xvne  siècle 
leur  renom  d’intrépidité;  du  maréchal  de  Strozzi1,  un  autre  allié  de  Fran- 
çois Ier;  de  Louis  de  Gonzague,  duc  de  Nevers;  puis  des  généraux  de  Charles- 
Quint,  Ferd.  de  Gonzague  ( 1 5o6-i 557),  Alexandre  Farnèse  (f  1692),  le  mar- 
quis de  Spinola,  « l’espouvante  des  Pays-Bas  »,  comme  l’appelle  Brantôme,  ou 
encore  d’amiraux  tels  qu’André  Doria  et 
Marc-Antoine  Colonna,  un  des  vainqueurs 
de  Lépante.  Aussi  Brantôme  n’a-t-il  pas 
hésité,  dans  ses  Vies  des  grands  Capitaines 
étrangers , à placer  « les  braves  Italiens  » 
à côté  des  « braves  Espagnols  ou  Alle- 
mands ».  En  réalité,  l’esprit  des  « condot- 
tieri » d’autrefois  (voy.  t.  II,  p.  7-8)  revi- 
vait dans  leurs  descendants  du  xvE  siècle, 
et  ceux-ci  le  transmirent  à leurs  successeurs 
allemands  ou  français  du  siècle  suivant,  les 
Mansfeld,  les  ducs  de  Lorraine,  en  attendant 
que  le  génie  militaire  de  l’Italie  trouvât  sa 
suprême  incarnation  dans  le  plus  grand  des 
capitaines  de  tous  les  pays  et  de  tous  les 
temps,  Napoléon  F L 

Descendons  d’un  degré  : attachons-nous 
non  plus  à la  conduite  des  batailles,  mais  aux  luttes  individuelles  : ici  encore 
l’adresse  prend  la  place  de  la  force  ou  de  l’impétuosité  : l’art  de  l’escrime  est 
littéralement  renouvelé  par  les  Italiens,  qui  y atteignent  à une  virtuosité  rare2. 

1 . L’antiquité  intervenait  parfois,  d’une  façon  fort  inattendue,  aussi  bien  dans  les  combinai- 
sons militaires  de  Strozzi  que  dans  celles  de  Machiavel.  L’un  se  flattait  de  jeter  au-devant  de 
l’étranger  des  légions  formées  sur  l’ordonnance  de  celles  de  Brutus  et  qui,  avec  la  courte 
épée,  se  précipiteraient  sur  l’artillerie  des  Barbares.  L’autre  s’amusait  à traduire  en  grec  les 
Commentaires  de  César,  s’exposant  ainsi  au  reproche  « de  s’amuser  trop  à pratiquer  ce  qu’il 
lisait  dans  les  histoires;  car  autres  modes,  autres  formes  de  guerre,  sont  aujourd’huy 
qu’alors  ».  Brantôme,  en  rapportant  le  lait,  prend  la  défense  de  Strozzi  ( Œuvres  complètes,  édit. 
Lalanne,  t.  Il,  p.  240-241). 

2.  « On  sait  que  Léonard  de  Vinci  excellait  dans  ce  genre  d’exercices  et  qu’il  composa  une 
série  de  dessins  destinés  à l’illustration  du  traité  d’Alessandro  Borro.  Les  ouvrages  de  Marozzo 
( 1 536),  des  Milanais  Camillo  Agrippa  (1 53l)  et  Grassi  (1570),  de  Viggiani  ( 1 57.5),  répandirent 
au  loin  la  réputation  des  maîtres  d’armes  italiens.  Vers  la  fin  du  xvie  siècle  encore  l’Italie  pas- 
sait pour  la  patrie  par  excellence  de  l’escrime  : Montaigne  laissa  son  frère  à Rome  pour  six 
mois  afin  qu’il  y apprît  cet  art  à fond.  (Voyage,  édit.  d’Ancona,  p.  4 65,  533.)  — Voir  aussi 
l’article  Escrime  de  M.  Maindron  dans  la  Grande  Encyclopédie.) 


Portrait  d’André  Doria. 
D’après  les  Imagines.  (Venise,  r 56ç.) 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Malheureusement  pour  l’Italie,  sa  situation,  déjà  si  périlleuse,  de  nation 
riche,  épicurienne  et  divisée,  proie  facile  à saisir  par  des  voisins  puissants, 
se  compliquait  d’une  foule  d’autres  éléments  de  faiblesse.  Que  le  lecteur  me 
pardonne  d’y  insister  : je  le  fais  uniquement  pour  dégager  la  responsabilité 
de  la  Renaissance,  de  ce  principe  fécond  dont  les  historiens  mes  prédécesseurs, 
le  calviniste  genevois  Sismondi  aussi  bien  que  le  catholique  Cantù,  ont  fait 

le  bouc  émissaire  de  toutes 
les  déchéances  de  l’Italie. 
Ici,  grâce  aux  pénétrantes 
recherches  d’Edgar  Qui- 
net, ma  tâche  est  singu- 
lièrement simplifiée  : l’au- 
teur des  Révolutions  d’Italie 
a établi  que  ces  malheurs 
avaient  leur  origine  dans 
le  principe  byzantin  et  cé- 
sarien  qui  avait  ouvert  la 
Péninsule  aux  perpétuelles 
invasions  de  l’étranger, 
non  moins  que  dans  l’il- 
lusion des  partis,  qui  de- 
mandaient l’autorité  à un 
passé  incapable  de  re- 
naître, et  dans  la  guerre 
des  classes.  A ces  facteurs, 
Quinet,  reprenant  la  thèse 
de  Machiavel,  ajoute  l’in- 
fluence de  Rome,  qui, 
« en  devenant  la  tête  de 
la  chrétienté,  avait  dû 
renoncer  â être  la  tête  de 
l’Italie,  et  qui  s’était  également  opposée  à l’établissement  d une  monarchie 
unique  et  d’une  fédération  ».  Le  cosmopolitisme,  cette  réminiscence  de  la 
monarchie  universelle  des  anciens  Romains,  n était-il  pas  1 essence  même 
de  la  Papauté,  qui,  à ce  moment  même,  réunit  si  souvent  1 Europe  catho- 
lique en  de  solennelles  assises  (conciles  de  Pise,  de  Constance,  de  Florence, 
de  Bâle,  de  Latran  et  finalement  de  Trente)?  Ce  cosmopolitisme,  ajoute 
l’historien  français,  ne  tarda  pas  à devenir  l’idéal  de  l’Italie,  qui,  « ayant  à 
choisir  entre  la  patrie  et  le  monde,  mit  tout  son  effort  à s effacer  elle-même, 
à s’ensevelir,  pour  ne  laisser  subsister  en  elle  que  le  génie  de  1 humanité  ». 

Mais  il  y a autre  chose  encore  : il  y a ce  que  l’on  pourrait  appeler  la  défor- 
mation du  patriotisme,  je  veux  dire  1 esprit  municipal,  le  patriotisme  de 


LE  SENTIMENT  NATIONAL. 


Io 


clocher.  En  armant  dès  le  xiT  siècle  les  villes  et,  qui  pis  est,  les  concitoyens 
les  uns  contre  les  autres,  en  les  portant  à tout  instant  à invoquer  le  secours 


Tournoi  organisé  en  i565  dans  la  cour  du  Belvédère  au  Vatican. 

(D’après  la  gravure  de  Dupérac.) 

de  1 étranger,  ce  particularisme  à outrance  ne  pouvait  manquer  de  préparer 
1 asservissement  de  la  patrie  commune.  Comme  le  siège  de  Sienne,  pour  ne 
citer  que  cet  exemple,  nous  fait  toucher  au  doigt  et  la  force  et  la  plaie  de 


M 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


l’Italie!  Cette  même  ville  qui  lutta  avec  l’énergie  du  désespoir  contre  l’oppres- 
sion florentine,  n’avait-elle  pas  accepté  à plusieurs  reprises,  sans  résistance 
aucune,  une  garnison  espagnole  envoyée  par  Charles-Quint? 

Mais  l’Italie  était-elle  alors  le  seul  pays  où  le  sentiment  national  fût  affaibli 
à ce  point?  Les  électeurs  du  Saint-Empire  germanique  n’avaient-ils  pas  hésité 

entre  deux  compétiteurs  étrangers,  François  Ier  et 
Charles-Quint,  et  n’avaient-ils  pas  fini  par  élire  ce 
dernier,  le  représentant  par  excellence  de  l’interna- 
tionalisme, Espagnol,  Bourguignon,  Flamand,  poul- 
ie moins  autant  qu’ Allemand.  En  France,  en  Angle- 
terre, les  partis  religieux  ne  firent-ils  pas  sans  cesse 
appel  aux  pires  ennemis  de  la  patrie,  les  Espagnols? 

Une  bonne  moitié  des  Pays-Bas  ne  subit-elle  pas, 
jusqu’à  la  fin  du  siècle  dernier,  la  domination  his- 
pano-autrichienne? Et  même,  si,  élevant  la  question 
plus  haut,  nous  envisageons,  non  plus  seulement  la 
communauté  de  race,  ou  la  communauté  de  langue, 
ou  la  communauté  de  régime  politique,  qui  consti- 
tuent une  nationalité,  mais  la  communauté  des  inté- 
rêts qui  constituent  une  civilisation;  en  un  mot, 
si,  laissant  de  côté  pour  un  instant  l’Italie  avec  ses 
confins  naturels  ou  artificiels,  nous  envisageons 
l’Europe  entière  — latine,  germanique,  slave,  — 
bref,  l’Europe  unifiée  par  le  christianisme,  quel 
spectacle  n’offre-t-elle  pas!  Au  lieu  de  s’unir  dans 
un  effort  décisif  contre  le  Turc,  combien  de  princes 
chrétiens  ne  pactisèrent  pas  avec  l’ennemi  commun 
de  notre  civilisation  européenne  ! 

Eh  bien,  après  avoir  scrupuleusement  pesé  le  poul- 
et le  contre,  je  ne  crains  pas  de  l’affirmer  : l’Italie 
ne  fit  pas  plus  que  ses  voisines,  mais  elle  fut  plus 
coupable  parce  qu’elle  savait,  parce  qu’elle  avait 
conscience  de  ses  actes,  parce  qu’elle  avait  goûté  le  fruit  de  l’arbre  du  bien 
et  du  mal.  D’innombrables  témoignages  nous  apprennent  qu’après  un  temps 
d’incertitude  (voy.  t.  II,  p.  io-ii)  les  yeux  s’ouvrirent.  A partir  du  second 
quart  du  xvf  siècle,  à partir  des  luttes  entre  François  I"'  et  Charles-Quint, 
nul  doute  ne  subsista  sur  la  solidarité  qui  unissait  les  unes  aux  autres  les  dif- 
férentes provinces.  Dès  lors  l’Italie  avait  la  même  conception  que  le  xix1'  siècle 
de  ce  composé  complexe  qui  s’appelle  une  nationalité,  de  ce  composé  qui 
change  selon  que  l’ethnographie  et  la  langue,  les  croyances  religieuses  et  la 
forme  de  gouvernement,  les  éléments  permanents  et  les  éléments  historiques, 
le  climat  et  les  moeurs,  y interviennent  pour  une  part  plus  ou  moins  consi- 


Armes  italiennes  imitées  de  l'antique 
D'après  la  gravure 
publiée  par  Lafreri  en  i55o. 


LE  SENTIMENT  NATIONAL. 


i5 


dérable.  Plus  d’un  effort  tut  tenté  dès  lors  pour  retaire  l’Italie  une  et  forte  que 
Machiavel  avait  si  nettement  définie  trois  siècles  et  demi  avant  Mazzini  : 
tantôt  ce  fut  le  chancelier  milanais  Morone,  tantôt  Clément  VII  ou  Paul  IV, 
ou  encore  le  Lucquois  Fr.  Burlamacchi,  qui  essayèrent  de  secouer  le  joug  espa- 
gnol. Mais  que  pouvaient  ces  tentatives  isolées  devant  l’indifférence  des  masses? 

Le  sentiment  de  la  solidarité  nationale  n’est 


CeS^v 

attribué  à 

pas  moins  net  dans  la  ée  natlonal  de  Fl0'eïlL  littérature.  Si  quel- 
ques écrivains  encensèrent  les  oppresseurs  étrangers 

ou  flottèrent  entre  Charles-Quint  et  François  P 1 , l’immense  majorité  de  ceux 
qui  avaient  1 honneur  de  tenir  une  plume  exprimèrent  en  termes  émus  la 
douleur  que  leur  causait  la  déchéance  de  leur  patrie1.  Les  protestations — tel 


I.  On  pourrait  multiplier  à l’infini  ces  témoignages;  quelques  exemples  suffiront.  Ici,  c’est 
le  Lucquois  Guidicci  qui  déplore  le  sort  de  l’Italie,  misérable  esclave,  n’attendant  aucune  fin 
aux  outrages  que  lui  font  endurer  l’Allemand  et  l’ibère  (Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  VIII, 
p .222).  Là,  ce  sont  les  cardinaux  qui  gémissent  sur  la  « povera  Italia  » (i53p.  Lellerc  di  Principi, 
t.  III,  f,a  160  v",  167).  Parlant  des  formules  de  politesse,  délia  Casa,  dans  son  Galateo,  déclare 


i6 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


est  le  reproche  que  nous  leur  adressons  — n’ont  pas  été  assez  unanimes,  ces 
plaintes  ont  comporté  une  trop  forte  dose  de  résignation  : c’est  que  l’Italie, 
qui  avait  mis  sa  gloire  à exceller  dans  les  arts  de  la  paix,  trouvait  de  ce  côté 
de  trop  amples  compensations  à son  abaissement  militaire  et  politique.  « Se 
sentant  la  reine  du  monde  par  la  pensée,  même  abattue  sous  les  pas  de 
l’ennemi,  elle  ne  sentait  pas  — d’après  le  mot  de  Quinet  — le  généreux 
désespoir  qui  accomplit  des  miracles.  » 

On  a rapproché  la  situation  de  la  cour  de  Weimar  pendant  les  guerres  du 
Premier  Empire  de  celle  des  cours  italiennes  au  milieu  des  luttes  entre  Français, 


Casque  italien  du  xvi*  siècle. 

D’après  une  faïence  de  Deruta.  (Musée  du  Louvre.) 


Chez  les  poètes,  les  lamentations  sur  les 
commun. 


Allemands  et  Espagnols;  Herder, 
Wieland,  Goethe  et  Schiller  ne 
créaient-ils  pas  leurs  chefs-d’œuvre, 
comme  jadis  Léonard,  Michel-Ange 
et  Raphaël,  pendant  que  les  armées 
ennemies  occupaient  leur  patrie  ? Mais 
tandis  qu’en  Allemagne  la  poésie  et 
la  philosophie  finirent  par  servir  de 
drapeau  à l’indépendance  nationale, 
en  Italie  à peine  si  elles  jetèrent 
quelques  fleurs  sur  un  tombeau  qui 
demeura  fermé  pendant  trois  siècles1. 

que  l'Italie,  devenue  misérable,  abaissée  et 
avilie,  n’a  eu  d’accroissement  et  d’honneur 
que  dans  les  paroles  vaines  et  les  titres  su- 
perflus. (Édit.  Sonzogno,  p.  32.) 
lalheurs  de  la  patrie  sont  devenues  un  lieu 


Ausonia  felix,  en  quo  discordia  priscam 
Virtutem  et  mundi  imperium  perduxit  avitum.  (Fracastor.) 


Particulièrement  éloquente  est  la  protestation  de  Sabba  da  Castiglione,  dans  ses  Ricoidi  . 
« Je  parle  de  l’ancienne  Italie,  dont  le  nom  tameux  est  encore  un  objet  d amour,  de  îespect 
et  de  terreur  ; je  ne  parle  pas  de  la  misérable  Italie  moderne  qui  n est  que  1 ombre  de  lautie, 
qui  n’a  gardé  de  l'Italie  que  le  nom,  qui  n’est  qu'une  proie  jetée  à 1 univers,  une  vile  chouette 
plumée  par  le  premier  oiseau  venu;  une  fille  effrontée,  une  infante  courtisane,  1 oppiobre 
des  nations,  jadis  la  reine  du  monde  par  ses  vertus,  aujourd’hui  l’esclave  des  plus  vils  par  ses 
vices.  O puissance,  ô force,  ô violence  de  la  sainte  vérité,  que  d infamies  tu  m obliges  à dite  a 
ma  chère  patrie,  mon  doux  nid,  où  je  suis  né,  où  j’ai  reposé,  où  j ai  grandi!  Put  donne-moi, 
douce  patrie,  sois  patiente;  la  vérité  est  plus  forte  que  l’affection,  n’importe!  Je  veux  mainte- 
nant, comme  ton  fils  ému  de  tendresse,  panser  un  peu  tes  blessures  profondes  et  consoler  tes 
ruines.  »(Ricordi,  x 555,  § 82.  Cf.  Bonnaffé  : Sabba  da  Castiglione,  p.  ô.) 

Des  femmes  trouvent  de  nobles  accents  pour  pleurer  les  malheurs  de  leur  patrie  ou  pour 
exciter  le  courage  de  ses  défenseurs.  Veronica  Gambara  supplie  Charles-Quint  et  François  I" 
de  s’unir  contre  l’ennemi  commun  le  Turc;  elle  exhorte  les  Florentins,  pendant  le  siège  de  1Ô20, 
a combattre  pour  sauver  leur  liberté.  Ailleurs,  elle  invoque  l’assistance  de  Clément  VII  pour 
mettre  fin  aux  malheurs  d’ « Italia  mia  ». 

I.  Quinet,  les  Révolutions  d’Italie. 


LE  SENTIMENT  NATIONAL. 


1 7 


Et  cependant,  même  sur  ce  terrain,  pour  peu  que  nous  changions  de  place 
notre  objectif,  pour  peu  que  nous  considérions,  non  plus  le  sentiment  national, 
mais  le  patriotisme  régional,  quel  esprit  de  sacrifice,  que  de  traits  d'héroïsme, 
quelle  unanimité  dans  l’attaque  ou  la  résistance  ne  s’offrent  pas  à nous!  Le  siège 
de  Florence,  celui  de  Sienne,  les  luttes  des  Vénitiens  contre  les  Turcs,  montrent 
qu’il  restait  encore  des  trésors  de  vertus  civiques  et  d’énergie.  Ces  dernières 
convulsions  de  l’indépendance  ont  une  grandeur  épique  : dans  la  guerre 
autour  de  Sienne,  qui  dura  près  de  trois  ans,  de  1 553  à 1 555,  outre  des  géné- 
raux de  la  taille  du  marquis  de  Marignan,  du  maréchal  de  Strozzi  et  de  Biaise 
de  Montluc,  on  voit  intervenir  à chaque  instant,  non  seulement  les  armées  de 


Médaille  du  marquis  de  Marignan, 
par  Pietro  Paolo  Romano. 


Médaille  du  maréchal  de  Strozzi, 
par  un  anonyme  italien. 


François  Ier,  mais  encore  celles  de  Soliman.  Et  quelle  abnégation  chez  une 
population  condamnée,  jusque  chez  les  femmes!  Ecoutons  Montluc,  qui 
dirigea  cette  défense  glorieuse  et  l’immortalisa  en  son  vivant  et  pittoresque 
langage  gascon  : « Tous  ces  pauvres  habitans,  sans  monstrer  nul  desplaisir  ny 
regret  de  la  ruyne  de  leurs  maisons,  mirent  les  premiers  la  main  à l’œuvre; 
chacun  accourt  à la  besogne.  Il  ne  fut  jamais  qu’il  n’y  eust  plus  de  quatre 
mil  âmes  au  travail;  et  me  fut  monstré  par  des  gentils-hommes  sienois,  un 
grand  nombre  de  gentils-femmes  portans  des  paniers  sur  leur  teste  pleins  de 
terre.  Il  ne  sera  jamais,  dames  sienoises,  que  je  n’immortalize  vostre  nom 
tant  que  le  livre  de  Montluc  vivra  : car  à la  vérité  vous  estes  dignes  d'immor- 
telle louange,  si  jamais  femmes  le  furent.  » 

Quelque  vingt-cinq  ans  plus  tard,  les  Siennois  conservaient  encore  pieu- 
sement le  culte  de  la  nation  qui  les  avait  secourus  dans  cette  crise  suprême. 
« Aus  terres  de  ce  duc,  — c’est  Montaigne  qui  parle  — on  meintient  la 
mémoire  des  François  en  si  grande  affection,  qu’on  ne  leur  en  faict  guiere 
souvenir  que  les  larmes  ne  leur  en  viennent  aux  yeux,  la  guerre  mêmes 
leur  semblant  plus  douce,  avec  quelque  forme  de  liberté,  que  la  paix  qu’ils  (sic) 
jouissent  sous  la  tyrannie1.  » 


i.  Voyage,  édit.  d’Ancona,  p.  187. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


Io 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Plus  encore  qu  à Florence  ou  à Sienne,  le  patriotisme  éclate  à Venise. 
Quelle  cohésion  dans  les  sentiments  de  la  cité  entière,  que  d’actes  de  courage 
et  d héroïsme  ! Ce  fut  une  lutte  de  tous  les  instants,  soutenue  avec  une  mâle 
confiance  ou  avec  1 énergie  du  désespoir,  contre  le  flot  montant  du  mahomé- 
tisme. La  ligue  de  Bologne  (i52q)  lui  ayant  rendu  la  liberté  de  ses  mouve- 
ments du  côté  de  la  chrétienté,  Venise  concentre  ses  efforts  sur  l’Orient;  une 

première  guerre  avec  Soli- 
man dure  de  1 53 7 à i5qo; 
nouvelle  guerre  de  1669 
à i573,  féconde  en  traits 
pathétiques  : une  dame  de 
Nicosia,  Bellisandra  Mara- 
veggia,  mettant  le  feu  aux 
galères,  pour  ne  pas  tomber 
vivante  entre  les  mains  des 
ennemis;  Famagouste  ré- 
sistant jusqu’à  épuisement 
des  dernières  provisions, 
son  gouverneur  Marcanto- 
nio  Bragadin  écorché  vif 
par  les  Turcs;  puis  en 
1071  la  grande  victoire  de 
Lépante. 

Au  wii"  siècle  encore, 
les  actions  d’éclat  contre 
les  Turcs  abondent  : il 
suffit  de  rappeler  les  deux 
victoires  des  Dardanelles, 
la  délense  de  Candie,  la 
conquête  de  Sainte-Maure, 
de  la  Morée  et  de  Scio. 
Malgré  l'affaiblissement  graduel,  on  est  en  droit  de  proclamer  avec  H.  Taine 
que  « le  sentiment  de  la  patrie,  tout  ce  que  fait  ou  soutient  la  grande  vie 
de  l’âme,  subsiste  ici,  pendant  que,  dans  toute  la  presqu’île,  la  conquête 
étrangère,  l’oppression  cléricale,  l’inertie  voluptueuse  ou  académique  réduisent 
l’homme  aux  moeurs  d’antichambre,  aux  subtilités  du  dilettantisme  et  au 
bavardage  des  sonnets'  ». 

Avions-nous  tort  de  chercher,  au  delà  ou  au-dessous  de  l’Italie  dépeinte 
par  les  historiens  de  l’école  dogmatique,  les  couches  profondes  où  tant  de 
cœurs  généreux  battirent  jusqu’à  l’extrême  limite  de  la  Renaissance! 

I.  Voyage  eu  Italie,  t.  II,  p.  322-323. 


LE  SENTIMENT  NATIONAL. 


Il  nous  reste  à examiner  quelle  influence  les  révolutions  politiques  de  l’Italie 
ont  exercée  sur  les  destinées  de  l’art. 

Nous  avons  la  joie  de  constater,  dès  le  principe,  que,  malgré  tant  de  cala- 
mités, l’ardeur  des  Italiens  pour  les  manifestations  de  la  beauté  ne  s’affaiblit 
pas  : même  dans  les  provinces  les  plus  éprouvées,  telles  que  le  Milanais,  églises 
et  palais  continuèrent 
de  surgir  comme  par 
enchantement  : au  lieu 
de  répéter  avec  le  poète 
antique  que  « l’art  est 
une  très  faible  puissance 
auprès  de  la  nécessité1  », 
ou,  avec  Sebastiano  del 
Piombo,  que  c’est  le 
moment  de  songer  aux 
« armi  »,  non  aux  « mar- 
nai » (lettre  de  1 5^5  à 
Michel-Ange),  ils  se 
fortifient  dans  leur  foi; 
ne  pouvant  vaincre  par 
le  fer,  ils  s’efforcent  de 
vaincre  par  l’esprit.  Les 
épreuves  par  lesquelles 
ils  ont  passé,  aucune 
puissance  humaine  n’au- 
rait pu  les  écarter  : féli- 
citons-les  d’avoir  su 
garder  leur  sérénité  et 
leur  culte  de  l’idéal  là 
où  bien  d’autres  nations 
se  seraient  laissées  aller 
à l’abattement. 

Les  oppresseurs  mê- 
mes de  l’Italie  furent 

gagnés  par  cette  contagion.  On  sait  si  Charles-Quint  se  laissa  vaincre  en 
ardeur  ou  en  libéralité!  Il  n’y  eut  pas  jusqu’aux  vice-rois  espagnols  de 
Naples  qui  ne  fissent  parfois  taire  la  cupidité  en  faveur  de  la  vanité  et 
n’ambitionnassent  d’attacher  leur  nom  à quelque  page  monumentale.  Les 
œuvres  d’art  jouaient  un  rôle  même  dans  les  négociations  diplomatiques. 
Les  princes  italiens  frisaient  leur  cour  à Charles-Quint  aussi  bien  qu’à 


Armes  italiennes  du  xvi”  siècle.  Épée.  (Collection  Spitzer.) 


1 . Eschyle,  Prométhée. 


20 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


François  Ier  en  leur  offrant  des  toiles  ou  des  marbres  signés  de  noms  fameux. 

D’autre  part,  le  sentiment  national  conserva  assez  de  puissance  pour  laisser 
aux  artistes  la  confiance  dans  leur  pays  et  la  foi  dans  l’Ecole  qu’ils  repré- 
sentaient1; l’expansion  intellectuelle  de  l’Italie  progressa  en  raison  inverse 

de  ses  mutilations  territo- 


riales : l’Europe  entière  fut 
sa  tributaire.  Oh!  s’ils 
avaient  tenu  compte  des 
goûts  de  leurs  oppresseurs, 
s’ils  leur  avaient  Dit  des 
concessions,  leur  talent  ou 
leur  prestige  eût  pu  en 
être  amoindri.  Mais,  sûrs 
d’eux-mêmes  comme  ils 
l’étaient,  ils  maintinrent 
partout  leur  manière  de 
voir.  Le  Titien,  appelé  à 
Augsbourg  pour  y pour- 
traire  les  personnages  de 
la  suite  de  Charles-Quint, 
ne  songea  pas  un  instant 
à changer  sa  manière  pour 
plaire  à ses  clients  étran- 
gers, pas  plus  que  le  llos- 
so,  le  Primatice  ou  Nie. 
dell’Abbate  ne  modifièrent 
leur  style  à Fontainebleau. 
On  les  avait  appelés  comme 
Italiens,  Italiens  ils  res- 
tèrent. 

Les  luttes  et  les  crises 
politiques  eurent  cepen- 
dant leur  contre-coup  dans 
l’art.  Sous  la  pression  trop 
immédiate  des  événements,  les  artistes,  perdant  la  force  d’abstraction  dont 
avaient  fait  preuve  leurs  devanciers  (voy.  t.  Il,  p.  14-19),  entrèrent  en 
communion  plus  intime  avec  leurs  contemporains;  ils  représentèrent  les 


Armes  italiennes  du  xvr  siècle. 
Cuissard.  (Collection  Spitzer.) 


1.  Disons,  à l’honneur  des  artistes,  qu’ils  servirent  leur  patrie  du  mieux  qu’ils  purent  : 
Michel-Ange,  Ant.  de  San  Gallo,  Michel  San  Micheli,  le  Siennois  Giorgio  di  Giovanni,  qui 
fortifia  Montalcino,  se  signalèrent  comme  ingénieurs  militaires,  tandis  que  Balth.  Peruzzi,  par 
une  inspiration  qui  l’honore,  refusa  de  se  joindre  à l’armée  qui  assiégeait  Florence,  parce  que 
sa  famille  était  originaire  de  cette  ville.  D’autres,  tels  que  Cellini  et  Raffaello  da  Montelupo, 
prirent  une  part  brillante  à la  défense  de  Rome  pendant  le  siège  de  1 5 2 p . 


LE  SENTIMENT  NATIONAL. 


21 


événements,  non  plus  à travers  un  voile  ou  un  prisme,  mais  dans  leur 
réalité;  je  dirais  dans  leur  brutalité,  s’il  était  admissible  qu’une  génération 
aussi  raffinée  ait  pu  se  montrer  brutale;  bref  ils  redevinrent  réalistes,  du 
moins  quant  au  choix  des  sujets1. 

La  division  en  une  dizaine  d’Etats  indépendants  les  uns  des  autres,  — Sicile, 
royaume  de  Naples,  Etats  Romains,  Toscane, 
duchés  de  Ferrare,  de  Mantoue,  de  Parme,  Répu- 
bliques de  Venise,  de  Lucques,  de  Gènes,  duchés 

i.  L’Arioste,  qui  ne  péchait  point  cependant  par  excès  de 
patriotisme,  n’est  pas  éloigné  de  reprocher  aux  artistes  leur 
détachement  à l’égard  des  événements  contemporains.  Dans 
le  chant  xxxm,  où  il  décrit  les  peintures  de  la  Roche  de 
Tristan,  il  propose  à leur  émulation  une  série  de  sujets  ayant 
trait  aux  guerres  d’Italie  : les  campagnes  de  Pépin  et  de  Char- 
lemagne, celles  de  Charles  d’Anjou,  de  Charles  VIII,  la 
trahison  de  l’infidèle  Helvétien,  les  luttes  de  Louis  XII  et 
de  François  I,r. 

A partir  du  second  tiers  du  siècle,  les  illustrations  des 
batailles,  des  sièges,  des  triomphes,  abondent,  notamment 
à Venise.  Le  Titien  peint,  au  palais  des  Doges,  la  Bataille 
de  Cadore  (i53p),  et  Palma  Giovane  une  allégorie  de  la  Ligue 
de  Cambrai  (Venise  sur  le  lion  ailé  bravant  l’Europe  assise  sur 
un  taureau).  D’innombrables  autres  peintures  du  même  palais 
retracent  les  fastes  vénitiens  et  y forment  comme  un  vaste 
album  patriotique. 

A Rome,  l’orfèvre  milanais  Crivelli  orna  la  façade  de 
sa  maison  de  bas-reliefs  représentant 
Cbarles-Ouint  baisant  la  mille  de  Paul  III 
et  Paul  III  réconciliant  Cbarles-Ouint 
avec  François  P'à 

L'Expédition  de  Cbarles-Ouint  contre 
Tunis  forme  le  sujet  d’une  fresque  de 
F.  Zuccheri  dans  la  salle  Royale  au 
Vatican  ; le  Couronnement  de  Cbarles- 
Ouint  sert  d’illustration  à un  plat  du 
musée  de  Bologne  (Darcel,  Notice  des 
Fayences  peintes,  p.  65). 

La  Bataille  de  Lépante  est  illustrée 

par  le  Titien  dans  une  composition  allégorique  (conservée  au  musée  de  Madrid);  par  And. 
Vicentino,  dans  une  peinture  de  la  salle  du  Scrutin,  au  palais  des  Doges;  par  Vasari,  dans  une 
fresque  de  la  salle  Royale  au  Vatican. 

Pour  une  époque  ayant  le  sentiment  plastique  si  développé,  il  suffit,  si  la  vitalité  de  tel  ou 
tel  genre  est  épuisée,  que  l’on  se  rejette  sur  d’autres  branches,  moins  importantes,  pour  y 
découvrir  de  la  fraîcheur  et  de  la  sève.  Ce  qu’avaient  à peine  tenté  les  orgueilleux  peintres  de 
fresques,  les  humbles  céramistes  d’Urbin  le  réalisèrent.  Honneur  aux  Xanto  Avelli,  aux  Orazio 
Fontana!  Grâce  à eux,  nous  possédons  une  longue  série  de  faïences  qui  retracent  les  malheurs 
de  leur  patrie.  Ici,  c’est  une  femme  demi-nue,  blessée,  s’appuyant  sur  un  bouclier,  en  avant 
de  deux  personnages  qui  pleurent.  « Di  tua  discordia,  Italia,  il  premio  hor  liai,  1 536  » (de  tes 
discordes,  ô Italie,  tu  as  maintenant  le  prix),  telle  est  l’inscription  émue  qui  commente  cette 
scène  (coupe  du  musée  de  South-Kensington).  Là,  un  homme  à double  tête  d’aigle  s’apprête 
a poignarder  une  femme  renversée  à terre,  tandis  qu'un  second  personnage,  le  casque  en  tête, 


Armes  italiennes  du  xvi*  siècle. 
Poire  à poudre.  (Collection  Spitzer.) 


22 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  Milan  et  du  Piémont,  — mettait  en  toutes  choses  une  diversité  extrême, 
nullement  comparable  à la  centralisation  qui  dominait  dès  lors  en  France, 
en  Espagne,  en  Angleterre,  en  Allemagne.  Cette  diversité  éclata,  jusqu’à 
l’extrême  limite  de  la  Renaissance,  dans  les  dialectes,  les  mœurs,  les  modes, 
les  Écoles  d’art.  A ce  point  de  vue  du  moins,  tout  ne  fut  pas  désastre.  Autant 
de  capitales,  autant  de  centres  intellectuels. 

Il  n’est  pas  une  province  qui  n’ait  eu  à son  heure  sa  phase  d’éclat  : la 
Toscane  avait  donné  le  signal;  Venise,  le  Piémont  et  le  royaume  de  Naples 
jetèrent  la  dernière  lueur. 

Ajoutons  que,  malgré  l’intensité  du  patriotisme  local,  le  cosmopolitisme  le 
plus  large  ne  cessa  de  régner  toutes  les  fois  qu’il  s’agissait  d’art  : Rome  et 
Naples  accueillent  indistinctement  les  représentants  du  Nord  et  du  Sud. 
A Venise,  un  Florentin,  Jacopo  Sansovino,  devient  le  surintendant  et  comme 
le  grand-vizir  des  beaux-arts.  A Mantoue,  Jules  Romain  et,  à Rome,  Michel- 
Ange,  conquièrent  une  situation  non  moins  considérable  que  celle  que  San- 
sovino occupe  à Venise.  Gênes  doit  ses  principaux  embellissements  au  Flo- 
rentin Perino  del  Vaga  et  au  Pérusin  Alessi.  A Florence  même,  que  d’hôtes 
étrangers  : le  Vénitien  Bat.  Franco,  les  Zuccheri,  originaires  du  duché  d’Urbin, 
l’Ombrien  Vinc.  Danti;  puis  une  légion  de  Flamands,  Jean  Bologne,  le  Stra- 
dan,  Sustris,  Pierre  Candido!  Plus  que  jamais  on  mettait  en  pratique  cet  axiome 
que  l’art  n’a  point  de  patrie. 


II 

Les  luttes  dont  la  Haute-Italie  fut  le  théâtre  ne  causèrent  aux  habitants  — 
on  peut  l’affirmer  d’une  manière  générale  — que  des  souffrances  passagères 
(de  1 559  à 1624  la  paix  ne  lut  d’ailleurs  plus  troublée);  d’autre  part,  les  con- 
séquences de  la  domination  étrangère,  tant  à Milan  qu’à  Naples,  ne  se  firent 
sentir  qu’à  la  longue.  Bien  autrement  importantes  au  point  de  vue  de  leur 
action  sur  la  Renaissance  furent  les  révolutions  intérieures  : la  substitution 
de  la  monarchie  à la  démocratie,  et  celle  de  l’autorité  d’un  seul  au  concours 

le  sabre  au  côté,  la  dépouille  de  son  manteau.  Plus  loin,  s’avance  Neptune  armé  d’un  trident. 
La  scène  se  passe  au  pied  d’une  statue  d’Apollon,  copiée  sur  celle  de  YEcole  d’Athènes  (plat  de 
l’École  de  Xanto,  avec  la  date  1 53 1 , au  musée  du  Louvre).  Ailleurs,  l’Italie  apparaît  sous  la 
figure  d’une  femme  éplorée,  en  compagnie  de  deux  enfants,  dont  l’un  brandit  une  épée  et 
l’autre  agite  les  torches  de  la  discorde.  La  figure  est  tirée  du  Massacre  des  Innocents  de  Baccio 
Bandinelli  ; au  revers  l’inscription  : « Era  l’arme  el  fuoco  stei  dal  xx  al  xxx.  Italia,  1 53 1 » (musée 
du  Louvre,  collection  Campana.  Catalogue  de  1862,  n°  112).  Au  musée  de  Saint-Pétersbourg, 
un  plat  de  1540,  attribué  à Orazio  Fontana  (ancienne  collection  Basilewski,  n°  406),  nous 
montre  une  femme  tenant  deux  clefs  en  sautoir  (la  Papauté);  près  d’elle,  un  homme,  tenant 
un  aigle  (l’Empire),  qui  poignarde  une  autre  femme,  renversée  à terre,  tandis  que,  au  centre, 
se  passent  des  scènes  de  ravissement  et  de  violence.  Deux  personnages  empruntés  à YEcole 
d’Athènes  de  Raphaël,  l’un  portant  un  coq  perché  sur  son  cou  (la  France),  regardent  cette 
scène,  etc.  (Cf.  Darcel,  Notice  des  Favences  peintes,  p.  101,  198). 


LA  POLITIQUE  INTERIEURE. 


2.3 


fécond  d’une  population  entière,  la  disparition  des  Républiques  de  Florence 
et  de  Sienne.  Ce  fut  un  miracle  si  Venise,  Gênes  et  le  minuscule  Etat  de 
Lucques  conservèrent  leur  autonomie. 

En  regard  de  l’invincible  besoin  de  repos  qui  s’est  emparé  dès  lors  de  la 
majorité  de  la  nation,  placez  maintenant  le  déchaînement  de  toutes  les  pas- 
sions, — ambition,  orgueil,  luxure,  cruauté,  — tel  qu’il  s’incarne  dans  les 
Médicis  ou  les  Farnèse,  ou  encore  la  savante  tyrannie  des  Républiques,  — leur 
système  d’espionnage,  leurs  mesures  draconiennes,  le  triomphe  de  la  raison 
d’Etat,  — et  vous  comprendrez  comment  de  tels  conflits  aboutirent  à un 
affaissement  complet,  un  affaissement  qui  a duré  plus  de  deux  siècles1.  De  tout 
temps,  les  Italiens  s’étaient  signalés  par  la  violence  de  leur  caractère;  le 
sentiment  de  l’individualisme  porté  à son  apogée,  les  révolutions  intérieures 
non  moins  que  l’oppression  étrangère  y ajoutèrent  l’agitation  et  l’irritabilité, 
symptômes  qui,  dans  les  maladies  mentales,  précèdent  la  paralysie  générale. 
Les  idées  de  justice  et  de  liberté  devaient  fatalement  sombrer  dans  un  tel 
chaos.  Si  le  cynique  Machiavel,  en  invoquant  la  force  et  en  formulant  la 
théorie  du  despotisme,  — d’un  despotisme  intelligent,  — avait  du  moins  eu 
en  vue  la  constitution  d’une  Italie  libre  du  joug  étranger,  quel  principe  pou- 
vaient invoquer  les  souverains  qui  donnèrent  l’exemple  de  tant  de  scandales 
et  de  tant  de  crimes?  Pendant  un  temps,  la  liberté  ou  la  fortune  des  par- 
ticuliers furent  à la  merci  des  tyrans;  des  lois  d’exception  remplacèrent  les 
garanties  que  la  justice  assure  en  temps  normal  aux  citoyens;  à Florence 
notamment,  des  magistrats  à la  dévotion  de  Cosme  Itr  jugeaient  sans  scrupules 
dans  le  sens  que  leur  indiquait  le  maître. 

En  d’autres  temps,  les  entreprises  de  quelques  ambitieux  ou  audacieux 
eussent  rapidement  échoué  devant  une  opposition  unanime.  Mais  le  dévelop- 
pement de  la  richesse  avait  engendré  l’indolence;  de  même  que  le  développe- 
ment de  la  sociabilité,  l’habitude  de  tenir  compte  des  opinions,  pour  ne 
pas  dire  des  intérêts  d’autrui,  avait  émoussé  les  caractères  et  assoupli  les 
consciences;  la  rapidité  des  décisions  non  moins  que  la  vigueur  de  l’exécution 
s’en  trouvèrent  diminuées.  Puis,  peu  à peu,  les  gouvernements  se  régula- 
risèrent. Celui  des  grands-ducs  de  Toscane,  si  violent  au  début,  devint  en 
quelques  lustres  l’un  des  plus  humains  et  des  plus  bienfaisants  qui  aient  jamais 
existé  : infatigable  dans  l’organisation  des  grands  travaux  d’édilité,  de  voirie, 
dans  les  perfectionnements  de  l’agriculture,  le  dessèchement  des  marais,  dans 
tout  ce  qui  pouvait  développer  le  bien-être.  L’Église  de  son  côté,  plus  puissante 

I.  En  parlant  de  la  corruption  de  l’Italie  à l’époque  de  la  Renaissance,  on  met  sans  cesse  en 
cause  l’influence  antique.  Mais  a-t-on  suffisamment  tenu  compte  de  l’influence  orientale,  cette 
influence  qui  avait  pénétré  dans  l’Italie  méridionale  par  le  canal  des  Arabes  et  dans  l’Etat 
Vénitien  par  le  canal  des  Turcs,  des  Égyptiens  et  des  Syriens?  Le  fait  que  Venise  est  précisé- 
ment la  ville  où  le  despotisme  asiatique,  les  règles  de  gouvernement  propres  aux  autocrates  de 
l’Orient,  ont  triomphé  avec  le  plus  d éclat,  forme  une  présomption  en  faveur  de  notre  thèse. 
On  sait  d’un  autre  côté  que  nulle  part  ailleurs  les  humanités  ne  pénétrèrent  aussi  tardivement. 


24 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


que  par  le  passé,  parce  qu’elle  s’était  réformée  de  sa  propre  initiative,  rétablit 
la  sévérité  des  mœurs.  Le  fougueux  Sixte-Quint  arrêta  net  le  brigandage. 
Bref,  partout  le  torrent  rentra  dans  son  lit. 

En  remettant  en  honneur,  soit  les  droits  de  la  raison,  qui  sont  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  pays,  soit  le  culte  de  la  forme,  la  Renaissance  italienne  a 
porté  ses  fruits,  et  bien  au  delà,  dans  le  domaine  de  l’art,  de  la  poésie,  de  la 
science.  Que  lui  a-t-il  manqué  pour  les  porter  également  dans  le  domaine  des 
institutions?  Des  conditions  politiques  différentes,  un  patriotisme  moins  local, 
une  toi  plus  profonde  dans  la  cause  du  progrès,  un  sentiment  moral  plus  élevé, 
plus  de  virilité.  Avec  de  tels  auxiliaires,  elle  eût  pu  construire  un  édifice  nou- 
veau sur  des  bases  plus  rationnelles,  et  élaborer,  comme  le  xvme  siècle,  un 
nouveau  Contrat  social,  plus  souple  et  plus  généreux. 

L’impuissance  de  la  Renaissance  s’explique,  si  elle  ne  se  justifie  pas  : dans 
le  long  intervalle  qui  sépare  l’antiquité  des  temps  modernes,  les  croyances 
religieuses  avaient  changé,  non  moins  que  les  mœurs;  la  situation  politique 
de  l’Europe,  non  moins  que  les  rapports  respectifs  des  différentes  classes  de 
la  société;  un  des  facteurs  essentiels  de  la  civilisation  antique,  l’esclavage,  avait 
disparu.  Les  leçons  des  anciens  devaient  donc  principalement  profiter  à la 
haute  culture  intellectuelle  et  aux  classes  supérieures.  Seules  celles-ci  étaient 
préparées  à goûter  un  enseignement  qui  ne  s’inspirait  qu’indirectement  de  la 
religion  ou  du  patriotisme  : aussi  les  tentatives  de  tant  d’esprits  généreux 
restèrent-elles  sans  écho  auprès  des  masses. 

Les  premiers  humanistes  n’avaient  pas  failli  à leur  tâche  : nous  en  avons 
pour  exemple  Pétrarque,  dont  l’influence  en  tant  que  patriote  et  en  tant 
qu’homme  politique  ne  saurait  être  exagérée;  nous  en  avons  aussi  pour  preuve 
les  efforts  de  ses  successeurs  pour  renouveler  les  méthodes  d’éducation  et  par 
là  pour  former  l’esprit  des  générations  futures.  Mais  à la  longue  les  humanistes 
se  renfermèrent  de  plus  en  plus  dans  le  domaine  de  la  littérature  ou  de 
l’érudition  pures;  leur  indifférentisme  coïncidant  avec  la  diminution  de  la  force 
d’absorption  et  de  vitalité  de  la  nation  elle-même,  l’étude  de  l’antiquité,  qui 
avait  provoqué  au  début  tant  d’ardeurs  généreuses,  dégénéra  en  un  formalisme 
étroit. 

C’est  ainsi  que  l’on  chercherait  en  vain  chez  les  champions  de  l’humanisme 
quelques-unes  des  idées  d’humanité  qui  honorent  si  hautement  nos  écrivains 
français  du  xvT  ou  du  xvme  siècle,  Montaigne  aussi  bien  que  Voltaire  : pas  une 
protestation  contre  les  châtiments  corporels,  la  torture,  les  supplices  raffinés1; 

I.  Un  instant,  me  fondant  sur  un  passage  du  Voyage  de  Montaigne  («  ils  ne  font  guère 
mourir  les  hommes  que  d’une  mort  simple  et  exercent  leur  rudesse  après  la  mort  » : p.  233, 
3q5),  j’ai  cru  que  la  justice  italienne  était  moins  cruelle  que  la  nôtre.  Mais  il  n’en  est  rien. 
L’observation  de  Montaigne  s’applique  uniquement  à la  ville  de  Rome  et  aux  supplices  capi- 
taux. A Rome  même,  on  prodiguait  la  torture  (l’estrapade)  pour  les  délits  les  moins  graves. 
Dans  les  autres  villes  les  supplices  étaient  aussi  barbares  que  de  ce  côté-ci  des  monts. 


blo 


LA  POLITIQUE  INTÉRIEURE. 


pas  un  mot  de  pitié  pour  ces  milliers  d’innocents  enchaînés  sur  les  bancs  des 
alères  et  condamnés  à la  plus  cruelle  destinée,  uniquement  parce  qu’ils  pro- 
fessaient une  autre  religion  ou  appartenaient  à une  nation  ennemie.  A peine, 
dans  cette  production  effrénée,  une  ou  deux  tentatives  en  faveur  du  droit  des 
gens,  de  la  tolérance  : vox  clamantis  in  deserto. 

Même  en  dehors  du  cercle  des  humanistes,  les  esprits  indépendants  qui 
rêvaient  des  réformes  sociales  se  confinèrent, 
par  une  sorte  de  paresse  intellectuelle,  dans  les 
régions  de  la  science  pure  : s’interdisant  toute 
propagande  et  toute  application  pratique,  ils  se 
montrèrent  des  hommes  de  cabinet  là  où  il 
aurait  fallu  des  hommes  d’action. 

Je  ne  cesserai  de  le  répéter  : c’est  parce  que 
l’esprit  italien  inclinait  dès  lors  au  conservatisme 
qu’il  abdiqua  si  complètement  devant  les  sou- 
venirs de  l’antiquité.  Ces  souvenirs,  qui  fai- 
saient partie  de  l’histoire  nationale  de  l’Italie, 
n’étaient  d’ailleurs  nullement  inconciliables  avec 
l’esprit  d’initiative  ou  avec  les  revendications  de 
la  liberté.  Nous  en  avons  pour  preuve  l’attitude 
des  révolutionnaires  du  moyen  âge  aussi  bien 
que  de  la  Renaissance.  Ce  fut  l’antiquité  qu’a- 
vaient invoquée  Nie.  Crescentius  au  xi0  siècle, 

Arnaud  de  Brescia  au  xne,  l’empereur  Frédé- 
ric II  au  xmp,  Cola  di  Rienzi  au  xivp,  Stefano 
Porcari  au  XVe  h Le  xvie  siècle,  quoique  nourri 
de  la  lecture  des  classiques,  ne  se  souvint  plus 
que  rarement  de  tant  de  hautes  leçons  de 
civisme  rapportées  par  les  Tite-Live  ou  les  Ta- 
cite. Mais  ici  encore  elles  intervinrent  réguliè- 
rement dans  toutes  les  entreprises  dirigées 
contre  la  tyrannie.  Les  contemporains  de 
Lorenzino  de  Médicis  ne  manquèrent  pas  de 

constater  qu’il  s’inspira  du  premier  Brutus  en  feignant  la  folie  et  du  second 
en  frappant  le  tyran  son  bienfaiteur1 2.  Et  de  même,  Fil.  Strozzi,  au  moment 
de  mettre  fin  à ses  jours,  s’autorisa  de  l’exemple  de  Caton  d’Utique. 

Mais,  encore  une  fois,  ces  retours  d’énergie  furent  aussi  rares  qu’éphémères, 
et  les  réminiscences  classiques  servirent  surtout  à rehausser  le  prestige  des 


Armes  italiennes  imitées  de  l’antique. 
D’après  la  gravure 
publiée  par  Lafreri  en  i55o. 


1,  Voy.  t.  I,  p.  214. 

2.  « L’opera  gloriosa,  che  lia  fatto  Lorenzo  de’  Medici,  Bruto  secondo,  il  nobile  pensiero  di 
ammazzare  il  tiranno  per  liberar  la  patria  sua  »,  lit-on  dans  une  lettre  de  i.SSp  (Letterc  di  Prin- 
cipi,  t.  III,  ff.  i63-i66  v"). 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  fin  de  la  Renaissance. 


26 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


oppresseurs,  à embellir  des  existences  de  plus  en  plus  placides,  ou  à masquer 
l’invincible  courant  d’optimisme  et  d’indolence.  Rien  en  effet  ne  saurait  donner 
une  idée  du  degré  de  contentement,  de  sécurité,  de  quiétude,  propre  à l’Italie 

du  xvE  siècle  : elle  est  per- 
suadée qu’abstraction  flûte 
de  la  domination  étrangère, 
tout  est  pour  le  mieux  des 
mieux  dans  le  meilleur  des 
mondes;  elle  ignore  les  re- 
vendications et  jusqu’aux  de- 
siderata. Cette  placidité  se 
reflète,  non  sans  naïveté, 
dans  le  Courtisan  de  Casti- 
glione  et  dans  cent  autres 
ouvrages;  il  ne  vient  même 
pas  à l’idée  de  leurs  auteurs 
que  l’on  puisse  toucher  à 
l’ordre  établi. 

Différents  en  cela  d’une 
autre  société,  non  moins  po- 
licée, non  moins  épicurienne, 
les  Italiens  de  la  Renaissance 
ne  furent  pas  brusquement 
arrachés  à leur  sécurité  par 
une  révolution  ébranlant  jus- 
que dans  ses  bases  un  édifice 
séculaire  : ils  s’éteignirent 
doucement,  au  milieu  de 
toutes  sortes  de  distractions 
in  offensives. 


Statue  de  Ferd.  de  Gonzague,  par  Leone  Leoni, 
à Guastalla. 


La  Renaissance,  telle  que 
l’avait  conçue  l’Italie,  avait 
dit  son  dernier  mot  : mais 
d’autres  nations  plus  jeunes 
s’emparèrent  du  même  principe,  le  transformèrent  et  le  fécondèrent  à 
nouveau;  recueilli  par  leurs  mains,  le  flambeau  que  l’Italie  avait  laissé 
tomber  contribua  plus  que  tout  autre  à éclairer  la  conscience  du  monde 
moderne.  Quelle  part  les  leçons  de  la  Grèce  et  de  Rome  ont  eue  au  mou- 
vement de  rénovation  morale  et  sociale  du  siècle  dernier,  quel  enthousiasme 
elles  ont  excité  chez  les  hommes  de  la  Révolution,  l’histoire  est  là  pour 
le  proclamer. 


LA  POLITIQUE  ET  L’ART. 


27 


Si  nous  en  venons  maintenant  à notre  objectif  spécial,  les  rapports  de  l’art 
avec  la  situation  politique,  nous  constatons,  plus  encore  si  possible  que  par  le 
passé,  la  sollicitude  des  gouvernements,  même  étrangers,  pour  les  œuvres  de 
l’esprit  (voy.  p.  21).  Cette  société,  de  moins  en  moins  égalitaire,  s’efforcait 
de  montrer,  par  l’admiration  qu’elle  témoignait  aux  littérateurs  et  aux  artistes, 
combien  elle  prisait  la  supériorité 
en  tout  genre.  Jamais  auparavant  on 
n’avait  demandé  aux  architectes,  aux 
sculpteurs,  aux  peintres,  d’affirmer 
par  tant  de  créations  grandioses  la 
richesse  d’une  cité,  la  puissance  d’un 
prince1,  la  piété,  ou  l’exubérance  de 
forces  de  la  société  entière2.  Je  dirai 
même  que  les  générations  nouvelles 
apportent  dans  leurs  entreprises  un 
esprit  de  suite  et  une  énergie  in- 
connus à leurs  aînées;  il  suffit  de 
rappeler  la  transformation  de  Flo- 
rence par  Cosme  de  Médicis  et  celle 
de  Rome  par  Sixte-Quint,  les  con- 
structions grandioses  entreprises  à 
Venise,  à Gênes,  à Lucques  et  jus- 
que dans  d’obscures  bourgades  telles 
que  Castro  et  Sabbioneta,  pour  ne 
point  parler  de  tant  de  villas  monu- 
mentales, Tivoli,  Frascati,  Capra- 
role,  Monte-Imperiale. 

1 . Innombrables  sont  les  statues  élevées, 
soit  aux  morts,  soit  aux  vivants  : Florence, 
statues  de  Jean  des  Bandes  Noires,  de 
Cosme  et  de  François  de  Médicis;  Arezzo, 
statue  de  Ferdinand  de  Médicis;  Pise,  statue 
du  même;  Rome,  statue  de  Paul  IV;  Lo- 

rette,  statue  de  Sixte-Quint;  Guastalla,  statue  de  Ferd.  de  Gonzague;  Gênes,  statue  d’And. 
Doria,  etc.  — Paul  Jove  demanda  instamment  que  la  ville  de  Gènes  élevât  une  statue  à Chris- 
tophe Colomb. 

2.  Le  peuple  s’était  habitué  à incarner  dans  les  oeuvres  d’art  jusqu’à  ses  haines  : à Rome, 
après  la  mort  de  Paul  IV,  il  brisa  la  statue  que  le  sculpteur  Vinc.  de’  Rossi  avait  élevée  en 
l’honneur  de  ce  pape.  La  foule  pouvait  s’autoriser  de  l’exemple  d’un  autre  pape,  Paul  III,  qui 
avait  donné  l’ordre  de  détruire  le  mausolée  de  son  ennemi  Armazzotto,  et  qui  ne  fut  détourné 
de  cet  acte  de  vandalisme  que  par  les  supplications  des  principaux  citoyens  de  Bologne  (Ridolfi, 
Alfonso  Cittadella,  p.  3g). 

De  même,  les  œuvres  d’art  intervenaient  sans  cesse  dans  les  manifestations  politiques  rétro- 
spectives : en  i5q3,  la  Seigneurie  de  Florence  commanda  au  Pontormo,  pour  l’offrir  au  couvent 
de  Sainte-Anne,  une  Sainte  Famille  (aujourd’hui  au  Louvre),  destinée  à rappeler  l’expulsion  du 
duc  d’Athènes,  le  fameux  tvran  de  Florence  au  XIVe  siècle. 


Statue  du  grand-duc  Ferdinand  I,  à Pise. 
Par  Pierre  de  Francheville. 


28 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Si  quelques  parvenus  demandèrent  à l’art  de  légitimer  et  de  consacrer 
leur  fortune,  en  faisant  remonter  aussi  haut  que  possible  les  origines  de  leur 
maison  (fresques  du  palais  Farnèse  et  de  la  villa  de  Caprarole,  illustrant  l’his- 
toire des  Farnèse),  l’immense  majorité  des  Mécènes  ne  rechercha  dans  ces 
entreprises  que  des  jouissances  désintéressées,  et  tout  au  plus  une  satisfaction 
d’amour-propre.  Ainsi  s’explique  l’intimité  de  tant  de  grands  seigneurs  avec 
les  artistes  (le  duc  Frédéric  de  Gonzague  et  Jules  Romain,  le  cardinal  Alexan- 
dre Farnèse  et  le  graveur  Val.  Belli,  etc.).  Les  Médicis,  devenus  grands-ducs 
de  Toscane,  ne  se  départirent  pas  de  la  familiarité  qui  avait  marqué  les  rap- 
ports de  leurs  ancêtres  avec  les  Donatello,  les  Michelozzo,  les  Lippi.  Cosme  Tr, 
prenant  exemple  sur  Cosme,  père  de  la  Patrie,  s’occupait  lui-même  de  renou- 
veler la  garde-robe  de  Crist.  Gherardi.  Quant  à ses  enfants,  ils  jouaient  avec 
Cellini,  qu’ils  s’amusaient  — et  la  victime  s’en  montra  fort  hère  — à piquer 
avec  des  épingles.  Chez  les  Papes  mêmes,  esclaves  d’une  étiquette  inflexible, 
que  de  traits  de  sollicitude  : Clément  VII  veillant  avec  anxiété  sur  la  santé  de 
Michel-Ange;  Paul  III  s’écriant  : « Comment,  voilà  trente  ans  que  je  nourris  le 
désir  de  l’occuper,  et  maintenant  que  je  suis  pape  je  ne  pourrais  pas  le  satis- 
faire! » Jules  III  affirmant  qu’il  ôterait  volontiers  aux  années  qui  lui  restaient  à 
vivre  pour  ajouter  à celles  du  grand  artiste! 

Jamais  la  royauté  du  génie  n’avait  été  acceptée  avec  tant  d’enthousiasme. 


Casque  faussement  attribué  à Benvenuto  Cellini. 
(Musée  national  de  Florence.) 


La  « Madonna  del  Sacco  »,  par  Andrea  del  Sarto. 
(Eglise  de  1’  « Annunziata  » à Florence.) 


CHAPITRE  II 

LA  RELIGION  ET  L’ART.  — I.  L’ÉGLISE  ET  LA  RÉFORMATION.  — IL  l’ÈGLISE  ET 
LA  RENAISSANCE.  — LE  CONCILE  DE  TRENTE.  FERVEUR  ET  INDIFFEREN- 
TISME. SCRUPULES  NOUVEAUX»  MICHEL-ANGE  ET  LA  COUR  PONTIFICALE, 

VÊRONÈSE  ET  L’iNQUISITION.  — III.  L’EXPRESSION  DU  SENTIMENT  RELIGIEUX 
DANS  LES  ŒUVRES  D’ART. 


figure  pas  ce  que 
individuels. 


armi  les  autres  grands  facteurs  de  la  vie  sociale,  la 
religion,  que  nous  devons  aimer  et  glorifier  au  même 
titre  que  tout  idéal  qui  élève  l’homme  au-dessus  des 
préoccupations  de  la  vie  matérielle,  vient  au  premier 
rang.  Est-il  un  moyen  plus  efficace  pour  maintenir  la 
justice,  pour  rapprocher  les  distances,  pour  développer 
la  charité  et  les  plus  généreuses  passions?  On  ne  se 
serait  une  société  sans  ce  correctif  de  tous  les  instincts 


I 

Le  sentiment  religieux  a-t-il  traversé  en  Italie  la  même  crise  que  le  sen- 
timent national  ? C’est  une  question  fort  controversée  et  qui  réclame  toute 


notre  attention. 


3o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


S’il  est  certain  que  les  progrès  de  la  richesse  et  des  lumières,  puis,  dans 
une  certaine  mesure,  les  relations  avec  l’Orient  musulman1,  atténuèrent  et  a 
foi  et  le  dévouement  à l’Église;  s’il  n’est  pas  moins  catégoriquement  démontré 
que  les  membres  du  clergé  donnèrent  trop  souvent  en  Italie,  comme  d’ailleurs 
en  Allemagne,  en  France,  en  Angleterre2 3 4,  les  exemples  les  plus  scandaleux,  on 
ne  saurait  nier,  d’un  autre  côté,  que  nulle  part,  sauf  en  Espagne,  l’ordre  et  le 
calme  ne  furent  aussi  promptement  rétablis. 

De  même  que  la  Renaissance,  la  Réformation"  resta  sans  action  sur  les 
masses;  celles-ci,  prêtes  à s’interdire  toute  discussion  dogmatique,  ne  protes- 
taient que  lorsque  l’on  entreprenait  de  les  soumettre  à un  contrôle  vexatoire. 
Le  gouvernement  espagnol  en  fit  l’expérience  à Naples  et  à Milan  lorsqu’il 
essaya,  en  1647  et  en  1 563,  d’y  établir  l’Inquisition  : devant  la  résistance  de 
la  population  il  dut  renoncer  à ses  tentatives.  (En  Sicile,  au  contraire,  l’Inqui- 
sition devint  rapidement  populaire.) 

La  bourgeoisie  accueillit  plus  favorablement  les  idées  nouvelles.  Des  églises 
plus  ou  moins  importantes  prirent  naissance  à Venise,  à Mantoue,  à Modène, 
à Ferrare,  à Faenza,  à Lucques,  à Naples  et  dans  diverses  autres  villes.  Leurs 
membres  n’hésitaient  pas,  comme  le  firent  un  siècle  plus  tard  les  protestants 
français  lors  de  la  révocation  de  l’édit  de  Nantes,  à s’expatrier  et  à porter 
au  dehors  leur  science  ou  leur  industrie.  C’est  ainsi  que  bon  nombre  de 
Lucquois  allèrent  se  fixer  en  Suisse7'. 

Dans  les  classes  supérieures,  seuls  un  certain  nombre  d’esprits  curieux  ou 
inquiets  se  laissèrent  séduire  par  les  novateurs,  et  encore  compte-t-on  parmi 
eux  plus  d’ecclésiastiques  que  d’humanistes5 *.  Quand  nous  aurons  cité  les  juris- 
consultes siennois  Lelio  Socini  ( 1 5 2 5- 1 562))  et  Fausto  Socini  (iÔScpiôoq),  le 
nouvelliste  Ortensio  Lando,  dont  les  Nouvelles  parurent  en  1 552,  A.  Paleario, 

1 . Voyez,  sur  les  effets  de  l’influence  musulmane,  la  Cultnr  de  Burckhardt  (livre  VI,  ch.  ni) 
et  la  Contre-révolution  religieuse  au  XVI"  siècle  de  M.  Philippson,  p.  9-10. 

2.  Sur  l’effroyable  corruption  du  clergé  anglais  avant  la  Réformation,  il  faut  consulter  les 
documents  réunis  par  H.  Taine  dans  son  Histoire  de  la  Littérature  anglaise  (t.  II,  p.  304- 3o6). 

3.  Bibl.  : Gerdès,  Specinien  Italiæ  reformatée.  Leyde,  176b.  — Cantù,  Eretici  d’Italia.  — 
Contba,  Storia  délia  Riforma  in  Italia,  t.  I,  Florence,  1 88 1 . — Philippson,  la  Contre-révolution 
religieuse  au  XVI"  siècle.  Paris,  1884.  — Bertolotti,  Martiri  del  Lilvro  Pensiero  e Vittime  délia 
Santa  Iuquisitione  nci  secoli  XVI,  AU 'II  e XVIII.  Rome,  1892. 

4.  Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  VIII,  p.  440. 

5.  Tels  sont  le  Siennois  Bernardin  Ochino,  général  des  Capucins  (1487-1564),  et  le  Florentin 

Vermigli,  plus  connu  sous  le  nom  de  Pierre  Martyr  (i.5oo-i562);  tous  deux  étaient  entrés 
fort  jeunes  dans  les  ordres.  Quant  à Valdès  (-[1.540),  le  chef  de  la  petite  église  réformée  de 
Naples,  et  à Renée,  duchesse  de  Ferrare,  et  promotrice  de  la  Réforme  dans  cette  ville,  l’un 
était  Espagnol,  non  Italien,  l’autre  Française. 

Pour  la  différence  fondamentale  entre  les  humanistes  et  les  réformateurs,  voir  notre  tome  II, 
p.  22  et  suiv.  Un  autre  contraste  achève  de  distinguer  la  Renaissance  de  la  Réformation  et  de 
donner  à chacun  de  ces  deux  courants  sa  signification  propre  : les  humanistes  sont  partisans 
du  latin,  langue  aristocratique  s’il  en  fut  ; les  réformateurs  se  prononcent  en  faveur  des  idiomes 
nationaux,  parlés  par  les  masses  : allemand,  français,  anglais,  italien. 


L'EGLISE  ET  LA  REFORMATION. 


3i 


l’auteur  du  de  Immortalitate  cinimctrum , brûlé  en  1 566,  le  littérateur  florentin 
Carnesecchi,  brûlé  en  1667,  Ant.  Albizzi,  le  fondateur  de  b Académie  florentine 
des  Altérés,  l’helléniste  Franc.  Porto  de  Crète,  le  grammairien  Celio  Secondo 
Curion,  les  membres  de  l’Académie  de  Modène,  et  la  Muse  de  la  Réforme,  la 
Ferraraise  Olimpia  Morata,  auteur  de  dialogues  latins  et  de  poésies  grecques1, 
nous  aurons,  ou  peu  s’en  faut,  épuisé  la  liste  des  réformés  véritablement 
marquants. 

La  rareté  relative  de  ces  manifestations  tient  en  partie  aux  obligations  que 
les  humanistes  italiens,  bien  differents  des  humanistes  français  ou  allemands, 
avaient  dès  le  début  contractées  vis-à-vis  des  Papes2,  à leur  respect  pour  les 
enseignements  traditionnels.  (Qui  sait  si  cette  alliance  de  la  Papauté  avec 
l’humanisme  naissant  n’a  pas  épargné  à l’Italie  le  fléau  du  schisme  religieux?) 

L’insuccès  des  novateurs  tient  davantage  encore  à la  vigueur  déployée  par 
l’Église,  dont  l’action  n’était  pas  gênée  en  Italie  comme  de  ce  côté-ci  des  Alpes 
par  toutes  sortes  d’intérêts  temporels.  L’élection  d’Adrien  VI  avait  été  un 
premier  avertissement  donné  par  les  peuples  du  Nord  à la  frivole  Église 
romaine.  A partir  de  Paul  III,  la  Papauté  prit  elle-même  en  main  la  direction 
de  la  Contre-Réformation  : convaincue  qu’il  n’était  pas  possible  de  changer 
une  seule  pierre  sans  ruiner  un  édifice  quinze  lois  séculaire,  elle  demeura 
inébranlable  sur  le  terrain  des  principes,  mais  se  montra  prête  à toutes  les 
concessions  pour  corriger  les  abus.  Les  persécutions  d’un  Paul  IV  et  d’un 
Pie  V,  l’action  de  l’Inquisition,  jointe  à celle  d’une  série  de  congrégations 
nouvelles,  fondées  en  vue  de  la  défense  de  l’orthodoxie  menacée  (Théatins, 
ifiaq,  Capucins,  1 525,  Barnabites,  vers  i53o,  Jésuites,  i53q,  Oratoriens,  i5q8), 
enfin  la  bonne  volonté  du  clergé  italien  à tous  les  degrés  de  la  hiérarchie,  ne 
pouvaient  manquer  d’enrayer  rapidement  les  progrès  de  l’hérésie. 

Mais  il  y avait  autre  chose  encore  : en  Italie,  plus  que  partout  ailleurs,  la 
Papauté  s’était  réglée  sur  le  caractère  national.  Le  christianisme  n’avait-il  pas 
reçu  son  empreinte  et  sa  consécration  à Rome?  L’Église  ne  s’était-elle  pas 
accommodée  aux  aspirations  de  chaque  siècle,  acceptant,  par  exemple,  l’al- 
liance avec  la  Renaissance  lorsqu’elle  voyait  le  vent  souffler  de  ce  côté  ? La 
tendance  au  conservatisme,  dès  lors  si  développée  chez  les  Italiens,  se  rencon- 
trant sur  ce  point  avec  les  efforts  de  l’Église,  on  comprend  de  reste  l’échec  des 
novateurs. 

Grâce  à ces  conditions  toutes  spéciales,  l’Italie  put  ainsi  se  réformer  elle- 
même,  par  le  jeu  naturel  de  ses  ressorts,  sans  rompre  avec  l’Église,  comme 
l’Allemagne  et  l’Angleterre,  sans  déchaîner  la  guerre  civile  comme  la  France, 

1 . Ces  noms  sont  à ajouter  à ceux  que  j’ai  donnés  dans  mon  tome  II  (p.  24). 

2.  Il  serait  facile,  je  crois,  d’établir  que  la  majorité  des  écrivains  célèbres  du  xvr  siècle  avait 
embrassé  l’état  ecclésiastique.  Je  me  bornerai  à rappeler  les  noms  de  Sadolet,  de  Bembo,  de 
Vida,  de  Délia  Casa,  de  Borghini,  de  Folengo,  de  Paul  Jove,  de  Caro,  de  Bandello,  de  Firen- 
zuola,  des  nouvellistes  Brevio  et  Cademosto. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


sans  tomber  dans  le  fanatisme  espagnol.  Même  après  le  Concile  de  Trente, 
elle  ne  cessa  de  vivre  en  paix  avec  les  humanistes. 

Aussi  bien,  ceux-ci  avaient-ils  bien  vite  oublié  leur  mission  de  penseurs  pour 
se  confiner  dans  le  rôle  de  littérateurs  purs  (voy.  p.  24);  perdant  de  vue  le 
principe  qui  faisait  leur  raison  d’être  — la  supériorité  de  l’idée  sur  la  force,  en 
matière  de  droit,  de  science,  de  philosophie,  de  morale,  de  patriotisme,  — 
oubliant  leur  strict  devoir,  qui  était  de  défendre  l’indépendance  de  la  pensée, 
ils  se  renfermèrent  dans  un  silence  prudent.  Qu’il  eût  été  facile  à ces  hommes, 
tout  pleins  des  souvenirs  de  l’antiquité1,  d’opposer  l’esprit  de  bonté  et  de 
charité,  propagé  par  le  christianisme,  à l’esprit  d’intolérance  et  de  cruauté 
qui  s’était  emparé  des  défenseurs  de  la  loi,  de  rappeler  à des  bourreaux  dignes 
de  ceux  de  Rome  païenne,  l’exemple  des  martyrs  chrétiens  qui  confessaient 
courageusement  leur  foi  au  milieu  des  plus  cruels  tourments!  La  mollesse 
comme  l’impuissance  de  ces  virtuoses  de  la  phrase  éclata  au  grand  jour.  Au 
reste,  étrangers  depuis  si  longtemps  aux  questions  vitales,  sur  quoi  auraient-ils 
pu  s’appuyer?  Au  lieu  de  former  un  tiers  parti,  ils  s’absorbèrent  donc  dans 
l’Église  qui  détenait  le  pouvoir.  Ne  les  jugeons  pas  trop  sévèrement  : les 
études  transcendantes  offrent,  à côté  de  si  enviables  privilèges,  le  très  grave 
inconvénient  de  s’adresser  à une  élite,  de  demeurer  sans  action  sur  les  masses. 
On  ne  s’élève  si  haut  qu’à  la  condition  de  s’isoler.  Le  culte  des  jouissances 
intellectuelles  détache  des  luttes  du  jour  : scepticisme  ou  indifférentisme,  telle 
est  l’alternative  à laquelle  il  n’aboutit  que  trop  souvent. 

Un  point  est  hors  de  conteste  : c’est  qu’une  réforme  était  indispensable  et 
dans  les  mœurs  du  clergé  et  dans  celles  de  la  société.  Cette  réforme,  rêvée  au 
xve  siècle  par  Savonarole,  cette  réforme  dans  le  sens  de  l’austérité  et  de  l’as- 
cétisme, les  papes  de  la  seconde  moitié  du  xvT  siècle  eurent  le  courage  de 
l’accomplir. 

Le  résultat  final  lut  que,  des  deux  côtés,  les  mœurs  redevinrent  plus  pures, 
que  les  liens  de  la  famille  se  resserrèrent,  que  la  machine  sociale,  si  fortement 
ébranlée,  recouvra  de  la  fermeté  et  de  la  cohésion.  Peut-être  l’effort  dépassa- 
t-il  le  but  : à l’agitation  du  xvie  siècle  succédèrent  bientôt  la  somnolence,  le 
long  assoupissement  de  l’esprit  italien. 

Qu’il  ait  été  bon  ou  non  que  la  réforme  ne  se  soit  pas  étendue  aux  dogmes2, 

1 . Ce  furent  des  réformés,  non  des  humanistes,  qui  écrivirent  contre  la  peine  de  mort  en 
matière  religieuse.  (Quinet,  Révolutions  d’Italie , p.  378.) 

2.  Comment  des  subtilités  théologiques  ont-elles  pu  passionner  à ce  point  les  hommes  du 
xvi°  siècle,  et  faire  verser  ces  torrents  de  sang  ! Rien  ne  prouve  avec  plus  d’évidence  combien 
était  grand  encore  l’empire  de  la  foi  d’un  bout  à l’autre  de  l’Europe,  et  quel  abîme  séparait  les 
contemporains  d’Erasme  des  contemporains  de  Voltaire.  On  peut  ajouter  que  certaines  supersti- 
tions, telles  que  la  croyance  à la  sorcellerie,  furent  aussi  tenaces  et  aussi  désastreuses  chez  les 
protestants  que  chez  les  catholiques.  On  brûla  peut-être  plus  de  sorcières  en  Allemagne  qu’en 
France  et  en  Italie,  quoique  dans  le  seul  diocèse  de  Corne,  en  un  an,  plus  de  mille  de  ces 
malheureuses  fussent  poursuivies  et  plus  de  cent  brûlées.  (Cantù,  t.  VIII,  p.  352-373.  — 


L’EGLISE  ET  LA  REFORMATION. 


33 


c’est  une  question  que  l’on  nous  dispensera  d’examiner  ici.  Renonçant,  de 
propos  délibéré,  à établir  une  comparaison  entre  les  avantages  respectifs  de  la 
Contre-Rélormation  et  de  la  Réformation,  un  parallèle  entre  les  papes  Paul  IV 
et  Pie  V,  fanatiques  champions  de  l’orthodoxie,  et  le  non  moins  fanatique 
fondateur  de  l’Eglise  de  Genève,  nous  nous  bornerons  à constater  que  chez 
les  uns  et  chez  les  autres  la  foi  a gagné  en  intensité  ce  qu’elle  a perdu  en 
tolérance,  que  le  catholicisme  compte  autant  de  martyrs  en  Angleterre,  par 
exemple,  que  le  protestantisme  en  France.  L’Eglise,  qui  s’était  contentée  pen- 
dant un  temps  d’une  propagande  morale  et  de  peines  purement  spirituelles, 
recourut  à la  violence  pour  triompher  de 
l’hérésie.  Elle  se  ht  persécutrice,  comme 
les  Romains  d’autrefois,  et  entreprit  de 
dompter  les  consciences  par  la  force  bru- 
tale, par  les  tortures.  « Au  temps  où  nous 
sommes,  s’écriait  l’infortuné  Paleario,  dans 
la  harangue  latine  adressée  au  Sénat  de 
Sienne  (1542),  il  n’est  plus  d’un  véritable 
chrétien  de  mourir  dans  son  lit;  qu’im- 
porte d’être  accusé,  incarcéré,  battu  de 
verges,  cousu  dans  un  sac,  jeté  aux  bêtes 
ou  livré  aux  flammes,  pourvu  qu’il  en 
sorte  le  triomphe  de  la  vérité1.  » Quelle 
humiliation  ne  durent  pas  ressentir  les  es- 
prits généreux  et  tolérants  qui  abondaient 
dans  le  Sacré  Collège,  lorsqu’ils  virent  leur 
collègue  le  cardinal  Carafla,  le  premier  pré- 
sident de  l’Inquisition  romaine  et  le  futur 
pape  Paul  IV,  transformer  en  prison  une  maison  qu’il  venait  de  louer,  la 
munir  de  solides  verrous  et  serrures  et  la  remplir  de  suspects! 

Jusque  vers  le  milieu  du  xvie  siècle,  une  certaine  liberté  de  parole,  on 
pourrait  presque  dire  de  presse  — car  c’étaient  de  véritables  manifestations 
publiques  que  les  pasquinades  — - avait  régné  à Rome2;  puis  le  ciel  s’assombrit  : 
toutes  sortes  de  mesures  inquisitoriales  entravent  l’essor  des  esprits.  Ces 
études,  naguère  si  libres  et  si  plantureuses,  sont  entourées  de  précautions 
infinies  : il  Huit  qu’elles  ne  présentent  plus  l’ombre  du  danger.  Lors  de  son 
séjour  dans  la  Ville  éternelle  ( 1 58o- 1 58 1 ),  Montaigne  se  croit  obligé  de 
soumettre  ses  Essais  à la  censure  du  « magister  sacri  palatii  »,  qui  les  fait 

Burckhardt,  Ciiltur.  — Cf.  Archivio  storico  lombarde >,  i88q,  p.  62.5  et  suiv.  — Bertolotti,  Strcghc , 
Sorticre  e Maliardi.  Florence,  1 883 . — Dans  le  livre  XXIII  de  son  Histoire  macaronique,  Merlin 
Coccaie  décrit  minutieusement  et  avec  une  entière  bonne  foi  les  artifices  des  sorcières. 

1.  J.  Bonnet,  Aoitio  Paleario,  p.  tpi. 

2.  \ oir  Gnoli,  le  Origini  di  maestro  Pasquino,  p.  3o  et  suiv. 

E.  Miintz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


Saint  Pie  V. 

D’après  les  Imagines  de  Zenoi. 
(Venise,  1569.) 


5 


34 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


expurger  par  ses  docteurs1.  En  un  mot,  la  Renaissance,  qui  s’était  si  long- 
temps développée  en  toute  indépendance  à côté  de  la  religion,  tombe  en 
tutelle. 

Cette  propagande  contre  la  liberté  de  la  pensée  fut  complétée  par  l’absorption 
de  l’enseignement  au  profit  des  congrégations  religieuses  nouvelles  : Jésuites, 
Frères  des  écoles  pies,  etc.  L’esprit  italien,  — je  ne  me  lasserai  pas  de  le  répé- 
ter, — inclinait  à l’indolence  : c’est  pour  cela  qu’il  accepta  si  facilement  cette 
confiscation.  Ici  encore  Sismondi  a pris  l’effet  pour  la  cause,  dans  les  pages, 
d’ailleurs  véritablement  vibrantes,  qu’il  a consacrées  à l’histoire  de  l’éducation 
italienne  à partir  du  xvip  siècle2;  ici  encore,  au  lieu  de  mettre  en  cause  l’Italie 
elle-même,  l’Italie  fatiguée,  vieillissante,  qui  s’était  fait  une  Eglise  à son 
image,  il  s’est  attaqué  à l’Eglise  elle-même,  qui  ne  faisait  que  refléter  l’état 
de  la  société  au  milieu  de  laquelle  elle  vivait.  A quel  point  tel  ou  tel 
enseignement  dogmatique  peut  être  étranger  à l’essor  ou  à la  décadence  d’un 
peuple,  il  est  facile  de  le  voir  par  l’exemple  de  la  religion  musulmane.  Que 
ne  nous  a-t-on  raconté  des  effets  du  fatalisme  inhérent  aux  doctrines  de  Maho- 
met! Or  ce  fatalisme  a-t-il  empêché  les  musulmans  de  marcher  pendant  un 
temps  à la  tête  du  progrès?  L’initiative  ne  s’est  paralysée  chez  eux  que  lorsque 
la  vieillesse  a succédé  à l’élan  de  l’adolescence. 

Si  l’on  ne  savait  aujourd’hui  que  la  politique  des  princes  a eu  plus  de  part 
que  les  aspirations  nationales  à la  scission  qui  s’est  produite  dans  l’Europe  du 
xvi1'  siècle,  on  serait  tenté  de  se  demander  laquelle  des  deux  religions  a le  plus 
efficacement  secondé  le  mouvement  des  idées,  la  philosophie,  la  science,  la 
littérature,  et  si  les  races  latines,  restées  fidèles  au  catholicisme,  y ont  puisé 
un  élément  de  force  ou  un  élément  de  faiblesse  vis-à-vis  des  races  germaniques, 
gagnées  pour  la  majeure  partie  à la  Réformation.  Mais  cette  question,  qui  se 
complique  de  toutes  sortes  d’autres  considérations,  n’en  est  plus  une  depuis 
longtemps  : la  statistique  la  plus  élémentaire  suffit  pour  établir  que  les  deux 
camps  comptent  des  génies  également  originaux  et  puissants.  Malgré  sa  partia- 
lité pour  la  Réformation,  Charles  Villers,  dans  un  ouvrage  jadis  célèbre,  s’est 
vu  forcé  de  reconnaître,  entre  autres,  que  « les  pays  protestants  aussi  bien  que 
les  pays  catholiques  ont  eu  depuis  le  xvf  siècle  un  nombre  égal  de  grands 
mathématiciens  et  de  grands  physiciens  ».  Vis-à-vis  de  l’art,  Villers  en  est 
réduit  à un  aveu  encore  plus  pénible  : « Il  n’est  pas  douteux  que  la  Réfor- 

1.  Voyage,  édit.  d’Ancona,  p.  294,  32g.  Le  tribunal  supérieur  de  l’Inquisition,  présidé  au 
début  par  le  terrible  cardinal  Caraffa,  avait  été  établi  à Rome  par  la  bulle  du  21  juillet  ID42. 
Ce  fut  un  littérateur  célèbre,  Giovanni  délia  Casa,  qui  rédigea  le  premier  catalogue  des  livres 
mis  à l’index  : pour  donner  l’exemple  de  la  soumission,  il  y inscrivit  certaines  de  ses  propres 
poésies  (Ranke,  t.  I,  p.  i3q). 

2.  Histoire  des  Républiques  italiennes,  t.  XVI,  p.  420  et  suiv.  On  pourrait  appliquer,  par 
exemple,  à l’éducation  toute  militaire  donnée  par  le  Premier  Empire  ce  que  le  Genevois 
Sismondi,  élève  de  Jean-Jacques,  dit  de  l’éducation  monastique.  Cf.  Cantù,  Histoire  des  Italiens, 

t.  VIII,  p.  486. 


L’ÉGLISE  ET  LA  RENAISSANCE. 


35 


mation  n’ait  été  défavorable  aux  beaux-arts  et  n’en  ait  considérablement 
restreint  l’exercice1 2.  » 

Il  est  moins  aisé  de  répondre  à la  dernière  question  qui  s’impose  à nous  : 
Que  serait-il  arrivé  si  la  Réformation  n’avait  pas,  en  provoquant  de  la  part  de 
l’Église  la  Contre-Réformation,  consolidé  la  foi  chez  les  catholiques  aussi 
bien  que  chez  les  protestants?  Les  esprits  seraient-ils  allés  doucement  à 
l’indifférentisme?  l’avènement  du  voltairianisme  aurait-il  été  avancé  de  deux 
siècles?  Je  ne  le  pense  pas  : le  travail  latent  qui  s’opère  dans  l’intelligence 
commune  d’une  société,  aussi  bien  que  dans  le  cerveau  d’un  chacun,  n’était 
pas  assez  avancé  encore,  les  esprits  pas  mûrs  pour  une  telle  émancipation. 

II 


Après  l’attitude  de  l’Église  vis-à-vis  des  questions  de  dogme  et  des  questions 
de  morale  soulevées  par  les  réformateurs,  examinons  son  attitude  vis-à-vis  du 
mouvement  d’idées  qui  s’incarnait  dans  la  Renaissance. 

Ici  le  problème  devient  particulièrement  délicat.  Quel  a été  le  rôle  des 
humanistes  et,  d’une  manière  plus  générale,  le  rôle  de  la  Renaissance  dans  la 
crise  qui  a provoqué  la  Réforme  et  la  Contre-Réforme  ? Le  calviniste  Sismondi 
et  le  catholique  Cantù  s’arrêtent  à des  conclusions  analogues  : tous  deux  con- 
damnent la  Renaissance;  mais,  tandis  que  l’un  n’a  pas  assez  de  sarcasmes  pour 
la  société  sortie  de  la  Contre-Réforme,  l’autre  n’a  pas  assez  d’éloges  pour  elle  : 
d’après  lui,  « l’esprit  ravivé  du  christianisme  a combattu  l’effervescence  de  la 
chair  et  la  volupté  sensuelle3  ». 

Or  il  est  mathématiquement  démontré  que  la  Renaissance,  pour  peu  qu’elle 
s’imposât  certaines  réserves,  pouvait  vivre  en  paix  avec  l’Lglise  : nous  en  avons 
pour  preuve  l’attitude  prise  vis-à-vis  de  la  Renaissance  par  tant  de  pieux  pré- 
lats, — les  Sadolet,  les  Gasp.  Contarini,  les  Aleander,  les  Cervini,  — et  l’atti- 
tude prise  vis-à-vis  de  l’Lglise  par  tant  d’humanistes  célèbres,  — les  Pic  de  la 
Mirandole,  les  Marsile  Ficin,  les  Bembo.  Les  humanistes  n’étaient  pour  rien 
ni  dans  la  corruption  du  clergé,  ni  dans  la  dissolution  de  la  foi.  Ce  qui  le 
prouve  surabondamment,  c’est  que  l’Église,  dans  le  grand  retour  offensit 
qu’elle  prépara  à partir  de  Paul  IV,  ne  mit  en  cause  ni  les  humanités,  ni 
les  méthodes  d’éducation,  mais  bien  sa  propre  organisation  et  le  relâchement 
des  mœurs  chez  les  ecclésiastiques. 

1.  Essai  sur  l’esprit  et  l’influence  de  la  Réformation  de  Luther , p.  3oo,  Siy-Sao.  Paris,  1804.  — 
Je  reprendrai  la  question  de  l’influence  de  la  Réformation  sur  les  arts  dans  les  volumes  consa- 
crés à la  France  et  à l’Allemagne.  En  attendant,  le  lecteur  me  permettra  de  le  renvoyer  à mes 
Etudes  sur  l’histoire  de  la  Peinture  et  de  V Iconographie  chrétiennes  (p.  53-58),  où  j’ai  essayé  de 
résumer  le  débat. 

2.  Cantù,  t.  VIII,  p.  3 1 5-3 17,  492. 


36 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Décomposons  en  leurs  éléments  primordiaux  les  résolutions  prises  par  le 
Concile  de  Trente  au  cours  de  ses  longs  et  pénibles  travaux  : qu’y  trouvons- 
nous?  La  définition  des  dogmes  (mais  jamais  la  Renaissance  ne  s’était  attaquée 
à pareille  matière!),  puis  la  réforme  de  la  législation  et  de  la  discipline  ecclé- 
siastiques. A peine,  de  loin  en  loin,  un  anathème  lancé  contre  quelque  super- 
stition ou  quelque  abus  contemporain,  les  duels,  l’astrologie  judiciaire,  la 
nécromancie,  etc.  Quant  à l’antiquité,  elle  n’est  mise  en  cause,  et  encore  en 
passant,  qu’en  tant  que  fautrice  du  paganisme  et  de  la  raison  d’Etat1.  Bien 
plus,  la  lecture  des  auteurs  anciens  est  formellement  autorisée  (avec  quelques 
réserves  pour  les  enfants),  alors  que  la  lecture  des  traductions  de  l’Ancien 
Testament  est  interdite,  sauf  aux  hommes  doctes  et  pieux,  dûment  autorisés 
par  leur  évêque2.  La  déclaration  qui  précède  l’Index  dressé  par  le  Concile 
( 1 563)  est  aussi  catégorique  qu’on  peut  le  désirer  : « La  lecture  des  livres 
anciens  écrits  par  les  païens  est  permise,  eu  égard  à l’élégance  et  à la  propriété 
du  style;  on  ne  doit  toutefois  à aucun  prix  en  faire  l’explication  devant  les 
enfants3  ». 

Ce  n’étaient  pas  là  formules  vaines  : saint  Charles  Borromée  ne  se  plut-il  pas 
à instituer  des  discussions  sur  les  auteurs  profanes  et  sacrés,  discussions  dont 
les  Noctes  vaticame  rendent  un  éloquent  témoignagne4?  Sixte-Quint  ne 
déploya-t-il  pas  la  plus  vive  ardeur  pour  l’enrichissement  et  l’installation  de 
la  bibliothèque  du  Vatican? 

N’importe  : il  existe  une  nuance  entre  ces  efforts  et  ceux  d’un  Sixte  IV  ou 
d’un  Léon  X,  et  en  pareille  matière  les  nuances  sont  tout.  A l’Eglise  pleine 
d’indulgence  pour  les  écarts  de  la  poésie  avait  succédé  une  Église  ombrageuse 
et  inexorable,  l’Église  de  l’Inquisition.  La  Renaissance,  qui  vivait  de  tolérance 
et  de  désintéressement,  la  Renaissance,  cette  suprême  volupté  des  esprits  d’élite, 
devait  s’étioler  du  jour  où  elle  eut  à compter  avec  toutes  sortes  de  mesures 
restrictives.  Ces  fleurs  délicates,  ces  sensitives,  sont  ainsi  frites  : surveillez-les 
de  trop  près,  ôtez-leur  le  grand  air,  elles  meurent.  La  liberté  et  l’aisance 
incomparables  qui  caractérisent  le  xvL  siècle  disparaissent  sans  retour  : 
le  xvn1'  siècle  leur  substitue  la  précision,  la  rigueur  et  la  sécheresse.  Pour  me 
résumer,  je  dirai  que  le  rôle  de  la  Renaissance  finit  le  jour  où  l’Église,  après 
l’avoir  traitée  en  alliée,  commença  de  la  traiter  en  vassale. 

Est-ce  à dire  que  l’Eglise,  après  avoir  réussi  à comprimer  l’esprit  de  libre 
recherche,  qui  forme  une  des  laces  de  la  Renaissance,  n’ait  pas  profité  dans  une 
large  mesure  des  autres  ressources  que  ce  grand  mouvement  mettait  à son 

r.  « Ea  quæ  paganismum  redolent...  — quæ  ex  gentilium  placitis,  moribus,  exemplis,  tyran- 
nicam  politïam  fovent  et  quam  falso  vocant  rationem  status.  » (///  Indlcem  Lïbrorum  prohibi- 
toruin  Prafatio.) 

2.  Règles  III,  IV. 

3.  « Antiqui  vero  (libri)  ab  ethnicis  conscripti,  propter  sermonis  elegantiam  et  proprietatem, 
permittantur,  nulla  tamen  ratione  pueris  prælegendi  erunt.  » (Règle  VII.) 

q.  Ranke,  Gcs.  der  Pdbstc,  t.  I,  p.  210. 


L’EGLISE  ET  LA  RENAISSANCE. 


37 


service?  En  aucune  façon  : évitant  habilement  et  l’obscurantisme  d’un  Adrien  VI 
et  le  paganisme  d’un  Léon  X,  elle  accepta  pleine  d’empressement  tant  de 
merveilleuses  conquêtes  ajoutées  par  l’antiquité  à la  civilisation  moderne;  elle 
favorisa,  sans  scrupules  et  sans  crainte,  les  humanités,  les  études  historiques 
et  archéologiques  sur  le  monde  grec  ou  romain.  Dans  leurs  poésies  latines, 
Urbain  VIII  et  Léon  XIII  se  sont  montrés  les  émules  de  Bembo  ou  de  Muret. 
Et,  de  même,  les  fondations  du  xviiE  et  du  xix1'  siècle,  l’établissement  des 
musées  Pio-Clementino,  Chiaramonti,  Grégorien,  la  réorganisation  de  la 
Bibliothèque  et  des  Archives  du  Vatican  sous  le  souverain  pontife  actuel, 
forment,  à bien  des  égards,  le  pendant  des  efforts  tentés  par  les  grands  papes 
de  la  Renaissance. 

Il  y avait  néanmoins  dans  ce  grand  mouvement  qui  s’appelle  la  Renais- 
sance une  vertu  immanente  : ce  que  les  littérateurs  de  profession  avaient 
négligé  de  faire,  les  philosophes  et  les  savants  l’entreprirent.  Il  en  résulta  une 
modalité  particulière  à l’Italie,  quelque  chose  d’indépendant  du  catholicisme, 
aussi  bien  que  du  protestantisme,  et  comme  un  acheminement  — c’était  dans  la 
logique  des  faits  — vers  la  libre  pensée.  Ce  furent  des  Italiens,  principalement 
des  jurisconsultes,  qui  déterminèrent  l’évolution  particulière  de  la  Réforme 
connue  sous  le  nom  de  socinianisme  : niant  la  Trinité,  la  divinité  du  Christ  et 
d’autres  dogmes  fondamentaux,  auxquels  ni  Luther,  ni  Zwingle,  ni  Calvin 
n’avaient  touché,  ils  préparèrent  les  voies  au  rationalisme1.  Il  arriva  ainsi 
qu’au  début  du  siècle  suivant  l’Eglise  eut  à compter  avec  les  champions  de  la 
philosophie  bien  plus  qu’avec  ceux  de  la  Réformation,  et  que  ce  fut  parmi 
les  Giordano  Bruno  (f  1600),  les  Vanini  (-]-  1O19),  les  Campanella  (f  i63q), 
les  Galilée  (f  1642),  qu’elle  choisit  ses  martyrs. 

L’effort  tenté  par  la  Renaissance  n’a  donc  pas  été  perdu  pour  la  science.  Si 
l’Italie  n’a  pas  accueilli  avec  plus  d’ardeur  la  Réformation,  qui  ne  fut  jamais 
que  localisée  dans  quelques  villes,  c’est  que  son  instinct  lui  faisait  entrevoir 
des  horizons  infiniment  plus  étendus.  Autant  valait,  somme  toute,  s’en  tenir 
aux  enseignements  de  l’Église,  sauf  à poursuivre,  dans  une  sphère  distincte, 
les  plus  hardies  spéculations.  Tel  est  le  trait  qui  me  semble  se  dégager  du 
milieu  de  tant  de  luttes  et  de  contradictions. 

De  la  communauté  et  de  l’orthodoxie  des  croyances  que  l’Église  avait  pour 
mission  d’entretenir,  descendons  maintenant  à l’examen  du  sentiment  reli- 
gieux chez  les  individus;  étudions-en  l’intensité  et  les  effets;  attachons-nous 
aux  actes  qui  procèdent  de  la  foi  : tâche  délicate  s’il  en  fut,  car  comment 
scruter  les  consciences,  comment  distinguer  ce  qui  est  habitude  de  ce  qui 
est  élan  spontané? 

1.  Voy.  Quinet,  les  Révolutions  d’Italie,  p.  3q5.  — Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  VIII, 
p.  418. 


38 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


A en  croire  Sismondi,  la  religion  italienne,  « rendue  étrangère  à la  raison, 
à la  sensibilité,  à la  morale,  à la  conduite,  n’était  plus  qu’une  simple  habitude 
de  l’esprit,  qui  imposait  de  certaines  pratiques  et  proscrivait  de  certaines 
pensées  ».  Ailleurs  l’historien  des  Républiques  italiennes  déclare  que  les 
Italiens,  « après  avoir  admis  l’ensemble  des  dogmes  de  l’Église,  ne  les  regar- 
daient que  comme  ne  demandant  plus  ni  examen,  ni  étude,  qu’ils  signalaient 
leur  respect  pour  la  loi  en  évitant  d’y  penser  jamais1  ». 

Il  n’est  que  trop  certain  qu’en  Italie,  plus  peut-être  que  partout  ailleurs,  la 
dévotion  n’avait  pas  besoin  de  la  Casuistique  pour  s’accommoder  du  déchaîne- 
ment des  plus  détestables  passions.  Prenons,  pour  ne  pas  nous  écarter  du 
domaine  de  l’art,  Benvenuto  Cellini  : malgré  ses  forfaits,  l’on  ne  saurait  lui 
refuser  une  piété  sincère  et  fervente;  la  bonne  foi  qui  lui  permet  de  concilier 
ses  assassinats  avec  les  intérêts  de  la  foi  tient  du  miracle  : on  est  tenté  de 
le  considérer  comme  un  inconscient.  Même  élasticité  de  conscience  en  face 
du  suicide,  si  sévèrement  interdit  par  l’Église  : pendant  sa  détention  au  fort 
Saint-Ange,  il  se  demande  longuement  s’il  mettra  fin  ou  non  à ses  jours  et 
compose  en  cette  circonstance  une  de  ses  poésies  les  plus  émouvantes,  un 
dialogue  entre  son  âme  et  son  corps5. 

Ces  réserves  laites,  il  faut  reconnaître  que,  prise  dans  son  ensemble,  la 
société  italienne  de  la  Renaissance  était  foncièrement  croyante,  que  la  religion 
était  chez  elle  plus  qu’une  affaire  de  convention,  qu’elle  répondait  à un  besoin 
intime,  que  l’athéisme  n’y  comptait  que  de  rares  adeptes3.  Assurément  la  piété 
n’avait  plus  rien  d’austère  ni  d’ascétique,  sauf  dans  quelques  groupes  isolés, 
tels  que  celui  dont  Vittoria  Colonna  était  l’âme;  mais  l’esprit  de  charité,  déjà 
si  développé  en  Italie,  prit  une  nouvelle  extension,  la  vivacité  de  la  foi  et  le 
mysticisme  se  manifestèrent  par  d’innombrables  visions,  par  d’innombrables 
exemples  de  renonciation  au  monde,  d’innombrables  actes  d’humilité.  Même 

1.  Histoire  des  Républiques  italiennes  du  moyen  âge,  t.  XV,  p.  5.  Cf.  t.  XVI,  p.  1 65,  169.  — 
Ce  passage  est  à rapprocher  de  la  définition  des  opinions  de  Mgr  Dupanloup  donnée  par 
E.  Renan  : « Sa  critique  était  sûre  dans  les  limites  d’une  orthodoxie  dont  il  ne  discuta 
jamais  sérieusement  les  titres;  sa  placidité,  absolue.  » ( Souvenirs  d’enfance  et  de  jeunesse, 
p.  23 1.) 

2.  « Le  corps.  Hélas!  mes  esprits,  vous  êtes  abattus,  insensibles;  la  vie  vous  est  à charge. 
— L’esprit.  Si  tu  t’opposes  aux  volontés  du  ciel,  qui  nous  secondera?  qui  nous  protégera? 
Ah  ! laisse,  laisse-nous  chercher  une  existence  meilleure.  — Le  corps.  Ah  ! ne  partez  pas 
encore,  car  le  ciel  promet  que  vous  serez  plus  heureux  et  plus  tranquille  que  jamais.  - 
L’esprit.  Nous  resterons  quelques  instants  de  plus,  pourvu  que  le  Dieu  tout-puissant  t’accorde 
la  grâce  d’éviter  des  maux  plus  grands  que  ceux  que  tu  endures.  » (Ed.  Tassi,  t.  II,  p.  67.)  — 
Voy.,  sur  l’augmentation  du  nombre  des  suicides,  notre  tome  II,  p-  22.  Bandello  rapporte  à ce 
sujet  un  trait  qui  honore  singulièrement  l’évêque  de  Mantoue,  Louis  de  Gonzague  (f  i5ii)  : 
ne  pouvant  donner  la  sépulture  dans  son 'sanctuaire  à une  pauvre  jeune  fille  qui  s’était  noyée 
pour  ne  pas  survivre  à son  déshonneur,  il  résolut  de  l’ensevelir  dans  un  sarcophage  de  bronze 
qui  serait  placé  sur  une  colonne  de  la  place  de  Mantoue  ( Nouvelles , P.  I,  n°  vin). 

3.  « D’après  Montaigne,  le  menu  peuple  était,  sans  comparaison,  plus  dévot  en  France  qu’à 
Rome,  mais  les  riches  et  notamment  les  courtisans  un  peu  moins.  » ( Voyage , édit.  d’Ancona, 
P.  3 1 3 . ) 


LE  SENTIMENT  RELIGIEUX. 


39 


dans  une  ville  riche  et  active  telle  que  Florence,  que  de  trésors  de  piété 
encore  au  temps  du  siège  de  i52q! 

Chez  les  artistes,  — puisque  c’est  d’eux  que  nous  avons  spécialement  à nous 
occuper  ici,  — les  exemples  de  la  charité  ou  de  la  ferveur  abondent.  Le  nom 
de  Michel-Ange  est  synonyme  de  la  plus  haute  piété.  Un  de  ses  compatriotes, 
le  peintre  Sogliani,  ne  se  distinguait  pas  moins  par  l’intensité  du  sentiment 
religieux,  de  même  que  le  peintre  siennois  Beccafumi,  « qui  fuyait  le  monde 
peut-être  plus  qu’il  ne  convenait  ».  Chez  le  Garofalo,  la  loi  se  mêlait  aux  pra- 
tiques d’une  dévotion  quelque  peu  étroite;  ayant  perdu  un  œil,  et  menacé  de 
perdre  l’autre,  il  fit  vœu  de  ne  plus  s’habiller  que  de  gris.  Il  faut  admirer 
davantage  l’ardeur  avec  laquelle  ce  maître  consacra,  vingt  années  durant,  tous 
les  jours  de  fête  à orner  gratuitement  de  fresques 
et  de  tableaux  le  monastère  des  religieuses  de 
Saint-Bernardin  à Ferrare.  Combien  aussi  est  tou- 
chant ce  pèlerinage  entrepris  par  Jean  d’Udine,  à 
Rome,  à l’occasion  du  jubilé  de  i55o!  Il  partit  à 
pied  du  Frioul,  en  costume  de  pauvre  pèlerin, 
incognito,  confondu  parmi  le  menu  peuple  et  tai- 
sant l’impossible  pour  se  dérober  aux  hommages 
auxquels  l’exposait  sa  renommée.  Le  grand  archi- 
tecte véronais  Michèle  san  Micheli,  sans  pousser 
aussi  loin  l’humilité,  associait  la  religion  à tous 
ses  travaux.  Jamais,  le  matin,  il  ne  prit  en  main  le 
compas  ou  l’équerre  avant  d’avoir  dévotement 
assisté  à la  messe;  jamais  il  n’entreprit  aucun  ouvrage  important  sans  avoir 
tait  chanter  solennellement  la  messe  du  Saint-Esprit  ou  celle  de  la  Vierge. 

III 

Cette  enquête,  que  l’on  aurait  pu  croire  étrangère  à notre  sujet,  était  néces- 
saire pour  élucider  deux  points  qui  sont  de  la  dernière  conséquence  : quelle 
attitude  l’Eglise  prit-elle  vis-à-vis  de  l’art  après  la  révolte  de  Luther  et  dans 
quelle  mesure  le  sentiment  religieux  inspira-t-il  désormais  les  œuvres  d’art  ? 

En  ce  qui  touche  le  premier  point,  il  est  facile  de  constater  que,  longtemps 
encore,  l’Eglise  suivit  les  errements  traditionnels.  Abstraction  faite  du  Fla- 
mand Adrien  VI,  le  dernier  étranger  qui  soit  monté  sur  le  trône  de  saint 
Pierre,  les  Papes  depuis  Clément  VII  jusqu’à  Marcel  II,  c’est-à-dire  pendant 
près  d’un  tiers  de  siècle,  prodiguèrent  aux  artistes  l’argent,  les  honneurs, 
les  encouragements  de  toute  nature,  et  ils  furent  imités  en  cela  par  les  prélats, 
les  chefs  des  ordres  religieux,  le  clergé  séculier.  L’exemple  d’un  artiste  aussi 
éminent  que  Bernardino  Luini,  qui  travailla  presque  exclusivement  pour  les 


Saint  Charles  Borromée. 
D'après  line  médaille  italienne 
anonyme. 


4° 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


communautés  de  moines  ou  de  nonnes,  prouve  que  l’on  pouvait  à la  rigueur 
se  passer  des  grands  de  ce  monde. 

La  simplicité  qui  s’introduisit  dans  le  train  de  maison  des  prélats1  ne  nuisit 
en  rien  à la  magnificence  du  culte  : rien  ne  paraissait  assez  riche  pour  les 
sanctuaires.  Saint  Charles,  un  des  premiers,  fit  l’impossible  pour  rétablir  la 
décence  dans  les  églises,  qui,  dépourvues  de  cloches,  de  confessionnaux,  de 

chaires  et  d’ornements,  ressem- 


blaient plutôt  à des  tavernes. 
La  religion,  on  ne  saurait  le 
contester,  continua  d’inspirer 
l’immense  majorité  des  œuvres 
d’art.  Les  particuliers  rivalisaient 
d’ardeur  avec  les  corporations 
religieuses  pour  orner  les  édifices 
sacrés,  pour  y laisser  une  marque 
de  leur  dévotion  en  même  temps 
que  de  leur  libéralité. 

Mais  ici  encore,  de  même  que 
vis-à-vis  de  la  littérature  et  de 


Les  Ornements  religieux  au  xvi”  siècle. 
Croix  italienne  en  or  émaillé. 
(Ancienne  collection  Spitzer.) 


la  science,  l’attitude  de  l’Église 
s’est  modifiée,  peut-être  sous  la 
pression  de  l’opinion  publique. 
Depuis  longtemps,  les  fidèles 
protestaient  contre  les  licences 
dont  les  artistes  se  rendaient 
coupables  dans  leurs  composi- 
tions religieuses;  l’abus  des  nu- 
dités choquait  autant  que  l’in- 
terprétation même,  souvent  si 
peu  conforme  à l’esprit  évangé- 
lique. Dès  i5q5,  l'Arétin,  quelque  indigne  qu’il  fut’,  se  faisait  l’interprète 
du  sentiment  général  lorsqu’il  écrivit  à Michel-Ange  son  étonnante  lettre 
sur  le  Jugement  dernier.  Il  réprouve  en  tant  que  chrétien  («  corne  bat- 
tezzato  »)  la  licence  avec  laquelle  ont  été  exprimées  « les  pensées  qui  se 
rattachent  à la  fin  à laquelle  aspire  notre  très  vraie  croyance  »,  et  stigma- 
tise son  « impietà  di  irreligione  ».  « Quel  scandale,  ajoute-t-il,  qu’une  telle 

1.  J. -F.  Bonorao,  l’auxiliaire  de  saint  Charles,  défendit  aux  évêques  d’avoir  des  rideaux  et 
des  tapis  à fleurs,  une  table  somptueuse,  des  meubles  élégants,  de  la  vaisselle  d’argent,  avec 
laquelle  ils  pourraient  nourrir  les  pauvres  (Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  VIII,  p.  q.52,  q.56). 

2.  N’est-ce  pas  le  même  Arétin,  si  sévère  pour  les  autres,  qui,  ayant  vu  à Pérouse,  sur  une 
place  publique,  une  Sainte-Madeleine  tendant  les  bras  vers  le  Christ  dans  l’attitude  de  la  dou- 
leur, alla  de  nuit  peindre  un  luth  que  la  sainte  paraissait  tenir  entre  ses  mains?  (Ginguené, 
Histoire  littéraire  d’Italie,  t.  VI,  p.  2q3.) 


» 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


v 


Le  Jugement  dernier  (fragment)  par  Michel -Ange.  (Chapelle  Sixtine.) 


4 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


œuvre  ait  pris  place  dans  le  plus  grand  temple  de  Dieu,  sur  le  premier  autel 
de  Jésus,  dans  la  plus  grande  chapelle  du  monde,  où  les  grands  cardinaux, 
les  vénérables  prêtres,  le  vicaire  du  Christ  contemplent  et  adorent  son  corps,  son 
sang  et  sa  chair  au  milieu  de  cérémonies  catholiques,  de  rites  sacrés  et  d’orai- 
sons divines!  Vous  avez  représenté,  ajoute-t-il,  les  anges  et  les  saints,  les  uns 
sans  aucune  honnêteté  terrestre,  les  autres  privés  de  tout  ornement  céleste. 
Les  Gentils  mêmes,  en  sculptant,  je  ne  dis  pas  une  Diane  vêtue,  mais  une 
Vénus  nue,  lui  font  cacher  avec  la  main  les  parties  qui  ne  doivent  pas  être 
découvertes.  Votre  manière  de  procéder  conviendrait  à un  bain  voluptueux, 
non  à un  chœur  souverain'  ». 

De  telles  protestations  n’étaient  pas  isolées,  il  s’en  faut.  En  1649,  un  catho- 
lique zélé  de  Florence  stigmatisait  ses  compatriotes  Michel-Ange  comme  fau- 
teur de  luthéranisme  et  Bandinelli  comme  fauteur  d’impudicité1 2 3 *. 

Les  Papes  finirent  par  donner  satisfaction  à ces  scrupules.  Paul  IV  fit  enlever 
des  églises  les  statues  et  les  tableaux  qui  choquaient.  Saint  Pie  V fit  trans- 
porter au  Capitole  une  partie  des  statues  des  dieux  qui  ornaient  le  Belvédère 
et  donna  bon  nombre  d’autres  à des  princes  étrangers,  notamment  aux 
Médicis'5. 

Le  Concile  de  Trente  ne  pouvait  manquer  d’intervenir  dans  le  débat  : s’en 
tenant  aux  généralités  et  laissant  aux  écrivains  spéciaux  le  soin  d’édicter  un 
code  d’iconographie  sacrée,  il  imposa  aux  évêques  le  devoir  de  veiller  sur  les 
images  et  de  décider  selon  les  espèces  '. 

Dès  i56q,  Andrea  Gilli  de  Fabriano,  dans  son  Dicilogo  degli  Errori  dei 
Pittori,  développa  les  maximes  posées  par  le  Concile.  Il  discuta  notamment 
la  valeur  morale  et  religieuse  des  fresques  du  Vatican.  Dans  son  De  Pichiris  et 

1 . Gaye,  Carteggio,  t.  II,  p.  332-335. 

2.  « On  a découvert  à Santo-Spirito  une  Pictà  envoyée  à cette  église  par  un  Florentin,  et  l’on 
disait  qu’elle  avait  pour  auteur  l’inventeur  des  ordures,  irréprochable  pour  l’art,  non  pour  la 
dévotion,  Michel- Ange  Buonarroti.  Tous  les  peintres  et  sculpteurs  modernes  imitent  de  pareils 
caprices  luthériens;  011  ne  peint  ou  ne  sculpte  aujourd’hui  dans  les  saintes  églises  que  des 
figures  propres  à ruiner  la  foi  et  la  dévotion;  mais  j’espère  qu’un  jour  Dieu  enverra  ses  saints 
pour  renverser  de  pareilles  idolâtries...  Le  19  mars  i5q9,  on  a découvert  à Santa-Maria  del 
Fiore  d’indécentes  et  sales  figures  en  marbre  de  la  main  de  Baccio  Bandinelli,  à savoir  Adam 
et  lève.  La  ville  entière  l’en  a grandement  blâmé  et  avec  lui  le  duc,  pour  avoir  souffert  une 
pareille  chose  dans  une  cathédrale,  devant  l’autel,  là  où  l’on  place  le  Saint  Sacrement.  » 
(Gaye,  Carteggio,  t.  II,  p.  5oo.) 

3.  Ranke,  Geschichte  der  Papste , t.  I,  p.  198. 

q.  Voir  l’ouvrage,  quelque  peu  optimiste,  de  M.  Dejob  : De  V Influence  du  Concile  de  Trente 
sur  la  littérature  et  les  beaux-arts  che^  les  peuples  catholiques.  Paris,  1 884 , p.  m,  2,55,  321  et  suiv. 
- Après  avoir  proclamé  l’utilité  des  images,  les  Pères  ajoutent  : « Omnis  porro  superstitio 
in  sanctorum  invocatione,  reliquiarunt  veneratione,  imaginum  sacro  usu  tollatur;  omnis  turpis 
quæstus  eliminetur,  omnis  denique  lascivia  vitetur,  it  uta  procaci  venustate  imagines  non 

pingancur,  nec  ornentur Hæc  ut  fidelius  observentur,  statuit  saneta  synodus  nernini  licere, 

ullo  in  loco  vel  ecclesia  etiarn  quomodolibet  exempta,  ullam  insolitam  ponere  vel  ponendam 
curare  imaginent,  nisi  ab  cpiscopo  approbata  fuerit.  » (Labbe,  Sacro-sancta  Concilia,  t.  XX, 
p.  171-172;  xxv"  session.) 


Les  Noces  de  Cana,  par  Paul  Véronèse.  (Musée  du  Louvre.) 


44 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Imaginibus  sacris  (1670),  Molanus  (Jean  Valider  Meulen)  étendit  encore  ces 
proscriptions.  Enfin  le  Discorso  intorno  aile  Imagini  sacre  ci  profane  (i582), 
composé  ou  inspiré  par  le  cardinal-archevêque  de  Bologne,  Gabr.  Paleotti, 
appuya  la  réforme  imposée  par  le  Concile  de  toute  l’autorité  de  la  situation 
occupée  par  l’auteur1. 

Le  résultat  tut  que,  -si  les  scènes  prolanes,  mythologiques  ou  autres,  purent 
se  développer  tranquillement,  comme  par  le  passé,  même  sur  les  parois  du 
Vatican,  en  revanche,  pour  les  sujets  religieux,  l’Eglise  restreignit  l’emploi  du 
nu  et  imposa  une  interprétation  plus  normale,  plus  décente,  des  Ecritures. 
Nous  en  avons  pour  preuve  l’ordre  donné  par  le  pape  Paul  IV  de  cacher  la 
nudité  de  certains  acteurs  du  Jugement  dernier  de  Michel-Ange,  ou  encore  la 
comparution  de  Paul  Véronèse  devant  le  tribunal  de  l’Inquisition  au  sujet 
des  licences  qu’il  s’était  permises  dans  une  de  ses  Saintes  Cènes2. 

1.  Dejob,  De  Y Influence  du  Concile  de  Trente,  p.  24.3-2.54. 

2.  Il  me  paraît  utile  de  reproduire  du  moins  les  principaux  passages  de  cet  interrogatoire  si 
curieux  : « Ce  jour  de  samedi,  18  du  mois  de  juillet  1 57-3,  appelé  au  Saint-Office  par  le  tribunal 
sacré,  Paul  Caliari  Véronais,  demeurant  en  la  paroisse  de  Saint-Samuel,  et  interrogé  sur  ses 
nom  et  prénoms,  a répondu  comme  ci-dessus.  — Avez-vous  connaissance  des  raisons  sur  les- 
quelles vous  avez  été  appelé?  — Je  pense  que  c’est  au  sujet  de  ce  qui  m’a  été  dit  par  les 
Révérends  Pères,  ou  plutôt  par  le  prieur  du  couvent  des  Saints-Jean-et-Paul,  prieur  de  qui 
j’ignorais  le  nom,  lequel  m’a  déclaré  qu’il  était  venu  ici,  et  que  Vos  Seigneuries  Illustrissimes 
lui  avaient  commandé  de  devoir  faire  exécuter  dans  le  tableau  une  Madeleine  au  lieu  d’un 
chien,  et  je  lui  répondis  que  fort  volontiers  je  ferais  tout  ce  qu’il  faudrait  faire  pour  mon 
honneur  et  l’honneur  du  tableau  ; mais  que  je  ne  comprenais  pas  que  cette  figure  de  la  Made- 
leine pût  bien  faire  ici,  et  cela  pour  beaucoup  de  raisons  que  je  dirai  aussitôt  qu'il  me  sera 

donné  occasion  de  les  dire — Dans  cette  Cène  de  Notre-Seigneur,  avez-vous  peint  des 

gens?...  — D’abord  le  maître  de  l’hôtellerie,  Simon,  puis,  au-dessous  de  lui,  un  écuyer  tran- 
chant, que  j’ai  supposé  être  venu  là  pour  son  plaisir  et  voir  comment  vont  les  choses  à la  table. 
Il  y a beaucoup  d’autres  figures  que  je  ne  me  rappelle  d’ailleurs  point,  vu  qu’il  y a déjà  long- 
temps que  j’ai  fait  ce  tableau....  — Que  signifie  la  figure  de  celui  à qui  le  sang  sort  par  le  nez? 
— C’est  un  serviteur  qu’un  accident  quelconque  fait  saigner  du  nez.  — Que  signifient  ces  gens 
armés  et  habillés  à la  mode  d’Allemagne,  tenant  une  hallebarde  à la  main?  — Il  est  ici  néces- 
saire que  je  dise  une  vingtaine  de  paroles Nous  autres  peintres,  nous  prenons  de  ces  licences 

que  prennent  les  poètes  et  les  fous,  et  j’ai  représenté  ces  hallcbardiers,  l’un  buvant,  l’autre 
mangeant  au  bas  d’un  escalier,  tout  prêts  d’ailleurs  à s’acquitter  de  leur  service,  car  il  me 
parut  convenable  et  possible  que  le  maître  de  la  maison,  riche  et  magnifique,  selon  ce  qu’on 
m’a  dit,  dût  avoir  de  tels  serviteurs — Quelles  sont,  vraiment,  les  personnes  que  vous  ad- 

mettez avoir  été  à cette  Cène?  — Je  crois  qu’il  n’y  eut  que  le  Christ  et  ses  apôtres;  mais  lorsque, 
dans  un  tableau,  il  me  reste  un  peu  d’espace,  je  l’orne  de  figures  d’invention.  — Est-ce  quel- 
que personne  qui  vous  a commandé  de  peindre  des  Allemands,  des  bouffons  et  autres  pareilles 
figures  dans  ce  tableau?  — Non.  Mais  il  me  fut  donné  commission  de  l’orner  selon  que  je 
penserais  convenable;  or  il  est  grand  et  peut  contenir  beaucoup  de  figures.  — Est-ce  que  les 
ornements  que  vous,  peintre,  avez  coutume  de  faire  dans  les  tableaux,  ne  doivent  pas  être  en 
convenance  et  en  rapport  direct  avec  le  sujet,  ou  bien  sont-ils  ainsi  laissés  à votre  fantaisie, 
sans  discrétion  aucune  et  sans  raison?  — Je  fais  des  peintures  avec  toutes  les  considérations 
qui  sont  propres  à mon  esprit  et  selon  qu’il  les  entend.  — Est-ce  qu’il  vous  paraît  convenable, 
dans  la  dernière  Cène  de  Notre-Seigneur,  de  représenter  des  bouffons,  des  Allemands  ivres, 
des  nains  et  autres  niaiseries?  — Mais  non.  — Pourquoi  lavez-vous  donc  ftit?  — Je  l’ai  fait 
en  supposant  que  ces  gens  sont  en  dehors  du  lieu  où  se  passe  la  Cène.  — Ne  savez-vous  pas 
qu’en  Allemagne  et  autres  lieux  infestés  d’hérésie  ils  ont  coutume,  avec  leurs  peintures  pleines 


LE  SENTIMENT  RELIGIEUX. 


45 


Le  choix  des  sujets  ne  se  ressent  pas  moins  de  ce  grand  mouvement  de 
concentration  et  de  defense.  Les  Jugements  derniers,  comme  proscrits  pendant 
l’Age  d’Or,  à l’exception  de  celui  de  la  cathédrale  d’Orvieto  (t.  II,  p.  92), 
reprennent  faveur.  A côté  du  chef-d’œuvre  de  Michel-Ange,  nous  voyons  naître 
la  Trinité  ou  le  Jugement  dernier  de  Charles-Qiiint,  par  le  Titien  (musée  de 
Madrid),  le  Jugement  dernier  de  Palma  le  jeune  (Salle  du  Scrutin,  au  palais  des 
Doges),  celui  du  Tin- 
toret  (salle  du  Grand- 
Conseil,  au  même  pa- 
lais), pour  ne  point 
parler  de  la  composition 
gravée  par  Reverdino. 

Ces  scènes  alternent 
avec  les  Triomphes  de  la 
Religion  (Garofalo,  le 
Titien,  etc.),  ou  avec 
des  images  de  dévotion, 
pieuses  du  moins  quant 
à l’intention1. 

de  niaiseries,  d’avilir  et  de 
tourner  en  ridicule  les  choses 
de  la  sainte  Église  catholique, 
pour  enseigner  la  fausse  doc- 
trine aux  gens  ignorants  ou 
dépourvus  de  bon  sens?  — Je 
conviens  que  c’est  mal;  mais 
je  reviens  à dire  ce  que  j’ai 
dit,  que  c’est  un  devoir  pour 
moi  de  suivre  les  exemples 

que  mont  donnés  mes  mai-  Statue  de  Moïse  (fragment),  par  Michel-Ange. 

tres-  Qu  ont  donc  fait  vos  (Basilique  de  Saint-Pierre-ès-Liens  à Rome.) 

maîtres?  Des  choses  pareilles 

peut-être?  Michel-Ange,  a Rome,  dans  la  chapelle  du  pape,  a représenté  Notre-Seigneur, 
sa  mère,  saint  Jean,  saint  Pierre  et  la  cour  céleste,  et  il  a représenté  nus  tous  les  personnages, 
voirè  la  Vierge  Marie,  et  dans  des  attitudes  diverses  que  la  plus  grande  religion  n’a  pas 
inspirées.  Ne  savez-vous  donc  pas  qu’en  représentant  le  Jugement  dernier,  pour  lequel  il 
ne  faut  point  supposer  de  vêtements,  il  n’y  avait  pas  lieu  d’en  peindre?  Mais  dans  ces  figures 
qu  V a-t-il  qui  ne  soit  pas  inspiré  de  l’Esprit-Saint?  11  n’y  a ni  bouffons,  ni  chiens,  ni  armes, 
m autres  plaisanteries.  Vous  paraît-il  donc,  d’après  ceci  ou  cela,  avoir  bien  fait  en  ayant  peint 
de  la  sorte  votre  tableau,  et  voulez-vous  prouver  qu’il  soit  bien  et  décent?  — Non,  Très  Illustres 
Seigneurs,  je  ne  prétends  point  le  prouver;  mais  j’avais  pensé  ne  point  mal  faire.  Je  n’avais 
point  pris  tant  de  choses  en  considération.  J’avais  été  loin  d’imaginer  un  si  grand  désordre, 
d autant  que  j ai  mis  ces  bouffons  en  dehors  du  lieu  oii  se  trouve  Notre-Seigneur.  — Ces 
choses  étant  dites,  les  juges  ont  prononcé  que  le  susdit  Paul  serait  tenu  de  corriger  et  d’amender 
son  tableau  dans  l’espace  de  trois  mois  à dater  du  jour  de  la  réprimande,  et  cela  selon  l’arbitre 
et  la  décision  du  tribunal  sacré,  et  le  tout  aux  dépens  dudit  Paul.  » (Armand  Baschet,  Paul 
Verouèse  devant  le  Saint-Office.  Orléans,  1880.) 

1.  La  liste  des  sujets  représentés  dans  la  Salle  royale  en  dit  long  à cet  égard.  En  procédant 


46 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


En  résumé,  tandis  que  de  ce  côté-ci  des  monts  la  Réformation  eut  pour 
résultat  de  supprimer,  ou  peu  s’en  faut,  l’art  religieux,  en  Italie,  tout  en  met- 
tant un  frein  à la  licence  des  artistes,  la  Contre-Réformation  provoqua  comme 
un  redoublement  d’activité.  Sollicitude  tardive  : les  encouragements  les  plus 
ardents,  pas  plus  que  des  précautions  en  somme  salutaires,  ne  pouvaient 
rendre  la  vie  à une  Ecole  qui  mourait  de  sa  belle  mort. 

Dans  quelle  mesure  enfin  le  sentiment  religieux  continua-t-il  à inspirer,  à 
vivifier  et  à réchauffer  les  œuvres  d’art  pendant  la  période  comprise  entre  la 
mort  de  Raphaël  et  la  mort  du  Tintoret,  telle  est  la  dernière  question  qui 
s’impose  à notre  examen.  Est-il  nécessaire  de  déclarer,  avant  de  pousser  plus 
loin,  que  l’interprétation  ingénieuse  d’un  sujet,  une  variation  brillante  sur  un 
thème,  ne  nous  suffisent  pas?  Nous  cherchons  derrière  la  mise  en  œuvre  la 
conviction  et  la  raison  d’être,  cette  conviction  qui  éclate  dans  tant  d’humbles 
Madones  du  « quattrocento  » et  qui  fait  si  complètement  défaut  aux  spirituels 
ou  pompeux  tableaux  de  sainteté  du  xviiE  siècle. 

Chrétien,  Michel-Ange  l’était  dans  le  choix  des  sujets.  L’était-il  dans  leur 
interprétation  ? Ce  culte  de  la  forme,  cette  prédilection  pour  des  corps  d’athlètes, 
répondent-ils  aux  données  spiritualistes  du  christianisme?  Et  tout  d’abord, 
l’art  chrétien  par  excellence  a été  la  peinture;  or  Michel-Ange  n’a  cessé  de 
donner  le  pas  à la  sculpture;  bien  plus,  il  a déclaré  que,  plus  la  sculpture  se 
rapprochait  de  la  peinture,  plus  elle  était  mauvaise,  et  plus  la  peinture  se  rap- 
prochait de  la  sculpture,  plus  elle  était  parfaite.  Voilà  donc  un  premier  anta- 
gonisme. 

D’autre  part,  la  glorification  de  la  Vierge  et  de  l’Enfant  Jésus  ne  joue  qu’un 
rôle  accessoire  dans  l’art  de  Michel-Ange  : le  grand  artiste  et  le  grand  penseur 
florentin  se  sentait  plus  porté  par  son  tour  d’esprit  et  par  les  prédications  de 
Savonarole  à l’interprétation  des  scènes  de  l’Ancien  Testament,  ou  encore  des 
scènes  de  l’Apocalypse,  qu’à  ces  fraîches  et  gracieuses  idylles  dont  Marie  et 
son  Fils  fournissaient  alors  le  trop  commode  prétexte.  Tout  au  plus,  dans  un 
œuvre  aussi  colossal,  compte-t-on  quelque  sept  ou  huit  Madones,  entre  statues, 
bas-reliefs  et  peintures. 

Devant  les  fresques  du  plafond  de  la  Sixtine  on  se  persuade  que,  pareil  à 
Moïse,  Michel-Ange  a séjourné  sur  le  mont  Sinaï  et  qu’il  s’est  entretenu  avec 

dans  l’ordre  chronologique  des  événements  nous  rencontrons  : Luitprand  signant  le  diplôme 
qui  maintient  au  Saint-Siège  la  donation  faite  par  Aripert  ; Pépin  offrant  au  pape  la  province  de 
Bénévent;  Charlemagne  signant  le  diplôme  qui  assure  au  Saint-Siège  ses  possessions  tempo- 
relles; Othon  T1  restituant  à Agapit  II  les  provinces  usurpées;  Grégoire  VII  et  Henri  IV; 
Alexandre  III  et  Frédéric  Barberousse;  Innocent  III  et  Pierre  d’Aragon;  Grégoire  IX  et 
Frédéric  II;  le  Retour  de  Grégoire  XI  d’Avignon  à Rome;  la  Mort  de  l’amiral  Coligny;  la 
Saint-Barthélemy;  Charles  IX  de  France  faisant  enregistrer  au  Parlement  la  mort  de  Coligny. 
Les  fresques  de  la  Salle  des  cartes  géographiques,  exécutées  sous  Grégoire  XIII,  ne  sont  pas 
moins  édifiantes. 


LE  SENTIMENT  RELIGIEUX. 


47 


Jéhovah.  En  lui,  pas  plus  que  chez  le  législateur  du  peuple  d’Israël,  nulle 
trace  de  sentimentalisme  : ils  sont  tous  deux  les  interprètes  d’un  Dieu  sévère, 
implacable;  devant  leurs  ar- 
rêts sans  appel  l’humanité  n’a 
qu’à  s’incliner  et  à trembler. 

Rien,  à mon  avis,  ne  jure 
davantage  avec  la  poésie  du 
christianisme,  qui  nous  mon- 
tre bien,  et  trop  souvent 
peut-être,  le  spectacle  de  la 
douleur,  mais  qui  le  tempère 
sans  cesse  par  celui  de  la 
tendresse.  Les  fresques  de 
la  Sixtine,  au  contraire, 
évoquent  l’idée  d’une  fata- 
lité  inexorable;  c’est  une 
force  de  la  nature,  quelque 
chose  comme  le  destin,  le 
« fatum  » antique,  et  non 
une  divinité  équitable,  bien- 
veillante, qui  semble  présider 
aux  origines  du  monde,  à la 
création  de  nos  premiers  pa- 
rents, à leur  châtiment,  aux 
épreuves  de  la  race  humaine 
pendant  le  déluge. 

Pour  traduire  les  senti- 
ments de  résignation,  de 
mansuétude,  de  sérénité,  qui 
tonnent  le  fond  des  ensei- 
gnements du  Christ,  il  fal- 
lait une  nature  tendre  et  clé— 
giaque,  telle  que  Raphaël, 
ou,  dans  une  certaine  me- 
sure, Léonard.  Michel-Ange, 
avec  ses  emportements  ter- 
ribles et  sa  sombre  poésie,  est 
au  contraire  le  prophète  du 
Dieu  de  colère  que  célèbre 

l’Ancien  Testament,  le  Jéhovah  des  Hébreux.  Puis,  tout  à coup,  par  un 
brusque  revirement,  l’artiste  s’indigne  contre  cette  divinité  qui  a tait  notre 
race  si  misérable,  et  se  prend  d’admiration  pour  le  courage  de  ceux  qui  ont  eu 


Sainte  Catherine,  par  Andrea  del  Sarto. 
(Cathédrale  de  Pise.) 


48 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


l’audace  de  la  braver,  les  Anges  rebelles , Prométhée,  et  ces  figures  surhumaines 
du  Jour  et  du  Crépuscule,  héritières  des  Titans  antiques.  — Son  indépendance 
vis-à-vis  de  l’iconographie  chrétienne,  ce  besoin  de  la  refaire  pour  son 
compte,  en  supprimant  les  attributs  consacrés  par  la  vénération  des  fidèles, 
ne  peignent  pas  moins  fidèlement  ses  révoltes  intimes. 

L’homme,  chez  Michel-Ange,  se  rendait-il  compte  des  tendances  de  l’ar- 
tiste? J’en  doute  toutes  les  lois  que  je  relis  ses  poésies,  toutes  les  fois  que  j’y 
vois  éclater  sa  toi  dans  la  mansuétude  divine,  dans  la  rédemption.  Un  de  ses 
derniers  sonnets,  le  lxivc  («  Giunto  è già  il  corso  délia  vita  mia  »),  nous 
le  montre  n’espérant  plus  que  dans  la  miséricorde  de  celui  qui  mourut  sur  la 
croix  : « Sur  un  esquif  fragile,  au  travers  d’une  mer  orageuse,  le  cours  de  ma 
vie  est  déjà  parvenu  à ce  port  commun  où  l’on  va  rendre  un  compte  sévère 
de  toute  œuvre  mauvaise  et  bonne.  — En  sorte  que  je  connais  combien  elle 
était  chargée  d’erreurs  cette  amoureuse  fantaisie  qui  se  fit  de  l’art  une  idole 
et  un  tyran,  car  tout  ce  que  l’homme  désire  ici-bas  est  erreur.  — Que  vont 
devenir  mes  pensées  amoureuses,  frivoles  et  joyeuses,  maintenant  que  j’ap- 
proche de  deux  morts,  l’une  certaine,  l’autre  qui  me  menace?  — Ni  la  pein- 
ture, ni  la  sculpture,  ne  charmeront  plus  l’âme  tournée  vers  cet  amour  divin 
qui  ouvrit  ses  bras  sur  la  croix  pour  nous  recevoir.  ;> 

Mais  est-ce  donc  la  seule  et  unique  lois  que  nous  voyons  un  artiste  s’ignorer 
lui-même  et  servir,  sans  le  savoir,  d’interprète,  de  voix  populaire,  à sa  nation 
et  à son  siècle  ? 

Par  suite  de  leur  sécheresse  de  cœur,  plus  encore  que  par  suite  de  l’invasion 
des  souvenirs  païens,  les  Ecoles  florentine  et  romaine,  Andrea  del  Sarto  tout 
comme  (nies  Romain,  ne  réussirent  plus,  après  la  disparition  de  Raphaël,  à 
donner  aux  ouvrages  religieux  une  note  émue.  La  Transfiguration  peinte  par 
le  Rosso  dérouta  jusqu’à  son  contemporain  Vasari  : n’y  voyait-on  pas  des 
Maures,  des  Bohémiens  et  « les  choses  les  plus  extraordinaires  » ! 

Le  Cortège,  artiste  aussi  exquis  que  fantaisiste,  n’avait  pas  la  puissance  de 
conviction  nécessaire  pour  traduire  les  aspirations  d’un  peuple  de  croyants. 
Qu’y-a-t-il  de  chrétien  dans  ses  peintures?  peut-être  le  geste,  d’une  tendresse 
si  touchante,  par  lequel  sainte  Madeleine  approche  sa  joue  de  l’Enfant  Jésus, 
ou  encore  la  ferveur  de  saint  Jérôme. 

Mieux  partagée  que  l’Ecole  florentine,  l’Ecole  milanaise  nous  offre  en  abon- 
dance les  pages  les  plus  nobles  et  les  plus  touchantes.  Le  pur  et  suave  Bernar- 
dino  Luini  (et  un  peu  plus  tard,  le  trop  doux  Gaudenzio  Ferrari)  apporte 
dans  l’interprétation  des  sujets  religieux  une  sincérité  et  un  amour  qui  lui 
assurent  l’admiration  de  tous  les  croyants.  Nature  émue  plutôt  que  forte, 
portée  aux  impressions  tendres  et  sereines,  Luini  est  fait  pour  toucher  et  pour 
ravir,  non  pour  saisir  et  terrifier.  C’est  dans  le  domaine  des  scènes  calmes  et 


La  Madone  de  Saint-Georges,  par  le  Corrège.  (Musee  de  Dresde.) 


E.  Müntz — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


5o 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


idylliques,  c’est  dans  la  peinture  de  la  résignation  ou  de  l’extase  qu’il  excelle, 
tout  comme  Léonard.  Ne  lui  demandez  ni  profondeur,  ni  grands  efforts  d’élo- 
quence, ni  pathétique  : ces  hautes  visées  sont  étrangères  à ce  génie  tortuné. 
Quelle  sérénité  dans  ses  beaux  Christs  blonds,  ou  dans  ses  martyres,  si  heu- 
reuses de  leur  sacrifice!  Quelle  tendresse  chez  la  mère  contemplant  son  enfant, 
quelle  flamme  d’enthousiasme  chez  les  rois  mages  adorant  le  Sauveur  du 
monde  ! 

Venons-en  à l’Ecole  vénitienne.  L’auteur  d’un  très  distingué  essai  sur  les 
artistes  de  cette  École  affirme  que  « ce  qu’ils  peignent  de  préférence,  c’est  la 

beauté,  la  grâce,  la  jeunesse,  les 
joies  faciles  de  la  vie,  les  épaules 
et  la  poitrine  nues  des  princesses, 
les  Vénus  éclatantes,  les  empe- 
reurs triomphants,  les  Danaé  qui 
vendent  le  plaisir  même  à Jupi- 
ter, les  festins  splendides,  les 
concerts  enchantés.  11  n’y  a jamais 
pour  eux  de  femmes  trop  sou- 
riantes, de  chairs  trop  émues, 
d’étoffes  trop  riches,  de  bijoux 
trop  brillants.  Même  dans  les 
scènes  religieuses,  ce  n’est  point 
seulement  à l’âme,  c’est  aussi  aux 
yeux  qu’ils  s’efforcent  de  parler. 
C’est  le  Dîner  d’ Emma-iis,  ce  sont 
les  Noces  de  Cana  qu’ils  repré- 
sentent, plutôt  que  les  Madeleines 
éplorées  ou  le  Christ  vengeur.  Us 
font  du  christianisme  une  mythologie  gracieuse,  au  lieu  d’en  faire  le  poème 
infini  de  la  consolation  mystérieuse  des  âmes  tendres  et  des  cœurs  blessés1  ». 

Assurément,  dans  cette  cité  opulente,  les  tendances  profanes  ne  l’emportent 
que  trop  souvent  dans  l’art  religieux.  Mais,  en  regard,  combien  de  chaudes  et 
pathétiques  évocations  de  la  vie  du  Christ,  de  sa  mère,  des  saints!  Que  de 
cordes  le  seul  Titien  n’a-t-il  pas  fait  vibrer!  Il  montre  tour  à tour  : la  Vierge 
heureuse,  caressant  l’Enfant  Jésus,  la  Vierge  regardant  l’enfant  qui  joue  avec 
un  lapin,  la  Vierge  recevant  l’hommage  de  la  famille  Pesaro  ou  montant  au 
ciel,  le  Christ  et  le  Centenier;  puis  d’émouvantes  scènes  de  la  Passion,  — 
le  Couronnement  d’épines , — la  Mise  au  tombeau,  — les  Disciples  d’Emmaüs, 
— ou  encore  l’ Assomption  de  la  Vierge,  — le  Martyre  de  saint  Pierre,  — - le 
Triomphe  de  la  Foi. 


i.  A.  Bouillier,  l’Art  vénitien,  p.  55-56. 


LE  SENTIMENT  RELIGIEUX. 


5i 


Prenons  Y Assomption  de  la  Vierge;  quelle  puissante  et  sublime  apothéose! 
Les  trésors  de  loi  accumulés  pendant  les  longs  siècles  du  moyen  âge  y parais- 
sent à la  lumière,  mais  décuplés,  transfigurés  par  un  prodigieux  génie.  Le 
dessinateur  ici  égale  le  coloriste.  Tout  est  mouvement  et  élan  : emportés  par 
leur  enthousiasme,  les  corps  des  apôtres  semblent  prendre  leur  vol  vers  les 
régions  célestes.  Quant  aux  gestes,  les  artistes  les  plus  pathétiques,  Raphaël, 
dans  la  Messe  de  Bol  séné  ou 
les  cartons  de  tapisseries, 
n’auraient  pas  su  leur  don- 
ner plus  d’éloquence.  Et 
avec  quel  art  incomparable 
les  figures  ne  sont-elles 
pas  associées  les  unes  aux 
autres,  de  manière,  non 
seulement  qu’aucune  dis- 
sonance ne  se  produise 
dans  ce  concert,  mais  en- 
core de  manière  qu’au- 
cune note  n’y  reste  sans 
concourir  à l’effet  d’en- 
semble ! A ce  groupe  ter- 
restre des  apôtres,  qui 
forme  une  masse  si  com- 
pacte et  cependant  si  ani- 
mée et  si  claire,  le  Titien, 
par  un  de  ces  artifices 
dont  seul  les  plus  grands 
maîtres  ont  eu  le  secret, 
a opposé  la  légèreté  et  la 
transparence  du  groupe 
aérien,  composé  de  la  Vierge  et  d’un  chœur  d’anges.  Que  Marie  est  belle 
et  touchante  avec  son  visage  inondé  de  bonheur,  ses  bras  tendus  vers  les 
cieux,  ses  draperies  soulevées  par  le  vent  et  qui  semblent  l’entraîner  vers 
les  sphères  supérieures!  La  Vierge  de  Murillo  semble  bien  pâle  à côté  de 
cette  création  aussi  robuste  que  généreuse,  si  pleine  de  vie  et  de  santé. 
Les  anges  qui  l’entourent  n’ont  rien  à envier,  pour  la  grâce  et  la  variété 
des  attitudes,  à ceux  qui  occupent  le  sommet  de  la  Dispute  du  Saint- 
Sacrement. 

Une  telle  page  n’est  pas  seulement  peinte  avec  le  cerveau,  elle  l’est  aussi 
avec  le  cœur.  L’inspiration  ne  se  soutient  pas  d’un  bout  à l’autre  d’une  aussi 
vaste  composition  sans  que  l’artiste  soit  obligé  de  mettre  en  action  toutes  les 
forces  de  son  être,  tout  ce  qu’il  sent,  tout  ce  qu’il  aime,  tout  ce  qu’il  croit.  Je 


I.a  Vierge  de  l’Assomption  (fragment),  par  le  Titien. 
(Académie  de  Venise.) 


52 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


ne  sache  pas  de  plus  éloquent  argument  à opposer  à ceux  qui  prétendent  que 
l’École  vénitienne  n’a  jamais  connu  que  la  frivolité. 

Non  moins  pathétique  est  la  Mise  au  tombeau  du  Louvre  (peinte  vers 
i52ü).  La  composition  est  aussi  concrète  que  saisissante.  Pas  un  trait  n’y  est 
perdu;  l’action  se  développe  avec  une  concision,  une  vivacité,  une  logique  et 
une  éloquence  dont  rien  n’approche.  Non,  je  ne  crains  pas  de  le  déclarer, 
même  la  Mise  au  tombeau  et  le  Portement  de  croix  de  Raphaël  ont  quelque  chose 
d’artificiel  comparés  à cette  douleur  poignante:  la  multiplicité  des  figures  et 
des  détails  y affaiblit  l’impression,  tandis  que  le  Titien,  grâce  à la  magie  de  sa 
palette,  fond  tous  les  accessoires  comme  dans  un  creuset,  pour  en  tirer  l’alliage 
le  pi  us  homogène,  le  pl  us  dense,  le  plus  brillant  qui  se  puisse  imaginer. 

Qui  ne  connaît  ce  drame  si  simple  et  si  éloquent  : à droite,  trois  disciples 
portant  le  corps  du  supplicié,  ce  corps  qui  s’abandonne,  comme  dans  la  Pietà 
de  Michel-Ange;  à gauche,  la  Vierge  éplorée,  les  mains  jointes,  soutenue 
par  sainte  Marie-Madeleine,  dont  les  cheveux  dénoués  flottent  au  vent.  Ce 
qui  rend  la  scène  si  éloquente,  c’est  l’extrême  conviction  qui  y éclate;  on  la 
croirait  prise  sur  le  vif;  les  porteurs  sont  plongés  dans  la  douleur  la  plus 
profonde;  ils  veillent  néanmoins  avec  un  soin  anxieux  à ne  pas  meurtrir  le 
cadavre.  Quant  à la  Vierge  et  à sa  compagne,  tout  entières  à l’affliction,  elles 
forment  avec  le  premier  groupe  le  contraste  le  plus  pathétique.  Le  coloris, 
aux  tons  sombres  et  profonds,  s’harmonise  merveilleusement  avec  l’action.  Le 
ciel  enfin,  voilé,  sinistre,  couvert  d’épais  nuages,  semble  s’associer  au  deuil 
de  l’humanité.  Quelle  illustration  de  ce  verset  des  Évangiles  : « Depuis  la 
sixième  heure  jusqu’à  la  neuvième  les  ténèbres  se  répandirent  sur  l’univers 
entier.  Le  voile  du  temple  se  déchira;  la  terre  trembla  et  les  rochers  s’en- 
tr’ouvrirent  ». 

Non,  tout  noble  sentiment  n’était  pas  éteint  dans  le  cœur  d’une  nation 
dont  un  des  fils  savait  atteindre  à de  telles  hauteurs,  et  la  Renaissance,  quoi 
qu’on  ait  pu  dire,  n’avait  pas  glacé  toute  inspiration  généreuse. 


Médaille  de  ViUoria  Colonna. 
Par  un  anonyme. 


Étude  pour  l’Assomption  de  la  Vierge,  par  le  Titien.  (Musée  du  Louvr: 


Modèles  de  broderie  du  xvi”  siècle. 

(La  « vera  Perfettione  del  Disegno  ».  Venise  iScjr.) 


CHAPITRE  III 


LES  MŒURS  ET  l’aRT.  — LA  MORALE  ET  LA  VIRTUOSITÉ. 


e sentiment  national  ou  le  sentiment  religieux,  les 
vertus  publiques  ou  les  croyances,  ont  pour  pendant  la 
culture  même  de  la  nation  italienne,  j’entends  la  vie 
de  famille,  les  relations  de  société,  les  conventions  de 
toute  sorte,  aussi  nombreuses  alors  que  de  nos  jours 
(et  ce  n’est  pas  peu  dire),  en  un  mot  les  mœurs,  sou- 
vent plus  puissantes  que  les  institutions  ou  les  dogmes. 

Le  tableau  qui  s’offre  à nous  de  prime  abord  n’est  pas  des  plus  brillants. 
Parmi  les  familles  souveraines,  à peine  une  qui  ne  se  déchire  pas  de  ses  propres 
mains.  Ce  ne  sont  qu’intrigues  ou  conspirations  des  parents  les  uns  contre 
les  autres,  tragédies  domestiques  : le  cardinal  Farnèse  trompant  son  grand- 
père,  le  pape  Paul  III,  au  profit  de  Charles-Quint  et  provoquant  chez  le  vieil- 
lard b accès  de  colère  qui  causa  sa  mort;  Niccolo  Orsini  faisant  jeter  dans  les 
fers  son  propre  père;  Marc-Ant.  Colonna,  le  héros  de  Lépante,  dénonçant  le 
sien  au  roi  d’Espagne  et  à l’Inquisition!  Que  d’attentats  dans  la  seule  maison 
de  Médicis  : ce  pseudo-bouffon  de  Lorenzino  feignant  la  folie,  comme  le  pre- 
mier Brutus,  pour  préparer  plus  commodément  l’assassinat  de  son  cousin 


54 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Alexandre;  Pierre  de  Médicis  (1554-1604),  tuant  sa  femme  Eléonore  de 
Tolède;  Garcia,  tuant  son  frère  le  cardinal  Jean  ( 1 502),  et  Cosme  I"r, 
tuant,  affirme-t-on,  son  fils  Garcia! 

Certes,  si  nous  nous  reportons  au  moyen  âge,  nous  trouvons  plus  d’un 
exemple  de  trahisons  ou  de  tragédies  de  cette  nature.  L’empereur  Frédéric  II 
- pour  ne  citer  que  lui  — n’avait-il  pas  eu  à combattre  la  révolte  de  son  fils 
Henri  et  son  beau-père  Jean  de  Brienne?  Mais  le  moyen  âge  avait  pour  excuse 
la  rudesse  des  mœurs.  Au  xvT  siècle  au  contraire,  l’excès  de  la  férocité  ne 
tranche  que  davantage  sur  l’excès  du  raffinement,  sur  cette  politesse  exquise, 
ce  parfum  de  souveraine  distinction. 

Tout  en  mettant  hors  de  cause  la  Renaissance,  tout  en  la  déchargeant  de 
n’importe  quelle  responsabilité  dans  la  corruption  publique,  il  faut  reconnaître 
qu’elle  a été  impuissante  â modérer  les  passions  individuelles. 

Vis-à-vis  des  crimes  commis  par  tant  d’autres  familles,  par  les  Farnèse  à 
Parme,  par  les  Accolti  à Ancône,  par  les  Baglione,  race  maudite,  à Pérouse, 
par  les  Caraffa,  neveux  du  pape  Paul  IV,  à Rome,  par  Napoléon  Orsini,  le 
fameux  abbé  de  Farfa  et  le  non  moins  fameux  chef  de  brigands,  dans  les  envi- 
rons de  la  Ville  éternelle,  011  chercherait  également  en  vain  quelque  explication 
plausible  dans  le  mouvement  général  des  idées  ou  des  mœurs.  Ce  sont  des 
manifestations  isolées,  auxquelles  la  férocité  native  et  aussi  la  folie  ont  eu 
la  part  principale. 

Parmi  les  nombreux  agents  qui  interviennent  dans  cette  éclipse  du  sens 
moral,  essayons  de  démêler  les  principaux,  en  nous  gardant  bien  de  confondre 
les  causes  avec  les  effets.  Les  révolutions  politiques  d’une  part,  l’invasion 
étrangère  de  l’autre,  et  les  corollaires  qui  en  étaient  inséparables,  le  manque 
de  stabilité  et  de  sécurité,  le  contact  avec  les  Espagnols,  tels  furent  à coup  sûr 
les  germes  de  démoralisation  les  plus  pernicieux.  Cette  agitation  et  cette  incer- 
titude incessantes  ne  pouvaient  que  surexciter  les  instincts  de  préservation 
individuelle.  Sur  un  navire  qui  sombre,  au  milieu  de  l’affolement  général, 
chacun  songe  d’abord  à soi.  Le  relâchement  du  sentiment  religieux  est  éga- 
lement pour  quelque  chose  dans  cette  perversion  de  tous  les  principes  de  justice 
et  de  fraternité.  Mais  n’a-t-on  pas  exagéré  son  rôle  ? Ne  voyons-nous  pas  des 
spadassins  tels  que  Cellini  animés  des  sentiments  de  la  dévotion  la  plus  pro- 
fonde ? Il  faut,  si  je  ne  m’abuse,  creuser  davantage  et  descendre  aux  sources 
mêmes  : nous  aurons  à enregistrer  d’abord  les  progrès  du  bien-être,  que 
l’oppression  étrangère  fût  longtemps  impuissante  à restreindre;  puis,  à sa 
suite,  les  conséquences  qui  découlent  de  la  facilité  de  l’existence  : le  sentiment 
de  l’indépendance  personnelle,  le  culte  des  jouissances  de  toutes  sortes,  l’oubli 
ou  le  dédain  des  solidarités  nationales  ou  sociales,  en  un  mot  l’individua- 
lisme avec  ses  manifestations  les  plus  fâcheuses.  Il  serait  facile  de  montrer  par 
mille  exemples  que  partout  la  richesse  engendre  d’innombrables  vices, 
l’égoïsme,  l’épicurisme  et  la  frivolité. 


LA  MORALE  ET  LES  ARTISTES. 


OD 


Qui  ne  s’aperçoit  que  le  développement  des  lacultés  créatrices  et  le  raffine- 
ment du  goût  sont  en  raison  même  de  la  surexcitation  de  toutes  les  passions? 
Ce  n’est  point  dans  une  société  bourgeoise  que  naissent  les  fleurs  les  plus 
rares  de  l’esprit.  Il  faut,  pour  enflammer  l’imagination  de  l’artiste,  autre  chose 
que  le  spectacle  de  vertus  domestiques  et  d’existences  placides.  Mais  la  réci- 
proque est-elle  vraie,  et  peut-on  affirmer  qu’un  milieu  agité  engendre  fata- 
lement des  œuvres  supérieures,  vivantes,  inspirées?  Nous  pouvons  sans  hésiter 
répondre  par  la  négative. 

Trop  souvent  tant  de 
luttes  et  de  souffrances 
n’aboutissent  à aucune 
production  intellectuelle 
de  quelque  portée.  Aussi 
la  postérité,  dont  l’intérêt 
ou  le  plaisir  est  unique- 
ment à considérer  ici,  ne 
peut-elle  que  se  féliciter 
de  ces  rencontres  fécon- 
des auxquelles  elle  doit 
quelques-unes  de  ses  plus 
hautes  jouissances1. 

La  fréquentation  des 
artistes,  la  condescen- 
dance pour  leurs  caprices, 
le  spectacle  de  l’impunité 
dont  ils  jouissaient,  même 
pour  des  crimes  de  droit 
commun,  ne  pouvaient 
que  contribuer  à affaiblir 
les  vertus  bourgeoises2. 

Et  de  même  que  petits  et  grands  se  courbent  devant  l’artiste  supérieur,  de 
même  chacun  tremble  devant  l’écrivain  à la  mode.  Mais  ce  n’est  plus  l’ad- 
miration qui  est  en  jeu  ici,  c’est  tout  ensemble  la  gloriole  et  la  crainte 
du  ridicule. 

Les  triomphes  de  l’Arétin  nous  apprennent  quelle  était  dès  lors  la  puissance 

1.  Si  l’on  a pu  dire,  avec  un  semblant  de  raison  (M.  Mallarmé,  apud  Nordau,  Dégénérescence, 
t.  I,  p.  184),  que  le  monde  est  fait  pour  aboutir  à un  beau  livre,  il  faut  aussi  reconnaître  que 
ce  livre  ne  saurait  être  beau  qu’autant  qu’il  s’appuie  sur  un  fonds  d’aspirations  généreuses, 
qu’autant  qu’il  reflète  l’état  d’âme  d’une  société  véritablement  digne  de  sympathie. 

2.  L'opinion  qui  tend  à prévaloir,  c’est  qu’il  y a une  morale  spéciale  pour  les  hommes  de 
talent;  les  lois  faites  pour  le  commun  des  mortels  ne  leur  sont  pas  applicables.  Ils  se  donnent 
eux-mêmes  pour  des  êtres  à part,  pour  quelque  chose  de  plus  que  des  hommes.  Cellini  ne 
déclare-t-il  pas  que,  de  ses  pareils,  c’est  à peine  si  l’on  en  voit  un  dans  l’univers  entier  : « delli 


56 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  la  presse  : baisé  au  Iront  par  le  pape  dans  une  <;  interview  » fameuse,  adulé 
par  les  potentats  de  l’Europe  entière,  et  jusque  par  Henri  VIII  d’Angleterre, 
ce  maître  chanteur  prélève,  tant  d’années  durant,  le  plus  fructueux  tribut  sur 
tous  ceux  qui  comptent  avec  l’opinion  publique1. 

Prise  dans  son  ensemble,  la  société  italienne  avait  été  jusqu’alors  une 
société  essentiellement  bourgeoise.  La  noblesse  ne  levait  que  de  loin  en  loin 
la  tète  : à Naples,  à Rome,  à Milan,  ou  dans  les  villes  de  montagnes;  mais  là 
même  elle  n’avait  pas  le  monopole  du  métier  des  armes.  Partout  ailleurs  elle 
était  confondue  dans  la  masse  de  la  population,  alors  toutefois  qu’elle  n’était 
pas  exclue  des  charges  publiques  ou  même  proscrite.  Tout  cela  changea 
comme  par  un  coup  de  théâtre.  Désormais  chacun  voulut  jouer  au  grand 
seigneur2,  frire  figure,  exceller  dans  le  maniement  des  armes,  se  signaler 
comme  un  sportsman  accompli,  un  tireur  de  première  force  : les  savants. 
Cardan  en  tête,  n’eurent  rien  à envier  à cet  égard  aux  artistes.  Aussi,  à côté 
de  spadassins  avérés,  tels  que  l’orfèvre  Firenzuola,  Benvenuto  Cellini  et 
Leone  Leoni,  rencontrons-nous  une  longue  série  de  iaux  monnayeurs  - 
Vincenzo  Bianchini,  Giacomo  Balduccio,  l’orfèvre  Tobia  da  Camerino,  peut- 
être  aussi  Leone  Leoni''  — ou  de  malfaiteurs  vulgaires  : le  graveur  Antonio 
de  Trente,  qui  vola  au  Parmesan  ses  planches  gravées  et  ses  dessins;  le  peintre 

pari  mio  ne  andava  forse  un  per  mondo  ».  Le  public  partage  cette  manière  de  voir.  Paul  III 
affirme  publiquement  que  les  hommes  uniques  dans  leur  profession,  tels  que  Cellini,  ne  doivent 
pas  être  soumis  aux  lois  : « non  hanno  da  esser  obbligati  aile  leggi  ».  L’Arétin  proclame,  lui 
aussi,  au  sujet  de  Leone  Leoni,  ce  principe  que  le  pardon  doit  être  accordé  à ceux  dont  le 
mérite  surpasse  le  crime,  et  qu’il  suffit  dans  ce  cas  de  les  punir  par  des  admonestations  : « il 
perdono  de  andare  innanzi,  quando  la  virtù  dell’  accusato  è maggiore  del  vizio;  e basta  punirlo 
con  le  ammonizioni  ».  (Lettere  pittoriclie,  édit.  Ticozzi,  t.  I,  p.  5qi.)  Dans  la  biographie  du 
Pontormo,  Vasari  proclame  de  son  côté  l’absolue  indépendance  de  l’artiste.  « Celui-ci,  déclare- 
t-il,  est  libre  de  travailler  pour  qui  lui  plaît  et  quand  bon  lui  semble;  s’il  fait  du  tort  à quel- 
qu’un, ce  n’est  qu’à  lui-même.  » Il  recommande  en  outre  la  vie  solitaire  comme  favorable  à 
l’étude.  « Lors  même,  ajoute-t-il,  qu’il  en  serait  autrement,  on  ne  doit  pas  blâmer  celui  qui, 
sans  offenser  Dieu  ni  le  prochain,  vit  à sa  guise  et  de  la  façon  qui  convient  à son  caractère.  » 

1.  Il  s’en  défendait  avec  autant  d’esprit  que  d’audace  : « Quand  les  satrapes  m’attaquent  le 
plus  en  m’adressant  le  reproche  que  parfois  j’élève  les  princes  jusqu’au  ciel  et  que  d’autres  fois 
je  les  précipite  dans  l’abîme;  quand  ils  m’accusent  alors  de  juger  comme  un  sot,  eux  qui  du 
juge  n’ont  que  la  loquacité,  répondcz-leur  que  moi,  Pierre  l’Arétin,  quand  je  les  blâme,  je  leur 
montre  ce  qu’ils  sont,  et  que  quand  je  les  loue,  je  leur  enseigne  ce  qu’ils  devraient  être.  (Voy. 
Plon,  Leone  Leoni , p.  22.) 

2.  Le  recueil  de  Vasari  abonde  en  anecdotes  édifiantes.  Ici  c’est  l’architecte  Ant.  da  San 
Gallo,  qui  souffre  de  s’entendre  tutoyer  en  public  par  son  cousin  Aristotele.  Là  c’est  le 
sculpteur  Alfonso  Lombardi,  qui,  fort  beau  et  d’apparence  juvénile,  porte  au  cou,  aux  bras  et  sur 
ses  vêtements  des  ornements  d’or  et  d’autres  « frascherie  »,  qui  le  font  ressembler  à un  cour- 
tisan dissolu  et  frivole  plutôt  qu’a  un  artiste  avide  de  gloire. 

3.  Molinier,  Venise.  — Plon,  Benvenuto  Cellini , p.  2.5.  — Archivio  storico  âelVArte,  1. 1,  p.  23. 
— Disons,  à la  décharge  des  artistes  italiens,  que  leurs  confrères  du  Nord  fixés  en  Italie 
n’avaient  rien  à leur  envier  : ils  étaient  plus  belliqueux  encore  si  possible,  pour  ne  point  parler 
d’une  infinité  d’autres  péchés  véniels,  parmi  lesquels  l’ivrognerie  était  le  moindre.  Voy.  les 
publications  de  Bertolotti  : Artisti francesi  a Routa,  — Artisti  bclgi  ed  olandesi  a Routa. 


LA  MORALE  ET  LES  ARTISTES. 


■T 


Girolamo  Magagni,  qui  se  rendit  coupable  d’un  délit  analogue  envers  son 
maître  le  Sodoma  ; le  sculpteur  siennois  Bartolommeo  Gallo,  qui  tua  un  de 
ses  confrères1,  et  tant  d’autres.  Non  moins  longue  est  la  liste  de  ceux  qui, 
pour  s’enrichir  plus  vite,  recoururent  à l’alchimie,  à la  nécromancie,  à la 
magie,  et  autres  sciences  occultes.  Il  suffît  de  rappeler  les  noms  de  Zo- 
roastre,  l’élève  de  Léonard  de  Vinci,  de  Silvio  Cosini,  de  B.  Cellini  et  de  Rus- 
tici,  qui  entreprirent  tous  deux  des  expériences  sur  la  congélation  du  mercure. 

Un  enseignement  se  dégage  de  ce  spectacle  : c’est  qu’il  n’est  pas  bon 
qu’une  nation  entière  s’occupe  exclusivement  des  choses  de  l’esprit.  Elle  y 
risque  de  se  détacher  des  occupations  plus  terre  à terre,  des  efforts  plus 
humbles,  qui  sont  la  loi  de  l’humanité,  de  ces  tâches  sans  l’accomplissement 
desquelles  toute  société  devient  artificielle,  et  par  conséquent  malsaine.  Dans 
cette  pénétration  réciproque  ou  dans  ce  jeu  de  bascule  des  instincts  et  des 
obligations,  il  faut,  pour  obtenir  une  équation  vivante  et  féconde,  un  rapport 
si  juste  et  si  délicat,  que  le  moindre  changement  de  poids  ou  de  mesure 
suffit  pour  faire  dévier  des  générations  entières.  C’est  à quelque  disproportion 
de  cette  nature  que  la  Renaissance  a dû  de  devenir  à la  fois  si  voluptueuse 
et  si  cruelle;  plus  vicieuse,  sinon  aussi  frivole  que  le  xvme  siècle. 

C’est  au  même  courant,  à ce  courant  aristocratique  (l’aristocratie  du  talent 
aussi  bien  que  celle  de  la  fortune),  qu’il  convient  de  rapporter  un  sentiment 
qui  acquit  vers  ce  moment  une  grande  intensité  et  ht  d’innombrables  vic- 
times : je  veux  parler  du  point  d’honneur.  La  violence  des  passions  avait  de 
tout  temps  caractérisé  les  Italiens,  et  la  multiplicité  des  crimes  commis  dans 
une  explosion  de  colère  ne  distingue  en  aucune  façon  la  Renaissance  du 
moyen  âge2 3.  Ce  qui  est  nouveau,  ce  sont  les  progrès  de  la  susceptibilité  et 
l’exagération  de  l’amour-propre.  Aux  vertus  publiques  ou  privées,  â ces  vertus 
que  recommande  la  morale  et  que  réclame  impérieusement  l’organisation 
sociale,  à l’équité,  à la  charité,  se  substitua  un  sentiment  assurément  des  plus 
nobles,  mais  que  toutes  sortes  de  préjugés  firent  rapidement  dévier,  l’hon- 
neur, « le  cruel  honneur,  qui,  d’après  la  définition  de  Stendhal,  remplace  la 
vertu  des  républiques,  et  n’est  qu’un  vil  mélange  de  vanité  et  de  courage"  ». 
Nul  doute  que  le  contact  avec  nos  compatriotes  d’une  part,  les  Espagnols 
de  l’autre,  n’ait  réveillé  sur  ce  point  et  surexcité  l’amour-propre  italien.  La 

1.  Gaye,  Carteggio,  t.  II,  p.  33p.  Un  autre  artiste  siennois,  Giaoomo  Pacchiarotti,  prit  part  a 
toutes  les  rixes  qui  signalèrent  cette  époque  agitée;  à chaque  instant  il  était  condamné  à la 
prison  ou  à l’exil. 

2.  Dans  la  maison  des  Médicis,  la  plupart  des  assassinats  qui  signalèrent  le  règne  de  Cosme  I'  ' 
lurent  dus  a des  explosions  de  colère  (voy.  ci-dessus,  p.  53-5q).  C’est  ainsi  que  Cosme  poi- 
gnarda de  sa  main  son  camérier  Almeni  ; un  fils  de  Cosme,  François,  expédia  de  même, 
“ proprio  pugno  »,  dans  l’autre  monde  une  magicienne  juive,  tandis  que  le  gendre  de  Cosme. 
le  duc  de  Bracciano,  étrangla  sa  femme  Isabelle. 

3.  Histoire  de  la  peinture  en  Italie,  nouv.  édit.,  p.  iô. 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


58 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


notion  de  l’honneur,  telle  que  la  concevait  le  xvie  siècle,  diffère  essentielle- 
ment de  l’esprit  chevaleresque  propre  au  moyen  âge.  Elle  se  rapportait, 
d’après  Sismondi,  aux  préjugés  suivants  : délicatesse  exagérée  sur  la  répu- 
tation des  femmes  et  sur  la  valeur  des  hommes,  religion  de  la  vengeance1. 
On  croyait  reconnaître,  ajoute  Sismondi,  une  grande  âme  à la  constance  des 
ressentiments,  et  à l’art  avec  lequel  elle  gardait  sa  rancune,  la  laissant  éclater 
tout  à coup,  afin  de  causer  une  douleur  plus  amère  à l’offenseur. 

On  a appelé  la  vengeance  « un  composé  d’une  idée  de  justice  et  d’un 
commencement  de  colère2  ».  Dans  ce  siècle,  où  les  juges  étaient  si  lents  ou 
si  partiaux3,  chacun  cherchait  à se  faire  justice  soi-même.  Benvenuto  Cellini, 
en  sacrifiant  ses  adversaires  à ses  haines  et  à ses  rancunes,  ne  manquait  pas 
de  proclamer  avec  emphase  que  « la  puissance  de  Dieu  ne  laisse  aucun 
homme  impuni,  quel  que  soit  son  rang,  s’il  fait  du  tort  aux  innocents4 5  ». 

Plus  odieux  encore  que  les  assassinats  de  Cellini,  qui  du  moins  attaquait 
en  face,  étaient  les  crimes  préparés  patiemment,  à tète  reposée,  en  quelque 
sorte  avec  amour  : l’emploi  de  poisons,  de  sicaires3;  les  Umiliats  attentant 
à la  vie  de  saint  Charles  Borromée,  qui  venait  de  faire  supprimer  leur  congré- 
gation, ou  encore  ce  Muzio  Colonna  achetant  pour  Ooo  ducats,  de  celui  qui 
l’avait  pris,  son  ennemi  Amico  d’Ascoli,  afin  de  le  tuer  de  sang-froid6. 

J’ouvre  ici  une  parenthèse  pour  demander  si  l’on  a eu  raison  d’incriminer 
la  Renaissance  dans  ce  déchaînement  de  la  plus  détestable  passion.  Est-il  rien 
qui  sente  moins  l’éducation,  c’est-à-dire  l’humanisme?  Ce  qui  achève  de 
prouver  que  la  Renaissance  est  absolument  étrangère  à cette  dépravation  de 
la  notion  du  droit  qui  s’appelle  l’esprit  de  vengeance,  c’est  que,  de  nos  jours 
encore,  c’est  dans  les  parties  qui  ont  le  moins  subi  l’influence  classique,  je 
veux  parler  de  la  Romagne  et  de  la  Corse,  que  la  « vendetta  » sévit  avec 
le  plus  d’intensité. 

Non  moins  que  par  leur  violence,  les  Italiens  se  faisaient  craindre  en  tous 
lieux  par  leur  perfidie,  leur  duplicité,  leurs  intrigues.  C’était  la  conséquence 
fatale,  d’une  part,  de  leur  décadence  politique  (voy.  p.  10),  de  l’autre  du 
sentiment  de  plus  en  plus  prononcé  de  la  valeur  personnelle  et  de  l’indivi- 
dualisme. Tout  caractère  bien  trempé,  tout  esprit  subtil  s’efforça  d’imposer 
sa  volonté  aux  natures  moins  bien  douées;  celles-ci,  à leur  tour,  se  dédom- 
mageaient par  l’envie  et  la  calomnie. 

Particulièrement  odieuse  était  la  médisance  qui  régnait  dans  les  milieux 

i.  Histoire  des  Républiques  italiennes,  t.  XVI,  p.  446  et  suiv. 

1.  Ibid.,  t.  XVI,  p.  4.54. 

.3.  Sur  l’éclipse  de  l’idée  du  droit,  voir  les  judicieuses  observations  d’Edgar  Quinet  : Révo- 
lutions d'Italie  (p.  25o-252). 

4.  Édition  Tassi,  t.  II,  p.  3i  1. 

5.  En  1.556,  une  loi  fut  promulguée  a Florence  contre  les  sicaires  ou  « bravi  ». 

6.  Sismondi,  t.  XVI,  p.  62. 


LA  MORALE  ET  LES  ARTISTES. 


5q 


florentins  : elle  se  rattachait  intimement  au  développement  des  facultés  cri- 
tiques. Le  sculpteur  Baccio  Bandinelli  conquit  en  cet  art  la  plus  déplorable 
célébrité.  Ses  confrères  et  compatriotes,  Salviati,  Solosmeo,  Battista  del  Tasso, 
Jacone,  ne  valaient  guère  mieux.  Michel-Ange  lui-même  ne  savait  pas  retenir 
un  bon  ou  plutôt  un  méchant  mot  ; ses  impertinences  firent  fortune. 

Mais  les  artistes  florentins  ne  se  contentaient  pas  d’abuser  de  la  causticité 
et  du  dénigrement  : leur  malignité  se  traduisait  en  manoeuvres  de  toutes 
sortes.  Tantôt  c’étaient  les  preuves  si  manifestes  de  mauvaise  volonté  pro- 
diguées par  Andrea  del  Sarto  à son  élève  Pontormo;  tantôt  la  coalition 
formée  par  les  peintres  florentins  pour  empêcher  Vasari,  à la  veille  de  l’entrée 
de  Charles-Quint,  de  trouver  ne  fut-ce  qu’un  seul  auxiliaire  pour  achever  les 
travaux  qui  lui  avaient  été  confiés  en  vue  de  cette  solennité.  Les  artistes  fixés 
à Bologne  n’avaient  rien  à envier  sous  ce  rapport  à leurs  confrères  florentins  : 
Bart.  da  Bagnacavallo,  Amico  Aspertini,  Gir.  da  Codignola,  Inn.  d’Imola  se 
jalousaient  et  se  haïssaient  mortellement. 

Nous  avons  fait  la  part  de  la  dépravation  et  de  la  criminalité.  En  statisti- 
ciens impartiaux,  opposons  maintenant  à tant  de  manifestations  de  la  vanité, 
de  la  cupidité,  de  l’esprit  de  vengeance,  de  la  dissolution  sous  toutes  ses 
formes,  le  spectacle  d’existences  calmes,  honnêtes,  désintéressées,  dignes  d’être 
recommandées  comme  modèles.  Le  monde  artiste,  malgré  ses  tendances 
fâcheuses,  encouragées  par  l’engouement  public,  nous  offre  à profusion  les 
exemples  que  nous  cherchons. 

A Florence  même,  quoique  ce  milieu  lût  tout  particulièrement  corrompu, 
les  natures  véritablement  sympathiques  formaient  pour  le  moins  une  impo- 
sante minorité  : le  sculpteur  Rustici,  aussi  sage  que  bon,  le  peintre  Pon- 
tormo, aussi  modeste  et  désintéressé  que  fantasque,  Vasari,  la  bienveillance 
personnifiée,  ont  droit  à toute  notre  estime,  de  même  que  l’architecte  Battista 
da  San  Gallo,  qui  légua  toute  sa  fortune  à une  confrérie  de  Rome,  à charge 
de  faire  imprimer  un  Vitruve  qu’il  avait  enrichi  de  notes.  Arrêtons-nous  un 
instant  devant  cet  original  de  Pontormo  : sa  vie  abonde  en  traits  touchants 
autant  que  bizarres  : invité  par  Cosme  de  Médicis  à fixer  la  rémunération  qui 
lui  revenait  pour  un  de  ses  ouvrages,  il  réclama  juste  la  somme  qui  lui  était 
nécessaire  pour  dégager  son  manteau,  et  le  duc  eut  toutes  les  peines  du 
monde  à lui  faire  accepter  une  pension.  Sa  table  et  ses  vêtements  étaient 
d’une  simplicité  excessive;  il  vivait  seul  et  préparait  lui-même  ses  aliments; 
on  ne  pouvait  pénétrer  dans  sa  chambre  que  par  un  escalier  qu’il  tirait  à lui 
une  fois  entré.  Dans  ses  dernières  années  seulement,  il  accepta  les  soins  d’un 
élève,  auquel  il  prodigua  en  échange  tous  ses  secrets. 

Et  si  nous  nous  attachons  au  plus  glorieux  des  artistes  florentins,  que  de 
hautes  vertus  ne  trouvons-nous  pas  chez  Michel-Ange  : le  désintéressement, 
le  sentiment  de  la  dignité,  le  culte  de  la  justice,  le  patriotisme!  Sans  son 


6o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


pessimisme  et  sa  causticité,  cet  Alceste  du  xvi°  siècle  eût  été  un  caractère 
accompli. 

Plus  encore  que  chez  les  artistes  de  l’Italie  centrale,  les  exemples  de  vertu 
ou  de  noblesse  abondent  chez  ceux  du  nord.  Quelle  belle  et  grave  figure  que 
celle  de  l’architecte  véronais  Michèle  San  Micheli  : libéral  et  obligeant  outre 
mesure,  laissant  ses  amis  aussi  maîtres  de  sa  fortune  qu’il  l’était  lui-même! 
Vasari  cite  un  trait  qui  prouve  son  extrême  délicatesse.  Lorsqu’il  prit  congé 
de  lui  à Venise,  Michèle  lui  dit  : « Je  veux  que  vous  sachiez,  messire  Giorgio, 
que  dans  ma  jeunesse  j’eus  une  liaison,  à Monte-Fiascone,  avec  la  femme 
d’un  marbrier.  Cette  pauvre  femme  est  restée  veuve  avec  une  fille  en  âge 
d’être  mariée,  dont  elle  prétend  que  je  suis  le  père;  je  n’en  crois  rien;  cepen- 
dant portez-lui  ces  cinquante  écus  d’or  et  donnez-les-lui  de  ma  part  pour 
l’amour  de  Dieu,  afin  qu’elle  établisse  convenablement  sa  fille.  » Vasari 
s’acquitta  consciencieusement  de  la  commission,  et,  bien  que  la  bonne  femme 
lui  confessât  librement  que  sa  fille  ne  devait  point  le  jour  à Michèle,  il  lui 
remit  les  cinquante  écus.  Ajoutons  que  plus  d’une  fois  la  république  de  Venise 
voulut  augmenter  le  traitement  de  San  Micheli,  mais  il  refusa  toujours,  en 
conjurant  le  Sénat  de  reporter  ses  bienfaits  sur  ses  neveux. 

Un  autre  artiste  véronais,  le  graveur  en  pierres  fines  Matteo  del  Nassaro, 
fit  preuve  de  non  moins  de  désintéressement.  Ayant  reçu  d’un  baron  des 
offres  mesquines  pour  un  camée  que  celui-ci  lui  avait  commandé,  il  le  pria 
d’accepter  ce  joyau  en  don.  Le  baron  refusa  et  renouvela  ses  propositions 
dérisoires  : alors  l’artiste,  hors  de  lui,  saisit  un  marteau  et  brisa  le  camée. 

Particulièrement  digne  et  sereine  était  l’existence  que  menaient  les  artistes 
vénitiens  : c’étaient  des  « galantuomini  » dans  toute  la  force  du  terme.  Assu- 
rément, en  certaines  compétitions,  ils  faisaient  preuve  d’une  extrême  viva- 
cité (rivalité  entre  Giorgione  et  le  Titien,  pendant  qu’ils  travaillaient  aux 
fresques  du  Fondaco  dei  Tedeschi;  entre  le  Titien  et  Jean  Bellin,  au  sujet 
d’une  des  charges  du  même  Fondaco;  entre  le  Titien  et  Pordenone,  en 
1027,  etc.')  : mais  jamais  ils  ne  s’abaissèrent  aux  procédés  déloyaux  des 
Florentins. 

Dans  la  vie  privée,  même  élévation  de  sentiments  : les  biographies  de  trois 
grands  peintres,  le  Titien,  Paul  Véronèse  et  le  Tintoret,  abondent  en  traits 
faits  pour  leur  concilier  toute  notre  estime. 

Pénétrons  dans  la  maison  où  le  Titien  s’installa  en  1 53 1 , la  « Ca  Grande  », 
à Biri  Grande,  paroisse  de  San  Casciano.  C’était  une  construction  relati- 
vement modeste,  dont  le  rez-de-chaussée  était  loué  à divers  locataires  (pro- 
bablement des  commerçants)  ; le  peintre  occupait  le  premier  étage,  composé 
d’un  grand  atelier  auquel  on  accédait,  à travers  un  jardin,  par  un  escalier 
extérieur,  puis  un  second  étage2.  Comparée  aux  palais  que  se  construisaient 

1.  Molraenti,  la  Storia  di  Vcnc\ia  uella  vita  brivata , p.  206-207. 

2.  Lafenestre,  le  Titien,  p.  146. 


LA  MORALE  ET  LES  ARTISTES. 


61 


à Rome  Bramante,  Raphaël  et  Antonio  da  San  Gallo,  à Mantoue,  Jules 
Romain,  à Milan,  Leone  Leoni,  cette  installation  n’avait  rien  de  somptueux. 
Le  Titien,  d’ailleurs,  tenait  peu  à l’ostentation;  il  aimait  à vivre  largement, 
mais  sans  chercher  à éblouir. 

Paul  Véronèse  n’affectait  pas  moins  de  simplicité.  Il  se  contentait  de 
déployer  le  luxe  dans  ses  compositions,  dédaignant  personnellement  tout  faste 
et  presque  tout  confort  : sobre  et  économe,  il  ne  songeait  qu’à  laisser  à ses 
enfants  une  grande  fortune,  sans  chercher  à en  jouir  par  lui-même.  Mais  cet 
amour  de  l’argent  était  exempt  de  toute  âpreté  : il  le  montra  en  mainte 
occasion.  Après  l’incendie  de  1 5 7 7 , le  Sénat  ayant  distribué  la  décoration 
des  nouveaux  locaux  entre  les  principaux  peintres  de  Venise,  parmi  lesquels 
Véronèse,  celui-ci  s’abstint,  bien  différent  en  cela  de  ses  confrères,  d’aller 
faire  sa  cour  à ses  commettants.  L’un  d’eux,  le  sénateur  Contarino,  l’ayant 
rencontré,  le  lui  reprocha  vivement  : Véronèse  lui  répondit  qu’il  considérait 
comme  un  grand  bonheur  de  servir  son  gouvernement  toutes  les  lois  qu’il 
en  recevait  l’invitation,  mais  qu’il  n’avait  pas  pour  habitude  de  rechercher  de 
nouvelles  commandes,  étant  suffisamment  pourvu  de  travaux.  Néanmoins, 
pour  plaire  à Contarino,  il  se  présenta  le  lendemain  devant  le  Sénat,  qui  le 
chargea  de  peindre  dans  la  grande  salle  l’ovale  au-dessus  du  tribunal  et  deux 
des  parois1. 

Chez  le  Tintoret,  enfin,  nous  trouvons,  à côté  de  l’artiste  supérieur,  un 
caractère  vif,  vibrant,  fougueux,  un  homme  né  pour  la  lutte,  chez  qui  l’esprit 
et  le  tempérament,  l’ambition  et  la  dignité  formaient  une  équation  parfaite. 
Lin  trait  entre  cent  : Pierre  l’Arétin,  le  maître  chanteur  par  excellence,  qui 
entendait  régenter  et  rançonner  tous  les  artistes  de  son  temps,  petits  et  grands, 
reçut  du  Tintoret  un  avertissement  dont  il  se  souvint  longtemps.  Le  Tintoret, 
qui  se  savait  attaqué  par  lui,  l’ayant  un  jour  rencontré  dans  la  rue,  le  pria  de 
l’accompagner  dans  son  atelier,  afin  de  faire  son  portrait;  aussitôt  l’Arétin 
de  le  suivre  tout  joyeux.  A peine  entrés,  l’artiste  tire  de  dessous  son  vête- 
ment un  pistolet  et  ajuste  le  visiteur.  « Que  faites-vous,  devenez-vous  fou?  » 
s’écrie  l’Arétin.  Et  le  Tintoret  de  lui  répondre  : « Tranquillisez-vous!  je  vais 
vous  prendre  mesure.  » Et  il  se  servit  du  pistolet  pour  le  mesurer  de  la  tête 
aux  pieds.  On  ajoute  qu’à  partir  de  ce  jour  l’Arétin  cessa  de  l’attaquer  et 
devint  son  ami2.  Si  deux  ou  trois  artistes  vénitiens  avaient  suivi  l’exemple 
du  Tintoret,  ce  joug  odieux  n’aurait  pas  pesé  si  longtemps  sur  leur  patrie. 

Un  Florentin  naturalisé  Vénitien,  le  grand  architecte  et  sculpteur  Jac. 
Sansovino,  tonnait  le  digne  pendant  des  coryphées  de  la  peinture  vénitienne. 
C était  à la  fois  le  tempérament  le  plus  heureux  et  un  esprit  privilégié,  un 
travailleur  infatigable  et  un  homme  de  plaisir.  Placé  par  une  constitution 
extraordinaire  au-dessus  des  besoins  de  la  nature,  à tel  point  qu’en  été  il  ne 

1.  Ridolfi,  le  Maraviglie  cl cil’  Acte,  t.  I,  p.  3 1 2 . 

2.  Ibid.,  t.  II,  p.  58. 


62 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


vivait  guère  que  de  fruits,  il  aimait,  d’autre  part,  le  commerce  des  femmes  de 
la  même  passion  que  l’architecture  et  la  sculpture.  Tout  ensemble  prudent  et 
loyal,  il  préférait  la  société  des  grands  à celle  des  petits,  parce  qu’avec  les 
premiers  on  grandit,  disait-il,  et  avec  les  autres  on  se  rapetisse;  il  s’em- 
portait facilement,  mais  fondait  en  larmes  à la  première  tentative  laite  pour  le 
fléchir. 

Ces  belles  et  nobles  figures  de  patriciens  ou  d’artistes  vénitiens  sont  faites 
pour  nous  réconcilier  avec  l’Italie  du  x\T  siècle.  Mais  même  chez  les  artistes 
réputés  comme  personnifiant  les  plus  fâcheux  instincts,  on  trouve,  abstraction 
laite  de  Baccio  Bandinelli  et  de  quelques  autres  natures  véritablement 
malfaisantes,  des  éclairs  d’émotion,  de  générosité  ou  de  grandeur.  Prenons 
Cellini  : il  aime  sincèrement  ses  amis;  il  se  pique  de  loyauté  non  moins 
que  d’honneur.  Et  quelle  sérénité  pendant  les  intervalles  de  ses  colères  : 
« Je  crois  jouir  — déclare-t-il  quelque  part  — d’un  plus  grand  conten- 
tement d’esprit  et  d’une  meilleure  santé  que  jamais.  Le  souvenir  de  quelques 
instants  heureux  et  de  plusieurs  maux  inimaginables  me  remplit  d’admi- 
ration, quand,  me  reportant  en  arrière,  je  pense  que  j’ai  pu  parvenir  à cet 
âge  de  cinquante-huit  ans,  avec  lequel,  grâce  à Dieu,  je  m’avance  si  heureu- 
sement dans  la  vie.  » Sa  franchise  n’est  pas  moindre  : il  avoue  « qu’il  est, 
de  sa  nature,  un  peu  irascible  ».  « Un  peu  » est  joli  comme  euphémisme. 

La  conclusion  â tirer  des  exemples  et  de  cet  essai  de  statistique,  c’est 
qu’ici,  comme  en  toute  chose,  il  fuit  savoir  faire  la  part  de  l’exception  et 
la  part  de  la  règle.  Or,  à mon  avis,  les  historiens  mes  prédécesseurs  ont 
constamment  interverti  les  rôles,  parce  que  l’exception  (dans  l’espèce,  la 
corruption)  frappe  plus  que  la  règle,  c’est-à-dire  la  vertu.  En  se  fondant 
principalement  sur  des  recueils  de  nouvelles  pour  juger  de  l’état  des  mœurs 
au  xvie  siècle,  ils  ont  à tout  instant  Dit  fausse  route.  On  ne  met  en  nou- 
velles — j’allais  dire  en  musique  — que  les  événements  qui  tranchent,  soit 
en  bien,  soit  en  mal  — et  ce  sont  ces  derniers  qui  séduisent  communément 
les  nouvellistes,  — sur  le  fond  terne  et  monotone  de  l’existence  journalière. 
Les  hommes  vertueux  sont  comme  les  nations  heureuses  : ils  n’ont  pas 
d’histoire.  Supposez  que  l’on  juge  notre  société  sur  les  Dits  divers,  les 
chroniques  des  tribunaux  : on  n’y  verrait  qu’escroqueries,  vols,  adultères, 
assassinats.  Nous  valons  mieux  que  cela,  heureusement,  et  le  x\T  siècle  aussi. 
Tout,  en  pareille  matière,  se  réduit  à une  question  de  proportion  et  de 
mesure.  Prend-on  pour  moyenne  la  moralité  des  grands  centres,  on  n’y 
trouve  assurément  que  trop  de  scandales  ou  de  crimes,  quoique  ceux-ci 
ne  forment  qu’une  infime  minorité;  s’attache-t-on  aux  villes  de  moindre 
importance,  aux  bourgs,  aux  campagnes,  on  y voit  régner  des  mœurs 
véritablement  patriarcales. 

On  peut  dire  de  l’Italie  du  x\T  siècle  ce  que  l’on  a dit  de  la  Rome 


LES  MŒURS. 


63 


impériale  : à savoir  que  l’une  et  l’autre  ressemblent  « à toutes  les  sociétés  qui 
atteignent  à un  haut  degré  de  culture  d’esprit  et  de  richesse,  qu’elles  avaient 
des  vices  honteux  et  de  grandes  vertus;  des  hommes  de  débauche  et  des 
hommes  de  continence;  des  Messalines  et  des  femmes  unies  pour  la  vie  et 
la  mort  à leurs  époux;  des  bourreaux  d’argent  et  des  familles  rangées  qui 
administraient  sagement  leur  fortune;  des  maîtres  débonnaires  et  d’autres 
qui,  sans  les  lois  nouvelles,  auraient  volontiers  traité  leurs  esclaves  à la 
mode  ancienne1  ». 

Un  coup  d’œil  jeté  sur  les  mœurs  domestiques  achèvera  de  faire  la 
lumière  sur  ce  point.  Le  lecteur  excusera  cette  profusion  d’arguments;  je  ne 
saurais  trop  les  multiplier,  car  ma  tâche  est  difficile  : j’ai  le  devoir  de  réagir 
contre  tant  d’erreurs  accréditées  par  des  historiens  plus  soucieux  de  belles 
tirades  que  de  jugements  impartiaux. 

La  famille  avait  été  scientifiquement  réorganisée  par  la  Renaissance,  au 
point  de  vue  de  l’éducation  des  enfants  et  des  rapports  entre  les  époux  non 
moins  qu’au  point  de  vue  des  rapports  des  maîtres  avec  les  domestiques  et 
de  l’ordonnance  de  la  maison2.  Elle  était  constituée  aussi  fortement  que 
possible;  je  dirai  même  que  cette  forme  de  syndicat,  si  respectable,  fondée 
sur  les  liens  du  sang,  menaçait  parfois  trop  ouvertement  le  reste  de  la 
société.  Abstraction  faite  des  préoccupations  dynastiques,  si  ardentes  chez 
les  Médicis,  les  Farnèse,  les  Gonzague,  les  Este,  nous  trouvons  jusque 
dans  la  bourgeoisie  des  précautions  infinies  pour  empêcher  les  fortunes  de 
tomber  entre  des  mains  étrangères  : ce  n’étaient  que  substitutions  et  fidéi- 
commis  sans  fin.  Le  sentiment  de  solidarité  de  l’honneur  entre  proches 
parents  n’était  pas  moins  développé.  Que  de  fois  des  frères  n’intervinrent-ils 
pas  pour  punir  une  sœur  coupable  d’adultère! 

D’autre  part,  l’autorité  paternelle  était  illimitée,  ou  peut  s’en  faut;  elle 
conférait  aux  parents  des  droits  qui  nous  paraîtraient  aujourd’hui  draconiens  : 
c’est  ainsi  que  Cardan,  le  célèbre  médecin,  savant  et  philosophe,  put  faire 
couper  une  oreille  à un  de  ses  fds  pour  le  corriger L A Florence,  Cosme  de 
Médicis,  qui  affichait  le  puritanisme  républicain,  gouvernait  ses  enfants  avec 
une  rigueur  toute  militaire.  A Venise,  les  pères  disposaient  de  la  main  de- 
leurs  filles  sans  les  consulter;  de  même  qu’en  Orient,  le  fiancé,  au  moment 
de  se  marier,  ne  connaissait  même  pas  de  vue  celle  à qui  il  allait  unir  son 
existence1. 

Malgré  cette  soumission  forcée  aux  volontés  de  leurs  parents,  les  enfants 

1.  Duruy,  Histoire  des  Romains,  t.  V,  p.  680-681.  Cf.  p.  652-655.  Voir  aussi  Springer,  Bildcr 
ans  deriieucrm  Kunstgeschichte,  t.  II,  p.  333. 

2.  \ oir  le  Trattato  dcl  governo  délia  Famiglia  de  L.-B.  Alberti  et  la  Culliir  de  Burckhardt, 
livre  V,  chap.  vu. 

3.  Cantù,  Histoire  des  Italiens , t.  VIII,  p.  348. 

4.  Sansovino,  Venetia,  édit,  de  1604,  fol.  269-270. 


64 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


professaient  pour  eux  autant  de  tendresse  que  de  vénération  : les  seuls  héri- 
tiers de  quelques  familles  aristocratiques  s’en  dispensaient  (voy.  p.  53).  Avec 
quelle  émotion  Cardan,  si  dur  pour  son  fils,  ne  parle-t-il  pas  de  son  père! 
« Les  larmes  me  viennent  aux  yeux  quand  je  me  rappelle  sa  bonté.  Mais 
autant  que  je  pourrai,  mon  père,  je  rendrai  hommage  à tes  mérites  et  ne 
faillirai  pas  à la  piété  que  je  te  dois.  Aussi  longtemps  que  ces  pages  seront 
lues,  ton  nom  et  ta  vertu  seront  célébrés.  Tu  t’es  en  effet  montré  sans 
défaillance  dans  l’accomplissement  de  tous  tes  devoirs,  et  comme  un  véri- 
table saint.  » 

Chez  les  artistes,  le  sentiment  filial  n’était  pas  moins  développé  : qu’on 
se  rappelle  l’affection  de  Cellini  pour  son  père,  le  vieux  musicien,  celle  de 
Michel-Ange  pour  le  sien,  qui  ne  cessa  de  l’exploiter  jusqu’à  son  dernier 
jour  ! 


Dans  cette  société  d’épicuriens,  le  lien  matrimonial  ne  pouvait  manquer 
de  se  relâcher.  Néanmoins,  même  en  prenant  pour  source  d’informations  les 
nouvellistes,  plus  portés  à célébrer  le  vice  qu’à  prôner  la  vertu,  la  balance 
penche  du  côté  de  cette  dernière.  Que  d’unions  modèles,  que  d’exemples  de 
constance  ou  de  fidélité  au  souvenir  d’un  défunt!  Vittoria  Colonna  et  Vero- 
nica  Gambara  portant  toute  leur  vie  le  deuil  de  leur  époux,  de  simples 
paysannes  inventant  les  artifices  les  plus  plaisants  ou  endurant  toutes  sortes 
de  tourments  pour  ne  pas  manquer  à la  loi  jurée! 

Sous  quelles  couleurs  n’a-t-on  pas  dépeint  la  corruption  des  Italiens  dans 
les  choses  qui  relèvent  de  l’amour!  Je  suis  frappé,  au  contraire,  de  l’empire 
que  le  spiritualisme  exerce  sur  eux1  : ils  sacrifient  tantôt  à la  galanterie, 
tantôt  aux  sentiments  les  plus  quintessenciés.  Nous  avons  à compter  ici  avec 
les  enseignements  des  néoplatoniciens  : leur  influence  n’éclate  pas  seulement 
dans  tant  d’exemples  d’amour  platonique  (le  culte  aussi  passionné  que  respec- 
tueux dont  une  Vittoria  Colonna  était  l’objet),  mais  encore  dans  les  relations 
avec  les  vertus  les  moins  farouches.  Notre  Montaigne  nous  a révélé  à ce  sujet 
un  trait  de  mœurs  des  plus  curieux  : « Ils  font  les  poursuyvants  en  Italie  et 
les  transis  de  celles  mêmes  qui  sont  à vendre;  et  se  déffendent  ainsi  : qu’il 
y a des  degrez  en  la  jouissance,  et  que  par  services  ils  veulent  obtenir  pour 
eulx  celle  qui  est  la  plus  entière;  elles  ne  vendent  que  le  corps  : la  volonté 
ne  peult  estre  mise  en  vente,  elle  est  trop  libre  et  trop  sienne.  » (P.  1 35.) 

Un  instant,  j’ai  cru  devoir  également  imputer  au  platonisme  certains  raffi- 
nements morbides,  tels  que  le  sigisbéisme.  Mais  le  doute  n’est  pas  pos- 

I.  Les  poésies  de  Michel- Ange  forment  la  dernière  incarnation  de  ce  courant  de  haut  spiri- 
tualisme qui  s’était  affirmé  avec  tant  d’éclat  citez  Dante  et  qui  trouva,  au  xiv“  et  au  xve  siècle, 
des  interprètes  aussi  éloquents  que  Pétrarque  et  Laurent  de  Médicis.  Voy.  à ce  sujet  1 ou- 
vrage de  M.  Gabriel  Thomas  : Michel-Ange  p>ol  te.  Etude  sur  l’expression  de  V amour  blatonique 
dans  la  boésie  italienne  du  moyen  dge  et  de  la  Renaissance.  Paris-Nancy,  1892. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance 


Un  Mariage  vénitien  au  xvi”  siècle. 


66 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


sible  : nous  avons  affaire  à une  des  nombreuses  et  néfastes  importations 
espagnoles1. 

On  sera  plus  près  de  la  vérité  en  attribuant  aux  enseignements  des  néo- 
platoniciens le  culte  que  les  cinquecentistes,  à l’instar  des  Grecs,  professaient 
pour  la  beauté  : ils  l’adoraient  pour  elle-même.  Rien  de  plus  instructif  que 
les  longs  hommages  rendus  à Jeanne  d’Aragon,  la  belle-sœur  de  Vittoria 
Colonna  et  l’original  du  portrait  de  Raphaël  conservé  au  Louvre  : lorsque 
Agostino  Nifo  publia  en  1 53 1 son  De  Pulchro  et  Amore,  destiné  avant  tout  à 
montrer  que  Jeanne  était  la  plus  belle  des  femmes,  le  cardinal  Pompeo 
Colonna  plaça  en  tête  du  volume  une  épître  avec  cette  déclaration  caractéris- 
tique : « De  nos  jours,  la  mère  Nature,  créatrice  généreuse,  voulant  montrer 
au  monde  quelque  chose  de  merveilleux,  de  parfait,  de  divin,  a créé  Jeanne 
d’Aragon  Colonna,  et,  depuis  le  berceau  jusqu’à  ce  jour,  où  elle  est  en  plein 
épanouissement,  l’a  comblée,  de  degré  en  degré,  de  toutes  les  perfections. 
Elle  l’a  douée  de  vertus  extraordinaires,  elle  a paré  de  la  plus  chaste  dignité 
un  corps  de  formes  divines,  de  telle  sorte  qu’on  ne  saurait  lui  trouver  un 
défaut,  si  ce  n’est  sa  nature  mortelle.  Son  Iront  et  sa  bouche  ont  une 
telle  sérénité,  ses  yeux  lancent  des  rayons  si  éblouissants,  tout  son  corps  a 
une  telle  perfection,  que  les  plus  insensibles  sont  contraints  à l’aimer,  et 
restent  attachés  devant  elle  à la  contemplation  de  l’absolue  beauté.  Pieuse 
d’esprit,  d’une  éloquence  au-dessus  de  son  sexe,  elle  est  un  modèle  de  toutes 
les  vertus.  On  dirait  un  astre  descendu  du  firmament  pour  jeter  la  lumière 
parmi  nous  ! 2 » 

En  1 55 1 une  sorte  de  concile  d’esthéticiens,  réuni  à Venise,  décida  qu’un 
temple  serait  élevé  à la  divine  Jeanne  d’Aragon.  Eaute  d’un  monument  en 
marbre,  la  gloire  de  la  nouvelle  divinité  fut  du  moins  consacrée  par  le  volume 
de  Gir.  Rucelli  : Tempio  alla  divina  signera  dona  Giovana  d’Aragona,  fabricato 
da  tutti  i più  gentili  Spirili,  c in  tutte  le  Lingue  principal i del  mundo,  qui  parut 
à Venise  en  1 555  'L 

1.  Vers  i.âqo,  en  Espagne,  toute  femme  riche  devait  avoir,  d’après  Stendhal,  un  « bracciere  » 
pour  lui  donner  le  bras  en  public  quand  son  mari  était  occupé  de  ses  fonctions  civiles  ou  mili- 
taires. Plus  ce  « bracciere  » était  de  famille  noble  et  distinguée,  et  plus  la  dame  et  le  mari 
étaient  honorés.  Il  arrivait  ainsi  souvent  que  deux  maris  en  se  mariant  convenaient  d’être 
réciproquement  les  « braccieri  » de  leurs  femmes.  — En  Italie,  les  sigisbées  font  leur  apparition 
vers  le  milieu  du  xvr  siècle  : Paul  Jove  (j  1 552)  raconte  qu’à  Gênes  les  jeunes  femmes,  à 
peine  mariées,  voulaient  avoir  un  Adonis,  qui  leur  parlerait  à l’oreille  pendant  les  veillées,  les 
courtiserait  à l’église,  les  amuserait  dans  les  villas.  On  en  voyait  qui,  non  contentes  des  hom- 
mages d’un  seul  de  ces  courtisans  plus  ou  moins  platoniques,  s’efforcaient  d’en  grouper  un 
essaim  autour  d’elles.  (Belgrano,  Delta  Vitu  privata  dei  Genovesi,  2°  édit.,  p.  469.) 

2.  Voy.  l’ouvrage  de  M.  Anatole  Gruyer  : Raphaël  peintre  de  portraits,  t.  II,  p.  172-179. 

3.  Comment  concilier  ce  culte  de  la  beauté  avec  la  recherche  de  certaines  difformités  ou 
monstruosités?  Les  cours  italiennes  avaient  depuis  longtemps  accordé  une  place  d’honneur 
aux  nains  : au  xvr  siècle,  cet  usage  dégénéra  en  manie.  Biaise  de  Vigenère  raconte  qu’en 
1 566,  dans  un  banquet  donné  à Rome  par  le  cardinal  Vitelli,  tous  les  convives  furent  servis 
par  des  nains,  au  nombre  de  trente -quatre,  de  fort  petite  stature,  mais  la  plupart  contrefaits 


L'EDUCATION. 


67 


Quels  que  soient  les  défauts  et  les  défaillances  d’une  époque,  c’est  plus 
encore  d’après  les  mesures  qu’elle  prend  pour  former  la  jeunesse  et  pour 
préparer  l’avenir  que  d’après  ses  actes  mêmes  qu’il  faut  juger  de  son  idéal. 
La  mission  de  la  Renaissance  et,  on  peut  l’ajouter,  la  raison  d’être  de  tout 
mouvement  qui  a son  point  de  départ  dans  le  respect  de  la  tradition,  avaient 
principalement  consisté  dans  les  perfectionnements  apportés  à l’éducation,  qui 
n’est  elle-même  que  la  tradition  communiquée  par  les  parents  aux  enfants. 
Les  humanistes  — je  11’ai  cessé  de  le  proclamer  d’un  bout  à l’autre  de  ce 
travail  — avaient  été  avant  tout  des  éducateurs.  Cette  cause  sacrée  préoccupa, 
jusqu’à  l’extrême  limite  de  la  Renaissance,  les  esprits  les  plus  éminents.  Le 
Cortegiano  de  Bal.  Castiglione  ( 1 528),  le  De  Liberis  recte  institiiendis  de  Sadolet 
( 1 533),  la  De  Liberis  pie  christiaiieqne  educandis  Epislola  de  Curione  (iÔqe),  les 
Ricordi  de  Sabha  de  Castiglione  (i5q6),  le  Galateo  de  délia  Casa  ( 1 558) ',  le 
beau  dialogue  du  Tasse,  le  Père  de  Famille'1,  constituent,  les  uns  des  manuels 
de  haute  pédagogie,  les  autres  des  traités  de  morale  pratique,  ou  encore  - — 
je  parle  des  Ricordi  — des  recueils  de  préceptes  dictés  par  la  dévotion  et 
par  une  sagesse  quelque  peu  banale.  La  supériorité  de  l’Italie  en  cette  matière 
était  si  palpable  que,  de  toutes  ses  productions  littéraires,  ce  furent  ses  traités 
pédagogiques  qui  conquirent  le  plus  facilement  le  droit  de  cité  dans  les  autres 
pays  et  s’y  maintinrent  le  plus  longtemps". 

Passons  rapidement  en  revue  les  principaux  de  ces  manuels. 

Le  Courtisan,  composé  vers  i5o8,  ne  parut  qu’en  1 528,  peu  de  temps 
avant  la  mort  de  Bal.  Castiglione;  ce  ne  fut  donc  qu’à  partir  de  ce  moment 
qu’il  commença  d’exercer  son  action.  Castiglione  est  un  penseur  plus  encore 
qu’un  éducateur.  Quoique  nourri  de  la  lecture  des  anciens  — Xénophon, 
Plutarque  et  les  autres  — il  évoque  à tout  instant  les  modernes,  notamment 
Pétrarque  et  Boccace;  et  de  même,  son  admiration  pour  la  doctrine  de 
Platon4  ne  l’empêche  pas  de  croire  en  son  siècle.  Son  idéal,  c’est  le  courtisan, 

et  difformes.  ( Les  Images  de  Philostrate,  p.  q83  b.  Paris,  1,578.)  Une  telle  contradiction  ne  prouve- 
t-elle  pas  que  la  Renaissance,  vivante  et  exubérante  comme  elle  l’était,  ignorait  le  pédantisme  et 
ne  craignait  pas  de  mêler  parfois  une  dissonance  à tant  d’harmonieux  concerts?  Il  était  réservé 
au  XVIIe  siècle  de  légiférer  en  matière  de  poésie  comme  en  matière  d’art,  de  ressusciter  les 
règles  d’Aristote  et  d’y  ajouter,  par  la  plume  de  Boileau,  des  restrictions  nouvelles. 

1.  Sur  le  Galateo  et  les  Livres  de  civilité  du  xvr  siècle,  voy.  l’érudit  et  spirituel  article  de 
M.  Bonnaffé  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  1er  juin  1 8<>3  fp.  627-621)). 

2.  Voy.  l’analyse  qu’en  donne  Ginguené,  Histoire  littéraire  d’Italie,  t.  VII,  p.  5c)6-6o6. 

3.  Le  Courtisan  de  Castiglione,  outre  les  quarante-six  éditions  publiées  en  Italie  pendant  le 
cours  du  xvie  siècle,  compta  pendant  la  même  période,  en  France,  sept  éditions,  quatorze  tra- 
ductions; en  Espagne,  une  douzaine  de  traductions;  en  Angleterre,  une  édition,  deux  traduc- 
tions anglaises,  trois  traductions  latines;  en  Allemagne,  deux  traductions  allemandes,  cinq 
traductions  latines.  (Narducci,  Castiglione  (Baldassare).  Extr.  du  Buonarroti.  Rome,  1879,  p.  5- 
l3.)  Une  bonne  édition  classique  du  Cortegiano  vient  d’être  donnée  par  M.  Ciani,  chez  Sansoni, 
à Florence  (1894). 

4.  Certaines  parties  du  Courtisan  sont  à peu  près  littéralement  traduites  du  Banquet  : telle  la 
fameuse  tirade  de  Bcmbo  sur  la  beauté  divine,  qui  « jamais  11e  croît,  ni  diminue,  toujours 


68 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


en  d’autres  termes,  l’homme  parfait  au  triple  point  de  vue  de  l’éducation,  de 
l’instruction  et  du  caractère. 

Le  De  Liberis  recte  insiituenàis  (terminé  en  i53o,  mais  publié  en  1 533 
seulement)  offre  une  base  plus  solide  et  plus  rationnelle  que  le  Cortegiano. 
Aux  yeux  de  Sadolet,  toute  éducation  digne  de  ce  nom  repose  sur  le  sentiment 
du  devoir.  Il  recommande  de  former  l’âme  et  le  caractère  avant  de  s’attaquer 
à l’esprit.  De  même  que  Plutarque  et  avant  Rousseau,  il  insiste  pour  que 
chaque  mère  allaite  son  enfant.  Malgré  la  fervente  piété  de  l’auteur,  ce 
traité  souleva  plus  d’une  protestation,  même  chez  ses  amis.  Ileg.  Pôle  et 
Fréd.  Fregoso  lui  reprochèrent  d’avoir  frit  la  part  trop  belle  au  paganisme. 
Comment,  s’écriait  Pôle,  ce  chrétien  et  ce  prêtre  s’arrête-t-il  ainsi  à mi-chemin  ? 
N’avons-nous  pas  découvert  de  nouvelles  terres,  des  ports  autrefois  ignorés, 
tandis  que  ceux  qu’on  visitait  jadis  n’existent  plus?  L’âme  aussi  a trouvé 
des  contrées  nouvelles  et  Dieu  nous  a ouvert  un  port  que  les  anciens  n’ont 
pas  connu1,  a 

Ces  réminiscences  antiques,  dont  des  contemporains  trop  ardents  faisaient 
un  crime  à Sadolet,  ne  furent  toutefois  pas  éliminées,  même  après  que 
l’Eglise  eut  confisqué  l’éducation  (voy.  p.  3q)  et  donné  à l’esprit  italien 
l’empreinte  qu’elle  voulut  : si,  franchissant  quelque  soixante  ou  quatre-vingts 
ans,  nous  nous  transportons  au  cœur  du  xviT  siècle,  nous  les  trouvons  aussi 
vivaces  qu’au  xv‘‘,  mais  pondérées,  assagies  et  comme  fondues  dans  la  vie 
sociale.  Aujourd’hui  encore  elles  forment  en  Italie,  plus  qu’en  tout  autre  pays, 
le  fonds  de  l’éducation. 

Le  Galateo,  publié  d’abord  en  1 558  dans  les  Rime  c Prose  de  G.  délia  Casa, 
souvent  réimprimé  ou  traduit  au  xvT  siècle,  le  céda  à peine  en  popularité  au 
Cortegiano.  Le  but  des  enseignements  de  délia  Casa  est  d’  « apprendre  à son 
élève  à suivre  la  droite  voie  pour  le  plus  grand  salut  de  son  âme,  et  pour  la 
plus  grande  louange  et  le  plus  grand  honneur  de  son  honorable  et  noble 
famille  ».  Mais  l’auteur  ne  tarde  pas  à perdre  de  vue  l’enseignement  de  la 
morale  pour  faire  un  cours  d’urbanité.  C’est  ainsi  qu’après  avoir  qualifié  les 
cérémonies,  c’est-à-dire  les  formules  de  politesse,  de  mensonges,  scéléra- 
tesses et  trahisons,  il  recommande,  d’un  bout  à l’autre  de  son  ouvrage,  de  se 
conformer  rigoureusement  à l’usage  de  chaque  région  ou  de  chaque  ville.  Il 
allie  d’ailleurs  des  remarques  piquantes  à un  grand  fonds  de  sagesse  et  parfois 
à une  véritable  élévation  de  sentiments. 

On  peut  dire  d’une  manière  générale  que  les  pédagogues  italiens  s’appli- 
quaient à développer  chez  leurs  élèves  les  qualités  de  l’esprit  plutôt  que  celles 
du  cœur,  l’intelligence  littéraire  ou  l’habitude  du  monde  plutôt  que  le  senti- 

belle  et  simple  d’elle-même,  tant  en  une  partie  qu’en  l’autre,  semblable  seulement  à elle-même 
et  ne  participant  d’aucune  autre  »,  etc.  (Livre  IV.) 

I.  Voy.  l’analyse  du  Traité  dans  l’ouvrage  de  M.  Joly  : Étude  sur  J.  Sadolet,  p.  i38-i86, 
Caen,  i85y. 


L’EDUCATION. 


6q 


ment  du  devoir.  Le  rôle  de  ce  que  Flaubert  appelait  Y Education  sentimentale 
était  certainement  des  plus  bornés  : l’élément  romanesque,  aussi  bien  que  la 
sensiblerie  à la  Rousseau,  jouissaient  d’un  égal  discrédit. 

Est-il  nécessaire  d’ajouter  que,  vis-à-vis  de  natures  particulièrement  ardentes 
ou  vicieuses,  tant  de  beaux  préceptes  demeurèrent  souvent  impuissants?  Ils 
réussirent  tout  au  plus  à faire  dissimuler  certains  instincts  sous  des  dehors 
plus  aimables,  en  d’autres  termes,  à substituer  l’hypocrisie  au  cynisme. 

Les  traités  que  nous  venons  d’examiner  s’adressaient  avant  tout  aux  classes 
supérieures.  En  quoi  consistait  l’éducation  donnée  aux  enfants  des  classes 
ouvrières,  nous  l’apprenons  par  l’autobiographie  du  sculpteur  Raffaele  da 
Montelupo.  Son  oncle,  qui  avait  été  soldat  et  qui  habitait  Empoli,  ayant  pris 
le  jeune  Raphaël  avec  lui,  le  plaça  dans  une  école  tenue  par  un  prêtre,  et 
lui  fit  apprendre  à lire  « d’ogni  sorta  di  lettere  »,  à écrire  en  caractères  de 
chancellerie,  et  à calculer.  Le  soir,  l’écolier  lisait  à sa  tante  et  à ses  cou- 
sines, qui  s’étaient  prises  de  tendresse  pour  lui,  des  récits  de  batailles  («  libri 
di  battaglie  »),  etc.  '. 

Si  nous  considérons,  pour  terminer  ce  paragraphe,  l’éducation  et  l’instruc- 
tion telles  qu’elles  étaient  données  dans  les  campagnes,  nous  arrivons  à cette 
conviction  que  les  populations  rurales  de  l’Italie  étaient  infiniment  plus 
instruites  au  xvie  siècle  qu’au  xviiL  ou  au  xix1’.  Montaigne  raconte  qu’il  vit 
près  d’Empoli  des  paysans  qui  s’escrimaient  le  luth  à la  main,  et  des  pastou- 
relles qui  connaissaient  l’Arioste  (p.  471). 

En  résumé,  l’impression  qui  se  dégage  des  faits  aussi  bien  que  des  appré- 
ciations des  voyageurs  étrangers,  bons  juges  en  pareille  matière,  parce  qu’ils 
voient  l’ensemble  plutôt  que  les  détails,  est  que  l’Italie  avait  une  civilisation 
aussi  raffinée  qu’homogène,  un  gouvernement  ferme  et  intelligent,  une  police 
des  mieux  laites  (avec  quelle  rigueur  n’était  pas  organisé  le  système  des  qua- 
rantaines ou  celui  des  signaux  destinés  à annoncer  les  incursions  des  cor- 
saires!), que  les  mœurs  y offraient  un  mélange  de  dignité  et  de  facilité.  Une 
nation  pouvait  aller  loin  avec  de  tels  éléments  d’ordre  et  de  progrès. 

L’irritante  question  de  la  moralité  italienne  vidée,  après  celle  du  sentiment 
national  et  du  sentiment  religieux,  il  nous  reste  à compter  avec  les  conven- 
tions mondaines,  qui  contribuent  à donner  à chaque  milieu,  et  partant  aux 
productions  de  l’art,  leur  caractère  spécifique.  Toute  société  vit  de  conven- 
tions et  de  préjugés,  même  la  société  américaine  moderne,  la  moins  gênée  par 
les  traditions  du  passé,  et  partout  la  mode  tyrannise  au  lieu  de  raisonner  : 
le  problème  qui  se  pose  devant  nous  est  de  savoir  s’il  entrait  dans  la  société 


1.  Gave,  Cartcggio,  t.  III,  p.  583. 


7 o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  la  Renaissance  plus  d’arbitraire  ou  plus  de  logique  que  dans  celle  de  nos 
jours,  si  l’art  — notre  principal  objectif  — y trouvait  une  source  d’inspiration 
plus  féconde  ou  non. 

Malgré  l’extrême  diversité  des  mœurs  — pour  ne  point  parler  de  la  langue 
et  du  costume  — dans  les  différentes  régions  de  l’Italie,  la  Renaissance,  de 
tout  temps  si  soucieuse  des  intérêts  de  1 éducation,  avait  développé  partout  au 

même  point  la  politesse 
et  le  culte  des  belles  ma- 
nières. Cédant  au  cou- 
rant aristocratique  qui  la 
dominait,  elle  fit  même 
une  place  plus  large  que 
par  le  passé  à l’étiquette, 
l’odieuse  étiquette.  Celle- 
ci,  toutefois,  n’atteignit 
pas  encore  aux  exagéra- 
tions de  l’ère  suivante. 
Même  chez  les  plus  or- 
gueilleux de  ces  souve- 
rains, on  trouve  le  côté 
humain  qui,  un  siècle 
plus  tard,  fera  si  com- 
plètement défaut  au  Roi- 
soleil.  Ce  ne  serait  pas 
dans  cette  société  ar- 
dente, souvent  vicieuse, 
mais  somme  toute  en- 
core si  vivante,  que  l’on 
aurait  vu  surgir  des  dif- 
ficultés telles  que  celles 
qui  empêchèrent  la  reine 
Christine  de  Suède  et  le  prince  de  Condé  de  se  voir,  malgré  leur  sympathie 
réciproque,  pendant  leur  long  séjour  à Bruxelles1. 

A Florence,  l’esprit  républicain  conservait  quelques  droits.  Le  premier  grand- 
duc,  Cosme  de  Médicis,  agissait  eu  dictateur  plutôt  qu’en  souverain.  A Rome, 
malgré  la  rigueur  et  la  complication  du  cérémonial,  l’accès  auprès  du  Saint- 
Père  était  des  plus  faciles.  Nous  voyons  sans  cesse  les  Clément  VII  et  les 
Paul  III  s’entretenir  familièrement  avec  les  artistes,  écouter  leurs  objections, 
rire  de  leurs  saillies,  ou  encore  embrasser  publiquement  l’Arétin. 

En  thèse  générale,  les  progrès  de  l’étiquette  furent  en  raison  directe  de 


I.  Voy.  le  t.  V de  l’ Histoire  des  princes  de  Coudé,  du  duc  d’Aumale. 


LES  MŒURS. 


l’influence  espagnole.  Un  séjour  de  peu  de  mois  à la  cour  de  Madrid  était 
considéré  comme  suffisant  pour  rendre  les  grands  seigneurs  italiens  fiers  et 
ombrageux,  d’aimables  et  obligeants  qu’ils  avaient  été  auparavant.  Les  sujets 
de  François-Marie  II  d’Urbin  et  ceux  d’Emmanuel-Philibert  de  Savoie  en  firent 
la  remarque  aussitôt  après  le  retour  de  ces  princes1. 

D’ordinaire,  la  gravité  dominait  : sans  être  précisément  banni,  le  rire 
était  relégué  au  second 
plan;  on  lui  préférait 
l’ironie,  les  mordantes 
pasquinades,  les  « capi- 
toli  ».  Quant  au  comi- 
que, au  gros  comique 
d’Arlequin,  de  Panta- 
léon,  du  docteur,  de 
Polichinelle,  de  Pierrot 
et  de  Colombine,  il 
n’éclatera  librement  que 
plus  tard2. 

Par  suite  des  facilités 
fournies  par  l’imprime- 
rie, on  codifia  jusqu’aux 
lois  de  la  conversation, 
de  l’art  épistolaire,  de  la 
danse3,  bref  de  toutes  les 
obligations  et  de  toutes 
les  convenances  sociales. 

Je  laisse  à deviner  ce 
qu’il  entra  de  ménage- 
ments, de  nuances  et  de 
raffinements  dans  l’or- 
ganisation d’un  simple  ballet!  Au  moyen  âge,  la  gaieté  native,  la  verve 
avaient  dominé,  je  le  parierais  : désormais  tout  est  voulu,  raisonné,  savant; 

1.  Ugolini,  Storia  dei  conti  e ducbi  d’Urbino,  t.  II,  p.  336. 

2.  Notons,  comme  une  contradiction  qui  est  à rapprocher  de  celle  qui  a été  signalée  plus  haut 
(p.  66),  l’usage  d’entretenir  des  bouffons.  Un  « Fra  Bachio,  buffone  fiorentino  »,  se  trouvait 
en  1 5.3.5  au  service  de  Paul  III;  un  autre  pape,  Jules  III,  fit  venir  toute  une  bande  de  fous. 
Le  marquis  de  Yast  avait  également  à son  service  un  bouffon.  (Lctterc  di  Principi,  t.  III,  fol.  i5o. 
— Brantôme,  Œuvres  complètes,  édit.  Lalanne,  t.  I,  p.  205,  t.  III,  p.  217,  t.  V,  p.  i53.  — 
Luzio  et  Renier,  Mantova  e Urbino,  p.  168-169.)  Rabelais  nous  montre  le  Moret,  « archiboufïon 
d Italie,  monté  sur  un  bien  puissant  roussin,  et  tenant  en  main  quatre  lances  liées  et  entées 
dedens  une,  soy  vantant  de  les  rompre  toutes  d’une  course  contre  terre...,  ce  qu’il  essaya 
fièrement,  picquant  son  roussin,  mais  il  n’en  rompit  que  la  poignée,  es  s’accoustra  le  bras  en 
coureur  buffonique.  » (La  Sciomacbic,  p.  10.  Lyon,  iSqq.) 

3.  Particulièrement  intéressant  est  le  traité  dédié  en  1 58 1 à Bianca  Capello  par  Fabritio 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


on  serait  tenté  de  dire  précieux.  L’esprit  gagne-t-il  véritablement  à se  quintes- 
sencier  ainsi  ? 


Il  est  des  époques  où  la  chasse  aux  jouissances  de  vanité  ou  la  poursuite  des 
plaisirs  sensuels  que  procure  la  richesse,  prime  tout  autre  sentiment.  L’Ita- 
lie du  xvi°  siècle  valait 
mieux  : bien  des  senti- 
ments généreux  se  mê- 
laient à son  épicurisme; 
jamais  on  n’avait  poussé 
aussi  loin  l’amour  des 
choses  de  l’esprit. 

Assurément,  les  petits 
déployaient  toute  leur  ac- 
tivité pour  s’enrichir,  et 
les  grands  pour  monter 
encore  plus  haut.  Beau- 
coup ne  reculaient  pas 
devant  la  Iraude  et  la  vio- 
lence. Mais  du  spectacle 
de  ces  milliers  d’existences 
se  dégage  le  désir  du  re- 
pos, le  culte  d’une  vie 
tranquille,  partagée  entre 
le  monde  et  la  nature. 
A Venise  même,  la  ville 
commerçante  par  excel- 
lence, les  patriciens,  libres 
autant  qu’on  pouvait  l’être 
dans  une  République  aus- 
si autoritaire,  jouissaient 
paisiblement  des  richesses 
conquises  par  le  commerce 
avec  l’Orient.  La  sérénité 

de  ces  épicuriens  éclate  dans  les  productions  de  l’art,  faciles,  riantes,  volup- 
tueuses. 

Une  société  aussi  policée,  aussi  mondaine,  aussi  tamiliarisée  avec  les  jouis- 


Un  Bal  italien  au  xvi”  siècle. 
D'après  la  gravure  de  Giacomo  Franco. 


Caroso  de  Sermoneta  : II  Ballarino  . ...  dïviso  in  duc  Trattati;  ncl  primo  de'  quali  si  dimostra 
lu  divcrsità  dei  notai  clic  si  danno  agli  atti,  et  movimenti  che  intervcngono  nci  Balli  : et  cou  moite 
Regole  si  diebiara  cou  quali  creance,  et  in  clic  modo  debbano  farsi.  Ncl  seconde  s’insegnano  divers i 
sorti  cli  Balli  et  Ballctti  si  ail’  uso  d’Italia , corne  a quello  di  Francia  et  Spagna.  Ornato  di  moite 
Figure.  Et  cou  V lutavolatura  di  Liuto,  et  il  Sobrano  délia  Musica  délia  sonata  di  ciascun  Ballo. 
(Venise,  Ziletti,  1 58 1 .) 


Paysage,  attribué  au  Titien.  (British  Muséum.) 


LES  MŒURS. 


73 


sances  de  la  vanité,  semblait  devoir  professer  pour  la  vie  des  champs  et  pour 
les  beautés  de  la  nature  le  même  dédain  que  les  contemporains  du  Roi-soleil. 
Il  n’en  fut  rien,  et  rien  ne  prouve  mieux  quels  trésors  de  fraîcheur  et  de 
sentiment  renfermait  encore  le  cœur  des  hommes  de  ce  temps.  A Florence, 
à Rome,  à Venise,  prélats,  patriciens,  bourgeois,  éprouvent  à tout  instant 
le  besoin  de  se  retirer  loin  du  bruit  de  la  ville,  de  se  recueillir  au  milieu 
des  bois.  Plus  encore  que  pendant  la  période  précédente1,  villas,  casinos, 
vignes,  maisons  de  cam- 
pagne se  multiplient.  Un 
genre  littéraire  spécial 
prend  naissance,  et  Y Ar- 
cadie de  Sannazar  compte 
des  imitateurs  sans  nom- 
bre. Je  veux  bien  que 
dans  cette  poésie  buco- 
lique la  convention  tienne 
une  certaine  place,  que 
Y Amyntas  du  Tasse  ou 
le  Pastor  fido  de  Guarini 
rappellent  les  héros  de 
Virgile  plus  que  les  ber- 
gers de  la  Toscane  ou  des 
Abruzzes.  N’importe,  il  y 
a là  un  indice  qui  a son 
prix. 

Le  miracle  de  cette  ci- 
vilisation, c’est  d’avoir 
fait  converger  tant  d’as- 
pirations, en  apparence 
inconciliables,  vers  un  but 
unique,  le  luxe,  la  distinction,  la  beauté,  l’art,  en  un  mot.  D’autres  parmi 
les  nations  modernes  ont  disposé  de  richesses  aussi  considérables  que  l’Italie; 
la  fantaisie  ou  la  vanité  leur  ont  dicté  des  sacrifices  non  moins  grands; 
mais  de  ce  s sacrifices,  quels  sont  les  plus  dignes  d’intérêt  : la  prodigalité 
d’un  Hollandais  payant  un  oignon  de  tulipe  cent  fois  son  poids  en  or, 
d un  Anglais  mettant  sa  fortune  sur  un  cheval  de  course,  d’un  Yankee 
offrant  un  collier  de  perles  d’un  demi-million?  Le  trait  distinctif  de  l’Italie 
est  d’avoir  concentré  son  amour  sur  des  formes  pensées  et  écrites  (nulle- 
ment comparables  à la  profusion  de  fleurs  ou  de  peluche  si  chère  à notre 

1.  Burckhardt,  Cullur , livre  V,  ch.  vu.  — - Lors  de  son  dernier  séjour  à Rome,  en  1 53y, 
Sadolet  passait  dans  sa  vigne  tous  les  jours  où  il  n’y  avait  pas  consistoire  : « Si  gode  la  sua 
vigna  con  li  amici  ».  ( Lcttere  di  Principi,  t.  III,  fol.  161  verso.') 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  10 


L'Invitation  à la  danse. 
D’après  il  Ballarino  ( i5Si  ). 


74 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


époque),  sur  ces  formes  qui  relèvent  de  l’art  plus  encore  que  du  luxe,  et  qui 
constituent  le  style. 

Mais  avant  de  rechercher  quelle  place  les  mœurs  faisaient  à l’art  sous  ses 
formes  les  plus  variées,  jetons  un  regard  sur  les  ressources  dont  l’Italie  dispo- 
sait pour  satisfaire  son  besoin  d’élégance  ou  ses  aspirations  vers  la  beauté. 

Pendant  l’époque  qui  nous  préoccupe,  l’Italie,  malgré  tant  de  calamités,  fut 

encore,  à la  surface  du 
moins,  le  pays  le  plus 
riche  de  l’Europe,  et  sa 
richesse  se  traduisit  par 
de  grandioses  fondations, 
par  les  raffinements  du 
luxe,  aussi  bien  que  par 
d’immenses  travaux  d’uti- 
lité publique.  Non  moins 
que  l’accumulation  de 
numéraire,  une  activité 
incessante  développait 
surtout  le  bien-être.  On 
verra  dans  un  des  chapi- 
tres suivants  avec  quelle 
rapidité  Rome  guérit  des 
blessures,  si  cruelles  ce- 
pendant, que  lui  avait 
frites  le  sac  de  1527b 
On  peut  applaudir 
avec  d’autant  moins  de 
scrupules  aux  manifes- 
tations du  luxe  ou  aux 
créations  de  l’art  que, 
sauf  de  rares  exceptions  dans  les  provinces  occupées  par  les  Espagnols,  elles 
ne  supposaient  ni  l’oppression  ni  la  spoliation  des  peuples1 2.  Le  gouvernement 

1 . En  1 58o  encore,  la  seule  place  de  Milan  faisait  pour  trente  millions  d’affaires:  les  tissus  d’or 
et  d’argent  lui  donnaient  un  profit  de  huit  cent  mille  livres,  de  trois  millions  les  étoffes  de  soie, 
et  de  quatre-vingt  mille  la  vaisselle  d’argent.  — Pendant  le  règne  de  Cosme  I",  les  revenus 
de  la  Toscane  s’élevaient  à 1 100  OOO  ducats  (le  ducat  ou  florin  du  xvis  siècle  représente  une 
cinquantaine  de  Irancs  de  notre  monnaie).  Ce  prince  laissa  en  caisse  6 5oo  000  ducats  (Cantù, 
t.  VIII,  p.  46;  t.  IX,  p.  71).  — Un  simple  particulier,  le  maréchal  de  Strozzi,  possédait  un 
patrimoine  de  plus  de  5ooooo  écus  quand  il  entra  au  service  de  la  France;  à sa  mort,  il  ne 
laissa  pas  20000  écus  vaillants.  La  compagnie  de  200  arquebusiers  à cheval  qu’il  amena  à 
François  I'r  lui  coûta  seule  Soooo  écus.  Mais  aussi,  comme  Brantôme  le  proclame  hautement, 

« il  avait  le  cœur  fort  noble,  généreux  et  splendide  » (Œuvres,  édit.  Lalanne,  t.  II,  p.  268-271). 

2.  Il  ne  faut  évidemment  pas  prendre  au  pied  de  la  lettre  la  jérémiade  par  laquelle  une 


La  Rêverie  au  xvi'  siècle. 

Portrait  du  comte  Martinengo,  par  Morelto. 
(National  Gallery  de  Londres.) 


LES  MŒURS. 


75 


des  Médicis,  celui  des  ducs  d’Urbin,  se  contentaient  d’impôts  relativement 
légers.  Dans  les  Etats  pontificaux,  si  l’établissement  d’une  taxe  supplémen- 
taire sur  le  sel  déchaîna  une  émeute,  c’est  que  les  Colonna  exploitèrent  à 
leur  profit  le  mécontentement  que  cette  mesure  avait  provoqué  contre  le 
pape  Paul  III. 

Cependant,  à la  longue,  toutes  sortes  de  circonstances  — les  guerres,  le 
déplacement  des  relations  commerciales,  par  suite  de  la  découverte  du  cap  de 


Les  Plaisirs  rustiques  au  xvi”  siècle,  d’après  la  gravure  de  Reverdino. 


Bonne-Espérance  et  de  l’Amérique,  l’inintelligent  despotisme  administratif 

paysanne  des  environs  de  Padoue  cherche  à apitoyer  sur  son  sort  le  seigneur  qui  lui  Lit  la 
cour  : « Je  ne  suis  pas  vostre  pareille  : vous  estes  citoyen  de  Padoue,  et  je  suis  paysanne  des 
champs;  vous  estes  riche,  et  je  suis  pauvre;  vous  estes  grand  seigneur,  et  je  suis  de  travail; 
vous  voudriez  de  grosses  dames,  et  je  suis  de  basse  condition;  vous  estes  brave  avec  le  pour- 
point ouvré  et  les  chausses  découpées,  bordées  de  velours  et  de  soye,  et  j’ay  une  pauvre  cotte 
rompue  et  piècetée,  je  n’ay  autre  chose  en  ce  monde  que  cette  pauvre  robbe  que  vous  voyez 
sur  moy,  quand  je  voys  dancer  aux  testes;  vous  mangez  le  pain  de  froment,  et  moy  de  mil  de 
lebves,  encore  n’en  ay-je  pas  mon  saoul;  je  suis  aussi  sans  pelisson  pour  cest  hyver,  pauvre 
femme  que  je  suis!  et  si  ne  sçai  plus  que  faire,  car  je  n’ay  argent  ni  marchandise  à vendre 
pour  m’acheter  ce  qui  m’est  nécessaire.  Nous  n’avons  pas  du  blé  jusqu’à  Pâques;  je  ne  sçais 
comment  nous  ferons,  en  si  grande  cherté;  et  mil  tailles  qu’il  nous  faut  payer  tous  les  jours  à 
Padoue.  Les  pauvres  gens  du  village,  il  y a grande  pitié  en  nous!  Nous  endurons  à labourer 
les  terres  et  semer  le  froment  que  vous  autres  mangez,  et  nous  mangeons  le  seigle  et  autres 
pauvres  semences.  Nous  taillons  les  vignes  et  faisons  du  vin,  et  bcuvons  la  despence  et  bien 


76 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  EA  RENAISSANCE. 


[1,0; 


des  Espagnols,  le  mépris  du  travail,  sacrifié  aux  titres  et  aux  sinécures1,  et, 
par-dessus  tout,  la  conviction,  si  répandue  chez  les  Italiens,  que,  marchant  à la 
tète  de  la  civilisation,  ils  ne  pouvaient  être  distancés  par  les  nations  voisines, 
- finirent  par  compromettre  le  commerce,  l’industrie  et  l’agriculture.  Dès  le 
dernier  tiers  du  siècle,  le  ralentissement  de  toutes  choses  se 

faisait  sentir  à Ferrare, 

« tort  peu  peuplée  »,  à 
Rome,  avec  ses  avenues 
incultes  et  stériles,  et  où 
chacun  prenait  sa  part  « de 
l’oisiveté  ecclésiastique2  ». 

Telle  était  toutefois  la  ri- 
chesse de  l’Italie,  qu’il  fal- 
lut plus  de  deux  cents  ans 
pour  l’épuiser  : à la  fin 
du  xviif  siècle  encore, 
l’aisance,  on  pourrait  pres- 
que dire  l’opulence,  ré- 
gnait au  nord  comme  au 
midi. 

A l’époque  dont  nous 
nous  occupons,  grâce  à ces 
ressources  qui  paraissaient 
inépuisables,  le  besoin  de 
briller  non  moins  que  le 
goût  du  beau  donnèrent 
à toutes  les  formes  de  la 
vie  sociale  une  distinction 
telle  qu’on  ne  l’avait  plus 
vue  depuis  la  chute  de 
l’empire  romain  : les  vête- 
ments, la  parure,  les  armes, 
le  mobilier,  sans  en  exclure 
les  ustensiles’,  s’en  ressentirent  dans  la  même  proportion  que 


Le  Luxe  au  xvi”  siècle. 

La  clef  du  palais  Strozzi. 
(Collection  Ad.  de  Rothschild.) 


Le  Luxe 
au  xvi”  siècle. 

Couteau. 
(Ane.  Collection 
Spitzer.) 


souvent  de  l’eau.  » (Stmparole,  les  Facétieuses  Nuits,  trad.  par  Louveau  et  Pierre  de  Laii\e}, 
I"  nuit,  fable  IV.) 

1.  Sismondi,  t.  XVI,  p.  223-225. 

2.  Le  mot  est  de  Montaigne  : Voyage,  p.  285,  3<pi. 

3.  L’excès  du  raffinement  ne  pouvait  manquer  de  provoquer  une  réaction  en  sens  contiaiie. 
Des  artistes  florentins,  parmi  lesquels  le  peintre  Jacone,  fondèrent  une  corporation,  dont  les 
membres,  sous  prétexte  de  vivre  en  philosophes,  vivaient  en  pourceaux.  Ils  faisaient  profession 
de  ne  jamais  se  laver,  ne  souffraient  pas  qu’on  balayât  leur  maison,  buvaient  à même  la  bou- 
teille, etc.  (Vasari.) 


La  villa  de  Tivoli,  d'apres  la  gravure  de  Dupérac  ( 1 573) . 


78 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


les  repas  et  les  fêtes,  les  représentations  théâtrales,  les  livrées,  les  équipages1. 

Prenons  le  costume  et  la  parure;  c’est  une  recherche  qui  dépasse  parfois 
les  bornes  du  goût  : robes  de  soie  ou  de  velours  tissées  d’or  et  couvertes  de 

gemmes  et  de  perles,  mouchoirs  brodés 
d’or2,  fourrures,  plumes  rares,  éventails 
et  aumônières;  la  médaille  ou  plaquette 
que  tout  personnage  qui  se  respecte 
doit  porter  à son  chapeau  (on  sait 
quelle  classe  intéressante  de  produc- 
tions nous  a valu  cette  coutume), 
puis  l’agrafe  du  ceinturon,  la  dague 
et  l’épée,  sans  compter  les  bijoux  pro- 
prement dits  et  tout  le  monde  des  orne- 
ments féminins. 

Mêmes  raffinements  jusque  dans  les 
moindres  auxiliaires  de  la  toilette  : 
Brantôme  raconte  qu’Alf.  de!  Vasto 
faisait  parfumer,  non  seulement  ses 
effets,  mais  encore  les  selles  de  ses 
chevaux.  Les  Médicis  ne  dédaignaient 
pas  de  surveiller  dans  leur  « fonde- 
ria  »,  la  distillation  d’essences  particu- 
lièrement précieuses,  et  c’est  également 
à la  fabrication  des  eaux  de  senteur  que 
l’ordre  des  Jésuates  dut  sa  popularité. 
Quant  aux  architectes,  aux  sculpteurs,  aux  peintres,  jamais  encore  ils 
n’avaient  su  persuader  aux  favoris  de  la  fortune  de  leur  faire  la  part  aussi 


Le  Luxe  au  xvi*  siècle. 
Étrier.  (Collection  Spitzer.) 


I . A Florence,  Cosme  I''r,  par  politique 
plutôt  que  par  goût,  n’entreprenait  jamais 
une  excursion  à une  de  ses  villas,  sans  se 
faire  accompagner  d’une  suite  de  600  per- 
sonnes. 

A Rome,  la  maison  d’un  grand  seigneur 
qui  se  respectait  devait  comprendre  une 
quarantaine  de  chevaux  et  une  centaine  de 
Le  Luxe  au  xvr  siècle.  familiers  ou  de  domestiques,  sans  compter 

Éperon.  (Collection  Spitzer.)  les  musiciens,  les  gardes,  l’équipage  de 

chasse.  Que  de  parasites  déjà!  (Prisciano, 
del  Governo  délia  carte  d’un  S ignore  in  Koma.  Rome,  ipq.S;  réimprimé  à Città  di  Castello  en 
i883.)  Prisciano  évalue  la  dépense  pour  ce  train  de  maison  à 6.579  écus,  12  baioques  (plus  de 
3oo  000  francs),  dont  4000  pour  la  nourriture  (522  pour  le  pain,  1 440  pour  le  vin,  61 5 pour 
la  viande),  686, 5o  pour  le  fourrage  et  autres  dépenses  d’écurie,  et  1 624  pour  les  salaires. 

A Milan,  on  comptait,  du  temps  de  Bandello,  plus  de  soixante  voitures  à quatre  chevaux. 
Quant  aux  voitures  à deux  chevaux,  elles  étaient  innombrables.  La  plupart  étaient  dorées, 
richement  sculptées  et  garnies  de  soie.  (Burckhardt,  Cultur,  t.  II,  p.  1 “ 5 - ) 

2.  Cellini,  Mémoires , édit.  Tassi,  t.  I,  p.  3o8. 


LA  RICHESSE  ET  LE  LUXE. 


79 


belle.  C’est  un  palais  à construire  pour  l’un,  une  chapelle  à décorer  pour 
l’autre;  une  image  de  sainteté  à peindre  pour  la  chambre  à coucher;  puis,  et 
surtout,  l’effigie  du  grand  seigneur,  du  prélat,  du  bourgeois  enrichi  à repro- 
duire, à éterniser.  Celui-ci  commande  un  tombeau  monumental;  celui-là,  plus 
modeste,  veut  du  moins  laisser  aux  siens  son  buste  en  marbre,  son  portrait 
peint  ou  sa  médaille.  Ce  fut  au  point  que  l’Arétin  adjura  les  médailleurs  de 
ne  pas  prostituer  leur  talent  au  premier  venu  : « Reproduisez  donc,  s’écria-t-il, 
les  images  de  tels  hommes,  et  non  pas  de  ceux  qui,  non  seulement  ne  sont 
pas  connus  des  autres,  mais  encore  le  sont  à peine  d’eux-mêmes.  Le  poinçon 


Le  Luxe  au  xvr  siècle.  Verres  vénitiens. 


ne  doit  pas  reproduire  une  tête  que  la  renommée  n’a  pas  tout  d’abord  célé- 
brée, et  l’on  ne  croit  pas  que  les  décrets  de  l’antiquité  eussent  consenti  à ce 
qu’on  représentât  en  métal  des  gens  qui  ne  s’en  étaient  pas  montrés  dignes. 
Que  cela  soit  à ta  honte,  ô siècle!  puisque  tu  supportes  que  nous  apparaissent, 
vivant  en  peinture,  jusqu’à  des  tailleurs  et  des  bouchers1.  » 

Il  n’y  eut  pas  jusqu’aux  arts  les  plus  humbles  qui  ne  tussent  appelés  à fixer 
le  souvenir  des  événements  les  plus  marquants  de  la  vie  de  tamille,  en  même 
temps  qu’à  servir  d’interprètes  à toutes  sortes  de  nobles  sentiments.  La  céra- 
mique nous  a légué  les  longues  séries  des  « vasi  amatori  »,  à devises  galantes, 
des  « vasi  gameli  » ou  « vasi  nuziali  »,  exécutés  à l’occasion  de  noces,  des 
vases  d’accouchées,  un  monde  de  tonnes  pittoresques  et  d’associations  de  tons 
éclatantes. 

I.  Plon,  Leone  Lconi,  p.  23. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


80 


Voilà  ce  que  j’appelle  une  époque  artiste,  une  époque  animée  d’une  passion 
universelle,  qui  pénètre  à son  tour  toutes  les  productions;  une  société  entière, 
princes  et  bourgeois,  jusqu’aux  laboureurs  qui  manient  la  charrue,  jusqu’au 
berger  qui  mène  les  troupeaux,  jusqu’au  bouvier  et  au  porcher,  tous  possé- 
dant en  commun  le  sentiment  de  la  proportion,  le  canon,  si  l’on  veut,  qui 
constitue  un  style.  A nous  autres  raffinés,  il  faut,  pour  provoquer  notre  admi- 
ration, un  nom,  une  individualité,  un  tempérament  : aux  pauvres  d’esprit  — 
et  le  royaume  des  deux  est  à eux!  — une  moyenne  anonyme  suffit.  Ils  ont 
raison  : le  courant  de  goût  qui  règne  dans  la  masse  des  productions  imperson- 
nelles — les  terres  cuites  de  Tanagra,  les  faïences  d’Urbin,  les  verres  de 
Venise,  — suppose  un  degré  de  culture  générale  non  moindre  que  les  chefs- 
d’œuvre  d’un  Phidias  ou  d’un  Michel-Ange. 


Masque  de  Satyre. 

Par  Michel-Ange.  (Musée  national  de  Florence.) 


Détail  de  l'autel  des  Rois  Mages.  (Cathédrale  d’Orvieto.) 


CHAPITRE  IV 

l’état  d’ame  des  italiens  pendant  la  dernière  période  de  la  renaissance. 
— parallèle  entre  l’art,  la  science  et  la  littérature.  — CONDITIONS 
SPÉCIALES  DE  l’art.  — LA  DÉCADENCE  NAÎT  DE  LA  PERFECTION. 


es  facteurs  que  nous  avons  passés  en  revue  — sen- 
timent national,  religion,  morale  et  mœurs,  — sont 
tous  intervenus  pour  constituer  le  style  dans  lequel 
s’incarne  la  fin  de  la  Renaissance.  Et  cependant,  mal- 
gré la  multiplicité  de  nos  recherches,  il  est  un  élé- 
ment, capital  et  subtil  entre  tous,  qui  nous  a échappé 
et  que  toutes  les  analyses,  toutes  les  statistiques  de 
l’ordre  politique,  religieux,  économique,  moral,  sont 
impuissantes  à déterminer.  Cet  élément,  c’est  l’état  de  vigueur  et  de  fraîcheur 
des  esprits  au  point  de  vue  de  la  production  intellectuelle.  Puissance  ou  déca- 
dence nationale,  piété  ou  scepticisme,  prospérité,  vertus  publiques  et  privées, 
autant  d agents  dépourvus  d’efficacité,  sinon  pour  seconder  (nous  avons  vu 
dans  quelles  limites  précises  ils  influent),  du  moins  pour  provoquer  l’essor 
scientifique,  littéraire  ou  artistique. 

Quoique  1 art  ne  suive  que  rarement  un  développement  parallèle  à celui  de 

E.  Münlz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  1 1 


82 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


la  philosophie  et  de  la  science,  il  est  indispensable  de  jeter,  ne  fût-ce  qu’à 
titre  de  contre-épreuve,  un  regard  sur  les  vicissitudes  de  celles-ci;  cet  examen 
nous  apprendra  ce  qu’il  pouvait  rester  dans  les  esprits  de  vigueur  et  d’initia- 
tive, de  force  d’assimilation  et  de  force  de  déduction. 

Ce  que  l’architecture  est  pour  l’ensemble  des  arts,  la  philosophie  l’est  pour 
l’ensemble  des  disciplines  dont  l’art  ne  forme  qu’une  branche  : elle  les  groupe 
et  les  encadre.  Les  éclectiques  dominent-ils,  tout  va  à la  dérive;  ce  n’est  que 
dispersion  de  forces,  anarchie,  incohérence.  Quelle  solidité  et  quelle  cohésion, 
au  contraire,  une  nation  ne  puise-t-elle  pas  dans  un  système  philosophique 
bien  ordonné!  (Tous  les  systèmes  étant  faux,  ce  qui  importe,  ce  ne  sont  pas 
les  théories  qu’ils  énoncent,  c’est  la  direction  qu’ils  impriment  aux  diverses 
manifestations  de  l’activité  intellectuelle.) 

Cette  unité  et  cette  rigueur,  l’Italie  les  connaissait  encore  pendant  la  der- 
nière période  de  la  Renaissance,  malgré  de  nombreuses  fluctuations  : c’était  le 
platonisme  qui  inspirait  et  Michel-Ange  et  le  Tasse.  L’aristotélisme  et  son 
succédané,  l’averroïsme,  étaient  partout  en  déroute  : il  résulte  jusqu’à  l’évi- 
dence, des  documents  réunis  par  Ernest  Renan1,  qu’ils  furent  étrangers  au 
grand  mouvement  d’idées  qui  signala  en  Italie  la  fin  du  xv1'  et  le  commence- 
ment du  xvi1'  siècle. 

Le  prodigieux  et  sublime  œuvre  scientifique  de  Léonard  de  Vinci  avait 
été  perdu,  complètement  perdu,  pour  sa  patrie  et  pour  l’humanité,  par  suite 
du  dédain  professé  par  ce  grand  homme  à l’égard  de  toute  publicité.  Com- 
parées à un  tel  génie,  les  illustrations  de  la  science  italienne  pendant  le 
xvi°  siècle,  les  Porta,  les  Salviani,  les  Maurolico,  les  Tartaglia,  les  Cardano, 
les  Délia  Torre,  les  Achillini,  les  Fallopio,  les  Berengario,  les  Eustachio,  les 
Mattioli,  les  Andrea  Cesalpin,  ne  sont  que  des  étoiles  de  seconde  grandeur. 
Du  moins  l’esprit  d’initiative  et  le  goût  des  hypothèses2  ne  faiblirent-ils  pas  : 
ils  s’alliaient,  comme  dans  toutes  les  conquêtes  réalisées  par  l’Italie,  à une 
étude  minutieuse  des  auteurs  anciens.  Félicitons-en  les  Italiens,  au  lieu  de 
leur  en  faire  un  reproche,  comme  certains  historiens  à tendances  : n’est-ce  pas, 
en  effet,  quand  il  s’agit  de  science  qu’il  faut  sans  cesse  tenir  compte  des  expé- 
riences du  passé,  sinon  tout  serait  éternellement  à recommencer!  Plus  encore 
que  par  ses  découvertes  positives,  l’antiquité  intervenait  par  la  rigueur  de 
ses  méthodes  et  par  l’indépendance  de  sa  critique.  Combien  il  y avait,  ici 
encore,  de  fécondité  dans  ses  enseignements,  nous  l’apprenons  par  ce  tait 

1.  Averroès  et  V Averroïsme,  p.  iv. 

2.  Pas  plus  pour  les  divagations  que  pour  les  éclairs  de  génie,  Cardan  n’a  rien  à envier 
a Paracelse  : c’était  un  halluciné;  mais  il  faut  parfois  de  ces  hommes  pour  renouveler  les 
sciences.  La  Mdoscopia  (publiée  au  xvir  siècle  seulement;  Paris,  i658)  vient  hardiment 
disputer  la  palme  aux  plus  absurdes  traités  de  chiromancie.  Cardan  y établit  une  corrélation 
entre  les  lignes  de  la  face  et  les  planètes  : il  voit  dans  ces  lignes,  ainsi  que  dans  les  verrues, 
des  indices  de  bonheur  ou  d’infortune  et  même  l’annonce  d’accidents  absolument  fortuits. 
8ou  gravures  appuient  sa  fastidieuse  démonstration. 


LA  LITTERATURE. 


83 


que  la  science  fut  la  dernière  grande  manifestation  du  génie  italien  : Galilée, 
affirme-t-on,  vint  au  monde  le  jour  où  mourut  Michel-Ange. 

Plus  nombreux  et  plus  intimes  qu’entre  la  science  et  l’art  sont  les  liens 
entre  l’art  et  la  littérature',  liens  qui  étaient  allés  en  se  resserrant  d’âge  en 
âge.  Au  point  où  nous  sommes  parvenus,  rien  ne  manquait  plus  â leur 
pénétration  réciproque;  je  dirai  même  que  la  multiplicité  des  emprunts  qu’ils 
se  faisaient  l’un  à l’autre  prouve  que  tous  deux  tendaient  à dévier  : ils  sacri- 
fiaient plus  qu’il  ne  convenait  à des  préoccupations  en  opposition  avec  leur 
mission  naturelle.  L’art,  en  effet,  devait  se  rapprocher  de  la  littérature  dans 
la  mesure  même  où,  s’éloignant  de  la  forme, 
il  s’attachait  aux  sujets  et  aux  idées. 

Dans  la  littérature,  aussi  bien  que  dans  la 
science  et  dans  l’art,  la  force  de  production  et 
la  force  d’expansion  de  l’Italie  n’ont  pas  faibli  : 
l’Europe  entière  écoute  ses  leçons,  s’inspire  de 
ses  modèles,  depuis  Rabelais  et  les  poètes  de 
la  Pléiade  jusqu’à  Shakespeare.  La  langue  ita- 
lienne, si  peu  répandue  au  dehors  même  au 
xve  siècle,  devient  comme  l’organe  officiel  de 
l’Europe  élégante.  Charles  VIII  et  Louis  XII 
ne  la  comprenaient  qu’imparfaitement  à coup 
sûr;  pour  les  nouveaux  conquérants,  au  con- 
traire, pour  François  Ier  et  Charles-Quint,  elle  n’offre  plus  aucun  secret. 
L’Arétin,  du  fond  de  son  repaire  de  Venise,  lève  tribut  sur  toute  la  chrétienté. 

De  même  que  le  xiv"'  siècle,  le  xvic  est  l’âge  d’or  de  la  littérature  italienne; 
le  latin  lui  cède  définitivement  la  place'1 2.  Malgré  une  production  à outrance, 
cette  période  compte  des  pages  qui  vivront  éternellement  par  la  pureté  de  la 
langue,  la  beauté  du  style,  la  chaleur  des  sentiments. 

La  passion  pour  les  lettres  avait  alors  pénétré  partout,  de  même  que  la 

1.  Bibl.  : t.  II,  p.  49.  — La  Stovia  délia  Lctteratura  italiana  de  Fr.  de  Sanctis(3e  édit.,  Naples, 
1879)  est  un  ouvrage  systématique,  parfois  éloquent,  mais  plus  souvent  déclamatoire,  auquel 
le  recueillement  et  la  méthode  font  également  défaut. 

2.  Je  suis  forcé  de  revenir  encore  une  fois  sur  la  question  du  latin.  Mais  combien  ma  tâche 
n’est-elle  pas  plus  aisée  aujourd’hui,  et  combien  je  me  félicite  de  ce  qu’un  esprit  aussi  éminent 
que  M.  Michel  Bréal  ait  développé,  avec  l’autorité  qui  me  manque,  la  thèse  qui  m’est  chère  : 
ce  sont  les  puristes,  tant  ceux  du  xvr  siècle  que  ceux  de  la  Sorbonne  moderne,  qui  ont  tué  le 
latin  en  tant  que  langue  usuelle.  (Dr  V Enseignement  des  Langues  anciennes.  Paris,  Hachette.  1891 .) 

Au  xvr  siècle,  les  champions  du  latin  montrèrent  encore,  si  possible,  plus  d’intolérance 
que  par  le  passé.  Un  certain  Arnasco  11e  soutint-il  pas,  dans  une  harangue  prononcée  devant 
Clément  VII  et  Charles-Quint,  que  la  langue  italienne  devait  être  reléguée  dans  les  marchés, 
les  boutiques,  les  campagnes,  parmi  les  gens  de  la  plus  basse  condition  ! Une  foule  d’autres 
auteurs  renchérirent  encore  sur  ces  proscriptions.  (Ginguené,  Histoire  littéraire  de  V Italie,  t.  VII, 
p.  387-389.) 


Médaille  de  Cardan. 
Par  un  anonyme  italien. 


84 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


passion  pour  l’art.  Petits  et  grands,  ecclésiastiques,  femmes  de  qualité  — il 
suffit  de  rappeler  les  noms  de  Vittoria  Colonna,  de  Veronica  Gambara,  de 
Gaspara  Stampa  — et  jusqu’aux  paysans  s’évertuaient  à rimer1.  Mais  là 
ne  s’arrêtaient  pas  les  analogies  entre  poètes  et  artistes  : chez  les  uns  et 
chez  les  autres  l’improvisation  était  la  qualité  la  plus  prisée.  Montaigne 
raconte  que  « quasi  à toutes  les  hôtelleries  on  trouvoit  des  rimeurs  qui 
faisoient  sur  le  champ  des  rimes  accomodées  aux  assistants  » (p.  36p). 
Rome  entière  accourait  pour  entendre  Bern.  Accolti,  surnommé  l’Unico 
Aretino,  réciter  ses  vers. 

Nul  doute  que  l’invention  de  l’imprimerie  n’ait  puissamment  favorisé  la 
production.  Décupler,  centupler  le  nombre  des  lecteurs  et,  au  cas  échéant, 
des  admirateurs,  quel  poète  ou  quelle  poétesse  eût  résisté  à une  telle  tentation  ! 
On  n’écrivait  plus  une  lettre  courante  sans  le  secret  espoir  de  la  voir  livrer  à 
la  publicité2 3. 

L’historien  se  sent  découragé  devant  cette  production  effrénée,  devant  ce 
déluge  d’œuvres  insipides,  devant  cette  graphomanie,  pour  employer  le  terme 
consacré  en  médecine.  Qu’importe  que  ces  milliers  de  sonnets  soient  tous 
irréprochables,  si  aucun  n’exprime  un  sentiment  nouveau,  si  les  mêmes 
pensées,  les  mêmes  images,  les  mêmes  clichés,  reparaissent  indéfiniment!  Ce 
sont  des  exercices  poétiques,  ce  n’est  plus  de  la  poésie.  Ainsi,  dans  la  litté- 
rature comme  dans  l’art,  les  moyens  d’expression  étant  perfectionnés  à un 
tel  point  et  mis  à la  portée  d’un  chacun,  la  forme  perd  de  toute  nécessité 
son  originalité  et  sa  saveur. 

En  Italie,  la  littérature  avait  ceci  de  particulier  que  depuis  longtemps  la 
culture  des  lettres  était  devenue  une  véritable  position  sociale,  et  comme 
une  industrie  de  luxe,  sans  racines  dans  les  couches  profondes.  Rien  ne 
pouvait  développer  davantage  la  perfection  technique;  rien  aussi  ne  pouvait 
tarir  plus  rapidement  les  sources  de  l’inspiration.  Si  la  pratique  des  arts 
exige  une  initiation  spéciale  et  une  application  constante,  la  littérature,  d’un 
abord  plus  facile,  comporte  toutes  les  audaces  : que  de  chefs-d’œuvre  dus  à 
des  écrivains  improvisés!  Or,  là  était  le  côté  faible  de  l’humanisme  : il  n’avait 
pas  tardé  à dégénérer  en  profession.  Ailleurs  c’étaient  des  grands  seigneurs,  des 
hommes  d’Etat,  des  magistrats  ou  même,  comme  en  Espagne,  des  hommes 
d’action",  qui  consacraient  leurs  loisirs  aux  Muses.  Ce  contact  multiplié  avec 

1.  Girolamo  Ruscelli  de  Viterbe,  dans  sa  Lettera  sopra  un  sonetlo  delV  Ilhistriss.  sig.  Marcbese 
délia  Terga,  alla  divina  S ignora  Marchesa  del  Vasto  (Venise,  1.552),  cite,  comme  réputées  pour 
leur  talent  littéraire,  23  Génoises,  17  Romaines  et  21  Milanaises.  (Belgrano,  Délia  Vita  privata 
tlei  Genovesi,  p.  q8.3.  Cf.  Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  VIII,  p.  246-248.) 

2.  Dés  i.5q2  paraissait  lerecueil  épistolaire  intitulé  : Lettere  volgari  di ' diversinobilissiiiii ’ hitomini 
et  eccellentissimi  ingegni ; en  1 04.A,  le  Nuovo  Libro  di  Lettere  dei  pià  rari  autori  délia  Lingua  vol- 
gare  italiana,  auxquels  firent  suite  les  Lettere  di  Principi  et  tant  d’autres  recueils  du  même 
genre. 

3.  Quinet,  les  Révolutions  d'Italie,  p.  .81)7-398. 


LA  LITTERATURE. 


85 


les  forces  vives  de  la  nation  créait  un  fonds  de  sentiments  sérieux  et  de  fortes 
convictions.  En  Italie,  au  contraire,  c’étaient  les  humanistes  qui  s’improvisaient 
diplomates,  administrateurs,  voire  souverains  pontifes.  Qu’on  ne  m’objecte 
pas  que  bon  nombre  d’entre  eux  remplissaient  d’autres  fonctions;  qu’avant 
d’être  poètes,  orateurs  ou  nouvellistes,  ils  étaient  prêtres,  prélats,  secrétaires 
apostoliques,  que  sais-je  encore!  C’est  le  cas  de  répéter  que  l’habit  ne  fait 
pas  le  moine;  en  embrassant  l’état  ecclésiastique,  ils  songeaient  avant  tout  à 
se  procurer  de  riches  prébendes1. 

Étant  donnée  une  organisation  aussi  artificielle,  est-il  surprenant  que  la 
littérature  italienne  dégénérât  trop  souvent  en  rhétorique,  qu’elle  sacrifiât 
plus  que  de  raison  aux  grâces  et  à la  phrase  ! Quelle  différence  entre  la 
langue  si  nette,  si  sobre,  si  florentine,  de  Machiavel,  et  toutes  les  circonlo- 
cutions, périphrases,  fioritures  et  compliments  de  ses  successeurs!  Combien 
en  est-il  qui  sachent  faire  tenir  en  une  formule  concise  quelque  pensée 
généreuse  ou  transcendante  ! Les  longs  développements  ne  manquent  pas, 
mais  le  trait  qui  porte,  le  mot  ailé,  combien  en  connaissent  encore  le  secret? 
L’abus  du  fameux  « conciosiacosache  » (vu  que)  caractérise  ces  chercheurs 
de  « sesquipedalia  verba  »,  de  même  que  l’urbanité  dégénère  chez  eux  en 
platitude  et  en  flagornerie. 

L’élégance  du  style  compte  désormais  plus  que  la  chaleur  des  convictions 
ou  la  nouveauté  des  idées;  jamais  on  n’avait  poussé  le  purisme  aussi  loin. 
Ici  c’est  Bembo  qui  passe  ses  productions  de  l’un  dans  l’autre  de  ses  qua- 
rante portefeuilles  au  fur  et  à mesure  qu’il  y fait  une  correction  nouvelle; 
là  les  écrivains  de  la  Haute  Italie  — Castiglione,  Bandello  et  autres  - 
s’excusent  de  ne  pas  écrire  le  toscan;  ailleurs  des  académies  discutent  à perte 
de  vue  sur  un  sonnet,  sur  un  vers,  sur  un  mot. 

Constatons  à ce  sujet  que  la  fondation  des  académies  a été  un  effet,  un 
résultat,  non  une  cause.  Elle  prouve  que,  de  hère  de  l’imagination,  nous 
sommes  entrés  dans  celle  de  la  critique2. 

1 . Les  littérateurs  italiens,  gens  d’Eglise  pour  une  bonne  partie,  n’étaient  pas  des  bretteurs  à 
la  façon  des  artistes  leurs  compatriotes  : l’humanisme  leur  avait  inspiré  l’horreur  des  pugilats 
et  des  rixes.  Mais  au  fond  il  n’y  avait  pas  moins  de  surexcitation  en  eux,  pas  moins  de  vanité  ni 
de  haine.  L’histoire  de  quelques  duels  littéraires,  par  exemple  de  celui  entre  Caro  et  Caste- 
lectro,  abonde  en  traits  humiliants  pour  l’honneur  des  lettres  : calomnies,  dénonciations  aux 
inquisiteurs,  emploi  de  sicaires,  tout  y fut  mis  en  œuvre. 

2.  Les  premières  académies  n’avaient  ni  constitution  fixe  ni  programme  déterminé  (t.  Il, 
p.  218).  C’est  ainsi  que  l’Académie  platonicienne,  qui  tenait  ses  assises  dans  les  jardins  des 
Ruccellai,  oublia  tout  à coup,  en  i5i2,  son  rôle  platonique  pour  conspirer  en  faveur  du 
cardinal  Jean  de  Médicis;  de  même  qu’en  1Ô22  elle  conspira  contre  un  autre  Médicis,  le 
cardinal  Jules.  A Rome,  l’Académie  de  Goritz,  qui  sombra  pendant  le  sac  de  1.527,  était 
surtout  une  réunion  de  bons  vivants.  Il  en  fut  de  même  de  l’Académie  des  Vignerons,  qui  la 
remplaça  vers  i53o  et  qui  comptait  des  membres  tels  que  Berni,  Mauro,  délia  Casa,  Firen- 
zuola. 

L « Accademia  délia  Crusca  » (l’Académie  du  son,  qu’il  s’agissait  de  séparer  de  la  farine;  avec 
un  blutoir  pour  emblème),  fondée  en  i.Sqi,  mais  organisée  en  i582  seulement,  marqua  le 


86 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Il  ne  faut  pas  s’étonner  davantage,  chez  de  tels  virtuoses,  du  manque 
d’esprit  de  suite  et  de  la  mobilité  des  opinions  (Giovanni  délia  Casa  portant 
aux  nues  ou  flétrissant  à tour  de  rôle  Charles-Quint;  Bern.  Tasso  commençant 
son  Amadis  dans  l’intention  de  célébrer  Henri  II  de  France  et  le  dédiant  en 
fin  de  compte  à Philippe  II  d’Espagne;  l’Arétin  composant  à la  fois  les 
ouvrages  les  plus  licencieux  et  une  paraphrase  des  Psaumes  de  la  Pénitence, 
un  traité  sur  l’humanité  de  Jésus-Christ,  etc.).  Tout  chez  eux  n’est  que 
délassement  et  jonglerie  : dans  le  Roland  furieux  lui-même,  la  donnée  et  la 
trame  sont  misérables,  la  frivolité  de  la  pensée  excessive;  le  poème  ne  se  sauve 
que  par  des  beautés  de  détail. 

Ce  sera  toujours  une  tâche  épineuse  que  de  déterminer  ce  qui,  dans  l’évo- 
lution de  la  littérature  italienne,  doit  être  mis  sur  le  compte  de  l’influence 
antique  et  ce  qui  doit  être  imputé  au  ralentissement  de  l’activité  intellectuelle 
chez  les  générations  nouvelles.  Celles-ci  ne  se  seraient-elles  pas  jetées  ainsi  à 
corps  perdu  sur  l’antiquité  précisément  parce  que,  l’initiative  ayant  faibli, 
elles  éprouvaient  une  sorte  de  délassement  à suivre  les  voies  tracées  par 
d’autres,  à répéter  des  formules  consacrées?  Ce  siècle  était  tellement  porté 
à l’imitation  que,  quand  il  n’imitait  pas  Virgile  ou  Horace,  il  imitait  Pétrarque'. 
Bien  plus,  pour  peu  que  l’on  y regarde  de  près,  on  trouvera  autant  d’imi- 
tations des  chansons  du  cycle  de  Charlemagne,  de  Roland  et  d’Amadis 
que  du  cycle  antique2  : qui  oserait  soutenir  que  le  rôle  de  l’antiquité  n’ait 
pas  été  passif  plutôt  qu’actif  ! 

Rien  de  moins  justifié,  par  conséquent,  que  l’insistance  avec  laquelle 
divers  auteurs,  C.  Cantù  entre  autres,  reviennent  sur  les  dangers  de  cette 
imitation  ".  Certaines  personnifications,  les  Muses  par  exemple,  sont  tellement 
nettes,  que  même  un  Tasse,  un  Milton,  n’ont  pas  pu  se  dispenser  d’y  recourir. 

désir  de  maintenir  à l’italien  sa  pureté  classique,  autrement  dit  d’en  faire  une  langue  morte. 
Dès  le  début,  la  a Crusca  » se  distingua  par  un  triste  exploit,  des  attaques  virulentes  contre  la 
Jérusalem  délivrée. 

L’élément  facétieux  dominait,  du  moins  dans  le  choix  des  dénominations  de  ces  réunions  : 

L « Accademia  degli  Umidi  » forçait  chacun  de  ses  membres  à adopter,  en  souvenir  de  l’élé- 
ment liquide,  le  nom  d’un  poisson,  etc.,  etc. 

1 . Sur  la  vogue  dont  Pétrarque  jouissait  à cette  époque  (il  compta,  presque  à la  fois,  plus  de 
douze  commentateurs),  voir  Ginguené,  Histoire  littéraire,  t.  IX,  p.  247. 

2.  Luigi  Alamanni,  le  metteur  en  oeuvre  de  Giron  il  Cortese,  Lodovico  Dolce,  Brusantini, 
Altissimi,  Pescatore,  et  une  infinité  d’autres  poètes  chantèrent,  à l’imitation  de  l’Arioste,  les 
exploits  des  paladins  : ils  formèrent  ainsi  la  transition  entre  l’Arioste  et  le  Tasse.  — Bern. 
Tasso  se  voua  à la  vulgarisation  des  vieux  romans  espagnols,  notamment  de  VAmadis. 

3.  « La  comédie,  qui  devait  être  avant  tout  le  théâtre  de  la  vie  présente,  on  la  faisait  servir 
à imiter  les  quelques  pièces  latines  du  même  genre,  lesquelles  sont  une  imitation  de  celles 
des  Grecs...  La  Mandragore  de  Machiavel  prouve  que  l’on  aurait  pu  former  un  théâtre  national 
en  abandonnant  les  traces  des  anciens,  » etc.  ( Histoire  des  Italiens,  t.  VIII,  p.  25q-255.)  Ce 
sont  là  déclamations  pures.  Nos  auteurs  dramatiques  français  du  xvn8  siècle,  Corneille, 
Racine,  Molière,  ne  se  sont-ils  pas  inspirés  des  anciens,  sans  sacrifier  leur  originalité  native! 


LA  LITTERATURE. 


87 


Chez  le  poète  anglais,  la  Muse  trône  sur  la  cime  d’Horeb  ou  de  Sinaï  (ch.  1); 
de  même  que  Jupiter,  Jéhovah  doit  son  triomphe  à sa  foudre;  au-dessus  de 
Dieu,  il  y a le  destin  : c’est  au  fond  la  lutte  des  Dieux  de  l’Olympe  et  des 
Titans.  Et  de  même  Milton  mêle  la  mythologie  classique  à la  mythologie 
biblique,  aux  anges  rebelles  les  dieux  de  lTônie  (ch.  1),  etc.,  etc. 

Ainsi  l’Olympe  se  joue  à travers  les  épopées  chrétiennes,  jusqu’au  jour 
où  un  fils  impie  de  l’impie  xvme  siècle  dressera  autel  contre  autel,  opposera 
les  dieux  du  paganisme  à la  trilogie  chrétienne  et  créera  cette  Guerre  des 
Dieux,  dont  il  faut  bien  se  garder  de  méconnaître  la  portée. 

On  a beau  dire,  malgré  l’étude  assidue  des  anciens,  l’esprit  italien 
conserva  longtemps  encore,  avec  sa  curiosité,  sa  puissance  d’observation  et 
de  pénétration.  Nous  en  avons  pour  preuve  les  admirables  rapports  des 
ambassadeurs  vénitiens,  si  sobres  et  si  substantiels,  cette  masse  formidable 
de  recherches  de  tout  ordre  tant  sur  l’ancien  que  sur  le  nouveau  continent, 
telles  que  la  description  des  Pays-Bas  de  L.  Guichardin  ( 1 5 6 7 ) , bref  cet  effort 
gigantesque  pour  codifier  les  connaissances  humaines.  De  même  que  Louis  XII 
avait  chargé  le  Véronais  Paolo  Emilio  d’écrire  l’histoire  de  France,  Henri  VIII 
confia  à Polidoro  Virgilio  d’Urbin  le  soin  de  retracer  les  annales  de  l’Angle- 
terre. Ciro  Spontoni  écrivit  l’histoire  de  la  Hongrie,  Guagnino  celle  de  la 
Pologne,  Possevino  celle  de  la  Moscovie1.  Mais  tous  ces  travaux  sont  éclipsés 
par  ceux  de  Paul  jove  : si  l’on  peut  lui  reprocher  sa  conscience  trop  dégourdie, 
du  moins  la  curiosité  ardente  de  l’historien  et  le  talent  de  l’écrivain  masquent- 
ils  les  défaillances  de  l’homme.  Ce  Brantôme  italien  nous  a laissé  en  abon- 
dance les  informations  les  plus  sûres;  il  a puisé  plus  encore  dans  la  conver- 
sation de  ses  héros  que  dans  les  livres;  les  documents  qu’il  nous  offre  sont 
véritablement  de  première  main. 

Si  l’antiquité  n’a  pas  entravé  l’essor  de  la  littérature  italienne,  il  est  certain, 
en  revanche,  que  de  fortes  études  classiques  n’étaient  pas  indispensables  pour 
former  des  maîtres  écrivains.  Je  ne  crains  pas  de  l’affirmer  : c’est,  non  parmi 
les  littérateurs  de  profession,  les  gens  de  lettres,  comme  on  dit  aujourd’hui, 
mais  parmi  les  écrivains  improvisés,  Castiglione,  Michel-Ange,  Cellini,  l’Arétin 
(pauvre  humaniste,  s’il  en  fut),  que  l’on  trouve  les  idées  les  plus  neuves,  la 
langue  la  plus  savoureuse.  L’indépendance  d’esprit  et,  prononçons  le  mot,  le 
cynisme  de  ce  pamphlétaire,  toutes  les  fois  que  les  questions  de  personnes  ne 
sont  pas  en  jeu,  tranchent  sur  le  conservatisme  à outrance  de  l’immense  majorité 
de  ses  contemporains.  Il  ose  railler  les  conventions  et  les  abus,  et  il  le  fait 
avec  une  verve  étincelante.  Quels  services  un  tel  homme  n’eût-il  pas  rendus  à 
son  pays  si  son  caractère  avait  été  à la  hauteur  de  son  talent!  11  eût  exercé,  au 
point  de  vue  des  mœurs,  la  même  action  que  Machiavel  au  point  de  vue  de 


1.  Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  VIII,  p.  208. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


88 


l’art  de  gouverner.  Quant  à Michel-Ange,  quel  plus  bel  éloge  faire  de  son 
style  si  serré  et  si  plein  que  de  répéter  avec  Berni,  dans  le  « capitolo  » qu’il 
adresssa  à Sebastiano  del  Piombo  : c Lui  dit  des  choses,  et  vous  autres  des 
paroles  » : 

Ei  dice  cose,  e voi  dite  parole. 

Le  médecin-philosophe  Cardan,  qui  écrivit  (en  latin)  son  autobiographie 

avec  la  même  franchise 
et  le  même  cynisme  que 
Jea n- Jac qu es  Rousseau, 
mérite  également  une 
place  parmi  ces  indépen- 
dants, qui  étaient,  plus 
encore  que  des  écrivains, 
des  natures  ardentes  et 
vibrantes. 

Deux  noms  personni- 
fient la  poésie  italienne 
de  la  Renaissance,  l’un 
qui  représente  les  aspi- 
rations de  l’Age  d’Or 
souriant  et  épicurien, 
possédant  comme  per- 
sonne le  secret  de  con- 
denser l’idée  et  le  sen- 
timent dans  des  mots  si 
pleins,  si  ressentis,  des 
images  si  harmonieuses; 
l’autre,  attristé  par  les 
malheurs  de  sa  patrie, 
troublé  par  le  conflit  qui  a éclaté  entre  la  Renaissance  et  l’Eglise,  imagination 
brillante  quoique  un  peu  tacile,  nature  aussi  noble  que  malheureuse.  A la 
société  élégante,  frivole  et  fantaisiste  du  Roland  furieux,  le  Tasse  oppose  les 
fortes  convictions,  les  saintes  ardeurs  d’un  Godefroy  de  Bouillon.  N’im- 
porte : son  poème  est  chrétien  plutôt  par  le  choix  du  sujet  que  par  la  mise 
en  œuvre;  Homère  et  Virgile  y sont  mis  en  coupe  réglée;  Lucrèce  même, 
peu  connu  alors,  fournit  la  comparaison  entre  le  lecteur  et  l’enfant  à qui  l’on 
présente  un  vase  dont  les  bords  sont  frottés  de  miel.  Il  n’est  pas  jusqu’à 
la  théogonie  de  la  Jérusalem  délivrée  qui  n’offre  de  singulières  analogies  avec 
celle  de  l’Olympe  : le  Père  Eternel  trône  comme  un  autre  Jupiter;  l’archange 
Gabriel  remplit  le  rôle  d’iris,  les  anges  ou  les  démons  le  rôle  des  dieux. 


Portrait  supposé  du  Tasse,  attribué  à Al.  Allori. 
(Musée  des  Offices.) 


LA  LITTERATURE. 


89 


Comme  dans  l’ Iliade  et  l’Enéide,  les  immortels  interviennent  tantôt  dans 
les  combats  et  tantôt  s’abstiennent. 

Malgré  la  haute  valeur  de  l’oeuvre  poétique  de  l’Arioste  et  du  Tasse,  c’est 
en  dehors  d’eux,  dans  des  sphères  plus  modestes  et  chez  des  talents  moins 
brillants,  que  l’on  trouve  l’initiative  et  les  innovations  fécondes.  L’invention 
du  vers  libre  («  verso  sciolto  »),  surtout  perfectionnée  par  Annibal  Caro 
(1 507-1 566),  celle  du  latin  italianisé  ou  langue  macaronique,  dont  Teofilo 
Folengo  ou  Merlino  Coccaio  (iqqi-iSqq)  se  servit  pour  rédiger  son  Liber 
Macaronicorum  (1 5 1 7),  et 
de  l’italien  latinisé  ou 
langue  pédantesque,  ont 
eu  des  effets  limités  à 
l’Italie.  Mais,  sur  le  théâ- 
tre et  dans  les  nouvelles, 
que  de  motifs  nouveaux, 
même  les  plus  originaux 
d’entre  les  génies  roman- 
tiques, même  un  Shake- 
speare, n’ont-ils  pas  dus 
à la  littérature  italienne1  ! 

Le  théâtre  libre  de  notre 
fin  de  siècle  n’aurait  rien 
à envier  aux  situations 
dès  lors  traduites  sur  la 
scène  : cette  jeune  pre- 
mière, de  la  Cangce  de 
Speroni,  se  montrant  aux 
spectateurs  un  instant 
avant  d’accoucher,  afin 
de  consulter  sa  nourrice 
sur  les  moyens  de  cacher  le  truit  de  son  amour;  cette  reine  et  cette  princesse 
tenant  à la  main,  pendant  un  acte  entier,  les  crânes,  l’une  de  son  fils,  l’autre 
de  son  époux  (la  Selena  de  Cintio  Giraldi),  ou  encore  les  cadavres  traînés  ou 
mis  en  lambeaux,  qui  ornent  Y Arcipranda  d’Ant.  Decio2. 

On  peut  affirmer,  d’une  manière  générale,  que  les  littérateurs  italiens  agirent 

1.  Giraldi  (7  1 5q3)  a été  mis  à contribution,  non  seulement  par  Shakespeare,  dans  son 
Othello,  mais  encore  par  Beaumont  et  Fletcher,  ainsi  que  par  Dryden.  Bandello  a eu  l’honneur 
de  fournir  des  motifs  tant  à Beaumont  et  à Fletcher  qu’à  Shakespeare  dans  Beaucoup  de  bruit 
pour  rien.  A Erasrno  de  Valvasone,  Fauteur  de  V Angel  ide  (poème  sur  la  chute  des  anges),  Milton 
a emprunté,  entre  autres,  l’idée  d’employer  le  canon  contre  Dieu.  (Cantù,  Histoire  des  Italiens, 
t.  VIII,  p.  24.5-246.) 

2.  Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  VIII,  p.  253. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


90 


plus  puissamment  sur  les  artistes  de  leur  pays  par  leurs  relations  personnelles 
que  par  leurs  écrits  (voy.  le  chapitre  suivant).  L’influence  du  Roland  furieux 1 
aussi  bien  que  celle  de  la  Jérusalem  délivrée  se  réduisirent,  somme  toute,  à peu 
de  chose.  Vers  le  second  quart  du  xvie  siècle  seulement,  les  nouvelles,  les 
romans,  les  Actions,  en  d’autres  termes  les  caprices  individuels  et  les  succès 
éphémères,  entrèrent  en  scène  et  rivalisèrent  plus  d’une  fois  avec  les  fortes 
croyances  communes. 

Un  genre  tout  à fait  secondaire,  dans  lequel  Paul  love,  Alciat,  Lod.  Dolce, 
le  peintre  vicentin  Pittoni,  Ach.  Bocchi,  Domenichi,  Gab.  Simeoni  et 
d’autres  se  flrent  un  nom,  eut  le  privilège  de  trouver  de  nombreux  inter- 
prètes dans  l’art.  Je  veux  parler  des  devises  ou  emblèmes  («  Imprese  »)  qui 
répondaient  par  leur  subtilité  à la  tournure  d’esprit  du  cinquecento.  Une 
citation  empruntée  au  recueil  d’Alciat2  montrera  ce  qu’il  y avait  de  banal  à la 

1.  Aux  illustrations  de  Roland  furieux  énumérées  dans  notre  second  volume  (p.  65),  nous 
avons  à ajouter  une  série  importante  de  peintures  sur  faïence  faisant  partie  de  la  collection 
Spitzer  : assiette  d’Urbin,  par  F.  Zante  ( 1 537),  avec  L Combat  de  Griffon  contre  les  habitants 
de  Damas  (ch.  xvm);  bassin  de  Deruta,  par  « el  Frate  » (i.ôqS),  représentant  Bradamante 
s’avançant  vers  l’enchanteur  Atlant  (ch.  iv);  plat  attribué  au  même  artiste,  représentant  le 
Combat  de  Roger  et  de  Mandricart  (ch.  xxx).  Dans  la  même  collection,  un  coffret  en  cuir 
sculpté,  du  xvie  siècle,  représente  trois  épisodes  des  luttes  de  Roland  avec  Rodomont  (ch.  xxix) 
et  le  stratagème  employé  par  Olivier  et  ses  amis  pour  s’emparer  de  Roland  (ch.  xxxix).  Au 
Louvre,  une  coupe  de  Deruta,  décorée  en  i.Sq.î  par  « el  Frate  »,  nous  montre  Rodomont  enle- 
vant Isabelle  (ch.  xxvm),  et  une  coupe  de  Rimini,  Guidon  dans  File  des  Femmes  (ch.  xx). 
(Darcel,  Notice  des  Fayences,  p.  96,  319.)  A Bergame,  un  élève  de  Palma  Vecchio,  Giovanni  de 
Busi,  surnommé  Cariani,  qui  travailla  de  1 5 1 4 à 1.541,  peignit  à fresque,  près  de  la  tour  de 
Citadella,  le  Combat  de  Marphise,  de  Bradamante  et  de  Roger.  Un  fragment  de  cet  ouvrage 
subsiste  encore  (Notifie  d’ opère  di  diseguo,  éd.  Frizzoni,  p.  126).  Deux  gravures  anonymes,  de 
l’école  d’Agostino  Veneziano,  contiennent  le  portrait  en  buste  de  Roland  et  de  Bradamante, 
le  casque  en  tête,  le  cou  nu,  la  poitrine  protégée  par  une  cuirasse  (collection  Schœlcher,  à 
l’École  des  Beaux-Arts). 

2.  qu’il  ne  faut  rien  remettre  au  lendemain. 

Des  Alciatz  la  marque  est  un  Alce  ou  Ellein  (élan) 

Qui  tient  cest  escriteau  : Ne  diffère  à demain. 

Le  grand  Roy  Alexandre,  enquis  de  ses  victoires 
Qu’il  obtint  en  brief  temps,  et  de  ses  faits  et  gloires, 

Et  dont  cela  venoit?  Pour  n’avoir  séjourné, 

Dit-il,  pour  rien  qui  fut,  ne  m’estre  destourné. 

Cccy  monstre  l’Ellein,  qui  a autant  de  force 
De  corps,  comme  il  est  viste  et  soudain  à la  course. 

(D’après  la  traduction  publiée  à Paris  en  1584;  ctnbl.  III.) 

Au  palais  de  Caprarole,  les  devises  figurées  dans  les  ornements  sont  les  fleurs  de  lis  des 
Farnèse,  un  vaisseau,  une  flèche  dirigée  contre  un  écusson  suspendu  à un  arbre;  des  inscriptions 
grecques  les  accompagnent.  Le  cardinal  Pyrrhus  de  Gonzague  (y  1.529)  choisit  pour  devise 
Hercule  tuant  l’hydre,  avec  l’inscription  : « Tu  ne  cede  malis  »;  Vittoria  Colonna,  un  écueil 
contre  lequel  viennent  se  briser  les  flots,  avec  l’inscription  : « Conantia  frangere  franguntur  ». 

Citons  également  ici  les  sonnets  en  rébus  qui  font  leur  apparition  avec  le  Libro  di  M.  Gio- 
vanbattista  Paint i 110  cittadino  Romaiio...  ncl  quale  s’insegna  a scriver  ogni  sorte  di  lettera,  etc. 
(Rome,  1 55o,  fol.  46).  Les  rébus  de  Tabourot  des  Accords  sont  postérieurs  : les  Bigarrures, 
dans  lesquelles  ils  parurent  pour  la  première  fois,  ne  datent  en  effet  que  de  1.572. 


LA  LITTÉRATURE  ET  L’ART. 


fois  et  de  quintessencié  dans  ces  inventions,  qui  ont  laissé  tant  de  traces  dans 
les  petits  comme  dans  les  grands  arts.  Dans  le  même  recueil,  l’homme  réfrac- 
taire à l’Amour  est  personnifié  par  un  oiseau  placé  dans  un  cercle,  les  ailes 
étendues,  de  manière  qu’elles  forment  une  croix  avec  son  corps.  Plus 
pittoresques  sont  les  illustrations  des  Sorti  ou  Giardino  di  Pensieri,  de  Fran- 
cesco Marcolini  de  Forii  (Venise,  iSqo).  Au  milieu  de  combinaisons  de  jeux 
de  cartes,  la  Paresse  («  Otio  »)  est  représentée  par  un  homme  assis  à côté 
d’un  porc,  la  Chance  («  Caso  ») 
par  un  laboureur  découvrant  un 
trésor. 

En  revenant  à l’art,  on  me  per- 
mettra de  revenir  également  au 
rapprochement  sur  lequel  j’ai  in- 
sisté au  début  de  ce  travail  : les 
Ecoles  sont  comme  les  individus; 
elles  ont  une  période  d’enfance, 
une  période  d’adolescence,  de  plé- 
nitude et  de  déclin;  il  s’y  établit 
une  sorte,  sinon  de  polythéisme, 
mais  de  polyanthropie,  je  veux 
dire  une  communion  ou  une  con- 
tagion intime,  une  solidarité  entre 
les  hommes  de  la  même  généra- 
tion et  entre  les  générations  du 
même  pays.  D’ordinaire,  comme 
dans  le  règne  végétal,  elles  dé- 
butent par  des  formes  maigres  et 
chlorotiques  (débuter  par  des  for- 
mes lourdes  et  obtuses  est  le  propre  des  nations  barbares),  passent  de  là  à 
un  modèle  plus  plein,  à un  coloris  plus  nourri,  pour  aboutir  finalement  à 
un  style  ample  et  robuste.  La  facilité,  ou  la  banalité,  quel  que  soit  le 
terme  que  l’on  veuille  adopter,  est  la  dernière  étape,  celle  qui  précède 
la  décomposition  et  la  mort. 

A côté  de  la  dégénérescence  commune  à une  société  ou  à une  race,  il  y a 
l’épuisement  propre  à un  genre.  Les  conditions  tirées  de  la  physiologie  ou  de 
la  médecine  sont  impuissantes  à expliquer  ce  phénomène,  qui  est  soumis  à des 
lois  purement  intellectuelles.  Nous  constatons  ici  que  l’état  d’âme  d’une  géné- 
ration est  influencé  et  conditionné,  si  l’on  peut  ainsi  dire,  par  le  degré  de  per- 
fection réalisé  par  la  génération  qui  l’a  précédée.  Les  succès  de  celle-ci  peuvent 
produire  un  entraînement  fécond,  mais  ils  peuvent  aussi  frapper  d’impuissance  : 
cela  s’est  vu  à la  suite  des  suprêmes  triomphes  de  l’Age  d’Or.  Les  successeurs 


92 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  Michel-Ange  et  de  Raphaël  n’ont-ils  pas  littéralement  succombé  sous  les 
prodiges  accomplis  par  ces  maîtres? 

Oui,  c est  le  privilège  des  hommes  de  génie,  privilège  plus  enviable  encore 
que  cruel  — « felix  culpa  » — d’écraser  les  talents  moyens  au  profit  de  leur 
grandeur,  de  faire  la  solitude  là  où  des  générations  entières  eussent  pu 
vivre  commodément  des  siècles  durant.  Ce  privilège,  à toutes  les  époques 
créatrices,  à Athènes  comme  à Florence,  les  grands  artistes  Font  exercé.  Seules 
les  époques  de  stagnation,  de  décadence  ou  de  barbarie  Font  ignoré  : pen- 
dant le  Bas-Empire  la  production  est  essentiellement  anonyme. 


Si  l’apparition  des  hommes  de  génie  échappe  à toute  analyse,  si  nul  pronostic 

tiré  de  l’hérédité  ne  peut 
la  faire  prévoir1,  en  re- 
vanche l’histoire  n’est  pas 
désarmée  et  peut  procé- 
der avec  une  certitude 
relative  vis-à-vis  d’une 
moyenne  d’hommes  de 
talent  surgissant  dans  une 
région  déterminée.  Les 
annales  de  Fart  en  Italie 
nous  apprennent  que  cha- 
que province,  à tour  de 
rôle,  est  venue  ajouter 
sa  pierre  à l’édifice  com- 
mun. La  peinture  italienne  semblait  avoir  donné  sa  dernière  note  avec 
l’Ecole  vénitienne,  lorsque  deux  Ecoles,  dont  on  peut  discuter  le  mérite, 
mais  non  pas  l’importance  historique,  l’Ecole  bolonaise  et  l’Ecole  napoli- 
taine, fixèrent  de  nouveau  sur  la  Péninsule  l’attention  de  l’Europe  artiste. 

Par  la  force  des  choses,  la  Renaissance,  parvenue  à son  apogée,  devait 
décliner,  déchoir.  C’est  une  loi  inéluctable  : de  la  souveraine  possession  de 
tous  les  secrets  naissent  la  souveraine  banalité  et  la  souveraine  décadence.  Il 
ne  saurait  en  être  autrement  : au  lieu  de  consulter  la  nature,  source  inépui- 
sable, les  épigones  ne  consultent  plus  que  les  maîtres.  Plus  paresseux  ou  plus 
découragés  que  leurs  initiateurs,  ils  en  arrivent,  à force  de  copier  des  for- 
mules, à perdre  jusqu’à  la  faculté  de  regarder  en  face  le  monde  réel,  de  le  voir 

I.  Les  expériences  auxquelles  MM.  Darboux  et  Charcot  ont  récemment  soumis  le  calcu- 
lateur-prodige Inaudi  peuvent  fournir  à l’histoire  de  l’art  quelques  indications  utiles.  Dans  son 
cas,  le  rôle  de  l’hérédité  est  nul;  la  surexcitation  de  tel  ou  tel  lobe  au  détriment  de  tel  autre  est 
tout;  tandis  que  ses  prédécesseurs  ont  fait  appel,  pour  se  représenter  de  longues  séries  de 
chiffres,  à la  mémoire  visuelle,  Inaudi,  dans  ses  opérations  mnémoniques,  recourt  uniquement 
à l’audition  mentale,  etc.,  etc.  ( Comptes  rendus  de  l'Académie  des  Sciences,  1892,  t.  I,  p.  1829 
et  suiv.) 


Va  a carte  4 g al 
ijdm  di  Comodlia 
e caua  una  carte 

W 

Va  a carte  ^ o cl 
quadro  il  Difagio 
e caua  una  carta . 


Va  a carte  2 al 
ijiro  il  zla^ione 
e caua  una  carta. 


I/O  T I O 


V a a carte  s 1 al 
ijdro  di  Stayone 
e caua  una  carta. 


V a a carte  5-4  al 
qdro  del  Elfoyno 
e caua  unn  carta . 


V a a Fin  côtr or, 
la  Qrocc 
e caua  una  caria 


La  Paresse,  d’après  les  « Sorti  »*  de  Marcolini, 
(Venise,  1540.) 


Etude  de  Femme,  par  Michel-Ange  (Musée  des  Offices.) 


LA  DÉCADENCE  NAIT  DE  LA  PERFECTION. 


93 


de  leurs  propres  yeux.  Est-il  un  spectacle  plus  navrant  que  les  pastiches  ou 
le  maniérisme  de  ces  décadents,  les  Vasari,  les  Zuccheri,  les  Alessandro 
Bronzino  ! 

Michel-Ange  entrevoyait  cette  loi  historique  lorsque,  après  avoir  examiné 
une  médaille  du  Grecchetto,  il  s’écria  que  l’heure  de  la  mort  avait  sonné  pour 
l’art,  parce  qu’il  était  impossible  de  taire  mieux  : « Che  era  venuto  l’ora  délia 
morte  nell’arte,  perciocchè  non  si  poteva  veder  meglio  ». 

Rien  ne  justifie  mieux  la  maxime  que  la  roche  Tarpéienne  est  près  du 
Capitole.  L’art  italien,  qui  avait  mis  tant  d’années  à monter  au  laite,  en 
descendit  avec  une  rapidité  vertigineuse  : bien  plus,  la  plénitude  du  triomphe 
et  le  commencement  de  la  décadence  se  touchèrent  et  se  confondirent. 

De  propos  délibéré  ou 
à leur  insu,  une  foule 
d’artistes,  même  parmi 
les  plus  grands,  puisèrent 
dans  l’œuvre  de  leurs  pré- 
décesseurs. Nous  voyons 
le  Corrège  imiter  à la  fois 
Raphaël  et  Michel-Ange, 
le  Titien  emprunter  à ce 
dernier  la  figure  de  Dieu 
séparant  la  lumière  des  té- 
nèbres et  l’introduire  dans 
son  tableau  de  la  Bataille 
de  Cadore,  pour  représen- 
ter un  général  tombant  de  cheval,  ou  encore  le  Tintoret  transformer  en 
Jupiter  le  Samson  du  même,  en  plaçdnt  un  aigle  sous  ses  pieds  et  en  substi- 
tuant à la  mâchoire  d’âne  le  tonnerre  et  la  foudre.  Que  sera-ce  si  nous 
abordons  le  troupeau  des  plagiaires?  Vasari,  qui  a sacrifié  au  même  péché  (se 
connaît-on  soi-même!),  a caractérisé  en  termes  excellents  ces  mauvais  prati- 
ciens ou  inventeurs  («  praticaccio-inventore  »),  copiant  à droite  et  à gauche, 
comme  Aspertini,  tout  ce  qui  leur  tombe  sous  la  main. 

Ces  répétitions  ne  sont  pas  à confondre  avec  la  conviction  et  la  fermeté, 
qualités  essentielles  pour  la  formation  d’une  école  et  plus  encore  pour  celle 
d’un  style.  Il  y faut  en  effet  un  accord  complet  entre  le  public  et  les  artistes, 
un  mélange  d’initiative  et  de  discipline,  une  certaine  surexcitation  intellec- 
tuelle s’alliant  à une  certaine  fixité.  Si  une  génération  entière  n’abdique  pas 
toute  velléité  de  divergence  et  de  scission,  si  elle  ne  s’unit  pas  dans  un  idéal 
commun,  si  elle  ne  croit  pas  fermement  à telle  ou  telle  forme  de  l’art,  cette 
forme  n’acquerra  pas  de  cohésion,  ne  deviendra  pas  viable.  L’indécision  et 
l’éclectisme,  à plus  forte  raison  l’agitation,  autant  de  causes  d’impuissance. 

Or,  les  qualités  qui  viennent  d’être  énumérées,  l’Italie  les  possédait  en  raison 


V 3 al'uicblro-ric 
U Croc 2 
e coïta  una  cartel* 


1 B 


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Vaa carte.  90  al 
ijdro  de  VimporW. 


'J  a a carte  9 1 cl 
qdro  deVnnpaticn 
lia  e (tua  una  car. 


V a a carte  9 2 al 
ijdro  de  l'impatien 
tia  e cciua  una  car . 

JJJ 

Vaa  carte  9 4 cil 
cjdro  de  Pwflcbili 
ta  e caua  una  car. 


V a a carte  9 6 al 
cjdro  de  la  te  per  an 


La  Chance,  d’après  les  « Sorti 
(Venise.  i5jo.) 


de  Marcolini. 


94 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  son  éloignement  pour  les  innovations.  Si  elle  ne  connaissait  plus  la  tran- 
quillité extérieure,  elle  goûtait  du  moins  ce  calme  intérieur  (bien  distinct  de  la 
somnolence  du  xvnr  siècle),  ce  recueillement,  qui  permet  de  s’assimiler  avec 
maturité  certaines  impressions  et  d’en  éliminer  d’autres.  Il  en  est  d’un  peuple 
comme  d’un  individu  : le  bonheur  est  en  lui,  non  au  dehors. 

Heureusement  pour  l’Italie,  pendant  plusieurs  générations  encore,  surtout 
dans  le  Nord,  une  notable  partie  de  ses  artistes  garde  le  privilège  d’arrêter 
son  attention  sur  les  objets,  posément,  avec  amour.  Quelle  vision  nette  et 
réfléchie,  calme  et  sereine,  se  reflète  par  exemple  dans  les  peintures  du 
Corrège,  dans  les  gravures  de  Marc-Antoine  et  de  son  groupe!  Tout  en 
faisant  la  part  du  progrès,  ils  ignorent  ou  dédaignent  ces  procédés  que  je 
qualifierai  d’anglais  ou  d’américains  (ne  sont-ce  pas  les  Anglo-Saxons  qui  ont 
inventé  la  formule  « tinte  is  ntoney?  »)  et  qui  consistent  dans  la  suppression 
de  tout  facteur  intermédiaire,  dans  la  solution  trop  rigoureuse  d’un  problème, 
dans  l’assimilation  de  la  vie  à un  trajet  qu’il  s’agit  d’effectuer  dans  le  moins  de 
temps  et  avec  le  moins  de  dépenses  de  forces  possible,  en  un  mot  dans  une 
course  au  clocher  perpétuelle. 

Jusqu’à  son  dernier  jour,  dans  la  littérature  comme  dans  l’art,  dans  la 
science  comme  dans  les  usages  de  chaque  jour,  la  Renaissance  italienne  se 
distingua  par  quelque  chose  de  posé,  de  lent  et  de  noble,  l’amour  des  belles 
périodes,  écho  du  caractère  même  de  l’Italie,  si  éloigné  en  tout,  même  en  ses 
emportements,  de  la  « furia  francese  ».  L’art  surtout  était  discipliné  et  « en- 
traîné » au  point  que  rien  ne  put  le  détourner  de  son  idéal.  Le  goût  du  fan- 
tastique, du  comique  et  du  grotesque  avait  pénétré  par  bien  des  infiltrations 
dans  la  poésie  (genre  bernesque,  genre  macaronique,  pasquinades,  etc.)  : il 
demeura  inconnu  aux  artistes. 

Vers  la  fin  du  siècle  seulement,  une  sorte  d’agitation  s’empara  des  esprits 
et  entraîna  l’image  de  toutes  choses  dans  un  tourbillon  où  la  netteté  et  le 
recueillement  disparurent  irrévocablement.  Je  ne  saurais  mieux  faire  ressortir 
ces  différences  qu’en  comparant  le  xvie  siècle  italien  au  xvmc  siècle  français. 
Ici  tout  est  aussi  vif,  léger  et  spirituel  que  là  tranquille  et  régulier.  Les 
gravures  de  Callot,  où  chaque  intermédiaire  est  supprimé,  pour  ne  laisser 
subsister  qu’une  sorte  de  silhouette,  marquent  la  transition. 

Il  en  fut  de  même  de  l’inspiration,  c’est-à-dire  de  cet  échauffement,  de  cette 
surexcitation  du  cerveau,  qui  substitue  au  froid  raisonnement  les  intuitions  du 
génie.  Longtemps  encore  certains  artistes  privilégiés  produisirent  de  verve  et 
comme  sous  l’empire  d’une  sorte  de  nécessité  intellectuelle.  Après  eux,  leurs 
conquêtes  ayant  résolu  les  dernières  difficultés  de  la  technique  ou  de  la  com- 
position, la  raison  et  la  volonté  firent  tout.  On  ne  travailla  plus  instinctive- 
ment, mais  de  propos  délibéré,  de  tête,  aussi  bien  que  « de  chic  ».  De  là  le 
manque  de  spontanéité  et  le  manque  d’intérêt  de  tant  de  productions  banales 
à force  de  facilité. 


LA  PEINTURE  LITTÉRAIRE. 


90 


La  diminution  de  l’imagination  et  de  la  fantaisie  au  profit  de  la  raison  est, 
si  je  ne  m’abuse,  un  des  critères  qui  permettent  le  mieux  de  différencier  la  Fin 
de  la  Renaissance  d’avec  ce  que  j’ai  appelé  l’Age  d’Or.  Raphaël,  Michel-Ange, 
qui  domine  les  deux  pé- 
riodes, Giorgione,  et, 


d’une  manière  plus  géné- 
rale, les  Vénitiens,  avaient 
proclamé  l’indépendance 
de  l’artiste  vis-à-vis  de 
son  sujet;  la  forme  avait 
passé  avant  l’idée.  Chez 
leurs  successeurs,  les  Va- 
sari,  les  Zuccheri  et  au- 
tres, au  contraire,  tout  est 
raisonné  et  voulu  jusque 
dans  les  moindres  détails. 

Prenez  le  programme  des 
fresques  de  la  villa  de  Ca- 
prarole  ou  de  la  coupole 
du  Dôme  de  Florence, 
quel  triomphe  de  la  lo- 
gique, comme  tout  est 
méthodiquement  déduit  ! 

On  dirait  des  géomètres, 
non  des  hommes  d’ima- 
gination. 

Sur  la  valeur  des  idées 
littéraires  en  matière  d’art, 
je  me  suis  expliqué  assez 
souvent  (voy.  notamment 
t.  II,  p.  58)  pour  n’avoir 
plus  besoin  de  redire  là- 
dessus  mou  sentiment.  Ce 
que  pouvaient  valoir  ces 
idées,  on  ne  le  vit  que 
trop  lorsque  aux  qualités 
techniques  si  solides  des 
âges  précédents  se  sub- 
stitua la  déplorable  facilité  qui  caracté 
encore,  lorsque,  avec  plus  de  probité 
d inspiration  non  moins  absolu,  les 
rache,  le  Guide,  le  Dominiquin,  - 


Justice,  d'après  la  gravure  de  Marc-Antoine. 

ise  les  Ecoles  romaine  et  florentine,  ou 
professionnelle,  mais  avec  un  manque 
Bolonais  du  xviL  siècle,  — les  Car- 
- s’attaquèrent  indistinctement  à la 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


96 


mythologie,  aux  sujets  sacrés  ou  aux  poésies  de  leurs  contemporains1. 

Naguère  (voy.  t.  Il,  p.  460)  le  choix  des  sujets  impliquait  encore  certaines 
convictions  chez  l’artiste,  aussi  bien  que  chez  le  Mécène.  Plus  tard,  au  contraire, 
les  uns  et  les  autres  ne  consultèrent  plus  que  leur  fantaisie.  L’éclectisme  ht 
accepter  indifféremment  les  motifs  les  plus  insignifiants  ou  invraisemblables. 
Seuls  quelques  énergumènes  s’efforcèrent  d’ajouter  à l’originalité  du  style  je  11e 
sais  quel  piquant  dans  la  conception,  tendance  propre  aux  époques  raffinées  et 
savantes,  plutôt  qu’aux  époques  véritablement  artistes.  Nous  savons,  entre 
autres,  qu’un  certain  peintre  de  Brescia,  du  nom  de  Girolamo,  se  fit  une  répu- 
tation en  traitant  des  thèmes  fantastiques  et  bizarres. 

Étant  donnée  une  telle  élasticité,  on  pourrait  dire  une  telle  indifférence,  il 
n’est  pas  surprenant  qu’au  cours  même  du  travail  les  artistes  aient  changé, 

I.  On  pourrait,  dans  une  certaine  mesure,  appliquer  à la  peinture  littéraire  la  théorie  des 
symbolistes  modernes,  et  dire,  avec  M.  Mallarmé,  que  « nommer  un  objet,  c’est  supprimer  les 
trois  quarts  de  la  jouissance  du  poème,  qui  est  faite  du  bonheur  de  deviner  peu  à peu  ; que  le 
suggérer,  voilà  le  rêve  » (voy.  Nordau,  Dégénérescence,  t.  I,  p.  206).  Toute  allusion  trop  directe, 
toute  interprétation  trop  pratique,  ne  peut  se  faire  qu’au  détriment  de  l’imagination,  au  détri- 
ment de  toutes  les  pudeurs  qui  sont  dans  lame  de  l’artiste,  au  détriment  en  un  mot  de  son 
indépendance. 

Rien  de  mieux  déduit,  mais  rien  aussi  de  plus  pitoyable  comme  exécution  que  les  fresques 
de  Vasari  et  de  Fed.  Zuccheri  dans  la  coupole  du  Dôme  de  Florence.  On  en  jugera  par  le 
schéma  ci-dessous.  Quel  dommage  qu’un  Raphaël  ou  un  Michel- Ange  n’ait  pas  eu  à inter- 
préter un  programme  aussi  savamment  élaboré  ! 

Anciens. 

Anges  tenant  l’Ecce  Homo. 

Séraphins.  Chérubins. 


LE  SAINT-ESPRIT. 

Anges. 

Dieu  le  Père.  Anges 

Anges. 

Le  Christ.  Anges. 

La  Vierge.  Saint  Jean-Baptiste. 

ÈVE.  ADAM. 

Livre  ouvert.  Livre  fermé. 

Saint  Zanobi.  Saint  Miniato.  Santa  Reparata. 

Saint  Jean  Gualbert.  Saint  Antonin. 

Anges  avec  la  trompette.  Saint  Cosme.  Anges  avec  la  trompette. 
Saint  Damien. 

Le  Firmament.  Le  « Primo  Mobile  ».  L’Empj’rée. 

La  Foi.  La  Charité.  L’Espérance. 

L’Église  triomphante. 

Le  Temps.  La  Nature.  Le  Mouvement. 

Le  Jour.  La  Nuit. 

Les  Douleurs.  La  Mort.  Les  Infirmités. 


LA  PEINTURE  LITTERAIRE. 


97 


non  seulement  le  nom,  mais  encore  la  destination  d’un  ouvrage.  Bandinelli, 
qui  ne  doutait  de  rien,  métamorphosa  en  un  Bacchus  sa  statue  d’ Adam,  qu’il 
trouvait  trop  serrée  des  flancs,  et  en  une  Cérès  sa  statue  à’ Eve.  On  affirme  de 
même  que  la  Vierge  à la  rose  du  Parmesan  (Musée  de  Dresde)  tut  primitivement 
une  Vénus  accompagnée  d’un  Cupidon. 

Non  moins  choquant  était  ce  que  j’appellerai  le  manque  de  propriété. 
Un  exemple  entre  cent  : 
un  certain  Battista  de 
Vérone  orna  la  façade 
d’un  mont-de-piété  d’une 
foule  de  ligures  nues  plus 
grandes  que  nature.  Quel 
non  sens! 

Il  serait  difficile  d’ima- 
giner un  sujet  mytholo- 
gique, historique  ou  allé- 
gorique qui  n’ait  pas  été 
mis  en  peinture.  Rien  ne 
trahit  mieux  l’indigence 
de  l’imagination  ou  plu- 
tôt l’absence  de  sincé- 
rité qu’une  abondance 
aussi  stérile. 

Veut-on  savoir  avec 
quelle  facilité  on  adop- 
tait un  sujet,  on  n’a  qu’à 
lire  les  Mémoires  de 
Cellini  : au  cours  d’une 
conversation,  un  des 
interlocuteurs  propose, 
pour  la  décoration  d’une 
salière,  Vénus  et  Cupidon;  un  autre,  Amphitrite  accompagnée  de  ses  Tri- 
tons; Cellini  se  prononce,  on  ne  sait  trop  pourquoi,  pour  l'Union  de  la  Terre 
avec  l’Océan1. 

Aux  compositions  trop  littéraires  firent  pendant  celles  où  l’idée  était  absolu- 
ment sacrifiée  à la  facture.  Si  les  Florentins  et  les  Romains  mettaient  parfois 

1.  Ed.  Tassi,  t.  II,  p.  n3.  — Un  autre  sculpteur  célèbre,  Jean  Bologne,  avait  mis  la  der- 
nière main  au  plus  célèbre  de  ses  groupes,  mais  ne  savait  encore  quel  nom  lui  donner.  Lui 
ami  lui  proposa  de  l’appeler  Y Enlèvement  d’ Andromède  par  son  oncle  Phine'e;  Borghini,  au  con- 
traire, insista  pour  qu’il  le  baptisât  Y Enlèvement  des  Sàbines  : ainsi  fut  fait.  Pour  rendre  le  sujet 
plus  clair,  l’artiste  composa  un  bas-reliet  en  bronze  qui  ne  laissait  aucune  place  au  doute  et  qui 
fut  incrusté  dans  le  piédestal  (Desjardins,  la  Vie  et  l’Œuvre  de  Jean  Bologne , p.  35-36). 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  io 


q8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


trop  de  précision  et  de  sécheresse  dans  leurs  compositions,  dominés  qu’ils 
étaient  par  le  désir  de  donner,  du  thème  choisi,  l’interprétation  la  plus  com- 
plète, en  revanche  les  Vénitiens  se  bornaient  souvent  à de  simples  tours 
de  force  de  coloris,  se  contentant  d’évoquer  de  beaux  corps,  un  paysage  poé- 
tique, sans  essayer  de  mettre  dans  leurs  compositions  une  signification  quel- 
conque. Toute  la  magie  de  leur  pinceau  ne  saurait,  à mon  avis,  racheter  une 
telle  abdication  de  la  pensée.  Comme  on  reconnaît  bien  les  héritiers  des 
Orientaux  à cette  prétention  de  flatter  la  vue  sans  parler  à l’esprit! 

Le  Titien,  Paul  Véronèse,  le  Tintoret,  sans  se  piquer  d’érudition  à la  façon 

des  Florentins  ou  des  Romains,  et 
tout  en  faisant  fl  de  la  vérité  histo- 
rique ou  de  la  couleur  locale,  réa- 
girent contre  un  tel  laisser  aller. 
Renonçant  à ces  peintures  énigma- 
tiques, où  le  principal  régal  est  pour 
les  yeux,  non  pour  la  pensée,  ils 
estimèrent  qu’à  rentrer  dans  les  voies 
normales,  à s’attaquer  à des  sujets 
nettement  déterminés1,  et  à triom- 
pher loyalement  dans  une  arène 
accessible  à tous,  il  y avait  plus  de 
gloire  qu’à  se  placer  en  dehors  de 
toute  donnée  rationnelle.  Aussi  ne 
recherchèrent-ils  plus  de  sujets  in- 
compréhensibles, mais  des  motifs  en 
quelque  sorte  courants,  empruntés  à 
l’histoire  sainte,  à l’histoire  grecque 
et  romaine,  à la  mythologie.  On  a souvent  pu  se  demander,  devant  le  fameux 
I itien  de  la  galerie  Borghèse,  laquelle  des  deux  femmes  incarnait  l’Amour 
sacré  et  laquelle  l’Amour  profane  : du  moins  personne  n’a-t-il  jamais  hésité 
sur  le  sens  même  du  tableau.  Ce  fut  surtout  Véronèse  qui  rétablit  dans  ses 
droits  l’élément  littéraire,  si  complètement  méconnu  par  Giorgione,  et  que 
le  Titien  lui-même  avait  trop  souvent  sacrifié  à la  recherche  des  effets  de 
lumière  et  de  coloris. 

De  même  que  nous  avons  analysé  les  facteurs  qui  ont  contribué  à l’essor 
des  écoles  italiennes  pendant  le  xvr  siècle,  à leur  épanouissement  pendant  l’Age 
d’Or,  nous  devons  marquer  ici  les  principaux  éléments  de  la  décadence. 

I.  Les  potiers  avaient  l’habitude  d’expliquer  le  sujet  de  leurs  plats  par  un  verset  en  langue 
vulgaire,  tels  que  : la  « Haute  Naissance  de  Dieu  fait  homme  (iSqo)  »,  le  « Premier  Sang 
répandu  pour  nous  (i5qi)  »,  ou  encore  « Metabus  lance  Camille  au  delà  du  fleuve  des  Ama- 
zones (i5qi)  »,  les  « Grossiers  Paysans  changés  en  grenouilles  ( 1 55 1 ) ». 


L’Art  littéraire  dans  les  faïences. 
Le  Jugement  de  Marsyas. 
(Plat  de  Castel-Durante;  i525.) 


L’ABSTRACTION  ET  L’INCOHERENCE. 


90 


Constatons  tout  d’abord  que,  malgré  le  courant  général,  la  dernière  période 
de  la  Renaissance  offre  encore  par  centaines  les  pages  les  plus  grandioses  ou 
les  plus  séduisantes,  et  nous  transporte  dans  une  atmosphère  enivrante  de 
poésie  et  d’art.  Le  milieu  a baissé,  mais  que  de  merveilles  encore!  N’oublions 
pas,  au  reste,  qu’à  bien  des  égards  nous  assistons,  non  pas  à une  décompo- 
sition des  éléments  de  la  période  précédente,  mais  à une  évolution  nouvelle, 
que  les  œuvres  mêmes  des  décadents,  tels  que  les  Michel-Ange  de  Cara- 
vage,  les  Salvator  Rosa,  les  Ribera,  et  autres  chefs  de  l’ Ecole  napolitaine, 
renferment  une  foule  de  germes  féconds.  A-t-on  pesé  au  juste  ce  que  leur 
doivent  les  Flamands,  les  Hol- 
landais et  les  Espagnols  ? 

Il  y avait  dans  les  principes 
de  l’Age  d’Or,  dans  son  amour 
pour  la  généralisation,  dans  son 
dédain  pour  tout  ce  qui  est 
individuel,  un  germe  de  déca- 
dence. A force  de  proscrire  « les 
taches  locales  ou  nationales  », 
comme  disait  Ernest  Renan1 
en  parlant  du  « miracle  grec  », 
et  de  poursuivre  un  type  de 
beauté  éternelle,  on  en  vint  à 
l’abstraction.  A la  vision  con- 
crète, c’est-à-dire  vivante,  du 
corps  humain  conçu  comme 
un  tout  animé  d’une  impulsion 
unique,  se  substitue  je  ne  sais 

quelle  vision  fragmentaire,  symptôme  d’impuissance  et  de  dégénérescence.  On 
s’arrête  à dessiner  une  jambe,  un  bras,  qui  n’en  finit  pas,  sans  se  soucier  de 
les  rattacher  au  corps  d’une  façon  organique.  Ce  sont  des  membres  juxtaposés, 
et  non  plus  cet  ensemble  si  net  et  si  logique  que  les  Léonard  et  les  Raphaël 
s’entendaient  à fixer  d’un  coup  de  crayon. 

Vasari,  quelque  engagé  qu’il  fût  dans  le  mouvement,  en  tant  qu’artiste, 
s’est  rendu  compte,  en  tant  qu’historien,  de  ces  lacunes  : il  gémit  sur  les 
torses  trop  grands  qui  jurent  avec  les  bras  et  les  jambes  trop  grêles2. 

Ce  goût  croissant  pour  la  convention  engendra  une  foule  d’autres  défauts  : 
l’enflure,  la  boursouflure,  la  déclamation.  Les  cinquecentistes  se  sentent  trop 
à l’étroit  dans  les  cadres  anciens;  il  leur  faut  le  colossal.  Comparé  à leurs 


L'Art  littéraire  dans  les  faïences. 
L’Enlèvement  d’Europe.  (Plat  d’O.  Fontana.) 


1.  Souvenirs  d’ Enfance  et  de  Jeunesse,  p.  5g.  — Winckelmann  a comparé  la  beauté  parfaite  à 
l’eau  pure,  qui  n’a  aucune  saveur  particulière.  (Ch.  Blanc,  Grammaire  des  arts  du  dessin, 
p.  22.) 

2.  Vie  de  Pontormo. 


IOO 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


héros,  saint  Christophe,  le  colosse  par  excellence  du  moyen  âge,  se  trouve 
ramené  aux  dimensions  d’un  simple  saint  local.  La  peinture,  à cet  égard,  n’a 
rien  à envier  à la  sculpture1.  Si  Cellini  modèle  pour  François  Ier  son  Mars,  dans 
la  tète  duquel  une  femme  pouvait  se  cacher,  Jules  Romain  peint  à la  villa 
Madame  son  Polyphénie  gigantesque,  et  au  palais  du  Té  les  Géants  que  l’on 
sait;  Polydore  de  Caravage  et  Maturino  ornent  de  Prophètes,  de  dimensions 

inusitées,  la  façade  de 
l’église  Saint-Pierre-ès- 
Liens  à Rome;  Porde- 
none  peint  également  des 
Géants.  Jean  Bologne 
sculpte  enfin  Y Apennin  ou 
le  Jupiter  pluvieux,  qui, 
bien  qu’assis,  ne  mesure 
pas  moins  de  a5  mètres. 

A la  recherche  de  tout 
ce  qui  était  extraordinaire 
et  anormal,  firent  pendant 
les  artifices  et  surprises  de 
toute  nature. 

Les  trompe-l’œil,  déjà 
connus  des  anciens  (qui 
ne  se  rappelle  le  chien  in- 
crusté en  mosaïque,  avec 
l’inscription  « Cave  ca- 
nem  » ?)  et  fort  populaires 
pendant  le  xv°  siècle,  fu- 
L 'Apennin  de  Jean  Bologne.  (Villa  de  Pratolino.)  relit  un  des  plus  innocents 

parmi  ces  raffinements. 

Dans  la  fameuse  salle  des  Géants,  au  palais  du  Té,  Jules  Romain  fit  disposer 
les  portes,  les  fenêtres,  les  cheminées,  de  telle  sorte  que  les  blocs  de  rocher 
dont  elles  étaient  formées  semblaient  sur  le  point  de  s’écrouler.  En  allumant 
du  feu,  on  frisait  apparaître  de  nouveaux  géants  dévorés  par  les  flammes. 

A Ferrare,  au  palais  Scrofa-Calcagnini,  Ercole  Grandi  réalisa  un  effet  de 
perspective  qui  rappelait  le  plafond  du  palais  de  Mantoue  peint  par  Man- 
tegnaf 

! . Aux  exemples  rapportés  dans  notre  second  volume  (p.  79)  on  peut  ajouter  la  statue 
colossale  d 'Hercule  exécutée  par  Ammanati,  pour  Marco  Benavides  de  Padoue  (a5  pieds  de 
haut),  et  celle,  plus  gigantesque  encore  (40  brasses  de  haut!),  que  Clément  VII  se  proposait 
de  faire  élever,  en  i5a5,  par  Micliel-Ange,  sur  l’angle  de  la  loge  du  jardin  des  Médicis  à Flo- 
rence. ( Lettere  cli  Michel-Angelo,  édit.  Milanesi,  p.  449.) 

2.  Article  de  M.  Venturi  dans  VArchivio  storico  ctclV  Arte,  1888,  p.  197. 


LE  COLOSSAL  ET  LES  TROMPE-L'ŒIL 


ioi 


Paul  Véronèse  ne  prodigua  pas  moins  les  trompe-l’œil  dans  ses  fresques  de 
la  villa  Barbaro  : ici  c’est  un  paysage  que  l’on  croit  découvrir  à travers  une 


Le  Polyphénie  de  Jules  Romain. 

(Salle  de  Psvclié,  au  palais  du  Té  à Mantouc.) 


fenêtre  ; 

ailleurs  un  chasseur,  son 

épieu  à 

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à 

ses 

côtés 

s’avance 

au-devant  du  visiteur, 

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série  de 

personnages. 

102 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Mais  le  plus  grave  des  signes  avant-coureurs  de  la  décadence,  ce  fut  la 
tendance  à l’improvisation.  La  facilité  de  la  conception  et  la  rapidité  de  l’exé- 
cution commencent  à passer  pour  les  marques  indéniables  du  talent.  L’inspi- 
ration ne  consiste-t-elle  pas  dans  la  pleine  possession  d’une  idée  et  d’un  pro- 
cédé, et  cette  possession  ne  s’affirme-t-elle  pas  dans  la  liberté  avec  laquelle  un 
artiste  triomphe  de  toutes  les  difficultés!  On  apprécie  surtout  les  peintres  ou 
les  sculpteurs  qui  sont  nés,  d’après  l’expression  de  Vasari  dans  la  biographie 
du  Parmesan,  avec  le  pinceau  ou  le  ciseau  à la  main1. 

Ce  n’est  pas  à dire  que  le  x\T  siècle  ne  compte  pas  une  toule  d’excep- 
tions honorables. 

Michel-Ange,  en  tant  que  sculpteur,  travaillait  d’une  manière  intermit- 
tente, tantôt  avec  une  hâte  fébrile,  tantôt  avec  une  sage  circonspection.  On  a 
cru  à tort  qu’il  improvisait  ses  statues  : de  nombreuses  maquettes  en  cire  ou 
en  terre  cuite  parvenues  jusqu’à  nous  prouvent  qu’il  les  préparait,  sinon  avec 
autant  de  soin  que  ses  confrères,  du  moins  de  manière  à restreindre  le  rôle 
de  l’improvisation  autant  que  possible;  mais  une  fois  qu’il  avait  saisi  le 
ciseau  et  le  maillet,  il  procédait  avec  une  ardeur  sans  pareille;  les  éclats  de 
marbre  tombaient  dru  comme  la  grêle  autour  du  travailleur  enfiévré.  En  tant 
que  peintre,  Michel-Ange  déployait  une  extrême  célérité  : une  semaine  au 
plus  lui  suffisait  pour  peindre  une  figure  nue  de  grandeur  nature;  il  lui  arriva 
d’en  achever  certaines  dans  l’espace  d’une  seule  journée2. 

Chez  Cellini,  la  lenteur  était  la  règle.  Pour  exécuter  le  portrait  en  cire  de 
Bembo,  il  employa  deux  cents  heures,  et  encore  le  laissa-t-il  inachevé.  Sa  statue 
du  Prisée,  commencée  en  i5q5,  ne  tut  terminée  qu’en  i55q,  au  bout  de  dix  ans. 

Quant  à l’ennemi  — on  n’ose  dire  l’émule  — de  Michel-Ange  et  de  Cel- 
lini, Baccio  Bandinelli,  s’il  consacra  des  années  et  jusqu’à  un  demi-siècle  à 
l’élaboration  d’une  seule  œuvre,  par  exemple  sa  statue  de  Saint  Pierre  (com- 
mencée en  1 5 1 3 et  achevée  en  1 565  seulement),  c’est  qu’il  avait  accepté  dans 
l’intervalle  commandes  sur  commandes;  en  un  mot,  chez  lui  nous  avons 
affaire  à une  interruption  indélicate,  et  non  aux  scrupules  de  l’artiste  qui 
s’opiniâtre  sans  réussir  à se  satisfaire. 

Une  facilité  prodigieuse,  avec  laquelle  celle  du  grand  Rubens,  seule  dans 
l’histoire,  peut  se  mesurer,  permit  au  Titien  de  suffire  à ses  innombrables 
engagements.  Mais  si  l’artiste  vénitien  commençait  à la  fois  une  infinité  d’ou- 
vrages, il  avait  pour  principe  de  ne  les  achever  que  lentement.  Ce  procédé, 
qui  offrait  l’inconvénient  de  laisser  refroidir  l’inspiration,  avait  l’avantage  de 
donner  à l’exécution  un  plus  grand  degré  de  fini  et  de  maturité.  Le  Titien 
l’appliqua  notamment  aux  toiles  que  lui  commanda  le  duc  de  Ferrare  : l’une 

1.  Dans  son  Dialogue  sur  la  Peinture,  qui  reflète  si  souvent  les  opinions  de  l’Arétin,  Dolce 
déclare  que  la  « facilité  est  la  principale  preuve  de  l’excellence  dans  toute  espèce  d’art  et  la  plus 
difficile  à réaliser  ».  ( Arctino , p.  5.) 

2.  Cellini,  I Trattati ; édit.  Milanesi,  p.  218. 


L’IMPROVISATION. 


io3 


d’elles,  Bacclms  et  Ariadne,  resta  sur  le  chevalet  pendant  de  longues  années,  et 
ne  fut  livrée  qu’en  1 523,  après  des  sollicitations  sans  fin. 

Mais,  encore  un  coup,  ce  sont  là  des  exceptions.  Si  vous  parcourez  le  recueil 
de  biographies  de  Vasari,  vous  y trouverez  par  douzaines  le  récit  de  tours 


Sainte  Famille,  par  le  Parmesan.  (Musée  des  Offices.) 


de  toice.  lantôt  Vasari  lui-meme,  le  1 ribolo  et  Andrea  di  Cosimo,  assistés 
d environ  90  peintres  et  sculpteurs,  construisent  et  décorent  en  quatre  semaines 
1 aile  qui  doit  mettre  le  palais  d Octavien  de  Médicis  en  état  de  recevoir  la  future 
duchesse  de  Florence;  tantôt  Perino  del  Vaga  peint,  dans  l’espace  de  vingt- 
quatre  heures,  un  Passage  de  la  Mer  Ronge,  qui  ne  mesure  pas  moins  de  quatre 
brasses;  tantôt  encore  Rat.  da  Montelupo  termine  avec  tant  de  célérité  les 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


104 


1 4 statues  en  terre  et  en  stuc  destinées  à orner  le  pont  Saint-Ange,  à l’occasion 
de  l’entrée  de  Charles-Quint,  qu’il  a le  temps  de  courir  à Florence,  où  l’on 
attend  également  l’empereur,  et  d’y  modeler,  en  cinq  jours,  deux  statues  de 
Fleuves,  hautes  de  g brasses.  Un  peintre  vénitien  célèbre,  le  Tintoret,  tra- 
vaillait avec  une  telle  « furia  »,  que  ses  tableaux  étaient  achevés  alors  qu’011 
les  croyait  à peine  commencés. 

Un  symptôme  caractéristique,  c’est  que  la  fresque,  procédé  plus  expéditif, 
gagne  du  terrain  au  fur  et  à mesure  que  la  peinture  de  chevalet  en  perd. 

A la  longue,  les  productions  de  la  gravure,  non  moins  que  celles  des  arts 
décoratifs,  se  ressentirent  de  ce  manque  d’étude.  Prenez  les  estampes  ou  les 
illustrations  sur  bois  : partout  le  dessin  est  devenu  hâtif,  sommaire  et  vide. 


La  pratique,  de  jour  en  jour  plus  répandue  de  la  collaboration,  engendra  de 
son  côté  les  plus  grands  abus.  Raphaël,  au  milieu  du  prodigieux  surmenage 
de  ses  dernières  années,  s’était  vu  obligé  de  recourir  sans  cesse,  et  sur  la  plus 
vaste  échelle,  à des  auxiliaires  parfois  insuffisants.  Ses  successeurs  renchérirent 
encore  sur  ces  tendances.  Perino  del  Vaga  y déploya  une  véritable  virtuosité. 
Il  se  bornait,  son  ami  Vasari  le  certifie,  à tracer  des  dessins  d’après  lesquels 
ses  auxiliaires  peignaient  ensuite.  « Si  ce  système,  qui  permet  d’opérer  avec 
célérité,  est  agréable  aux  princes  et  favorable  aux  intérêts  matériels  des  artistes, 
il  offre  d’un  autre  côté,  ajoute  Vasari,  de  graves  inconvénients.  Un  auxiliaire, 
si  habile  qu’il  soit,  ne  traduira  jamais  les  cartons  de  son  maître  avec  l’amour, 
avec  la  fidélité  que  ce  dernier  y apporterait.  Aussi,  quand  un  artiste  a soif  de 
gloire,  doit-il  ne  se  fier  qu’à  lui-même;  et  cela  je  le  sais  par  expérience. 
Lorsqu’il  fallut  décorer  en  cent  jours  la  salle  de  la  Chancellerie  dans  le  palais 
de  San  Giorgio  à Rome,  j’appelai  à mon  aide  un  grand  nombre  de  peintres 
qui  altérèrent  mes  cartons  au  point  qu’à  dater  de  ce  moment  je  n’ai  emprunté 
le  secours  de  personne.  Si  l’on  veut  acquérir  une  éclatante  renommée  et  la 
conserver  intacte,  il  faut  n’accepter  que  les  travaux  que  l’on  peut  exécuter- de 
sa  propre  main.  » Voilà  qui  s’appelle  parler  d’or. 

Dans  un  autre  passage,  Vasari  cite,  comme  un  exemple  de  probité  profes- 
sionnelle, le  Florentin  Pontormo,  qui  ne  recourait  que  rarement  à ses  élèves, 
et  qui,  lorsqu’il  les  employait,  les  abandonnait  à leurs  propres  forces. 


La  facilité  excessive  des  cinquecentistes,  l’abus  des  collaborations  entraî- 
nèrent d’autres  inconvénients  encore  : ils  amenèrent  la  surproduction,  une 
surproduction  fastidieuse.  Qu’avons-nous  à faire  de  tant  de  tableaux,  de  tant  de 
statues!  A la  place  d’une  armée  de  médiocrités,  nous  réclamons  quelques 
hommes  supérieurs.  Le  talent  étant  la  raison  d’être  des  oeuvres  d’art,  c’est 
à la  qualité,  non  à la  quantité,  que  nous  devons  nous  attacher.  Une  nation 
d’architectes,  de  sculpteurs  et  de  peintres  deviendrait  rapidement  aussi  odieuse 
qu’une  nation  de  rhéteurs  ou  d’avocats,  à la  façon  de  ceux  de  la  Rome  impé- 
riale, ou  de  théologiens,  à la  façon  de  ceux  de  Byzance.  En  un  mot,  si  ces 


L.  iMüntz. 


La  Fin  de  la  Renaissance. 


III.  Italie 


'4 


par  Pontormo.  (Musée  des  Offices. 


io6 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


exercices  de  l’ordre  contemplatif  peuvent  s’adresser  à tous,  en  tant  que  jouis- 
sances platoniques,  ils  demandent  à n’être  pratiqués,  à titre  de  profession, 
que  par  une  élite.  C’est  comme  si  l’on  conviait  tous  les  pâtres,  bouviers  et 
porchers  à prendre  place  dans  le  temple  que  Lucrèce  ou  Raphaël  ont  édifié 
en  l’honneur  des  sages,  des  poètes  ou  des  savants.  Sur  ce  point,  les  intérêts 
des  disciplines  supérieures  ne  s’accordent  pas  absolument  avec  l’égalié  prêchée 
par  le  christianisme.  Il  faut  en  prendre  notre  parti. 

Combien  je  préférerais  une  diffusion  de  lumières  et  de  goût,  mais  une  diffu- 
sion si  complète  que  chacun,  comme  en  Grèce,  possédant  le  sentiment  du 
beau,  le  moindre  ouvrier  serait  capable  de  donner  de  la  tournure  à un  escabeau, 
à une  cruche,  à un  harnais!  Puis,  se  détachant  sur  cette  moyenne,  qui  présen- 
terait une  base  si  large,  véritablement  démocratique,  les  talents  supérieurs,  et 
eux  seuls  : là  serait  l’idéal.  En  un  mot,  je  suis  de  ceux  qui  estiment,  et  je 
ne  rougis  pas  de  le  confesser,  que  lorsqu’une  peinture  n’est  pas,  soit  une 
œuvre  ressentie  et  émue,  soit  un  tour  de  force  comme  exécution,  soit  un 
document  historique,  c’est  de  la  toile  gâtée  et  gâchée,  de  la  toile  qui  aurait 
pu  servir  à faire  des  voiles  pour  les  matelots,  des  tentes  pour  les  soldats, 
des  vêtements  pour  les  pauvres. 


Coupe  de  Caffagiolo,  aux  armes  des  Médicis. 
(Musée  de  Saint-Pétersbourg.) 


Enfants  lutinant  un  bouc. 

(Fac-similé  d’une  gravure  d'Agostino  Veneziano.) 


CHAPITRE  V 

LA  TRADITION.  — I.  LES  SOURCES  : RUINES  ET  MUSEES.  — II.  LES  SUJETS. 

- L’ALLÉGORIE.  — III.  INFLUENCE  DE  l’ ANTIQUITE  SUR  LE  STYLE.  — 

iv.  l’étude  du  nu. 


climatériques  : à la  période  d’essor  devait  fatalement  succéder  la  période 
d’affaissement.  L’antiquité  fut  ici  ce  qu’elle  a été  d’un  bout  à l’autre  de  la 
civilisation  italienne,  un  principe  tantôt  actif,  tantôt  passif,  tantôt  la  cause  et 
tantôt  l’effet. 

I 

Commençons  par  les  sources  ouvertes  aux  artistes  vers  la  Fin  de  la  Renais- 
sance1 et,  parmi  elles,  pour  rester  fidèles  à la  classification  que  nous  avons 
adoptée,  par  les  sources  auxquelles  puisèrent  les  architectes. 

I . Les  sources  littéraires  restèrent  sensiblement  les  mêmes  que  pendant  la  période  précédente, 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


108 


Les  derniers  champions  de  la  Renaissance,  les  San  Gallo,  les  Vignole,  les 
Serlio,  les  Palladio,  s’en  tinrent  aux  monuments  déjà  mis  à contribution  (t.  II, 
p.  io3);  mais  ils  les  analysèrent  avec  plus  de  rigueur  encore  que  ne  l’avaient  fait 
leurs  prédécesseurs,  et  ne  jurèrent  plus  que  par  l’antique.  Veut-on  savoir  à quel 
point  en  était  venue  cette  religion,  cette  superstition,  que  l’on  consulte  la 

biographie  de  l’architecte 
véronais  Falconetto  : on  y 
verra  que  ce  maître  était  tel- 
lement habitué  à consulter 
les  modèles  romains,  qu’il 
n’hésita  pas,  un  jour,  à l’oc- 
casion d’une  discussion  avec 
un  architecte  étranger  sur 
certain  entablement  antique, 
à courir  de  Vérone  à Rome 
pour  vérifier  l’objet  en  li- 
tige. Avec  quelle  ardeur 
chaque  génération  ne  ren- 
chérit-elle pas,  sur  son  aînée 
dans  ce  travail!  Palladio 
rectifie  Serlio;  Desgodets 
rectifie  Palladio  et  Serlio;  le 
xixp  siècle  rectifie  le  xviii0. 
On  en  arrive  ainsi  à une 
reproduction  mathématique- 
ment exacte,  qui  se  substi- 
tue à une  interprétation  plus 
ou  moins  indépendante. 
C’est  ici  qu’éclate  la  diffé- 
rence entre  le  don  de  l’imi- 
tation et  la  puissance  d’assi- 

L’Imitation  antique  dans  l'architecture.  , 

Projet  de  palais,  d'après  Palladio.  milation  ; COpiei,  C est  tepiO- 

duire  servilement  l’œuvre 
d’autrui;  l’assimiler,  c’est  la  transformer,  la  faire  sienne.  Or,  malgré  tant 
de  germes  de  décadence,  le  xvT  siècle  avait  encore  trop  de  vigueur  pour 
parvenir  à copier.  Ce  triste  privilège  a été  réservé  à notre  époque,  éclectique 
entre  toutes. 

La  fondation,  à Rome,  de  l’Académie  vitruvienne  ( 1 5 | - ) marque  le  désir  de 
se  rapprocher,  plus  encore  que  par  le  passé,  des  règles  posées  par  le  théoricien 

et  nous  pouvons  nous  borner  à renvoyer  le  lecteur  à l’analyse  que  nous  en  avons  donnée  dans 
notre  second  volume  (p.  107-130).  Parmi  les  rares  innovations,  citons,  d’après  une  communi- 
cation de  M.  Froehner,  les  scènes  du  Banquet  de  Platon  interprétées  par  le  médailleur  Cavino. 


» 


LES  MODÈLES  ANTIQUES. 


IOQ 


romain.  Cette  institution  comptait  au  début,  parmi  ses  membres,  le  cardinal 
Marcel  Cervin,  plus  tard  pape  sous 
le  nom  de  Marcel  II,  Bernardino  Maf- 
fei,  qui  revêtit,  lui  aussi,  la  pourpre 
cardinalice,  Al.  Manzuoli,  Gugl.  Fi- 
landro,  l’Espagnol  Lod.  Lucerna,  le 
Siennois  Claudio  Tolomei  (1492)- 
1 556),  le  futur  évêque  de  Curzola, 
puis  Vignole  et  peut-être  aussi  Michel- 
Ange. 

A en  juger  par  'la  lettre-manifeste 
de  Tolomei1,  l’Académie  se  proposait 
tout  d’abord  de  restituer  le  texte  si 
corrompu  de  Vitruve  et  d’en  publier 
une  édition  latine  critique,  avec  va- 
riantes, commentaires  et  gravures,  etc. 

Elle  ne  craignait  pas,  à l’occasion, 
d’améliorer  le  style  de  manière  à le 
rendre  plus  clair  et  plus  élégant.  Ce 
travail,  essentiellement  philologique,  devait  être  complété  par  des  vocabu- 
laires italiens.  Le  programme  comprenait  en  outre  un  recueil  de  tous  les 


L'Imitation  antique  dans  les  plaquettes. 
Hercule  et  le  lion  de  Nérnée,  par  Moderno. 


monuments  existant  à Rome,  un  cor- 
pus des  statues,  un  autre  des  sarco- 
phages et  des  inscriptions  (idées  re- 
prises de  notre  temps  par  l’Académie 
royale  de  Berlin),  des  recueils  de 
vases,  d’instruments  et  d’outils  an- 
tiques, etc.,  etc.  La  tâche  était  colos- 
sale; elle  n’aboutit  qu’à  la  publication 
du  travail  de  Vignole,  qui  s’était  mis 
a la  disposition  de  l’Académie  pour 
mesurer  les  antiquités  de  Rome. 

Grâce  à cette  étude  si  pénétrante, 
les  architectes  de  la  Fin  de  la  Renais- 
sance n’eurent  plus  rien  a envier  aux 
anciens,  ni  pour  la  science  ou  la  ri- 


I.  folomei,  Lrfteic.  Venise,  i.Sq"-  Lo-  L'Imitation  antique  dans  les  plaquettes, 

leni,  Exercitaliones  Vitniviana  prima.  Padoue,  Cacus  volant  les  bœufs  d’IIercule,  par  Moderno. 
173g,  p.  5o-62 . — Bottari,  Lettere  pittoriebe, 

t.  II,  p.  1.  — Pour  ce  qui  est  des  éditions  de  Vitruve,  elles  se  succédèrent  rapidement,  à 
partir  de  1 5 2 1 , date  de  l’édition  donnée  par  Cesare  Cesariano.  En  1022  et  en  1 5 2 3 on  compte 
deux  éditions  florentines,  en  1024  et  en  1 .535  deux  éditions  vénitiennes,  en  1 536  l’édition  de 
Caporali,  etc. 


I IO 


HISTOIRE  DE  E’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


chesse  des  combinaisons,  ni  pour  la  correction  des  détails.  Mais  toute  médaille 
a son  revers  : la  sécheresse  se  substitua  aux  fraîches,  vivantes  et  poétiques 
créations  des  âges  antérieurs,  si  exquises  quoique  parfois  si  incorrectes. 
Cette  correction  même  disait  clairement  que  l’époque  des  formules  était 
arrivée  : ce  n’est  qu’aussi  longtemps  que  l’artiste  cherche  qu’il  est  exposé 
à se  tromper.  Combien  les  tâtonnements  de  celui  qui  crée,  qui  conquiert, 
ne  sont-ils  pas  préférables  à la  froide  assurance  de  l’imitateur! 

Aux  sculpteurs,  aux  pein- 
tres, aux  décorateurs-,  les 
statues  et  les  bas-reliefs  pré- 
cédemment accumulés  dans 
les  musées  ou  les  collections 
de  l’Italie  (t.  II,  p.  io5-k>7) 
suffisaient  à donner  l’ensei- 
gnement le  plus  varié.  Mais 
l’ardeur  des  collectionneurs 
ne  se  ralentit  pas  : de  nou- 
velles fouilles  furent  entre- 
prises, de  nouveaux  chefs- 
d’œuvre  reparurent  à la  lu- 
mière. 

Rome  continua  de  servir 
de  centre  et  de  foyer  à ces 
études;  d’un  bout  de  l’Eu- 
rope à l’autre,  les  fervents 
de  l’antiquité  la  reconnurent 
pour  capitale.  Ils  n’y  admi- 
raient pas  seulement  les  in- 
nombrables documents  dont 
regorgeaient  les  palais  et  les  vignes,  ils  s’enflammaient  aussi  au  spectacle  des 
découvertes  nouvelles  qui  surgissaient  de  ce  sol  inépuisable;  ils  respiraient  avec 
délices  cette  atmosphère  tout  imprégnée  de  souvenirs  glorieux.  La  Ville  éternelle, 
outre  les  deux  grands  musées  du  Vatican  et  du  Capitole,  renfermait  des  collec- 
tions particulières  sans  nombre.  Parmi  elles,  celles  des  Capranica,  des  Délia 
Valle,  des  Carpi,  des  Farnèse,  des  Cesi,  desMédicis,  étaient  les  plus  importantes. 

Lhte  loule  d’antiques  célèbres  sortirent  de  terre  pendant  cette  période,  mais 
aucune  qui  fût  de  taille  à se  mesurer  avec  les  éclatantes  trouvailles  de  la  fin  du 
xve  et  du  commencement  du  xvi"  siècle  : Y Apollon,  le  Torse,  Y Ariadne,  le 
Laocoon.  Citons  la  Chimère  de  bronze  (vers  i55q),  le  Rémouleur,  Y Orateur 
étrusque  (i565),  Y Hercule  Farnèse,  trouvé  en  i5qo  dans  les  Thermes  de  Cara- 
calla,  le  Taureau  Farnèse,  découvert  au  même  endroit  en  1.T46  ou  en  1047, 


L’Imitation  antique  dans  les  objets  de  toilette. 
Fermoir  de  bourse. 

(Ancienne  collection  Spitzer.) 


LES  MODELES  ANTIQUES. 


la  Flore  Farnèse,  etc.  On  sait  quelle  influence  exerça  Y Hercule  Farnèse  : cette 
copie  romaine  d’un  original  de  Lysippe,  caractérisée  par  la  lourdeur  et  la  vul- 
garité, devint  le  type  de  prédilection  d’une  longue  série  de  générations. 
Les  Niobides  ne  revirent  le  jour  qu’en  1 583,  heureusement!  Elles  durent 
faire  les  délices  de  l’Ecole 
de  Bologne. 

O 

Plus  libéraux  que  leurs 
successeurs  du  xixe  siècle 
ou  que  le  gouvernement 
italien,  les  Papes  ' de  la 
Renaissance  toléraient  le 
vaste  commerce  d’exporta- 
tion qui  répandait  au  loin 
la  bonne  semence.  Aussi 
bien  ces  trésors  apparte- 
naient-ils à l’univers  en- 
tier, et  non  pas  unique- 
ment à leurs  premiers  dé- 
tenteurs. C’était  par  longs 
convois,  par  cargaisons 
entières  de  navires,  que 
statues  et  bas-reliefs  pre- 
naient le  chemin  de  l’é- 
tranger h 

A Florence,  les  Médicis 
firent  l’impossible  pour 
ormer  un  musée  compa- 
rable à ceux  de  Rome. 

Nous  reparlerons  plus  loin 
des  efforts  tentés  par  Cos- 
me  Ier  et  ses  fils. 

A Venise,  les  amateurs 
s’étaient  de  bonne  heure 
montrés  curieux  de  mé- 
dailles et  de  pierres  gra- 
vées antiques  (t.  I,  p.  1 66) ; quelques  statues  ou  bas-reliets  de  la  bonne 
époque  grecque  y avaient  également  trouvé  un  asile.  Mais  ce  ne  fut  qu  après 
la  donation  de  la  grandiose  collection  formée  par  le  cardinal  Grimani  que  la 
Cité  des  Doges  posséda  enfin  des  séries  véritablement  dignes  de  ce  nom. 

Les  archéologues,  les  Fulvio  Orsini,  les  Onofrio  Panvinio  et  une  infinité 

I.  A.  Bertolotti  a publié  dans  Y Archivio  de  Gori  (t.  I,  II,  III)  de  longues  listes  d’antiques 
exportées  de  Rome  au  cours  du  x\T  siècle. 


L’Imitation  antique  dans  les  armes. 
(Épée  de  la  collection  Spitzer.) 


12 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


d’autres,  mirent  au  service  des  artistes  de  précieux  recueils  de  textes  ou  de 
planches;  mais  ces  facilités  tournèrent  au  détriment  de  l’art  : les  artistes,  au 
lieu  d’étudier  les  antiques  dans  les  originaux  et  de  se  les  assimiler  laborieu- 
sement, se  contentèrent  trop  souvent  de  puiser  au  hasard  dans  des  repro- 
ductions éminemment  imparfaites. 

Les  médailles  fournirent  des  informations  non  moins  précieuses  que  les 
marbres.  Nous  savons  que  Jules  Romain,  en  particulier,  s’appliquait  avec  ardeur 


L’Imitation  antique  dans  le  mobilier. 
Entrée  de  serrure  (ancienne  collection  Spitzer.) 


à l’étude  de  ces  do- 
cuments. Les  érudits 
vinrent  ici  encore  en 
aide  aux  artistes;  aux 
Illustrium  Imagines 
d’Andrea  Fulvio  (Ro- 
me, 1 5 1 7),  au  Pron- 
tuario  dcïle  Mcdaglie 
(Lyon,  1 553),  fit  suite 
l’important  ouvrage 
d’Enea  Vico,  Discorsi 
sopra  le  Mcdaglie  degli 
Antichi,  dédié  au  duc 
Cosme  de  Médicis  (Ve- 
nise, 1 558) 1 . 

La  nécessité  d’étu- 
dier l’antique,  consti- 
tuait un  article  de  foi 
pour  l’immense  ma- 
jorité des  cinquecen- 
tistes.  Aux  yeux  de 
Vasari,  il  est  difficile, 
pour  ne  pas  dire  im- 
possible, d’atteindre 


aux  dernières  limites  de  l’art  sans  le  secours  de  ces  modèles.  Le  Corrège, 


1.  Les  quattrocentistes  s’étaient  exercés,  dans  leurs  moments  de  loisir,  à contrefaire  les 
antiques.  Au  xvU  siècle,  les  faussaires  organisèrent  méthodiquement  leur  industrie.  Lorenzo 
Marmita  excellait  dans  la  contrefaçon  des  médailles  romaines  et  tira  un  grand  profit  de  ces 
contrefaçons.  Mais  ce  furent  surtout  les  Padouans,  Giovanni  Cavino  et  Alessandro  Bassiano, 
qui  atteignirent  en  pareille  matière  à une  véritable  virtuosité  ( Cabinet  de  1 Amateur  de  Piot,  t.  I, 
p.  388  et  suiv.  ; t.  IV,  p.  qo3  et  suiv.).  Un  sculpteur  de  Milan,  Tommaso  Porta,  se  fit  une  spé- 
cialité de  la  contrefaçon  des  bustes  antiques  : bien  des  acheteurs,  au  témoignage  de  \asari,  y 
furent  pris.  La  marquise  Isabelle  d’Este  elle-même,  malgré  sa  clairvoyance,  acheta  comme 
antiques  deux  statues  modernes.  Il  ne  fallut  rien  moins  que  l’unanimité  des  témoignages  du 
sculpteur  Jac.  Sansovino,  de  l’antiquaire  S. -B.  Colomba  et  d’autres  experts  pour  lui  en  démon- 
trer la  fausseté.  La  marquise  mit  une  certaine  âpreté  à obtenir  du  vendeur  la  restitution  de  son 
argent  (Gaye,  Carteggio,  t,  II,  p.  192-207). 


E.  Müntz.  - 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


Les  Modèles  antiques  dans  l’atelier  de  Bandinelli.  Fac-similé  de  la  gravure  d’Agostino  Veneziano. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


141 


déclare-t-il,  aurait  réalisé  des  miracles  s’il  avait  visité  Rome.  Cellini,  de  son 
côté,  se  vante  d’avoir  exécuté  le  buste  de  Cosme  de  Médicis  « selon  la  grande 
manière  antique  »,  en  lui  donnant  le  fier  mouvement  de  la  vie  («  accordata 
coll’  alta  maniera  degli  antichi,  e datogli  l’ardito  moto  del  vivo)1  ». 

Dès  lors,  il  n’y  avait  plus  d’atelier  de  quelque  importance  qui  ne  renfermât 
un  choix  plus  ou  moins  considérable  de  moulages  d’après  l’antique  (voy. 
p.  1 17)-  On  cite  comme  particulièrement  riche  la  série  réunie  par  Leone  Leoni 
dans  son  palais  de  Milan  (elle  renfermait  entre  autres  le  moulage  de  la  statue 
équestre  de  Marc  Aurèle).  Le  célèbre  graveur  en  pierres  dures  Valerio  Belli 
ajouta  aux  moulages  de  nombreux  originaux  en  marbre. 

Un  lait  cependant  est  indéniable  : il  se  produit  comme  une  réaction  incon- 
sciente contre  les  principes  de  l’antiquité,  réaction  contre  la  simplicité  et  la 
pureté  des  lignes,  réaction  contre  la  tendance  à l’abstraction.  Des  ornements 
recroquevillés  prennent  sur  les  façades  la  place  des  motifs  si  simples  dont  se 
contentaient  les  générations  antérieures;  de  même,  en  sculpture  et  en  peinture, 
ce  ne  sont  que  raccourcis  trop  osés,  draperies  trop  chiffonnées,  etc.  Michel- 
Ange  a sa  part,  sa  très  grande  part,  dans  cette  corruption  du  goût. 

Lhie  dernière  question  se  pose  à nous  : Quelle  idée  les  artistes  et  le  public  du 
temps  se  faisaient-ils  de  la  valeur  de  l’art  moderne  comparé  à l’art  antique? 
Éprouvaient-ils  un  sentiment  de  découragement  devant  une  supériorité  écra- 
sante, ou  bien  eurent-ils  le  courage  de  juger  avec  indépendance  les  modèles 
que  la  Grèce  et  Rome  leur  avaient  légués  ? 

La  réponse  est  aisée  : Tout  en  professant  pour  les  chefs-d’œuvre  classiques 
l’admiration  qu’aucun  homme  civilisé  ne  saurait  leur  refuser,  ils  ne  désespé- 
raient en  aucune  façon  de  les  égaler,  parfois  même  de  les  surpasser.  Les 
témoignages  sont  aussi  formels  que  nombreux,  surtout  chez  Vasari  : « Daniel 
de  Volterra,  si  la  mort  ne  l’eût  arrêté,  aurait  montré  que  les  modernes  sont 

capables,  non  seulement  d’égaler,  mais  encore  de  surpasser  les  anciens Nous 

croyons  qu’on  est  en  droit  d’affirmer  que,  dans  les  médailles,  les  modernes 
ont  traité  les  figures  avec  non  moins  de  talent  que  les  anciens  Romains,  et 
qu’ils  les  ont  surpassés  dans  la  gravure  des  lettres  et  des  autres  accessoires  (vie 
de  Leone  Leoni)  ».  Ailleurs,  à propos  de  l’ordre  composite,  Vasari  signale  la 
possibilité  de  lui  donner  plus  de  grâce  que  les  anciens;  il  glorifie  Michel-Ange 
d’avoir  inventé  une  foule  de  motifs  inconnus  â ceux-ci  (t.  I,  p.  1 3 6) . Un 

1.  Edit.  Tassi,  t.  III,  p.  32.3.  Ce  fut  un  hommage  indirect  rendu  à ce  principe  que  les 
attaques  dont  il  fut  l’objet  de  la  part  d’un  être  aussi  méprisable  que  Bandinelli.  Celui-ci  n’eut-il 
pas  le  front  de  déclarer  devant  Cosme  de  Médicis  que  les  anciens  n’entendaient  rien  à l’ana- 
tomie, que  leurs  ouvrages  étaient  remplis  d’erreurs  («  sappiate,  che  questi  antichi  non  intende- 
vano  niente  la  Notomia,  e per  questo  le  opéré  loro  sono  tutte  piene  di  errori  ».  Cellini,  édit. 
Tassi,  t.  II,  p.  386.)  Ce  dédain  pour  l’antique  n’avait  pas  empêché  Bandinelli  d’exécuter  une 
copie  des  plus  minutieuses  du  Laocoon  et  d’imiter  Y Apollon  du  Belvédère  dans  son  Orphce. 


LE  CORREGE  ET  L’ANTIQUE. 


i i.S 


écrivain  plus  familiarisé  encore  que  Vasari  avec  les  chefs-d’œuvre  de  l’anti- 
quité, Aldroandi,  déclare,  dans  son  catalogue  des  statues  conservées  à Rome, 
que  le  Moïse  peut  se  mesurer  avec  n’importe  quelle  antique  : « da  star  cou 
qualsivoglia  de  le  antiche  a fronte  ». 


Un  coup  d’œil  jeté  sur  les  différentes  Ecoles  fera  mieux  ressortir  le  rôle 


joué  par  l’antiquité  dans 


la  dernière  évolution  de 
l’art  italien. 

De  l’attitude  de  Mi- 
chel-Ange, il  a été  ques- 
tion dans  notre  précédent 
volume1  : nous  n’avons 
pas  à y revenir  ici. 

Les  concitoyens  de  Mi- 
chel-Ange, soit  Flo- 
rentins, soit  Romains, 
poussèrent  la  préoccupa- 
tion archéologique  aux 
dernières  limites  : pro- 
noncer les  noms  du  Ros- 
so,  de  Jules  Romain,  de 
Perino  del  Vaga,  c’est 
dire  quel  abus  lut  lait  à 
ce  moment  des  idées  et 
des  formes  de  la  statuaire 
grecque  et  romaine. 

Particulièrement  in- 
structif est  le  cas  du  Cor- 
tège. On  peut  affirmer 
qu’il  ne  connaissait  de 
l’antiquité  que  ce  qui 
était  dans  l’air,  qu’il  n’en 

avait  jamais  étudié  méthodiquement  ni  les  écrits,  ni  les  œuvres  d’art.  Aussi 
lorsqu’il  s’attaqua  — sur  le  tard  — à la  mythologie,  la  dépouilla-t-il  de  l’ap- 
pareil archéologique  cher  à ses  contemporains  : ce  qui  le  séduisait  en  elle, 
c’était  la  facilité  de  représenter  de  beaux  corps  nus,  nymphes  ou  déesses, 
Vénus,  Antiope,  Léda,  Danaé.  Les  sujets  qu’il  mit  en  scène  ne  sortent  pas 
d’un  cycle  très  restreint,  celui  des  amours  du  roi  des  dieux  et  des  hommes 
(Jupiter  et  Antiope,  Jupiter  — transformé  en  nuage  — et  Io,  Y Enlèvement  de 


C -TC  ‘ A 
y y i-jvv-  ■ 


L’Antiquité  chez  Michel-Ange. 

La  Chute  de  Phaéton. 
(Collection  Malcolm  au  British  Muséum.) 


i.  P.  44.0-449.  — Voir  aussi  Mariette,  Abecedario,  t.  I,  p.  210  et  suiv.  — Conze  : Jalirlnicher 
de  Zalrn,  1868,  p.  35g  (le  Bersaglio  de  Michel-Ange). 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


1 1 6 


Ganymède,  Léda,  Damé);  seule  l'Education  de  V Amour  par  Vénus  et  Mercure 
relève  d’un  autre  ordre  d’idées. 

Le  chef  de  l’École  de  Parme  n’était  pas,  on  vient  de  s’en  convaincre,  un 
grand  clerc  en  matière  de  mythologie.  N’importe  : grâce  à l’intuition  du  génie, 
il  a su  dégager  du  monde  hellénique  le  trait  qui  aujourd’hui  nous  charme  le 
plus  dans  les  créations  de  cette  époque  radieuse  : la  fraîcheur  des  impressions, 
la  grâce  riante,  la  beauté  un  peu  sensuelle,  et  je  ne  sais  quoi  de  facile, 
quoi  d’ingénu,  je  ne  sais  quel  noble  abandon  qui  n’appartient  qu’aux  âmes 
d’élite. 

Chez  le  plus  brillant  des  élèves  du  Corrège,  le  Parmesan,  la  mythologie  ou 
l’histoire  antique  ont  déjà  perdu  toute  saveur.  Quelle  différence  entre  sa  Circé 
changeant  en  pourceaux  les  compagnons  d' Ulysse  (gravé  par  Bonasone)  et  les 
hautes  inventions  de  son  maître!  Une  autre  composition,  Diogcne  assis  devant 
un  tonneau  et  faisant  une  démonstration  (gravé  par  Caraglio),  offre  également  une 
conception  terre  à terre  : on  aperçoit  dans  le  fond  le  coq  déplumé  envoyé 
par  le  Cynique  à Platon,  qui  avait  qualifié  l’homme  d’animal  à deux  pieds 
privé  de  plumes. 

La  primitive  Ecole  de  Venise,  représentée  par  les  Muranistes,  Giovanni  et 
Gentile  Bellini,  s’était  distinguée  de  l’École  de  Padoue,  représentée  par  le  Squar- 
cione,  Jacopo  Bellini  et  Mantegna,  en  ce  qu’elle  ne  consultait  que  la  tradition 
byzantine  d’une  part,  la  nature  de  l’autre,  tandis  que  l’École  rivale  avait  pris 
pour  point  de  départ  les  modèles  antiques.  L’Ecole  de  Padoue  et  l'École  de 
Mantoue  ayant  disparu  ou  abdiqué  après  le  grand  Mantegna,  nous  avons  à 
rechercher  ici  l’attitude  de  l’École  vénitienne  vis-à-vis  de  l’antique  pendant  la 
dernière  période  de  la  Renaissance. 

Attachons-nous  en  premier  lieu  au  Titien,  qui  incarne  avec  le  plus  d’éclat 
les  mérites  et  les  défauts  de  son  École.  A ne  considérer  que  les  apparences, 
aucun  peinti'e  ne  s’est  plus  souvent  inspiré  de  la  mythologie  ou  de  l’histoire 
grecque  ou  romaine1.  Mais  qui  ne  s’aperçoit  que  ses  compositions  n’ont  plus 
rien  à faire  avec  les  patientes  et  ardentes  investigations  à la  façon  de  Man- 
tegna, avec  les  pieuses  et  éclatantes  évocations  à la  façon  de  Raphaël  dans 
Y École  d’ Athènes  ou  le  Parnasse ? Le  Titien  n’est  jamais  allé  au  fond  de  ces 
données,  si  riches  en  enseignements;  il  aa’y  a vu  que  des  prétextes  à repré- 
senter  des  corps  nus,  des  amours  qui  folâtrent,  des  divinités  qui  trônent  sur 

l . Le  Titien  a peint,  outre  les  Bacchanales , des  Vernis  sans  nombre,  la  Toilette  de  Venus,  Vénus 
et  Adonis,  Jupiter  et  Danaé , Jupiter  et  Antiopc , Y Enlèvement  d’Europe,  Y Enlèvement  de  Proserpine, 
Vulcain  et  les  Cyclopcs,  Diane  et  Actéon,  Diane  et  Calisto,  Cérès  et  Bacchus,  Hercule,  Flore,  Zéphyrc, 
Persée  et  Andromède,  le  Festin  des  Dieux,  puis  Prométhée,  Ixion,  Sisyphe  et  Tantale  (tous  quatre 
détruits  dans  un  incendie  du  musée  de  Madrid),  les  Trois  Grâces,  du  palais  Borghèse,  l’une  ban- 
dant les  yeux  à Cupidon,  l’autre  s’emparant  de  ses  flèches,  la  troisième  brandissant  son  arc. 
L’histoire  romaine,  quoique  plus  rarement  mise  à contribution,  lui  a fourni  Lucrèce  et  Tarquin 
(collection  Richard  Wallace),  Lucrèce  (dessin  du  musée  du  Louvre),  les  portraits  en  buste  des 
Dott^e  Césars  (aujourd’hui  perdus;  Vasari,  t.  VII,  p.  442),  etc. 


LES  VENITIENS  ET  L’ANTIQUE. 


117 


les  nuages.  Rien  ne  prouve  mieux  le  manque  absolu  d’études  historiques 
que  l’absence,  dans  cet  œuvre  immense,  d’une  véritable  illustration  de  quelque 
page  d’histoire  : une  telle  mise  en  œuvre  lui  eût  demandé  trop  de  recherches, 
trop  de  lectures. 

C’est  que  le  temps  n’était  plus  où  les  artistes  et  le  public  éprouvaient  comme 
une  sorte  de  respect  religieux  devant  les  dieux  et  les  héros,  devant  cette 
civilisation  si  miraculeusement  ressuscitée.  Le  Titien,  partageant  l’indifférence 
de  ses  contemporains,  ne  considéra  plus  l’antiquité  que  comme  un  arse- 
nal d’allégories  et  d’emblèmes,  offrant  des  ressources  infinies  pour  donner 
plus  d’éclat  à ses  compositions,  pour  en  rehausser  la  mise  en  scène. 

De  même  que  le  Titien,  Paul  Véronèse  a abordé  tous  les  genres  (seuls  le 
portrait  et  le  paysage  tiennent  moins  de  place  dans  son  œuvre  que  dans  celui 
de  son  rival).  Est-il  nécessaire  d’ajouter  que  la  mythologie  et  l’histoire  an- 
cienne lui  ont  fourni  des  sujets  sans  nombre1?  Mais  combien  ce  maître, 
élevé  dans  l’arche  sainte  du  classicisme  qui  s’appelle  Vérone,  ne  l’emporte- 
t-il  pas  sur  les  Vénitiens  même  les  plus  lettrés!  Comme  le  solide  fondement 
de  l’éducation  classique,  qu’il  a reçue  dans  sa  patrie,  lui  permet  de  traiter 
n’importe  quel  sujet  conformément  à toutes  les  exigences  de  la  compo- 
sition littéraire!  Nous  savons  pertinemment  qu’il  rapporta  de  Rome  les 
moulages  des  plus  belles  antiques,  le  Laocoon,  le  buste  d 'Alexandre,  des 
statues  d’ Amazones,  et  les  suspendit  dans  son  atelier.  Aussi  suffit-il  de 
comparer  sa  figure  de  Jupiter  foudroyant  les  Crimes  à celle  du  Laocoon  pour 
découvrir  jusqu’à  quel  point  l’artiste  vénitien  mit  à contribution  le  marbre 
antique2. 

En  thèse  générale,  moins  encore  que  le  Titien,  Véronèse  copiait  l’antique  : 
il  s’en  inspirait  dans  ses  lignes  générales  et  l’interprétait  avec  une  entière  liberté, 
ce  qui  est,  à mon  avis,  la  meilleure  manière  de  tirer  parti  des  modèles  quels 
qu’ils  soient. 

Prenant  exemple  sur  Paul  Véronèse  plutôt  que  sur  le  Titien,  le  Tintoret 
forma  une  collection  de  moulages  d’après  les  marbres  antiques. 

1.  Saturne,  et  Y Olympe  (musée  de  Berlin),  Jupiter  foudroyant  les  Crimes  (Louvre),  Y Enlèvement 
d' Enrobe  (Venise  et  Londres),  Y Enlèvement  de  Déjanire  (musée  de  Vienne),  Perse ’e  délivrant 
Andromède  (musée  de  Rennes),  Apollon  et  Junon  (musée  de  Berlin),  Mars  et  Venus  (musée 
d’Edimbourg),  Venus  et  Adonis  (musées  d’Edimbourg  et  de  Madrid),  Diane  et  Minerve  (musée 
de  l’Ermitage),  Vénus  et  Adonis  (musée  de  Vienne),  etc.  — La  Famille  de  Darius  aux  pieds 
d’ Alexandre  (musée  de  Londres),  le  Dévouement  de  Curtius  (musée  de  Vienne),  la  Mort  de  Cléo- 
bdlre  (musée  de  Munich),  la  Mort  de  Lucrèce  (musée  de  Vienne).  Véronèse  peignit  en  outre,  aux 
environs  de  Frévise,  dans  la  villa  de  Magnadola,  la  Famille  de  Darius,  la  Fondation  de  Carthage, 
le  Serment  d’Annibal,  le  Triomphe  de  Camille,  Coriolan  devant  Rome,  Cincinnatnis  conduisant  la 
charrue,  Cincinnatus  en  costume  de  guerrier,  Antoine  et  Cléopâtre,  etc. 

2.  Yriarte,  Paul  Véronèse,  p.  42. 


1 1 8 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


II 

Que  l’on  considère  soit  le  choix,  soit  l’interprétation  des  sujets,  l’antiquité, 
à partir  du  pontificat  de  Léon  X,  a pesé  d’un  poids  également  lourd  sur  la 
sculpture,  la  peinture,  la  gravure  italiennes.  Qui  pourrait  énumérer  les  Jupiter 
et  les  Vénus,  les  Apollon  et  les  Mars,  les  Mercure  et  les  Bacchus,  les  Silène  et 
les  Satyres  peints  ou  sculptés  en  tous  lieux?  ils  se  chiffrent  par  milliers1.  A 
peine,  de  loin  en  loin,  un  maître  qui  se  montre  réfractaire  à ces  tendances  : tel 
Garofalo,  dont  on  ne  connaît  guère  que  trois  ou  quatre  compositions  mytho- 
logiques ( Neptune  et  Minerve,  le  Mariage  d’Ariadne,  d’après  Raphaël,  tous  deux 
au  musée  de  Dresde).  Une  conception  ingénieuse  ou  délicate,  il  n’en  fallait  pas 
davantage  pour  renouveler  les  motifs  les  plus  rebattus;  les  moindres  épisodes  de 
l’histoire  grecque  et  de  l’histoire  romaine  furent  mis  à contribution  avec  non 
moins  d’ardeur.  L'Histoire  de  Psyché,  à elle  seule,  a compté  pour  interprètes, 
outre  Raphaël,  [nies  Romain,  le  Maître  au  dé,  Bernardino  l’India,  Salviati, 
Fr.  da  Forli,  le  Rosso,  Tad.  Zuccheri,  etc. 

Souvent,  il  faut  le  reconnaître  (voy.  t.  II,  p.  102),  le  choix  de  ces  motits  se 
justifiait  par  des  analogies  intimes  entre  la  cité  ou  le  héros  à glorifier,  et  les 
allégories  ou  les  souvenirs  de  l’antiquité.  Qui  saurait  reprocher  aux  républiques 
de  Venise  et  de  Gênes  d’avoir  prodigué  les  statues  de  Neptune  (à  Bologne  et  à 
Florence,  l’apothéose  du  dieu  des  mers  avait  infiniment  moins  de  raison  d’être)! 
Le  Tintoret,  en  donnant  place  à Venise  parmi  les  déesses  dans  la  salle  du  grand 
conseil,  Palma  Giovane,  en  représentant,  dans  la  « sala  dei  Pregadi  » ou  du 
Sénat,  l’ile  de  Candie  sous  les  traits  d’une  jeune  femme,  tenant  à la  main  des 
grappes  de  raisin,  dans  le  voisinage  d’un  labyrinthe,  ne  sortaient  pas  davantage 
des  limites  de  la  vraisemblance. 

Il  était  d’autres  circonstances  encore,  par  exemple  la  similitude  des  noms, 
qui  motivaient  l’adoption  de  certains  emblèmes,  la  mise  en  oeuvre  de  cer- 
taines scènes.  C’est  ainsi  que  le  cardinal  Hippolyte  d’Este,  deuxième  du  nom, 
pouvait,  avec  une  ombre  de  raison,  faire  représenter  en  tapisserie,  d’après  les 
cartons  de  Pirro  Ligorio,  l’histoire  de  son  homonyme,  pour  ne  pas  dire  de  son 
patron,  Hippolyte,  fils  de  Thésée. 

Tout  au  plus  l’un  ou  l’autre  de  ces  traits  pouvait-il  manquer  de  goût  : de  ce 
nombre  est  la  Bataille  de  Montemurlo  ( 1 53 7),  peinte  par  Bat.  Franco;  cet  artiste, 

1 . Rien  qu’à  Mantoue  et  à Ferrare,  les  seuls  cartons  de  tapisseries  consacrés  à l’antiquité  repré- 
sentent certainement  un  ensemble  de  plusieurs  centaines  de  pièces  et  de  plusieurs  milliers  de 
mètres  carrés  : Jules  Romain  y illustra  le  Triomphe  de  Venus  et  le  Triomphe  de  l’Amour,  le 
Triomphe  de  Bacchus , les  Combats  des  Titans  et  des  Dieux,  V Histoire  d'Orphée,  Y Histoire  de  Romains 
et  de  Rémus , l’Enlèvement  des  Salines,  l'Histoire  de  Lucrèce,  l’Histoire  de  Scipion  (en  douze  tentures 
gigantesques),  l’Histoire  de  Jules  César,  etc.,  etc.  Pordenojie  y mit  en  œuvre  des  scènes  de 
l’Odyssée',  les  Dosso,  le  Parnasse,  Apollon  et  Minerve,  les  Métamorphoses  d’Ovide,  l’Histoire 
d’ Hercule,  etc. 


LES  SUJETS  ANTIQUES. 


1 19 


pour  rappeler  que  son  héros,  le  duc  Alexandre  de  Médicis,  était  monté  au  ciel 
par  la  grâce  de  Dieu,  ajouta  à la  scène  principale  Y Enlèvement  de  Ganymède  ! 

Dans  une  autre  coin- 

position,  exécutée  pour 
la  cour  pontificale,  Fran- 
co révéla  plus  d’esprit  : 
ayant  à illustrer  l’en- 
trevue de  Paul  III  et 
de  Charles-Quint,  il  fit 
intervenir  Romulus,  qui 
plaçait  une  tiare  sur  les 
armoiries  du  pape  et  un 
diadème  sur  celles  de 
l’empereur. 

Les  réminiscences  an- 
tiques durent  d’ailleurs 
se  régler,  dans  l’entou- 
rage des  Papes,  sur  les 
fluctuations  mêmes  de  la 
ferveur  religieuse.  Pre- 
nons les  médailles  de  Clé- 
ment VII,  de  Paul  III,  de 
Iules  III  et  de  Pie  IV  : les 
souvenirs  de  la  mytholo- 
gie y abondent  encore; 

o J j 

nous  y voyons  Minerve, 
la  Paix  brûlant  des  armes 
devant  le  temple  de  Ja- 
nus, la  Prudence,  la  Jus- 
tice, la  Fortune,  la  Vé- 
rité, la  Victoire,  l’Abon- 
dance, Atlas  soutenant  le 
globe  du  monde.  A par- 
tir de  Paul  IV,  ces  em- 
blèmes sont  remplacés 
par  la  Foi,  la  Religion, 
le  Christ  remettant  les 
clefs  à saint  Pierre,  le 

Christ  en  croix,  saint  Paul  prêchant  à Athènes,  David  jouant  de  la  harpe, 
la  Pêche  miraculeuse,  saint  François  soutenant  la  basilique  de  Latran,  le 
Pape  foulant  aux  pieds  l’hydre  de  l’hérésie.  Les  figures  allégoriques,  telles 
que  la  Paix,  la  Victoire,  la  Justice,  l’Abondance  ou  encore  un  Fleuve,  repré- 


Le  Baechus  de  Jacopo  Sansovino, 
(Musée  national  de  Florence,) 


120 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


sente  sous  la  forme  d’un  vieillard  couché,  reparaissent  à peine  de  loin  en  loin. 

Mais  le  plus  souvent  la  fantaisie,  soit  celle  du  mécène,  soit  celle  de  l’artiste, 
dicte  seule  les  choix1.  Dans  le  principe  (voy.  t.  I,  p.  248-249),  on  s’était 
attaché  aux  réminiscences  classiques  en  raison  des  leçons  morales  qu’elles  con- 
tenaient : bientôt  on  ne  prit  plus  même  la  peine  d’invoquer  un  prétexte  quel- 
conque pour  justifier  le  dévergondage  de  l’imagination.  La  théorie  de  l’art  pour 
l’art  finit  par  régner  sans  partage.  Si  les  compositions  antiques  de  Michel-Ange 
ont  la  plupart  encore  un  sens  profond,  devant  celles  du  Rosso,  de  Jules  Romain, 
et  des  Vénitiens,  il  faut  se  borner  à admirer  la  fierté  des  lignes  ou  la  puissance 
du  coloris,  de  beaux  corps  dont  l’âme  est  trop  souvent  absente. 

Plusieurs  écoles  de  graveurs  vécurent  presque  exclusivement  sur  la  copie  des 
modèles  antiques  ou  sur  l’interprétation  des  sujets  antiques  : tels  furent  les 
Ghisi,  Enea  Vico,  Bonasone  (les  Amours  des  dieux,  en  vingt  pièces,  Y Histoire 
de  Junon,  en  vingt-deux  pièces),  Caraglio  (les  Amours  des  dieux,  en  quinze 
pièces,  les  Divinités  de  la  Fable,  en  vingt  pièces,  les  Travaux  d’ Hercule,  en  six 
pièces),  le  Maître  au  dé  (h Histoire  de  Psyché,  en  trente-deux  pièces),  et  bien 
d’autres. 

Le  plus  souvent  ces  artistes  se  contentaient  de  reproduire  les  compositions 
des  peintres  à la  mode,  mais  il  arrivait  aussi  qu’ils  se  mêlaient  d’inventer.  Par- 
ticulièrement belles  sont  certaines  compositions  imaginées  par  Giulio  Bona- 
sone : le  Triomphe  de  l’Amour  dans  les  deux,  sur  la  terre,  sur  les  eaux  et  dans 
les  Champs  Elysées  (i5q5);  ou  encore  l’Amour  surpris  dans  les  Champs  Elysées 
par  les  âmes  des  amants  qu’il  a torturés  durant  leur  vie,  et  fouetté  par  eux 
avec  des  bouquets  de  roses  et  d’autres  Heurs  (i563).  Bonasone  a en  outre 
gravé  sur  ses  propres  dessins  le  Lever  du  soleil  (le  dieu  assis  sur  son  char,  en 
compagnie  du  Temps  et  des  Heures). 

Ainsi  qu’il  arrive  toutes  les  lois  que  la  vigueur  de  l’esprit  fléchit  chez  une 
école,  les  réminiscences  venaient  à tout  instant  nuire  à la  spontanéité  de  l’im- 
pression, à la  sincérité  de  l’interprétation.  Mais  si  les  échos  du  style  gothique 
ne  détonnaient  que  faiblement,  vu  la  communauté  des  croyances,  dans  les  com- 
positions des  premiers  représentants  de  la  Renaissance,  ceux  de  l’antiquité 
devaient  forcément  produire  un  contraste  choquant.  Plus  d’un  fidèle  se  détour- 
nait indigné  devant  ces  Pères  éternels  travestis  en  Jupiters,  devant  ces  saints 
vêtus  à la  façon  des  héros  antiques,  devant  ces  saintes  plus  semblables  à des 
Vénus  qu’à  des  martyres.  On  verra  plus  loin  (p.  126-128)  quelles  protestations 
souleva  l’abus  du  nu.  Je  me  bornerai  ici  à rapporter  un  trait  des  plus  édifiants  : 

1.  Michelet  n’a-t-il  pas  fait  preuve  de  plus  d’imagination  que  de  critique  en  affirmant  « que 
la  Léda  était  le  sujet  propre  de  la  Renaissance,  que  Vinci,  Michel-Ange  et  Corrège,  qui  y ont 
lutté,  ont  élevé  ce  sujet  à la  sublime  idée  de  l’absorption  de  la  nature  » ( Histoire  de  France, 
t.  VII,  p.  355)? 


L’Enlèvement  de  Proserpine,  par  Jules  Romain.  (Musée  de  l’École  des  Beaux-Arts.) 


L’ALLEGORIE. 


1 2 1 


dans  sa  Flagellation  le  médailleur  Moderno  donna  au  Christ  1 attitude  du 
Laocoon  antique'!  Un  autre  artiste,  le  graveur  Reverdino,  plaça  Laocoon  et 
ses  fils  parmi  les  acteurs  du  Jugement  dernier  (Bartsch,  t.  XV,  p.  21). 

Non  moins  étranges  sont  les  compositions  — des  gravures  sur  bois  — dans 
lesquelles  Domenico  Beccafumi,  de  Sienne,  qui  lut  un  graveur  habile  en  même 
temps  qu’un  peintre  éminent,  illustra  différents  métiers  : 1 Argentier,  le  fon- 
deur, le  Forgeron,  etc.  La  juxtaposition  d’éléments  réels  et  d éléments  my- 
thologiques ou  allégoriques  enlève  à ces  scènes  toute  sincérité.  C’est  ainsi 
que  l’on  y voit  le  forgeron  s’avan- 


Composition  allégorique  de  Paul  Véronèse  : la  Récompense. 
(Palais  des  Doges.) 


L’élément  allégorique  s’introduisit  même,  comme  nous  le  verrons,  dans  le 
portrait. 

L’allégorie  se  rattache  intimement  au  polythéisme  antique  : négligée  par 
le  xvc  siècle,  époque  à la  conception  souvent  trop  terre  à terre,  elle  regagna  ses 
droits  au  fur  et  à mesure  que  les  souvenirs  classiques  prirent  le  dessus  sur  le 
réalisme  (t.  Il,  p.  1 21-124).  On  sait  Avec  quel  éclat  elle  s’incarna  dans  Raphaël 
et  Michel-Ange.  Mais,  pour  créer  des  figures  telles  que  le  Jour  et  le  Crépuscule, 
la  Nuit  et  Y Aurore,  il  fallait  toute  l’envergure  d’un  Buonarroti,  ses  convictions 
profondes,  sa  puissance  d’expression. 

Aux  yeux  de  Michel-Ange,  d’accord  en  cela  avec  les  artistes  de  l’antiquité,  le 
style  héroïque  vit  de  convention  et  de  symbolisme.  De  là  vient  la  sobriété 

1 • Annuaire  des  Musées  de  Vienne,  1890. 

iG 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


1 22 


excessive  des  peintures  de  la  Sixtine  : un  pan  de  mur  représente  une  ville, 
un  arbre  un  paysage. 

Du  vivant  même  du  maître,  chez  ses  élèves,  la  faculté  de  concentration 
faiblit  rapidement  : ils  ont  besoin  de  toutes  sortes  de  figures  accessoires,  in- 
connues, ou  peu  s’en  faut,  aux  Primitifs,  et  d’un  luxe  d’attributs  véritablement 
trop  profane.  Leur  imagination  flotte  entre  les  symboles,  l’histoire  et  les  sujets 
contemporains,  sans  trop  réussir  à se  fixer  et  sans  nous  imposer  une  conviction. 

Prenons  le  sculpteur  Leone  Leoni  : sa  statue  de  Charles-Quint,  tenant  sous 
son  talon  la  Fureur  renversée  et  chargée  de  chaînes,  est  déclamatoire  plus  que 
grandiose.  On  en  peut  dire  autant  de  sa  statue  de  Fer.  Gonzague  sur  la  place 
de  Guastalla  (gravée  p.  26)  : le  héros  foule  aux  pieds  une  sorte  de  satyre 
ayant  un  visage  humain  et  des  pieds  de  bouc;  l’hydre  de  l’Envie,  dont  il  a 
coupé  la  tête,  est  étendue  derrière  lui. 

Particulièrement  alambiqué  est  le  bas-relief  de  la  Trinité  des  Monts,  dans 
lequel  Daniel  de  Volterra  a représenté  des  Satyres  qui  pèsent  des  jambes,  des 
bras  et  divers  morceaux  de  figures,  puis,  séparant  ceux  qui  sont  d’un  bon  poids, 
envoient  les  mauvais  à Michel-Ange  et  à Fra  Sebastiano,  pour  qu’ils  les  jugent. 
— Sans  le  secours  de  Vasari,  qui  pourrait  trouver  aujourd’hui  le  sens  de  cette 
énigme  ! 

Cellini  eut  du  moins  le  bon  esprit,  en  ciselant  sa  fameuse  salière,  de  se  con- 
tenter d’allégories  faciles  à saisir  : il  l’orna  des  figurines  de  la  Nuit,  du  Jour,  du 
Crépuscule  et  de  l’Aurore,  dans  des  attitudes  différentes  de  celles  des  statues  de 
Michel-Ange. 

L’allégorie  tenta  les  peintres  plus  encore  que  les  sculpteurs.  Les  Ecoles  flo- 
rentine et  romaine,  dès  lors  épuisées,  se  rejetaient  sur  les  symboles  les  plus 
rebattus,  alors  toutefois  qu’elles  ne  s’égaraient  pas  dans  des  essais  véritablement 
baroques1.  Ce  n’est  pas  à dire  que  même  un  Vasari  ne  fût  capable  d’élaborer 
un  programme  ingénieux  ou  savamment  raisonné;  mais  le  fait  seul  que  ce 
programme  devait  être  interprété  par  un  peintre  aussi  médiocre  suffisait  pour 
lui  enlever  toute  valeur2. 

1 . Pour  représenter,  dans  une  Pictà,  les  ténèbres  qui  couvrirent  la  terre  lors  de  la  mort  du 
Christ,  Bugiardini  figura,  sur  un  des  volets,  une  Nuit  (d’après  celle  de  la  sacristie  de  Saint- 
Laurent,  sculptée  par  Michel-Ange),  à laquelle  il  donna  comme  attributs  un  fanal,  un  lampion, 
des  bonnets  de  nuit,  des  cornettes,  des  oreillers  et  des  chauves-souris  ! Pour  célébrer  les  talents 
de  François  Ier,  Niccolô  dell’  Abbate  le  représenta  costumé  en  Minerve  avec  les  attributs  de 
Mercure  ! 

2.  On  jugera  des  capacités  de  Vasari  en  pareille  matière  par  le  programme  qu'il  composa  pour 
la  décoration  de  la  façade  du  palais  Montalvo  (1,55-4)  : Quatrième  rangée  : la  Bienveillance  de 
la  cour,  le  Contentement  et  l’Allégresse,  la  Réputation  et  l’Autorité,  la  Richesse  et  l’Abon- 
dance, le  Repos  et  la  Tranquillité,  la  Renommée  et  la  Notoriété.  Troisième  rangée  : la  Gloire 
et  l’Honneur,  les  Armoiries  des  Médicis,  la  Magnanimité  et  la  Libéralité.  Deuxième  rangée  : 
la  Félicité,  la  Discrétion,  l’Obéissance  et  la  Persévérance,  la  Sollicitude  et  la  Vigilance,  l’Eftort. 
Première  rangée  : l’Assiduité,  la  Modestie  et  la  Tempérance,  la  Prudence,  la  Persévérance,  la 
Constance,  la  Fidélité,  le  Dévouement,  la  Vigueur.  Les  figures  devaient  être  disposées  de  façon 
à montrer  comment  un  avantage  ou  une  vertu  dérivait  l’un  de  l’autre.  Les  commentaires  dont 


L'ALLEGORIE. 


ICJ 


Quoique  douées  d’une  vitalité  infiniment  supérieure  à celle  de  l’École  flo- 
rentine, les  Écoles  de  Parme  et  de  Milan  ne  brillèrent  pas  précisément, 


dans  ce  domaine,  par  la  fécondité  de  l’imagination.  Rien  de  moins  net  que 
les  compositions  allégoriques  du  Cortège  : le  Triomphe  de  la  Vertu,  le  Vice 
sous  le  joug  de  la  Volupté,  de  l'Habitude  et  du  Remords  (au  Musée  du  Louvre). 
On  en  peut  dire  au- 


tant des  allégories  repro- 
duites par  les  graveurs 
de  ces  régions.  Prenons 
le  Carnage  de  Caraglio  : 
c’est  une  femme  debout, 
tenant  d’une  main  une 
épée  et  portant  sur  l’au- 
tre main  un  oiseau  de 


Composition  allégorique  de  Paul  Véronèse.  La  Félicité. 
(Palais  des  Doges.) 


proie;  dans  le  tond,  on  aperçoit  un  lion  qui  montre  les  dents.  Est-il  rien 
qui  sente  moins  l’inspiration  et  la  verve! 

Pour  représenter  Y Arbre  de  la  vie,  un  autre  graveur  (peut-être  Sanuto)  a mêlé 
des  motifs  de  la  danse  macabre  à des  scènes  de  l’Ancien  et  du  Nouveau  Tes- 
tament1. 

Vasari  accompagne  ce  programme  sont  des  plus  édifiants;  ils  prouvent  à quel  point  l’idée  l’em- 
portait dès  lors  sur  la  forme.  De  la  Vigueur  et  Vivacité  de  l’esprit,  le  peintre-littérateur  lait 
découler  l’Effort,  qui  lui  correspond  dans  le  sens  perpendiculaire  ; l’Effort,  de  son  côté,  aboutit 
au  Repos,  etc. 

I.  Passavant,  le  Peintre  graveur,  t.  VI,  p.  106. 


124 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


A Venise,  l’allégorie  ne  compte  qu’un  champion,  mais  il  brille  au  premier 
rang.  Tandis  que  le  Titien  échoue  si  complètement  dans  sa  tentative  pour 
distinguer  l’un  de  l’autre  Y Amour  sucré  et  Y Amour  profane,  tandis  que  certaines 
allégories  de  Bordone,  telles  que  le  Jeune  chevalier  et  la  Jeune  femme  (deux  pen- 
dants au  Musée  de  Vienne),  ou  encore  celles  d’Andrea  Schiavone,  conservées 
dans  la  même  collection,  ont  également  échappé  jusqu’ici  à toute  explication1, 
Paul  Véronèse  déploie  dans  ce  domaine  une  fécondité  de  ressources  et  une 
netteté  de  caractéristique  inconnues  à ses  compatriotes.  Si  ses  compositions 
avaient  plus  de  profondeur,  je  n’hésiterais  pas  à les  égaler  à celles  de  Raphaël. 
Véronèse  a personnifié  Venise  et  le  Commerce,  la  Paix,  la  Justice,  la  Pru- 
dence, l’Espérance,  la  Science,  l’Eloquence,  la  Foi  et  la  Religion,  le  Courage 
et  la  Tempérance,  et  il  l’a  fait  avec  une  puissance  d’évocation  ou  un  luxe 
d’attributs  qui  n’ont  été  égalés  que  par  Rubens  au  siècle  suivant.  Prenons 
quelques-unes  des  peintures  du  Palais  des  Doges  : la  Mansuétude  est  repré- 
sentée caressant  un  agneau,  la  Vigilance  ayant  à côté  d’elle  un  ibis,  la  Modé- 
ration tient  un  aigle  par  une  aile  et  se  prépare  à le  frapper  avec  une  verge, 
la  Félicité,  la  main  gauche  appuyée  sur  une  corne  d’abondance,  tient  de  la 
droite  le  caducée,  à ses  pieds  est  posé  un  panier  de  fruits;  la  Fidélité  a pour 
compagnon  un  chien.  Il  était  impossible  de  renouveler  plus  brillamment  ce 
monde  de  la  fiction,  tout  en  tenant  compte  des  traditions  iconographiques  sans 
lesquelles  les  allégories  risquent  de  demeurer  inintelligibles. 


III 

Il  nous  reste  à étudier  l’action  de  l’antiquité  sur  le  style  même. 

Dans  la  sculpture,  à première  vue,  il  semble  que  les  derniers  représentants 
de  la  Renaissance  ne  doivent  rien  à l’antiquité  et  qu’ils  relèvent  uniquement  de 
Michel-Ange.  N’a-t-on  pas  affirmé  « que  l’antique  altère  la  nature  en  diminuant 
la  saillie  des  muscles  et  Michel-Ange  en  l’augmentant 2 »!  Mais  en  regardant  de 
près  on  découvre  que,  si  rien  ne  diffère  plus  des  modèles  de  la  belle  époque 
grecque  que  le  Moïse,  les  Esclaves  du  Louvre,  les  Médicis,  le  Jour  et  la  Nuit, 
pour  peu  que  l’on  s’attache  aux  productions  postérieures,  notamment  à celles 
de  l’École  de  Pergame  ou  encore  au  Laocoon,  on  en  trouve  de  tout  point  l’équi- 
valent chez  Michel-Ange.  Si  celui-ci  n’ouvrit  pas  cette  voie,  il  s’y  engagea 
infiniment  plus  loin  que  ne  l’avaient  fait  ses  prédécesseurs  et,  à cet  égard  du 
moins,  se  révéla  comme  novateur.  On  sait  d’ailleurs  à quel  point  l’étude 


1 . Le  sculpteur  Danese  n’a  pas  été  plus  heureux  dans  sa  personnification  du  Soleil  (puits  de 
l’hôtel  de  la  Monnaie,  à Venise)  : il  l’a  représenté  nu,  la  tête  ceinte  de  rayons,  tenant  d’une 
main  une  verge  d’or,  de  l’autre  un  sceptre,  avec  un  œil  au  bout.  Le  globe  terrestre,  entouré 
d’un  serpent  qui  se  mord  la  queue,  et  parsemé  de  quelques  monticules  dorés,  par  allusion  au 
métal  que  l’astre  du  jour  engendre,  complète  cette  allégorie. 

2.  Stendhal,  Histoire  Je  la  Peinture  en  Italie,  p.  336. 


L’INFLUENCE  DE  L’ANTIQUITE  SUR  LE  STYLE. 


12.5 


directe  de  l’anatomie  vint  à tout  instant  corriger  chez  lui  l’imitation  classique. 

Jean  Bologne  ne  s’inspira  pas  moins  des  marbres  antiques.  En  modelant  le 
torse  du  Romain  qui  enlève  la  Sabine,  il  s’est  souvenu  du  groupe  d ’ Hercule 
et  Antée,  exposé  dans  la  cour  du  palais  Pitti1. 

Il  y eut  d’abord  un  double  courant.  Tandis  que  les  uns  ne  voyaient  dans 
les  modèles  antiques  que  la  plénitude  de  formes,  qui  dégénéra  sous  leurs 
mains  en  lourdeur,  d’autres,  tels  que  Cellini,  se  plaisaient  à donner  aux  dieux 
et  aux  héros  de  la  mythologie  des  lignes  tour  à tour  efféminées  (le  Jupiter 
placé  sur  la  base  du  Persée ) ou  nerveuses,  mais  les  unes  et  les  autres  essentiel- 
lement fines  et  serrées. 

Dans  la  statuaire  aussi  bien  que  dans  la  peinture,  l’influence  de  l’antiquité 
se  traduisit  en  outre  par  la  création  d’un  costume  de  convention,  le  costume 
héroïque,  sorte  de  compromis  entre  les  modes  antiques  et  les  modes  contem- 
poraines. Tels  sont  le  Julien  et  le  Laurent  de  Médicis  de  Michel-Ange;  tels 
sont  la  plupart  des  héros  de  Leone  Leoni  (cuirasse  et  lambrequin,  parfois  des 
cuissards;  les  jambes  ou  les  mollets  nus;  des  sandales  ou  des  brodequins  aux 
pieds;  un  manteau  jeté  sur  l’épaule);  dans  le  Philippe  II  du  musée  de  Madrid, 
ce  mélange  d’éléments  réalistes  et  de  réminiscences  antiques  est  particulière- 
ment choquant  : la  cuirasse  se  relie  à des  jambes  nues  et  les  cuissards  à 
des  sandales  ! 

Dans  la  peinture,  l’étude  de  l’antique,  je  veux  dire  des  statues  antiques, 
avait  peu  à peu  poussé  les  Ecoles  florentine  et  romaine  à oublier  les  lois  propres 
à leur  art,  pour  y substituer  les  errements  propres  à la  sculpture  : certaines 
fresques  de  la  dernière  manière  de  Raphaël,  et  surtout  celles  de  Jules  Romain, 
du  Rosso  et  de  bien  d’autres  sont  peuplées,  non  plus  de  figures  vivantes, 
se  mouvant  librement  dans  l’air  qui  les  enveloppe,  dans  la  lumière  qui  les 
réchauffe,  mais  de  marbres  immobiles  dans  une  atmosphère  glaciale  et  isolés 
les  uns  des  autres.  La  sécheresse  ne  pouvait  être  poussée  plus  loin. 

Rien  de  semblable  chez  les  Vénitiens  : ils  détestent  les  arêtes  tranchantes, 
recherchées  par  leurs  rivaux  de  l’Italie  centrale,  et  s’efforcent  de  les  arrondir, 
de  les  noyer  dans  une  atmosphère  lumineuse,  qui  reliera  les  uns  aux  autres 
tous  les  groupes,  les  fondra  dans  une  commune  harmonie.  Aussi,  lorsqu’ils 
copient  des  antiques,  en  altèrent-ils  sans  cesse  la  ligne  et  le  modelé.  A peine 
si  les  statues,  bustes  ou  bas-reliefs  auxquels  ils  donnent  place  dans  leurs  pein- 
tures gardent  l’indication  très  générale  du  mouvement  de  l’original. 

Prenons  le  Titien  : il  ne  s’est  pas  borné  à mettre  en  œuvre  des  sujets 
antiques,  il  a encore  peuplé  ses  toiles  de  motifs  copiés  sur  les  marbres  grecs 
ou  romains.  Dans  le  Martyre  de  saint  Laurent  (Musée  de  Madrid),  il  a placé 
à droite,  sur  un  socle  richement  orné,  une  statue  de  femme  drapée  tenant 
à la  main  une  Victoire.  Dans  le  Miracle  de  saint  Antoine  faisant  parler  le 

I.  Cf.  Burckhardt,  le  Cicérone.  — Michaelis,  Geschichte  des  Statuenhofes  im  V citiccinischeu  Bel- 
vedcrc,  p.  i5. 


126 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


nouveau-né  (au  Santo  de  Padoue,  i5ii),  une  statue  d’empereur,  le  bras  droit 
mutilé,  orne  la  façade  d’une  maison.  L 'Offrande  à Fénus  (Musée  de  Madrid) 
contient  une  statue  de  Vénus,  nue  jusqu’à  la  hanche,  et  le  Couronnement 
d’épines  (Musée  du  Louvre),  un  buste  de  Tibère,  avec  l’inscription  « Tiberius 
Cæsar  ».  Dans  la  Présentation  de  la  Vierge  au  Temple  (Académie  de  Venise), 
on  découvre  à droite,  au  premier  plan  un  torse  revêtu  d’une  cuirasse,  au 
second  plan  une  statue  placée  sur  une  console,  au  fond,  un  obélisque  surmonté 
d’une  boule;  plusieurs  chapiteaux  historiés  témoignent  également  de  Limi- 
tation des  modèles  antiques.  Enfin,  dans  le  célèbre  tableau  de  la  galerie 
Borghèse,  l' Amour  sacré  et  l’Amour  profane , le  sarcophage  procède  plus  ou 
moins  directement  des  sarcophages  romains.  Mais  toutes  ces  reproductions 
manquent  de  caractère  et  plus  encore  de  conviction. 

IV 

Il  faut  rapporter  à l’influence  de  l’antiquité  plutôt  qu’au  réalisme  I’étude  du 
nu,  qui  occupait  dès  lors  une  place  prépondérante  dans  l’art  italien.  Ce  fut  en 
effet  l’exemple  des  anciens,  et  nullement  quelque  innovation  dans  le  costume 
contemporain,  qui  triompha  des  derniers  vestiges  de  pudeur.  Plus  que  tout 
autre,  Michel-Ange  restreignit  le  rôle  des  draperies,  afin  d’étaler  dans  toute 
leur  splendeur  les  muscles  gonflés,  les  chairs  palpitantes.  On  en  vint  à sup- 
primer les  vêtements,  sans  nécessité  aucune  et  souvent  contre  toute  vraisem- 
blance. La  réaction  ne  se  fit  pas  attendre.  Dès  i5q5,  l’Arétin  s’élevait  avec  la 
dernière  violence  contre  l’abus  des  nudités  dans  le  Jugement  dernier  de  Michel- 
Ange  (p.  40).  Ce  fut  comme  la  préface  à l’ordre  donné  par  le  pape  Paul  IV 
de  recouvrir  quelques-unes  des  figures  les  plus  choquantes  (on  sait  que  cette 
opération  valut  à son  auteur,  Daniel  de  Volterra,  le  surnom  de  culottier). 
Vers  la  fin  du  siècle,  en  ifiçô,  Clément  VIII  Aldobrandini,  poussant  plus 
loin  encore  le  fanatisme,  résolut  de  faire  effacer  complètement  le  chef-d’œuvre 
du  Buonarroti;  il  11e  fallut  rien  moins  que  les  sollicitations  de  l’Académie  de 
Saint-Luc  pour  le  faire  renoncer  à un  tel  acte  de  vandalisme1. 

A Florence,  la  confession  et  la  rétractation  publiquement  faites  par  le 
sculpteur  Ammanati  consacrent  ce  retour  aux  scrupules  de  la  pudeur.  Dans 
la  lettre  qu’il  écrivit  en  i582  à l’Académie  florentine,  Ammanati  met  les 
jeunes  artistes  en  garde  contre  l’erreur  qu’il  avoue  avoir  lui-même  commise,  à 
savoir  de  représenter  des  figures  complètement  nues.  « Plutôt  que  d’offenser  la 
vie  politique  (sic),  déclare-t-il,  et  plus  encore  Dieu,  en  donnant  le  mauvais 
exemple,  il  vaut  mieux  souhaiter  tout  ensemble  la  mort  du  corps  et  de  la 
réputation.  Exécuter  des  statues  nues,  de  satyres,  faunes  et  figures  analogues, 
en  découvrant  les  parties  qui  doivent  être  cachées  et  que  l’on  ne  peut  voir 

1.  Missirini,  Memorie  per  service  alla  Storia  delta  Romana  Accademia  di  S.  Litca,  p.  69. 


Le  Nu  au  xvx°  siècle.  Le  Martyre  de  saint  Laurent,  grave  par  Marc-Antoine  d après  Bandinelli 


128  HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


sans  honte,  ces  parties  que  la  raison  et  l’art  nous  apprennent  à cacher,  est  une 
très  grande  et  très  grave  erreur  ».  Ammanati  cite  ensuite  le  Saint  Jacques  de 
Jac.  Sansovino  et  le  Moïse  de  Michel-Ange  pour  prouver  qu’avec  une  figure 
drapée  on  peut  obtenir  les  mêmes  effets  qu’avec  une  figure  nue1. 

A Venise,  les  recommandations  et  injonctions  des  autorités  religieuses  ne 
réussirent  qu’à  restreindre  l’emploi  du  nu,  sans  le  supprimer;  nous  en  avons 
pour  preuve  les  innombrables  compositions  mythologiques  ou  historiques  du 
Titien,  de  Paul  Véronèse  et  de  leurs  compatriotes.  Véronèse  ne  manqua  pas 
d’invoquer  l’exemple  du  Jugement  dernier  de  Michel-Ange  dans  la  défense 
qu’il  présenta  au  Saint-Office  (voy.  ci-dessus,  p.  q5). 

Résumons  cette  investigation  sur  l’influence  de  l’antiquité.  Ou  je  me  trompe 
fort,  ou  il  a été  suffisamment  établi  au  cours  de  mon  travail  (t.  II,  p.  1 3 1 ) que, 
si  l’abus  des  idées  et  des  modèles  antiques  a fini  par  engendrer  la  lassitude,  ce 
n’a  été  là  qu’une  réédition  du  phénomène  qui  s’était  produit  à la  fin  de  la 
période  gothique,  lorsque  les  derniers  représentants  de  ce  style  en  étaient 
venus,  eux  aussi,  à répéter  à satiété  des  formules  épuisées.  Mais  si  représenter 
des  sirènes,  des  satyres,  des  griffons,  au  lieu  de  représenter  des  diables,  des 
marmousets,  des  choux,  ne  constituait  pas  un  progrès,  la  Renaissance  pouvait 
du  moins  invoquer  pour  excuse  que  ces  sirènes,  ces  satyres  et  leurs  congénères 
offraient  des  formes  essentiellement  pures  et  châtiées,  tandis  que  les  motifs 
mis  en  œuvre  par  le  moyen  âge  étaient  trop  souvent  liés  à l’idée  de  laideur, 
de  trivialité  ou  de  caricature. 

En  réalité,  le  ferment  antique  n’avait  rien  perdu  de  son  efficacité  : il  ne 
s’agissait  que  de  le  transplanter  dans  des  milieux  plus  jeunes.  L’Italie  se  sentait 
épuisée  par  trois  siècles  de  fécondité;  la  France  prit  sa  place  et  compta,  à son 
tour,  une  série  de  Renaissances  : sous  Louis  XII  et  sous  François  L'r,  sous 
Louis  XIV,  sous  Louis  XV,  sous  Louis  XVI,  pendant  la  Révolution  et  pendant 
l’Empire.  L’exemple  du  divin  Prud’hon  nous  apprend  à combien  de  souplesse, 
de  poésie  et  de  fraîcheur  peuvent  s’allier,  jusqu’à  nos  jours,  de  si  hautes  leçons. 

I.  Lettere  bittoriche , édit.  Ticozzi,  t.  III,  p.  529-53ç). 


Cul-de-lampe 

tiré  du  « Livre  d’architecture  » de  Labacco  (1S76). 


Tapisserie  à sujets  zoologiques,  d’après  les  cartons  de  Bacchiacca. 
(Musée  des  Tapisseries  de  Florence.) 


CHAPITRE  VI 


LE  RÉALISME.  — I.  LES  SUJETS.  — II.  L’INTERPRETATION.  — III.  L’EXECUTION  : 
LE  MODÈLE  VIVANT  ET  LE  DOCUMENT  ANATOMIQUE.  — IV.  LE  COSTUME.  - 
V.  LES  ARTISTES  DU  NORD  EN  ITALIE. 


mesure  que  la  tradition  gagne  du  terrain,  le  naturalisme 
ou  réalisme  en  perd;  j’entends  le  réalisme  sous  ses  accep- 
tions les  plus  variées,  le  réalisme  dans  la  conception  aussi 
bien  que  dans  l’exécution1.  Le  contraste,  déjà  si  marqué 
quand  on  compare  l’Age  d’Or  à l’ère  des  Primitifs,  s’ac- 
centue encore  si  nous  établissons  un  parallèle  entre  l’Age 
d’Or  et  la  Fin  de  la  Renaissance.  Trop  souvent  désor- 
mais, le  réalisme  ne  consiste  plus  que  dans  l’intention;  involontairement, 
par  suite  même  des  miracles  réalisés  par  leurs  prédécesseurs,  les  épigones  se 
laissent  aller  à la  facilité,  qui  est  le  pire  des  défauts  (voy.  p.  1 38). 


I.  Peut-être  ne  faut-il  pas  prendre  au  pied  de  la  lettre  cette  thèse  de  l’Arétin,  que  la  peinture 
n est  pas  autre  chose  que  l’imitation  de  la  nature  et  que  celui  qui  s’en  rapproche  le  plus  est  le 
maître  le  plus  parfait.  Ailleurs,  en  effet,  le  célèbre  critique  d’art  recommande  l’éclectisme  à la 
façon  de  Zeuxis  ( Arctino , édit,  de  1 863,  p.  g,  3o). 


E.  Miinlz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


'7 


i3o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


I 

Ce  n’est  pas  que,  dans  le  choix  des  sujets,  les  sculpteurs  aussi  bien  que  les 
peintres  ne  s’efforcent  de  faire  une  place  plus  grande  à l’élément  moderne 
(voy.  p.  20-2 1).  Désormais,  les  scènes  de  l’histoire  nationale  ou  même  de 
l’histoire  contemporaine,  qui  répugnaient  si  fort  aux  artistes  de  l’Age  d’Or 
(t.  II,  p.  14-18),  trouvent  des  interprètes  sans  nombre. 

En  sculpture,  on  relève,  entre  autres,  la  longue  série  des  bas-reliefs  de  Jean 
Bologne  illustrant  la  vie  de  Cosme  de  Médicis. 

La  peinture  nous  offre  dans  ce  domaine  les  fresques  du  Palais  Vieux  de 
Florence  (Exploits  de  Jean  des  Bandes  Noires,  par  Bat.  Franco,  avec  toutes 
sortes  de  motifs  allégoriques  et  mythologiques;  Bataille  de  Montemurlo,  par 
le  même,  fresques  de  Vasari,  etc.),  les  tapisseries  de  l’Histoire  des  Médicis, 
d’après  le  Stradan,  les  fresques  de  l’Histoire  de  Paul  III,  par  les  Zuccheri  (Sala 
Regia,  palais  Farnèse,  villa  de  Caprarole),  celles  de  l’Histoire  de  Sixte-Quint, 
à la  Bibliothèque  du  Vatican,  etc.,  etc.  A Ferrare,  les  princes  d’Este  font  tra- 
duire sur  le  métier  de  haute  lisse,  d’après  les  cartons  de  Girolamo  da  Carpi, 
de  Jacopo  d’ Argenta  et  de  Leonardo  da  Brescia,  les  vues  des  principales  cités 
de  leur  duché,  et  jusqu’aux  portraits  de  leurs  chevaux.  Mais  c’est  surtout  à 
Venise,  au  Palais  des  Doges,  que  les  fastes  de  l’histoire  nationale  ou  de 
l’histoire  contemporaine  se  déroulent  en  pages  gigantesques. 

Les  arts  les  plus  humbles,  jusqu’à  la  poterie,  rivalisèrent  avec  leurs  sœurs 
aînées  : les  céramistes  mirent  l’empressement  le  plus  louable  à illustrer  la 
chronique  de  leur  temps.  Des  plats  d’Urbin  ou  de  Pesaro  montrent  le  duc 
François-Marie  à la  bataille  de  Ravenne,  le  même  prince  découvrant  le  traité 
de  Maldonato,  Guidobaldo  II  épousant  Vittoria  Farnèse,  etc.  (Voy.  p.  20-21.) 

La  sculpture  et  la  peinture  de  genre,  longtemps  si  dédaignées,  s’affirment  à 
leur  tour. 

Un  des  premiers,  Giorgione,  qui  appartient  d’ailleurs  à la  période  précé- 
dente, peignit  des  scènes  qui  ne  tenaient  ni  de  la  religion,  ni  de  la  mythologie, 
ni  de  l’histoire,  ni  de  l’allégorie,  quelque  chose  comme  des  romans  ou  des 
nouvelles,  et  ces  scènes  il  les  traita  dans  les  dimensions  et  dans  le  style  jus- 
qu’alors réservés  à la  peinture  historique.  A cette  catégorie  d’ouvrages  appar- 
tiennent les  Trois  Astrologues  du  musée  de  Vienne,  la  Famille  de  Giorgione  de 
la  galerie  Giovanelli  à Venise,  le  Concert  du  palais  Pitti,  le  Concert  champêtre 
du  Louvre. 

On  sait  si  Giorgione  trouva  des  imitateurs  dans  sa  patrie  : le  Titien  peignit 
le  Concert , conservé  à la  « National  Gallery  »,  et  les  Bonifazio,  pour  ne  citer 
qu’eux,  se  firent  une  spécialité  de  cet  ordre  de  représentations. 

Un  des  chefs  de  l’Ecole  de  Ferrare,  Garofalo,  semble  avoir  également 


LE  REALISME. 


1 3 1 


cultivé  la  peinture  de  ce  genre;  on  lui  attribue  du  moins,  à Rome,  la  Chasse  au 
sanglier  du  palais  Sciarra  Colonna,  et  le  Cortège  de  cavaliers  du  palais  Colonna. 

Michel-Ange  lui-même  a abordé  le  genre  dans  quelques-uns  de  ses  dessins, 
mais  un  genre  abstrait  et  héroïque,  plutôt  que  léger  ou  spirituel;  la  ten- 
sion constante  de  l’esprit 
y perce  jusque  dans  les 
moindres  détails1. 

La  gravure  est,  cela  va 
sans  dire,  l’art  dans  lequel 
ces  sujets  se  donnent  le 
plus  librement  carrière. 

Reverdino  a gravé  Archi- 
mède ou  le  Magicien,  les 
Alchimistes,  les  Adeptes 
(dix  hommes  réunis  au- 
tour d’un  pot  rempli  de 
feu);  Beceafumi,  Y Alchi- 
miste, en  dix  pièces2. 

La  peinture  des  taçades, 
plus  expéditive  et  par  cela 
peut-être  plus  indépen- 
dante que  la  peinture  de 
chevalet,  a de  son  côté 
mis  en  œuvre  des  scènes 
rustiques.  Sur  une  maison 
de  la  via  Felice  (n°  8i5), 
à Vérone,  Aliprandi  et 
d’autres  artistes  ont  peint 
une  Danse  de  Bossus,  une 
Noce  de  Paysans  et  une 
Promenade  sur  l’eau. 

Des  scènes  analogues 
ont  servi  de  thème  à Re- 
verdino pour  sa  gravure 
représentant  quatre  cou- 
ples de  paysans  qui  dansent  autour  d’un  arbre,  sous  lequel  se  tient  un  vieillard. 


Femme  appuyée  sur., un  bâton.  (Ktude  pour  une  Sibylle.) 
Dessin  de  Michel-Ange.  (Université  d'Oxford.) 


1.  Telles  sont  : une  grande  Femme  maigre,  coiffée  d’un  chapeau,  d’un  type  anglais  très  pro- 
noncé (Oxford,  Braun,  n°  76;  M.  Robinson  considère  ce  dessin  comme  une  copie  ancienne 
d’après  Michel-Ange);  une  Femme  appuyée  sur  un  bâton,  faisant  pendant  à celle-ci  (Fisher,  n"  24, 
gravé  ci-dessus);  un  Homme  assis  et  écrivant  (/</.,  n°  71,  gravé  p.  1 .33) ; un  Jeune  Homme  assis 
(la  Vie  et  1 Œuvre  de  Michel- Auge,  p.  187),  ou  encore  une  Paysanne  (Oxford,  Braun,  n"  70). 

2.  Bartsch,  le  Peintre  graveur,  t.  XV,  p.  486.  — Passavant,  le  Peintre  graveur,  t.  AT,  p.  i i5, 
1 1 6,  1 5 1- 1 52. 


1.32 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


A ne  s’attacher  qu’à  la  masse  des  portraits  qui  surgirent  pendant  la  der- 
nière période  de  la  Renaissance,  cette  branche  semble  n’avoir  jamais  été  plus 
florissante;  mais  nous  verrons  dans  un  instant  ce  qu’il  faut  penser  de  cette 
manifestation  par  excellence  du  réalisme. 

Le  besoin  croissant  de  précision  se  traduisit  en  outre  par  la  formation  de 
galeries  iconographiques,  parmi  lesquelles  celle  de  Paul  Jove  devint  célèbre  au 
loin.  Que  voilà  bien  un  sens  inconnu  au  moyen  âge,  qui  voyait  tout  comme 
à travers  un  prisme!  Ce  fut  un  triomphe  nouveau  pour  le  réalisme. 

Parfois  même  des  artistes  illustres  étaient  forcés  d’exécuter  des  portraits  de 
restitution.  C’est  ainsi  que  le  Titien  reçut  de  Charles-Quint  l’ordre  de  peindre, 
en  s’inspirant  de  l’œuvre  d’un  maître  flamand,  deux  portraits  de  la  défunte 
impératrice  Isabelle.  Il  réussit  au  delà  de  tout  espoir  : l’un  des  portraits,  con- 
servé au  musée  de  Madrid,  est  si  vivant  qu’on  le  croirait  peint  d’après  nature1. 

Dans  le  choix  des  acteurs  appelés  à peupler  les  compositions  historiques, 
deux  Écoles  sont  en  présence  : l’une,  héritière  des  traditions  des  Primitifs, 
qui  n’hésite  pas  à donner  place  aux  contemporains  dans  les  scènes  du  passé 
et  par  conséquent  à y introduire  des  portraits;  l’autre,  représentée  par  Michel- 
Ange,  qui  déteste  de  reproduire  les  traits  des  vivants  («  tare  somigliare  il 
vivo  »),  à moins  qu’ils  ne  soient  d’une  beauté  infinie. 

Cette  beauté  qui  ne  procède  pas  de  la  nature,  mais  qui  se  compose  de 
motifs  épars,  réunis  par  l’imagination  de  l’artiste,  de  manière  à former  une 
individualité  distincte,  Michel-Ange  est  le  premier  artiste  qui  en  ait  fait  la  loi 
absolue  de  son  art.  Toutes  ses  figures  dérivent  d’un  idéal  qui  s’est  formé 
dans  son  esprit  et  qui  ne  doit  rien  au  monde  extérieur.  On  essayerait  en 
vain  de  retrouver  chez  lui  la  physionomie  de  tel  ou  tel  de  ses  contemporains. 
Tout  au  plus,  dans  le  Jugement  dernier,  a-t-il  donné  place  à un  de  ses  ennemis, 
le  camérier  Biagio  da  Cesena,  et  cette  satire,  cette  caricature,  est  citée,  en 
raison  même  de  sa  rareté.  Quelle  puissance  de  génie  n’a-t-il  pas  fallu  pour 
animer  des  créations  aussi  abstraites,  pour  nous  intéresser  à ce  point  à elles! 

Cette  doctrine  toute  platonicienne,  Michel-Ange  l’a  formulée  dans  un  de  ses 
sonnets.  11  y déclare  que  si  l’âme  n’était  pas  créée  à l’image  de  Dieu,  elle  ne 
poursuivrait  que  la  beauté  extérieure,  qui  plaît  aux  yeux;  c’est  parce  que 
celle-ci  est  trompeuse  qu’elle  s’attache  à la  forme  (la  beauté)  universelle2. 

L’École  rivale  s’autorise  de  l’exemple  des  Primitifs  et  de  celui  de  Raphaël. 
Pour  elle,  le  portrait  est  la  base  même  de  la  composition  historique  : cherchez 

1.  Plon,  Leone  Leoni,  p.  iq. 

2.  E se  creata  a Dio  non  fusse  eguale, 

Altro  che’l  bel  di  fuor,  ch’agli  occhi  piace 
Più  non  vorria;  ma  perch’è  si  fallace, 

Trascende  nella  forma  universale. 


(Sonnet  lii.) 


LE  REALISME. 


i3e> 


à travers  les  Scènes  de  l’Ancien  Testa  nient  de  Benozzo  Gozzoli,  les  Scènes  de 
l’histoire  de  saint  Jean-Baptiste  de  Ghirlandajo,  les  Madones  de  Raphaël,  et  même 
la  Dispute  du  Saint  Sacrement  et  l’École  d’Athènes,  partout  des  physionomies 
empruntées  à la  réalité  viennent  soutenir  l’inspiration  de  l’artiste  et  donner  à 
ses  héros  l’accent  de  la  réalité,  l’accent  de  la  vie  (voy.  t.  II,  p.  164  et  suiv.). 

Ce  n’est  pas  à dire  que,  dans  cette  recherche  de  l’élément  réel,  le  xvi°  siècle, 
même  avec  Raphaël,  ait  égalé  le  xv".  Malgré  le  respect  de  la  couleur  locale, 
infiniment  plus  prononcé  chez  les  cinquecentistes  que  chez  les  quattrocen- 
tistes,  les  compositions 
historiques  de  ces  derniers 
ont  un  air  de  réalité  plus 
frappant  : c’est  qu’à  dé- 
faut de  costumes  anciens, 
plus  ou  moins  restitués, 
elles  offrent  les  types  et  les 
costumes  de  leur  temps 
dans  toute  leur  sincérité. 

Le  xvi°  siècle,  au  con- 
traire, mêle  les  costu- 
mes de  restitution  aux 
costumes  contemporains, 
contraste  qui  provoque  la 
défiance  et  empêche  l’es- 
prit de  se  laisser  aller  à 
l’illusion  d’une  scène  vue 
et  vécue.  Nous  sommes 
en  droit  de  taire  remon- 
ter à Raphaël  la  respon- 
sabilité d’une  partie  de  ces  erreurs.  En  examinant  les  fresques  des  dernières 
Chambres  du  Vatican,  notamment  le  Couronnement  de  Charlemagne,  nous  y 
trouvons  en  germe  les  défauts  qui  ont  pesé  si  lourdement  sur  la  Fin  de  la 
Renaissance  : cette  juxtaposition  de  costumes  héroïques  et  de  costumes  em- 
pruntés à l’entourage  immédiat  de  hauteur,  ces  attitudes  prétentieuses,  ces 
effets  de  torses,  cette  affectation  des  acteurs  à regarder  du  côté  du  spectateur, 
au  lieu  de  se  donner  tout  entiers  à l’action  à laquelle  ils  doivent  prendre 
part,  autant  de  pratiques  qui  s’autorisent  d’un  exemple  si  illustre. 

Revenons  aux  derniers  champions  de  la  Renaissance  : la  majorité  continue 
à peupler  leurs  compositions  historiques  de  portraits  pris  parmi  leurs  amis  ou 
protecteurs.  Jules  Romain  fait  défiler  toute  la  curie  dans  ses  fresques  de  la 
salle  de  Constantin;  Franciabigio  se  représente  lui-même  avec  les  attributs 
de  saint  Jean-Baptiste;  Andrea  del  Sarto  donne  place  à ses  amis  Andrea,  Luca 
et  Girolamo  délia  Robbia  parmi  les  acteurs  de  V Histoire  de  saint  Philippe-,  il 


Homme  assis  écrivant.  (Étude  pour  le  prophète  Joram.) 
Dessin  de  Michel-Ange.  (Université  d’Oxford.) 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


place  son  propre  portrait  et  celui  de  son  ami  Jacopo  Sansovino  dans  une  de  ses 
Adorations  des  Mages.  Nie.  Soggi,  le  Parmesan  et  bien  d’autres  en  agissent  avec 
non  moins  de  sans-gêne.  A Ferrare,  Alphonse  I,  r d’Este  Fût  peindre  par  Lotto 
sa  maîtresse  Laura  Dianti  sous  les  traits  de  la  Vierge  avec  l’inscription  : « Fecit 
mihi  magna  qui  potens  est1  ».  Dans  la  même  ville,  Seb.  Filippi,  surnommé 
Bastianino  (f  1602),  peint  à fresque  un  Jugement  dernier  dans  lequel  il  intro- 
duit les  portraits  de  ses  ennemis. 

La  pieuse  École  milanaise  suivit  les  mêmes  errements.  Tout  comme  les 
Primitifs,  Bernardino  Luini  demandait  à ses  contemporains,  et  surtout  à ses 
contemporaines,  de  lui  servir  de  modèles  pour  les  saints  ou  les  saintes.  Mais 
que  ses  portraits  sont  plus  libres  et  plus  poétiques  que  les  minutieuses  effigies 
introduites  dans  les  compositions  sacrées  par  les  peintres  de  l’âge  précédent! 
C’est  ainsi,  à n’en  pas  douter,  que  Léonard  de  Vinci  aurait  utilisé  comme 
modèles  les  grands  seigneurs  et  les  grandes  dames  de  son  temps,  s’il  lui  avait 
été  donné  de  recevoir  des  missions  analogues.  Dans  les  fresques  du  « Monastero 
Maggiore  »,  ce  qui  fera  à jamais  les  délices  des  amateurs,  ce  sont  précisément 
les  nombreux  motifs,  types  ou  costumes  empruntés  à la  société  contemporaine. 
On  se  prend  à regretter  que  Luini  n’ait  pas  eu  plus  souvent  à traduire  des 
pages  de  l’histoire  de  son  temps  : personne  n’aurait  su  mettre  dans  les  physio- 
nomies de  ses  concitoyens  plus  de  feu,  dans  celles  de  ses  concitoyennes  plus 
de  suavité,  ni  donner  aux  modes  plus  d’ampleur  et  plus  de  distinction.  Pro- 
clamons-le  bien  hautement  : c’est  à ces  allusions  mondaines,  à ce  mélange  de 
figures  appartenant  au  passé  et  de  hautes  et  puissantes  dames  du  xvie  siècle, 
que  les  fresques  du  « Monastero  Maggiore  » doivent  de  fasciner  à tel  point. 

Mais  ce  fut  surtout  à Venise  que  cette  licence  se  donna  carrière  : on  sait  que 
Paul  Véronèse  introduisit,  parmi  les  convives  des  Noces  de  Cana,  Charles-Quint 
et  François  F1',  Eléonore  d’Autriche  et  Marie  Tudor,  le  sultan  Soliman  et  Vit- 
toria  Colonna,  puis  une  série  d’artistes  : le  Titien,  le  Tintoret,  le  Bassan; 
enfin  lui-même  jouant  de  la  viole.  C’est  ainsi  qu’à  tout  instant  il  nous  lait 
reprendre  pied  par  quelque  figure  empruntée  à la  réalité.  N’est-ce  pas  là  le 
comble  de  l’art  : surexciter  l’imagination,  puis,  au  moment  oii  nous  nous 
demandons  si  nous  ne  sommes  pas  le  jouet  d’un  rêve,  nous  convaincre  que 
nous  assistons  à des  événements  réels,  que  nous  avons  le  droit,  le  devoir 
même  de  nous  intéresser  à ces  créations,  et  que  ce  ne  sont  pas  des  fantômes? 
Il  faut  reconnaître  néanmoins  que  si  un  chef-d’œuvre  tel  que  les  Noces  de  Cana 
désarme  la  critique  par  l’exubérance  de  la  vie  et  la  chaleur  du  coloris,  la  présence 
de  tous  ces  intrus  et  le  mélange  d’éléments  sacrés  et  d’éléments  profanes 
nuisent  singulièrement  à l’effet  de  la  composition. 

L’Arétin,  si  clairvoyant,  fut  un  des  premiers  à dénoncer  cet  abus,  jadis 
formellement  condamné  par  Savonarole  (t.  I,  p.  Sgi).  Il  ne  fit  qu’une  seule 


1.  Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  VIII,  p.  3q8. 


LES  ANIMALIERS  ET  LES  PAYSAGISTES. 


1 35 


exception,  en  faveur  de  son  ami  le  Titien1 2 3.  Saint  Charles  Borromée  renchérit 
encore  sur  ce  rigorisme  : il  défendit  de  donner  aux  saints  les  traits  de 
personnes  vivantes". 

A côté  des  portraitistes  de  profession  s’affirment  les  animaliers,  si  peu  nom- 
breux encore  pendant  la  période  précédente  (t.  II,  p.  147-148;  t.  I,  p.  285- 
286).  Il  est  vrai  que,  comparés  par  exemple  à Pisanello,  ce  précurseur  de  génie, 
le  réalisme  chez  eux  réside  dans  l’intention  plutôt  que  dans  le  rendu. 

Des  peintres  célèbres  durent  à l’occasion  faire  poser  devant  eux  des  quadru- 
pèdes ou  des  volatiles.  Jules  Romain  dessina  lui-même  et  fit  peindre  par  ses 
élèves,  dans  des  salles  du  palais  du  Té,  les  chiens  et  les  chevaux  du  duc  de 
Mantoue.  De  même  à Ferrare,  le  Flamand  Luca  Cornelio  exécuta  pour  le  duc 
Hercule  II,  qui  les  fit  traduire  en  tapisseries,  les  portraits  des  chevaux  de  ce 
prince.  Bon  nombre  d’autres  maîtres  se  consacrèrent  à la  représentation  des 
animaux  : le  peintre  Jean  d’Udine,  le  graveur  G. -B.  Franco’.  Un  certain 
Bernazzano  de  Milan  s’y  fit  une  véritable  notoriété.  Vasari  raconte  qu’ayant 
peint  un  fraisier  dans  une  cour,  il  obtint  le  même  succès  que  jadis  Zeuxis; 
des  paons  y furent  trompés  et  becquetèrent  obstinément  le  mur.  Bacchiacca 
excellait  également  dans  ces  reproductions;  la  masse  d’oiseaux,  de  poissons, 
de  crustacés,  qui  peuplent  ses  cartons  de  tapisseries  (voy.  p.  1 2g),  en  font  de 
véritables  albums  d’histoire  naturelle.  Quant  à Gensio  Liberale,  il  ambitionnait 
de  passer  pour  le  Raphaël  des  poissons. 

Ces  peintures  ont  leur  pendant  dans  les  bronzes  modelés  pour  les  grottes 
de  la  ville  de  Castello  par  Jean  Bologne  et  ses  élèves. 

Le  xvie  siècle  n’a  pas  connu  de  paysagistes  de  profession.  Cependant  bon 
nombre  d’artistes,  et  surtout  les  Vénitiens,  — Giorgione,  le  Titien,  les  Palma, 
les  Bonifazio,  — commencent  à développer,  au  détriment  des  figures,  ce  que 
l’on  pourrait  appeler  le  cadre. 

La  caricature,  en  quelque  sorte  proscrite  pendant  l’Age  d’Or  (t.  Il,  p.  148- 
1 5 1 ),  relève  la  tête,  mais  faiblement  encore;  elle  profite  des  facilités  qu’offrent 
l’invention  de  la  gravure  à l’eau-forte  et  les  perfectionnements  de  la  gravure  au 
burin4.  Elle  est  loin  toutefois  d’atteindre  en  Italie  au  même  développement 
qu’en  France  et  en  Allemagne.  La  note  populaire  qui  donne  tant  de  saveur 
aux  productions  de  la  xylographie  française,  allemande,  suisse,  anglaise,  lui 
est  absolument  inconnue.  On  trouverait  à peine  dans  la  Péninsule  l’un  ou 
l’autre  des  acteurs  consacrés  des  grands  cycles  comiques  du  Nord  : la  Mort, 

1.  Dolce,  Dialogo  délia  Pittura,  édit,  de  1 863,  p.  27. 

2.  Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  VIII,  p.  489. 

3.  Passavant,  le  Peintre  graveur,  t.  VI,  p.  [78-179. 

4.  lel  est  Y Ane  instruisant  les  animaux,  du  graveur  Reverdino,  t.  VI. 


1 36 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


la  Folie,  le  Diable.  Alors  que  les  littérateurs  au  service  de  l’Église  déversent 
un  torrent  de  pamphlets  ou  de  satires  sur  les  réformateurs,  aucun  peintre 
ou  dessinateur  italien,  que  je  sache,  n’a  pris  le  pinceau  ou  le  crayon  pour 
combattre  Luther  ou  Calvin. 

L’usage  des  effigies  ignominieuses  (t.  II,  p.  42)  reste  quelque  temps  encore 
en  honneur.  En  1 53 7 , les  Florentins,  non  contents  d’avoir  pillé  et  démoli  le 
palais  de  Lorenzino  de  Médicis,  font  peindre  le  tyrannicide  sur  la  forteresse 
comme  traître  : « dipintolo  in  la  fortezza  tanquam  proditor  »'. 

Citons  aussi  les  bustes  grotesques  («  visacci  »)  de  quinze  Florentins  célèbres 
(parmi  lesquels  Dante,  Pétrarque,  Boccace,  etc.),  que  le  sénateur  Valori  fit 
exécuter  en  1070  et  qui  se  trouvent  encore  aujourd’hui  à Florence,  au  palais 
Altoviti,  dans  la  « via  degli  Albizzi  ». 

Quelques  artistes  célèbres  ne  dédaignent  pas  de  recourir  à l’arme  du  ridicule 
pour  flétrir  un  vice  ou  punir  un  présomptueux.  On  affirme  que  le  célèbre 
dessin  du  Titien,  gravé  sur  bois  par  Giuseppe  Boldrini  ou  Vicentini,  Laocoon 
et  ses  fils  transformés  en  singes,  était  une  satire  à l’adresse  de  Baccio  Bandi- 
nelli,  qui  s’était  persuadé  qu’il  avait  fait  oublier  par  sa  copie  l’original  de  ce 
marbre  célèbre1 2. 

Un  contemporain  du  Titien,  Fed.  Zucchero,  pour  se  venger  de  ses  détrac- 
teurs bolonais,  composa  un  tableau  qu’il  intitula  la  Porte  de  la  Vertu  ( 1 58 1 ) et 
dans  lequel  il  introduisit  différentes  Vertus  : l’une,  sous  les  traits  de  Pallas, 
foulait  aux  pieds  un  vice  représenté  sous  forme  de  monstre;  au-dessous  de 
celui-ci,  se  tenaient  l’Envie,  le  front  ceint  de  vipères;  l’Ignorance  louée  par 
l’Adulation  et  la  Présomption;  la  Médisance  entourée  de  satyres.  Des  inscrip- 
tions latines  et  italiennes  expliquaient  le  sujet.  Mal  en  prit  à Zucchero  et  à son 
collaborateur  : ils  furent  tous  deux  exilés  de  Rome. 

Quant  à Michel-Ange,  si  caustique  en  paroles,  il  n’a  que  rarement  donné 
place  au  comique  ou  au  grotesque,  voire  à l’ironie,  une  fois  qu’il  avait  pris 
en  main  le  crayon  ou  le  pinceau.  Son  principal  exploit  en  ce  genre  est  le 
Minos  du  Jugement  dernier,  représenté  sous  les  traits  de  Biagio  da  Cesena,  le 
maître  de  cérémonies  de  Paul  III,  avec  une  paire  d’oreilles  qui  n’ont  rien 
à envier  à celles  de  Midas  (voy.  p.  1S2).  Dans  ses  démons,  à peine,  de 
loin  en  loin,  quelque  trait  grotesque. 

Je  rattache  au  même  ordre  d’idées  l’abus  de  motirs  trop  familiers  (t.  II, 
p.  1 58).  Dans  les  fresques  de  la  salle  de  Constantin,  Jules  Romain  sacrifie 
encore  à ces  errements  en  représentant  un  pauvre  qui  demande  l’aumône,  un 
enfant  qui  joue  avec  un  chien,  puis  les  hallebardiers  de  la  garde  papale,  pour 
ne  point  parler  du  chat  qu’il  introduisit  dans  le  tableau  de  la  Madone,  aujour- 

1.  Lettcre  di  Principi,  t.  III,  fol.  166  v°. 

2.  Stendhal,  Histoire  de  la  Peinture  en  Italie,  p.  897.  — Cette  gravure  est  reproduite  dans  le 
Titien  de  M.  Lafenestre,  p.  287. 


DEVISES  ET  EMBLEMES. 


1 37 

d’hui  conservé  au  Musée  de  Naples,  ou  encore  de  la  femme  filant,  de  la  poule 
et  des  poussins,  auxquels  il  donna  place  dans  sa  Sainte  Conversation , destinée  a 
la  chapelle  de  Santa  Maria  dell’  Anima.  Mais,  encore  une  fois,  ce  ne  sont 
plus  là  que  des  exceptions  sans  conséquence. 

Dans  la  décoration  et  l’ornementation,  le  rôle  de  ce  que  j’appellerai  l’élément 
personnel  va  diminuant  d’âge  en  âge  : les  devises  deviennent  de  plus  en  plus 
abstraites;  plus  de  portraits  de  bâtisseurs;  à peine  encore  de  loin  en  loin  des 
armoiries1.  Il  faut  de  la  bonne  volonté  pour  découvrir  quelque  allusion  vérita- 
blement ressentie  et  vivante  : tel  le  lion  adopté  par  le  sculpteur  et  médail- 
leur  Leone  Leoni,  en  sou- 
venir de  son  nom.  Le 
même  artiste,  pour  rap- 
peler le  service  qu’il  avait 
reçu  d’Andrea  Doria  et 
de  Giovanettino  Doria,  se 
représenta,  sur  le  revers 
de  leur  médaille,  entouré 
de  sa  chaîne  de  galérien. 


II 

A ne  s’attacher  qu’au 
choix  des  sujets,  la  Fin 
de  la  Renaissance  — on 
l’a  vu  — - paraît  plus  réa- 
liste que  ses  aînées;  mais 
si  nous  considérons  l’in- 
terprétation de  ces  sujets  et  le  rendu,  le  spectacle  ne  tarde  pas  à changer. 

Ce  sont  ces  modifications  que  je  me  propose  d’étudier  dans  la  seconde  sec- 
tion du  présent  chapitre. 

Emportés  par  la  poursuite  de  l’élégance,  de  la  noblesse,  de  l’éclat,  par  le 
besoin  d’éblouir  en  déployant  toute  la  fécondité  de  leur  imagination,  les  der- 
niers représentants  de  la  Renaissance  sacrifièrent  trop  souvent  la  vraisemblance 
de  l’action;  on  commence  à compter  les  maîtres  qui  réussissent  à saisir  sur  le 
vif  un  trait  révélant  les  mouvements  de  l’âme  : geste  involontaire  causé  par 
l’émoi,  explosion  de  colère,  effort  suprême  dans  un  combat,  etc.  Dans  les 
fresques  d’Andrea  del  Sarto,  Y Histoire  de  saint  Philippe,  les  connaisseurs  admi- 
raient entre  autres  une  femme  éperdue  qui  se  sauve  avec  tant  de  naturel  qu’elle 

1.  Voy.  t.  I,  p.  Saq-Saô;  t.  II,  p.  iq5. 


Le  Grotesque  au  xvi”  siècle. 

Le  Vieillard  entre  la  Mort  et  la  Volupté. 
D’après  la  gavure  de  Reverdino. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


1 od 


HISTOIRE  DE  L’ART  RENDANT  LA  RENAISSANCE. 


paraît  vivante,  et  un  cheval  brisant  son  frein  et  montrant  sa  terreur  par  la  vio- 
lence de  ses  soubresauts. 

Aux  yeux  de  Michel-Ange,  ces  mouvements  de  l’âme  méritent  seuls, 


abstraction  faite  des  différences  de  temps  et  de  lieu,  d’occuper  l’artiste  digne 

de  ce  nom.  Il  veut  que  l’on 
représente  l’homme  type, 
l’homme  idéal,  celui  qui  est 
de  tous  les  siècles,  sans  se 
soucier  ni  de  la  ressem- 
blance historique  ni  de  la 
couleur  locale. 


Dans  les  scènes  de  l’his- 
toire contemporaine,  qui 
conquirent  de  jour  en  jour 
plus  de  faveur  (p.  21,  i3o), 
la  poursuite  du  style  et 
la  préoccupation  de  l’allé- 
gorie nuisirent  singulière- 
ment à la  sincérité  du  ré- 
cit : combien  en  est-il, 
parmi  ces  batailles,  ces  en- 
trées, ces  cérémonies,  qui 
aient  le  caractère  de  docu- 
ments? A Venise  aussi  bien 
qu’à  Florence,  sculpteurs 
et  peintres  se  montrent  in- 
capables de  prendre  pied, 
d’exposer  simplement,  sans 
ithos  et  pathos;  l’abus  de  la 
fantaisie  et  l’excès  de  la  faci- 


Le  Porirait  au  xvi' siede.  lité  ne  choquent  pas  moins 

Cosme  1"  de  Médicis,  par  Cellini.  1 1 

(Musée  national  de  Florence.)  que  la  rareté  des  details 

véritablement  topiques. 

La  Bataille  de  Cadore  (1008),  peinte  par  le  Titien  en  1 53y , dans  la  grande 
salle  du  Palais  Ducal,  détruite  lors  de  l’incendie  de  1677,  forme  à cet  égard 
une  exception  honorable.  Le  motif  principal  représentait  un  combat  autour 
d’un  pont.  Les  nuages  qui  s’amoncellent,  les  maisons  en  feu,  donnaient  à 
l’action  quelque  chose  de  dramatique,  sans  rien  lui  ôter  de  sa  clarté1.  L’artiste 
n’avait  pas  reculé  devant  les  indications  topographiques  et  même  stratégiques; 


1.  Wœrmann,  Gesclnchtc  dey  Malcrci,  p.  7.56. 


LE  PORTRAIT. 


1.39 


il  avait  poussé  le  réalisme  jusqu’à  introduire  un  canon  sur  son  affût.  Nous  voilà 
loin  des  mêlées  idéales,  à la  façon  de  la  Bataille  d’Anghiari  de  Léonard  de 
Vinci,  ou  de  la  Bataille  de  Ponte  Molle  de  Raphaël. 


Dans  l’art  du  portrait,  on  constate  qu’en  thèse  générale,  et  en  dehors  de 
quelques  artistes  supérieurs,  cette  faculté  de  reproduire  une  physionomie 
déterminée,  qui  constitue  le 
secret  du  portraitiste,  fait 
place,  chez  les  uns  à une 
vision  sommaire  et  comme 
estompée,  chez  les  autres  à 
un  mélange  d’éléments  con- 
ventionnels et  d’éléments  réels 
qui  amoindrit  singulièrement 
la  sincérité. 

Grands  seigneurs  et  grandes 
dames  intervenaient  cependant 
plus  énergiquement  que  ja- 
mais dans  l’arrangement  de 
leurs  effigies.  Le  duc  Guido- 
baldo  II  d’Urbin  ne  fit-il  pas 
suspendre  l’achèvement  du 
portrait  auquel  travaillait  Bron- 
zino  jusqu’à  ce  qu’il  pût  être 
représenté  revêtu  d’une  ar- 
mure commandée  en  Lom- 
bardie ! 


Les  lacunes  éclatent  surtout  Le  Portrait  au  XVI° siècle- 

Fragment  d’une  Cène  d’Emmaüs,  par  Marziale  (1507). 
dans  la  sculpture  : à peine  si  (Musée  de  Berlin.) 

le  xvie  siècle  peut  opposer  une 

demi-douzaine  de  bustes  (le  Cosme  P’’  de  Cellini,  les  bustes  de  Vittoria,  etc.) 
à l’admirable  galerie  iconographique  créée  par  les  quattrocentistes.  Seule  la 
sculpture  en  cire  tire  quelques  ressources  nouvelles  des  progrès  de  la  poly- 
chromie : ces  médaillons  coloriés  sont  parfois  criants  de  vérité. 

Le  manque  de  pénétration  perce  jusque  dans  l’art  du  médailleur  : comme 
les  physionomies  y sont  arrondies  si  on  les  compare  aux  médailles  du  xvr  siècle, 
à ces  étourdissants  bas-reliefs  en  miniature  de  Pisanello,  de  Matteo  dei  Pasti 
et  de  Guaccialotti  ! 


Aborder  le  portrait,  c’est  renoncer  aux  facultés  créatrices  pour  se  confiner 
dans  la  reproduction  d’un  modèle  déterminé.  On  comprend  qu’un  génie  aussi 
convaincu  et  aussi  altier  que  Michel-Ange  ait  eu  de  la  peine  à rentrer  dans  ce 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


cadre  étroit,  après  avoir  évoqué  les  titans  et  les  dieux;  c’était  redescendre  sur 
terre.  Aussi  ne  se  soucia-t-il  même  pas  de  rendre  le  caractère  moral  de  ses 
héros  : du  rêveur  Julien  Médicis  il  fit  un  général  qui  surveille  tranquillement 
l’exécution  de  ses  ordres,  et  de  l’ambitieux  Laurent  il  fit  le  rêveur  par  excel- 
lence, « il  pensieroso  ». 

En  peinture,  il  existe  toute  une  catégorie  d’artistes  pour  lesquels  la  reproduc- 
tion d’ un  modèle  déterminé 
est  devenue  une  quasi-im- 
possibilité : tels  sont  le 
Sodoma,  le  Corrège,  les 
maîtres  de  Fontainebleau 
(voy.  t.  II,  p.  147). 

Cependant,  quoique  le 
don  de  l’observation  ait 
faibli,  la  dernière  période 
de  la  Renaissance  s’enor- 
gueillit d’une  série  de  por- 
traits de  tout  point  admi- 
rables, les  uns  qui  s’im- 
posent par  leur  grande 
tournure,  les  autres  par 
une  vigueur  qui  va  jusqu’à 
la  brutalité. 

Les  portraits  peints  par 
les  maîtres  des  Écoles  de 
Milan,  de  Parme  (à  l’ex- 
ception de  ceux  du  Par- 
mesan), de  Pérouse,  de 
Rome,  méritent  à peine 
qu’on  s’y  arrête.  Quant  à 
l’École  de  Florence,  elle 
ne  compte  guère,  en  dehors  de  Pontormo,  qu’un  seul  nom,  mais  il  est  de 
premier  ordre  : le  lecteur  a compris  que  nous  voulons  parler  de  Bronzino. 
Nous  aurons  à tout  instant  à revenir  sur  ces  effigies,  si  frappantes,  si  vivantes, 
quoiqu’elles  paraissent  burinées  plutôt  que  peintes;  un  trait  suffira  ici  pour  les 
caractériser  : le  portrait  de  Morgant1,  le  nain  de  Cosme  Ier  (représenté  tout  nu 
une  lois  de  face,  une  fois  de  dos),  était  d’une  telle  sincérité,  qu’il  arracha 
des  cris  d’admiration  aux  contemporains.  Quant  aux  portraits  peints  par 
Andrea  del  Sarto,  ils  manquent  véritablement  d’accent  : on  sait  que  dans 


Le  Polirait  au  xvi*  siècle. 

La  « Zingarella  »,  attribuée  à Boccacino. 
(Galerie  Pitti  à Florence.) 


i.  Il  ne  serait  pas  impossible  que  le  superbe  bronze  du  Soutli-Kensington-Museum  (Robin- 
son, n"  2626)  représentât  le  même  monstre. 


Etude  pour  une  des  figures  de  la  Déposition  de  croix,  par  Andrea  del  Sarto. 
(Musée  de  l’Ecole  des  Beaux-Arts.) 


r 


LE  PORTRAIT. 


141 


toutes  ses  figures  de  temmcs,  et  alors  même  qu’il  se  servait  d’un  autre 
modèle,  il  reproduisait  machinalement  les  traits  de  Lucrezia  Fedi. 

Ce  que  l’art  du  portrait  devint  à Florence  après  Bronzino,  les  effigies  peintes 
ou  gravées  de  Vasari  nous  l’apprennent  : en  elles  plus  de  trace  d’authenticité 
ni  de  réalité;  ce  sont  des  têtes  à caractère,  des  types  impersonnels,  où  la 
recherche  de  l’expression,  — majesté,  ironie,  mauvaise  humeur,  etc.,  - — 
l’emporte  sans  cesse  sur 
l’observation  des  traits 
qui  constituent  l’indivi- 
dualité. 

Chez  les  Vénitiens,  le 
contact  incessant  avec  les 
Flamands  avait  fini  par 
substituer  le  réalisme,  un 
réalisme  qui  n’avait  rien 
de  vulgaire,  à l’hiéra— 
tisme  que  leur  avaient 
légué  les  Byzantins.  Aux 
portraits,  si  précis  et  si 
énergiques,  d’Antonello 
de  Messine  et  des  Bellin, 
succédèrent  les  amples, 
graves  et  poétiques  évoca- 
tions de  Giorgione  et  de 
Sebastiano  dcl  Piombo. 

Le  Titien  éclipsa  encore 
ces  maîtres  : quoique  cer- 
tains de  ses  portraits  fri- 
sassent le  trompe-l’œil1, 
ce  qui  séduisait  surtout 
en  eux,  c’était  l’éclat,  la 
grande  tournure,  l’art  d’envelopper  le  personnage,  de  le  transporter  dans  une 
atmosphère  spéciale  et  comme  dans  un  monde  idéal. 

Malgré  tant  de  hautes  qualités,  plus  d’un  portrait  du  Fitien  me  paraît 
prêter  à la  critique2.  Ses  personnages  posent  trop  visiblement;  le  maitie  ne 

1 . Vasari  rapporte  un  trait  d’illusion  extraordinaire  provoqué  par  le  portrait  du  pape  Paul  III  . 
le  Titien  l’avait  placé  auprès  d’une  fenêtre  pour  le  vernir  : les  passants,  croyant  voir  le  pape  en 
personne,  se  découvraient  tous  respectueusement. 

2.  On  comprend  qu’en  risquant  ce  paradoxe,  j’éprouve  le  besoin  de  me  retrancher  demère 
l’autorité  d’un  des  maîtres  du  portrait  moderne.  « Parmi  les  êtres  peints  par  Plolbein,  Velas- 
quez, Rembrandt  — c’est  M.  Carolus  Düran  qui  parle  ainsi  — il  n’en  est  pas  un  qui  ne  semble 
être  de  votre  intimité.  On  s’écrie  malgré  soi  : Il  me  semble  que  je  le  connais!  comme  ça 
doit  être  ressemblant!  — C’est  que  chacun  de  ces  êtres  a sa  vie  propre,  sa  tournure  personnelle, 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


sait  pas  les  surprendre  dans  la  familiarité  de  leurs  attitudes,  dans  l’intimité 
de  leurs  pensées.  C’est  que,  sauf  quand  il  s’agit  de  lumière  et  de  couleur, 
l’art  de  caractériser  et,  d’une  manière  plus  générale,  l’observation  objective 
constituent  précisément  le  côté  faible,  le  point  vulnérable  de  ce  grand  virtuose. 
Sa  facilité  extrême,  cette  assimilation,  trop  rapide  pour  être  profonde  et  com- 
plète, sont  une  autre  cause  d’infériorité.  Et  puis,  à tout  instant,  il  sacrifie 
l’étude  du  caractère  moral  pour  courir  après  quelque  bel  effet  de  lumière. 

L’examen  des  deux  por- 
traits de  Charles-Quint, 
celui  de  la  Pinacothèque 
de  Munich  et  celui  du 
Musée  de  Madrid,  nous 
fait  toucher  au  doigt  les 
qualités  comme  les  défauts 
du  maître.  Dans  le  pre- 
mier, l’empereur,  assis, 
offre  une  personnification 
brillante  de  l’habile  diplo- 
mate mi-flamand,  mi-es- 
pagnol, mi-souverain,  mi- 
marchand,  avec  sa  figure 
hâve  et  sa  lèvre  allongée. 
Les  détails  du  costume,  de 
l’ameublement,  un  beau 
fragment  d’architecture  et 
un  beau  bout  de  paysage 
complètent  et  encadrent  à 
merveille  la  figure  princi- 
pale. Tout  autre  est  le 
portrait  équestre  de  Ma- 
drid : le  Titien  n’avait  évidemment  jamais  étudié  l’anatomie  du  cheval;  son 
ignorance  en  cette  matière  a également  nui  au  cavalier;  on  dirait  Don  Qui- 
chotte sur  Rossinante.  En  fait,  essayer  de  représenter  Charles-Quint  en 

guerrier,  la  lance  au  poing,  comme  son  rival  François  Tr,  le  vaillant  vain- 

queur de  Marignan  et  le  vaillant  vainqueur  de  Pavie,  c’était  aller  contre  les 
règles  de  la  vraisemblance  et  tenter  l’impossible.  Il  a fallu  que  le  peintre 
vénitien  déployât  toutes  les  ressources  de  sa  palette  pour  faire  oublier  cette 
erreur  de  conception. 

Chez  les  Vénitiens  mêmes,  deux  courants  luttent  d’ailleurs  l’un  avec  l’autre  : 


Le  Portrait  au  xvr  siècle. 

Un  Sculpteur,  par  Bronzino.  (Musée  des  Offices.) 


en  dehors  des  habitudes,  des  tendances  plastiques  de  leur  auteur.  Titien,  malgré  ses  admirables 
œuvres  dans  cet  art,  est  comme  une  transition  entre  ces  premiers  et  ceux  pour  qui  l’intimité 
n’a  pas  été  une  loi.  » (La  Revue  du  Nord , juillet  1892.) 


LE  PORTRAIT. 


tantôt  Lorenzo  Lotto  s’amuse  (comme  Bronzino)  à peindre  un  joaillier  une  tois 
de  lace  et  deux  fois  de  profil  (Musée  de  Vienne,  n°  5oo,  portrait  parfois 
attribué  au  Titien);  tantôt  encore  Paris  Bordone,  dans  un  portrait  du  même 
Musée,  qui  rappelle  vaguement  la  Belle  du  Titien  (gravé  p.  70>  nous 
montre  une  jeune  femme,  aux  formes  opulentes,  s’occupant  des  soins  les  plus 
minutieux  de  sa  coiffure;  ses  cheveux  sont  en  partie  nattés,  en  partie  ondulés; 
un  pot  et  un  pinceau 
placés  devant  elle  nous 
apprennent  à quels  arti- 
fices elle  a recours  pour 
rehausser  l’éclat  de  sa 
chevelure.  Tel  est  aussi 
ce  portrait  de  tailleur  de 
la  « National  Gallery  » de 
Londres  (gravé  p.  102), 
dans  lequel  un  imitateur 
des  Vénitiens,  G. -B.  Mo- 
roni  de  Bergame  a su 
élever  jusqu’au  style  l’ef- 
figie d’un  simple  artisan. 

Puis,  comme  contre- 
partie, nous  rencontrons 
une  série  de  portraits 
allégoriques,  genre  faux, 
dont  la  paternité  semble 
bien  devoir  être  mise  au 
compte  des  peintres  de 
Venise.  En  outre  du  ta- 
bleau de  Lorenzo  Lotto, 

Deux  Fiancés  couronnés 

par  l’Amour,  peint  en  i5a3  (voy.  t.  Il,  p.  146),' et  du  tableau  du  Parmesan, 
Charles-Quint  entre  une  Renommée  qui  le  couronne  de  lauriers  et  un  Hercule 
qui  lui  offre  le  globe,  nous  avons  à mentionner  la  composition  du  Titien 
conservée  au  Musée  du  Louvre  : le  marquis  d’Avalos,  sa  femme  Marie 
d’Aragon  et  leur  fils,  en  compagnie  de  la  Victoire  et  de  l’Hyménée,  ou  de 
Flore  et  de  Zéphire. 

Les  Vénitiens  s’essayèrent  également  dans  le  portrait  de  famille,  genre  déjà 
connu  de  Mantegna  et  de  Holbein,  mais  qui  ne  trouva  toute  sa  vogue  qu’au 
siècle  suivant,  chez  les  Flamands  et  les  Hollandais.  La  Famille  de  Pordcnone,  à 
la  « National  Gallery  » de  Londres,  nous  montre  dix  personnes  groupées 
autour  d’une  table,  le  père,  la  mère,  les  filles  déjà  adultes,  puis  les  enfants.  Ce 
sont  des  physionomies  recueillies  et  graves,  comme  si  elles  avaient  conscience 


Le  Portrait  au  xvi”  siècle. 

Un  Vieillard,  par  Pontormo.  (Galerie  Pilti.) 


>44 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  la  solennité  de  l’action  dans  laquelle  elles  jouent  leur  rôle.  Point  d’anima- 
tion, point  d’espièglerie.  Tout  au  plus  peut-on  deviner  une  intention  de  cette 
nature  dans  le  mouvement  de  la  petite  fille  qui  lève  la  main  vers  son  jeune 
frère;  mais  ici  même  l’artiste  conserve  une  certaine  raideur  : le  geste  manque 
de  naturel.  Le  Titien,  à son  tour,  a abordé  le  portrait  de  famille  dans  sa  toile 
du  Musée  de  Naples,  où  il  a réuni  le  pape  Paul  III,  Al.  Farnèse  et  Oct. 

Farnèse  (gravé  p.  55). 
On  cite  également  un 
tableau  de  Sofonisba 
Anguisciola  représentant 
trois  sœurs  qui  jouent 
aux  échecs  devant  leur 
vieille  gouvernante. 

III 

Il  est  à peine  nécessaire 
d’ajouter,  après  ce  qui  a 
été  dit,  que  le  rendu 
devient  de  plus  en  plus 
sommaire  et  mou.  L’art 
d’envelopper  les  figures, 
celui  d’obtenir  des  con- 
trastes, soit  de  couleur, 
soit  de  lumière,  bien 
tranchés,  l’emporte  sur 
l’interprétation  sincère  et 
ingénue  : la  précision 
parfois  un  peu  sèche  des 
Primitifs,  la  fermeté  savoureuse  des  artistes  de  l’Age  d’Or,  font  place,  sauf  chez 
quelques  artistes  supérieurs,  à des  formes  de  plus  en  plus  superficielles  et  con- 
ventionnelles. Combien  en  est-il  qui  sachent  encore  faire  le  morceau  ! 

Jetons,  avant  d’aller  plus  loin,  un  regard  sur  les  sciences  auxiliaires  qui 
avaient  si  puissamment  favorisé,  pendant  le  siècle  précédent,  les  progrès  du 
réalisme. 

La  perspective  n’avait  depuis  longtemps  plus  aucun  secret  pour  les  Ita- 
liens. Deux  spécialistes,  les  frères  Cristofano  et  Stefano  da  Brescia,  y acquirent 
une  véritable  virtuosité.  Les  peintres  vénitiens  n’y  excellaient  pas  moins1  et  le 


i . On  a parfois  reproché  à Paul  Véronèse  d’avoir  fait  usage,  dans  les  Noces  Je  Caua,  de  deux 


LA  PERSPECTIVE. 


ï-p 


vénéré  patriarche  de  leur  ville,  Barbare»,  ne  dédaigna  pas  de  réunir  en  un  traité 
les  règles  de  cette  science1. 


L’anatomie  ne  fut  pas  moins  bien  partagée.  Sous  l’action  de  Michel-Ange, 
ces  études  prirent  un  développement  tout  à lait  anormal.  Peintres  et  sculp- 
teurs, au  lieu  de  les  considérer  comme  une  science  auxiliaire,  les  pratiquèrent 
pour  elles-mêmes,  parfois  avec  une  véritable  frénésie  : tel  le  Rosso,  qui  exhuma 
des  cadavres  pour  les  disséquer’;  tel  encore  ce  Bartolommeo  délia  Torre,  qui 
conservait  précieusement  dans  sa  chambre  et  jusque  sous  son  lit  les  horribles 
restes  enlevés  aux  hôpitaux,  et  qui  empesta  à tel  point,  par  l’odeur  de  ces 
débris,  la  maison  de  son  maître  Giulio  Clovio,  que  celui-ci  se  vit  forcé  de  le 
renvoyer  de  chez  lui. 


C’est  le  moment  de  dire 
un  mot  des  études  ana- 
tomiques de  Michel-Ange. 

Ces  études,  commencées 
dès  sa  jeunesse  dans  l’hos- 
pice de  Sainte-Marie-Nou- 
velle  à Florence,  se  pour- 
suivirent à Rome.  Un 
dessin  d’Oxford  nous  le 
montre  disséquant,  une 
chandelle  plantée  dans  le 
cadavre  étendu  devant  lui. 

« Aucun  maître,  à coup 
sûr,  a dit  M.  Klaczko3,  ne 

l'a  dépassé  ou  seulement  égalé  dans  la  science  du  corps  humain.  Que  ses 
personnages,  pourtant,  avec  leur  musculature  athlétique,  leurs  cous  allongés, 
leurs  poses  torturées  et  leurs  expressions  inquiétantes,  tout  violence  à notre 
sens  de  réalité,  et  que  toute  la  science  anatomique  est  impuissante  à nous 
inspirer  la  foi  dans  l’existence  de  ce  monde  de  colosses,  qui  parfois  nous  écrase 


La  Perspective  au  xvi"  siècle,  d’après  le  Traité  de  Barbara  ( 1 568) . 


et  presque  toujours  nous  déroute!  On  a dit  avec  raison  que  pas  une  des 
figures  de  Michel-Ange  ne  pourrait  s’élever  et  marcher  sans  ébranler  l’univers 


lignes  d’horizon,  au  lieu  d’une  seule.  Mais  le  savant  professeur  de  l’École  des  Beaux-Arts 
M.  Félix  Julien  vient  de  démontrer  la  fausseté  de  cette  accusation.  (U Architecture,  i8ço,  p.  Q2.) 

1.  La  Pratica  délia  Perspettiva.  Venise,  i,568. 

2.  Une  gravure  de  Domenico  Ficrentino  ou  Domenico  del  Barbiere  nous  a conservé  un  sou- 
venir des  études  du  Rosso.  Signalons  aussi  les  treize  pièces  anatomiques  dessinées  et  gravées  par 
Bonasone.  Je  ne  ferai  que  mentionner  ici  les  Traités  de  Berengario  de  Carpi  (1Ô21  et  1.522),  de 
J. -B.  Canano,  de  Bart.  Eustachio  (i56q)  et  de  plusieurs  autres;  011  en  trouvera  la  description 
et  1 appréciation  dans  l’ouvrage  de  Choulant  ( Geschichtc  iind  Bibliographie  der  anatomischen  Abbil- 
dungen.  Leipzig,  i8Ô2).  Rappelons  que  le  célèbre  traité  de  Vésale  — de  huntani  Corporis 
Fabrica  — fut  publié  à Bâle  en  i5q.3. 

3.  Causeries  florentines  ; Paris,  1880,  p.  32. 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  10 


146 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


et  faire  sauter  le  cadre  de  la  nature.  » L’éminent  anatomiste  M.  Mathias 
Duval1  m’a  fait  à ce  sujet  une  déclaration  précieuse  à recueillir  : « Si, 
en  tant  qu’anatomiste,  Michel-Ange  est  impeccable,  il  ne  l’est  pas  en  tant 
que  physiologiste;  chez  lui  les  muscles  sont  à l’état  de  tétanos.  Dans  la 
nature,  lorsqu’un  muscle  se  gonfle,  un  autre  se  détend.  Chez  Michel- 
Ange,  ils  sont  tous  également  gonflés  »2 3. 

Ici  encore,  l’antagonisme  entre  la  manière  de  procéder  du  sculpteur  flo- 
rentin et  celle  des  anciens  éclate  au  grand  jour  : ceux-ci  prenaient  pour 


modèles  des  corps  vivants,  pleins  de  santé  et  de  traîcheur;  Michel-Ange 
des  cadavres. 

Parmi  les  autres  sculpteurs  adonnés  à ces  études,  citons  Montorsoli  et  Ben- 
venuto  Cellini.  Celui-ci  en  proclame  hautement  l’utilité  dans  son  Traité  des 
Arts  du  dessin,  où  il  trace  une  esquisse  tort  nette  de  la  structure  du  corps 
humain". 

A la  longue,  l’anatomie  finit  par  intéresser  pour  elle-même  comme  but  et 
non  plus  comme  moyen.  La  tendance  à abuser  de  ces  connaissances  spéciales 
se  donna  libre  carrière.  On  en  vint  à exécuter  de  véritables  pièces  d’anatomie  : 

1.  Voyez  le  savant  ouvrage  publié  par  M.  Mathias  Duval  en  collaboration  avec  M.  Bical  : 

/ Anatomie  Jes  Maîtres.  Paris,  Quantin.  1890.  Voy.  aussi  notre  tome  II,  p.  i63. 

2.  Le  musée  de  South-Kensington  expose,  sous  le  nom  de  Michel-Ange,  une  série  de 
modèles  anatomiques  en  cire. 

3.  I Trattati  delV  Oreficeria  e delta  Scultura , édit.  Milanesi,  p.  236-242. 


L’ANATOMIE. 


i47 


tel  le  Saint  Barthélemy  de  Marco  d’Agrate,  au  Dôme  de  Milan,  digne  proto- 
type de  l’écorché  d’Houdon. 

Chez  les  peintres,  la  passion  pour  l’anatomie  était  en  raison  directe  de  leur 
goût  pour  le  dessin  et  en  raison  inverse  de  leur  goût  pour  la  couleur.  Si  les 
maîtres  des  Ecoles  florentine  et  romaine,  surtout  le  Rosso,  abusèrent  des 
études  anatomiques,  chez 
ceux  de  l’Ecole  de  Venise 
cette  préoccupation  ne 
perce  que  dans  la  manière 
de  poser  certaines  figures 
nues  de  femmes  : le  Ti- 
tien comme  Giorgione 
aiment  à les  montrer 
moitié  de  profil,  moitié 
de  dos1.  Seul  le  Tintoret 
se  plaisait  à disséquer2. 

Le  Cortège  n’était  pas 
un  anatomiste  de  la  force 
de  Michel-Ange,  mais  il 
avait,  au  même  point  que 
lui,  l’intuition  des  lois  de 
locomotion  propres  à la 
figure  humaine;  aussi, 
sautant  par-dessus  les  ac- 
cessoires, réussissait-il  à 
donner  à ses  personnages 
les  attitudes  à la  fois  les 
plus  difficiles  et  les  plus 
naturelles;  parmi  les  nom- 
breux tours  de  force  qu’il 
nous  a laissés,  aucun  n’est 
plus  propre  à stupéfier  que  l’incomparable  raccourci  du  corps  d’Antiope  dans 
le  tableau  du  Louvre. 

Concurremment  avec  le  document  anatomique,  l’usage  du  modèle  vivant 
fut  de  rigueur  chez  les  sculpteurs,  sauf  peut-être  chez  Michel-Ange.  Nous 
savons  que  Jac.  Sansovino  fit  poser  nu,  malgré  la  rigueur  de  l’hiver,  un  de 
ses  élèves,  pendant  qu’il  travaillait  à son  Bacclms.  Un  autre  sculpteur  célèbre, 
Cellini,  pouvait  si  peu  se  passer  de  modèle,  qu’il  descendit  à des  concessions 

1.  \ oy.  Lafenestre,  le  Titien , p.  67. 

2.  Ridolfi,  Délie  Maraviglie  delV  Arte,  t.  II,  p.  6. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


M'- 


humiliantes pour  obtenir  de  la  Catherine,  qui  posait  pour  la  Nymphe  de  Fon- 
tainebleau, qu’elle  reprît  ses  séances1. 

En  ce  qui  concerne  l’usage  du  modèle  vivant  chez  les  peintres,  nous 
n’avons  que  des  informations  assez  précaires,  mais  tout  nous  autorise  à 
croire  qu’eux  aussi  en  profitèrent  dans  la  plus  large  mesure. 

Le  Mannequin  et  les 
Modèles  en  relief  con- 
tinuèrent d’être  en  hon- 
neur, notamment  dans 
l’Ecole  florentine  (biogra- 
phies de  Pontormo  et  de 
Nie.  Soggi,  par  Vasari). 
Dans  la  Haute  Italie,  Ga- 
rofalo fut  le  premier  à 
faire  usage  de  maquettes 
en  terre  et  d’un  manne- 
quin articulé.  Il  s’astrei- 
gnit en  outre  à ne  pas 
peindre  le  moindre  dé- 
tail sans  avoir  un  modèle 
sous  les  yeux.  A Venise, 
le  Tintoret,  comme  jadis 
Léonard  de  Vinci,  com- 
posait des  petits  modèles 
en  cire  et  en  terre,  qu’il 
recouvrait  de  chiffons, 
cherchant  à Etire  ressortir 
les  membres  au  moyen 
des  draperies2. 

Bon  nombre  d’artistes,  se  rendant  compte  de  la  facilité  et  de  la  frivolité 

1 . Jean  Bologne  recherchait  avec  soin  les  beaux  modèles  : il  méditait  son  fameux  Enlèvement 
des  Sabines,  lorsque,  entrant  un  jour  dans  l’église  San  Giovannino,  il  y aperçut  en  prière  un 
jeune  homme  du  nom  de  Ginori,  que  sa  beauté  avait  fait  surnommer  le  bel  Italien.  Aussitôt, 
l’artiste  de  tomber  en  arrêt  devant  ce  modèle  accompli.  Surpris  de  l’examen  dont  il  était  l’objet, 
Ginori  vint  à lui  et  lui  demanda  avec  douceur  ce  qu’il  désirait  : « Je  ne  veux,  répondit  l’artiste 
douaisien,  que  contempler  les  admirables  proportions  de  votre  corps  ».  Puis,  s’enhardissant,  il 
ajouta  : « Je  suis  Jean  Bologne  de  Douai,  sculpteur  du  grand-duc;  je  dois  exécuter  un  groupe 
de  personnages  plus  grands  que  nature,  représentant  un  Enlèvement.  S’il  m’était  permis  de  faire 
sur  votre  personne  quelques  études,  ce  serait  une  bonne  fortune  pour  moi,  et  plus  encore  pour 
mon  art  ».  On  devine  que  Ginori  n’eut  garde  de  refuser  une  invitation  aussi  flatteuse  (Desjar- 
dins, la  Vie  et  V Œuvre  de  Jean  Bologne,  p.  35). 

2.  Ridolfi,  Délie  Maraviglie  delP  Arte,  t.  II,  p.  6-p. 


Les  Études  anatomiques  au  xvi”  siècle. 

Fac-similé  d’un  dessin  de  Michel-Ange.  (Université  d'Oxford.) 


L'ANATOMIE. 


MO 


croissantes  de  l’exécution,  essayèrent  de  remonter  le  courant;  mais  leurs  efforts 
ne  portaient  d’ordinaire  que  sur  des  points  accessoires.  C’est  ainsi  qu’Andrea 
del  Sarto  stupéfia  ses  con- 


temporains par  l’habileté 
avec  laquelle,  dans  sa  fres- 
que de  Poggio  a Cajano, 

César  recevant  le  tribut  du 
Monde  animal,  il  repré- 
senta un  caméléon  placé 
dans  une  boite  tenue  par 
un  nain.  Vasari  lui-même, 
dans  la  décoration  du  cou- 
vent de  San  Michèle  in 
Bosco,  près  de  Bologne, 
s'efforça  de  reproduire  avec 
la  plus  scrupuleuse  exacti- 
tude jusqu’au  millet,  jus- 
qu’au panis  et  au  fenouil. 

Mais  ce  réalisme,  qui  con- 
finait au  trompe-l’œil  (voy. 
p.  ioo),  n’avait  plus  rien 
de  fécond. 

On  en  peut  dire  autant 
des  scrupules  de  certains 
artistes;  ils  témoignaient 
de  la  pauvreté  de  leur 
imagination  et  n’avaient 
rien  de  commun  avec  les 
doutes  qui  font  pénétrer 
plus  avant  dans  la  carac- 
téristique des  êtres  et  des 
objets.  Tel  était  le  cas  du 
Florentin  Bugiardini  : cet 
original,  qui  travaillait  avec 
une  lenteur  extrême,  se 
creusait  la  cervelle  pour  . f . „ . . 

i Les  I-. tildes  anatomiques  au  xvi  siècle, 

découvrir,  par  exemple,  Le  Saint  Barthélemy  de  Marco  d’Agrate.  (Cathédrale  de  Milan.) 

comment  étaient  faites  les 

roues  qui  avaient  servi  au  supplice  de  sainte  Catherine  d’Alexandrie! 


Depuis  longtemps  certains  peintres  s’efforcaient  de  rivaliser  avec  les  sculp- 
teurs en  donnant  à leurs  figures  toutes  les  apparences  du  relief,  en  les  rendant 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


ï.5o 


en  quelque  sorte  palpables  et  tangibles,  comme  l’est  une  statue.  Giorgione, 
devant  qui  on  parlait  un  jour  de  l’impuissance  où  était  le  peintre  de  montrer 
à la  fois  le  même  modèle  sous  plusieurs  laces  différentes,  entreprit  de  résoudre 
le  problème  : il  représenta  un  homme  vu  de  dos,  puis,  près  de  lui,  une  tontainc 
limpide  dans  laquelle  la  partie  antérieure  de  son  corps  se  reflétait;  plus  loin 
on  apercevait,  sur  une  cuirasse  brunie,  le  profil  gauche  de  la  même  figure, 


César  recevant  le  tribut  du  monde  animal,  par  Andrea  del  Sarto. 
(Villa  de  Poggio  a Cajano.) 


tandis  que  le  profil  droit  apparaissait  dans  un  miroir  placé  du  côté  opposé. 

Ce  sont  la,  il  faut  le  déclarer  bien  haut,  des  tours  de  force,  inspirés  proba- 
blement des  Flamands,  par  exemple  des  Van  Eyck.  Or,  lorsque  la  peinture 
en  arrive  à vouloir  ainsi  frapper  les  raffinés  par  le  spectacle  de  la  difficulté 
vaincue,  c’est  qu’elle  est  bien  près  de  renoncer  à frapper  la  foule  par  la  viva- 
cité ou  l’éloquence  des  sentiments. 


IV 


Plus  encore  que  par  le  passé,  le  Costume,  cet  élément  si  mobile  et  si 
ondoyant,  reflète  les  aspirations  et  les  préoccupations  de  chaque  génération, 


LE  COSTUME. 


i5i 


les  joies  et  les  douleurs  publiques,  les  tendances  de  chaque  région  et  jus- 
qu'aux moindres  particularités  de  l’organisation  sociale1.  L’histoire  du  cos- 
tume est  presque  celle  de  la  civilisation  même.  Il  n’y  avait  pas  seulement  le 
costume  du  noble,  du  ma- 


gistrat, du  militaire,  du 
marchand,  de  l’artisan,  du 
paysan  ; il  n’y  avait  pas 
seulement  le  costume  d’in- 
térieur, de  ville,  de  cam- 
pagne, de  fête,  de  céré- 
monie; il  y avait  aussi  le 
costume  vénitien,  vicentin, 
padouan,  trévisan,  bolo- 
nais, milanais,  florentin, 
siennois,  romain,  napoli- 
tain, que  sais-je  encore! 

L’indépendance  régio- 
nale fut  en  effet,  jusqu’à 
l’extrême  limite  de  la  Re- 
naissance, un  des  traits 
fondamentaux  du  costume 
italien.  Les  principes  géné- 
raux restaient  les  mêmes; 
mais,  dans  le  détail,  cha- 
que province  entendait  sui- 
vre ses  goûts  à elle.  Consi- 
dérons par  exemple  l’État 
de  Venise  : les  differentes 
villes,  ses  sujettes,  — Pa- 

I.  En  1.522,  à la  suite  de  la 
prise  de  leur  ville  par  Antonio  da 
Leyva,  les  Milanais  renoncèrent 
à tous  les  raffinements  de  la  toi- 
lette (Burckhardt,  Cultur,  t.  II, 
P-  170).  A Sienne,  lors  du  siège 
de  1.5.54-1.555,  les  citoyennes 
adoptèrent  un  uniforme  spécial. 
Leur  héroïsme  ne  leur  fit  tou- 


Le  Costume  italien  au  xvi"  siècle. 

Portrait  d'un  membre  de  la  famille  Fenaroli,  par  G.-B.  Moroni, 
(National  Gallery.) 


tefois  pas  oublier  la  coquetterie. 

Ecoutons  le  maréchal  de  Montluc,  gouverneur  de  Sienne  pendant  cette  lutte  mémorable  : « Au 
commencement  de  la  belle  résolution  que  ce  peuple  fit  de  deffendre  sa  liberté,  toutes  les 
daines  de  la  ville  de  Sienne  se  despartirent  en  trois  bandes  : la  première  estoit  conduite 
pat  la  signora  Forteguerra,  qui  estoit  vestue  de  violet  et  toutes  celles  qui  la  suivoient  aussi, 
»_\nnt  son  accoustrement  en  façon  d’une  nymphe,  court  et  monstrant  le  brodequin;  la 
seconde  estoit  la  signora  Picolomini,  vestue  de  satin  incarnadin,  et  sa  troupe  de  même 


102 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


doue,  Vérone,  Vicence,  Trévise,  — se  distinguaient  chacune  les  unes  des 
autres  par  certaines  particularités.  L’ouvrage  de  Vecellio,  qui  date  d’ailleurs 
déjà  des  dernières  années  du  xvi1'  siècle,  ne  laisse  subsister  aucun  doute  à 
cet  égard1. 

11  faut  donc  admettre  des  complications  et  des  subdivisions  sans  nombre.  S’il 
ne  s’agissait  que  de  suivre,  étape  par  étape,  les  modifications  de  chaque  partie 

du  costume  dans  chaque 
classe  de  la  société,  — - 
dames  nobles,  bour- 
geoises, artisanes,  pay- 
sannes, etc.,  — combien 
ma  tâche  serait  aisée! 
Mais  je  suis  obligé  de 
tenir  en  outre  compte 
des  usages  en  honneur 
dans  chaque  province, 
que  dis-je!  en  honneur 
dans  chaque  ville!  Dès 
lors,  il  Dut  nous  atta- 
cher à trois  éléments  dis- 
tincts : la  date,  la  région, 
le  rang,  et  encore  les 
mille  inventions  du  génie 
féminin  défient-elles  à 
chaque  instant  la  sagacité 
de  l’historien. 

Commençons  par  con- 
stater que  le  costume 
échappe  complètement  à 
l’influence  de  l’antiquité. 
Ce  n’est  que  dans  quel- 
ques oeuvres  d’art,  par  exemple  les  statues  des  Médicis  de  Michel-Ange  ou  les 

livrée;  la  troisiesme  estoit  la  signora  Livia  Fausta,  vestue  toute  de  blanc,  comme  aussi  estoit 
sa  suitte  avec  son  enseigne  blanche.  Dans  leurs  enseignes  elles  avoient  de  belles  devises  : 
je  voudrais  avoir  donné  beaucoup  et  m’en  resouvenir.  Ces  trois  escadrons  étoient  composés  de 
trois  mil  dames,  gentilslemmes  ou  bourgeoises  : leurs  armes  estoient  des  pics,  des  pelles,  des 
hottes  et  des  facines  : et  en  cest  équipage  firent  leur  monstre  et  allèrent  commencer  les  fortifi- 
cations. M.  de  Termes,  qui  m’en  a souvent  fait  le  compte  (car  je  n’y  estois  encor  arrivé),  ma 
asseuré  n’avoir  jamais  veu  de  sa  vie  chose  si  belle  que  celle  là  ; je  vis  leurs  enseignes  depuis. 
Elles  avoient  fait  un  chant  à l’honneur  de  la  France  lorsqu’elles  alloient  à leur  fortification  : je 
voudrais  avoir  donné  le  meilleur  cheval  que  j’aye,  et  l’avoir  pour  le  mettre  ici.  » (Montluc; 
édit,  du  Panthéon  littéraire,  p.  14.I-144.) 

i . Brantôme,  de  son  côté,  nous  parle  de  mantes  « à la  mode  siennoise  » ( Œuvres  comblètes , 
édit.  Lalanne,  t.  IX,  p.  35 2). 


LE  COSTUME. 


i53 


statues  de  Leoni  (voy.  p.  126),  qu’il  s’en  ressent  dans  une  certaine  mesure. 
Chez  les  peintres,  les  modes  contemporaines  sont  d’ordinaire  reproduites  dans 
toute  leur  originalité,  sans  remaniement  ou  tentative  d’adaptation.  C’est  ainsi 
que,  dans  ses  fresques  du  Santo  de  Padoue,  le  Titien  a résolument  abordé  le 
costume  contemporain,  les  chausses  mi-parties,  les  bérets,  le  collier  d’or,  les 
manches  à la  juive.  Andrea  del  Sarto,  dans  Y Histoire  de  la  Vierge,  à l’Annon- 
ciation de  Florence,  se  montre 
tout  aussi  catégorique  pour  les 
costumes  féminins;  pour  les 
costumes  d’hommes,  au  con- 
traire, il  s’est  arrêté  à une  sorte 
de  compromis  entre  l’antiquité 
et  les  modes  de  son  temps. 

Mais  si  le  costume  italien  ne 
devait  rien  aux  anciens,  il  finit 
par  devoir  beaucoup  aux  étran- 
gers. Dès  la  fin  du  xv°  siècle, 
quelques  infiltrations  de  ce  genre 
étaient  venues  en  modifier  l’élé- 
gante simplicité  (t.  II,  p.  1 7 1 — 

172).  C’étaient  les  signes  avant- 
coureurs  d’une  révolution  véri- 
table, comme  on  pourra  en 
juger  par  quelques  dates.  Au 
début  du  siècle  suivant  encore, 
en  1 5 1 3,  Paris  de  Grassis  raillait 
le  costume  français;  mais  Casti- 
glione  déjà,  dans  son  Courtisan, 
publié  en  i52<8,  constate  la  ten- 
dance de  ses  compatriotes  à 
s’habiller  à la  mode  des  nations 
étrangères  : « L’antique  façon  de 
s’habiller,  dit-il,  était  un  signe  de  liberté,  la  nouvelle  un  présage  de  servi- 
tude. » Bientôt  le  peuple  même  s’habitua  tellement  aux  costumes  étrangers, 
- français,  espagnols,  allemands,  — que  les  mendiants  ne  songeaient  même 
plus  à demander  l’aumône  à ceux  qui  les  portaient1.  Vers  la  fin  du  siècle, 
au  moment  de  la  publication  du  livre  de  Sansovino,  Venise  était  partagée 
entre  les  modes  françaises  et  espagnoles2. 

Un  érudit  allemand  a constaté  que  les  Italiennes  se  montrèrent  infiniment 

1.  Montaigne,  Voyage,  p.  319. 

2.  Venetia  città  nobilissiina,  début  du  livre  X. 

E.  Müntz.  — 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  20 


Le  Costume  italien  au  xvt°  siècle. 
Un  Forçat. 

D’après  le  recueil  de  Vecellio. 


1 54 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


plus  réfractaires  que  leurs  époux  aux  modes  étrangères1.  Honneur  à leur  opi- 
niâtreté : c’est  là  aussi,  après  tout,  une  tonne  du  patriotisme. 

Comparés  aux  costumes  français  du  temps  de  François  Ier,  les  costumes 
italiens  étaient  moins  bariolés  et  moins  déchiquetés.  Comparés  d’autre  part  aux 
costumes  allemands  ou  suisses,  ils  avaient  quelque  chose  de  plus  régulier,  de 

plus  ample  et,  prononçons  le 
mot,  de  moins  déhanché  et  de 
moins  excentrique.  Soucieux  de 
dignité  et  de  gravité,  les  Italiens 
proscrivaient  avec  soin  toutes  les 
inspirations  de  la  fantaisie.  Ils 
les  laissaient  au  moyen  âge  et 
aux  races  du  Nord. 

A cette  époque,  l’Italie,  bal- 
lottée comme  elle  l’était  entre  la 
France  et  l’Espagne,  ou  plutôt 
écrasée  entre  les  deux,  se  posa 
plus  d’une  fois  la  question  de  la 
supériorité  relative  des  modes 
françaises  et  espagnoles.  Rien  de 
plus  piquant  que  la  discussion  qui 
s’éleva  à ce  sujet  entre  les  inter- 
locuteurs du  Courtisan  de  Casti- 
glione  : « Je  n’ai  vu  faire,  dit 
l’un  d’eux,  aucune  de  ces  choses 
en  France  qui  ne  se  fasse  pareil- 
lement en  Italie;  mais  tout  ce 
qu’ont  de  bon  les  Italiens,  en 
leurs  vêtements,  en  la  manière 
de  festoyer,  de  banqueter,  de 
manier  les  armes,  et  en  toute 
autre  chose  convenable  à un  courtisan,  ils  le  tiennent  des  Français.  — Je 
ne  dis  pas,  répondit  messire  Frédéric,  que  parmi  les  Français  ne  se  trouvent 
de  très  aimables  et  modestes  seigneurs,  et,  pour  en  parler,  j’en  ai  connu 
beaucoup  véritablement  dignes  de  toutes  louanges;  mais  on  en  trouve  aussi 
quelques-uns  qui  sont  peu  avisés,  et,  d’une  manière  plus  générale,  il  me  semble 
que  les  Espagnols  se  rapprochent  plus  des  Italiens  en  leurs  mœurs  que  les 
Français.  Cette  gravité  posée,  particulière  aux  Espagnols,  me  semble  beau- 
coup plus  convenable  à nous  autres  que  la  prompte  vivacité  qui,  chez  la 


Le  Costume  italien  au  xvr  siècle. 
Un  Paysan  des  environs  de  Venise. 
D’après  le  recueil  de  Vecellio. 


I.  H.  Weiss,  Kostum  Kundc. 


LE  COSTUME. 


1 55 


nation  française,  éclate  presque  à chaque  mouvement.  Chez  eux,  cette  vivacité 
ne  choque  pas;  bien  au  contraire,  elle  a de  la  grâce,  parce  qu  elle  est  tellement 
naturelle  et  propre  qu’on  ne  voit  en  eux  aucune  affectation  » (livre  II). 


Attachons-nous  d’abord  au  costume  masculin. 

Pris  dans  son  ensemble,  le  costume  du  xv'  siècle  avait  comporté,  soit  des 
vêtements  tout  à lait  collants 
pour  la  jeunesse,  soit  des  vête- 
ments amples,  des  espèces  de 
simarres,  qui  distinguaient  l’âge 
mûr  et  la  vieillesse.  Ces  vête- 
ments, qui  descendaient  jus- 
qu’aux pieds,  se  maintinrent  long- 
temps encore  : à Venise,  nobles 
et  marchands  les  portèrent  jus- 
qu’à la  fin  du  xvi1'  siècle. 

A Florence,  d’après  Benedetto 
Varchi1,  le  costume  des  hommes 
gagna  en  noblesse  et  en  élégance 
à partir  de  l’année  1 5 1 2,  date 
du  retour  des  Médicis  : justau- 
corps à peignes  et  à larges 
manches,  descendant  à mi-jambe, 
bérets  trois  fois  trop  grands, 
avec  des  plis  retroussés  en 
dessous,  chaussures  aux  talons 
bizarres,  toutes  ces  extravagances 
disparurent. 

Vers  i53o,  voici  quelles 
étaient,  dans  la  même  ville, 
d’après  le  même  auteur,  les 
principales  particularités  du  cos- 
tume : Les  jeunes  gens  âgés  de  plus  de  dix-huit  ans  portaient  en  été,  pour 
sortir,  une  longue  tunique  en  serge  («  lucco  »),  correspondant  à la  robe  en 
usage  chez  nous  pendant  tout  le  xvr  siècle.  Le  « lucco  » s’ouvrait  sur  le 
devant,  ainsi  que  sur  les  côtés,  de  manière  à laisser  passer  les  bras.  Cette 
tunique  était  froncée  dans  le  haut  et  fermée  par  une  agrafe  ou  des  cordons 
à la  hauteur  du  cou. 

Avec  le  « lucco  » alternait  le  manteau  («  mantello  »),  descendant  le  plus  sou- 
vent jusqu’aux  pieds.  Ce  vêtement  était  généralement  noir,  sauf  chez  les  méde- 


Le  Costume  italien  au  xvr  siècle. 
Une  Fiancée. 

D’après  le  recueil  de  Yecellio. 


I.  Storia  fiorentina,  liv.  IX.  Cf.  YOssevvatorc  fiorent'wo,  t.  VIII. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


1 56 


cins,  qui  avaient  adopté  le  rose  ou  le  violet.  Il  ne  s’ouvrait  que  sur  le  devant, 
était  froncé  dans  le  haut  et  se  boutonnait  à l’aide  de  « gangheri  ».  Ceux-là  seuls 
qui  n’avaient  pas  le  moyen  de  commander  un  « lucco  » portaient  le  manteau, 
sauf  en  hiver,  où  on  l’associait  à un  pourpoint  doublé  ou  fourré.  Un  capuchon 
(«  capuccio  »)  très  compliqué,  divisé  en  trois  parties,  complétait  ce  costume. 

Sous  le  « lucco  » on  portait  en  hiver  un  justaucorps  («  saio  »),  ou  un  sar- 
rau («  gabbanello  »),  ou  une  ca- 
saque, et  en  été  un  pourpoint 
(«  farsetto  »),  ou  une  camisole 
(«  giubbone  »),  ou  quelque  autre 
veston  en  soie'. 

Les  chausses  étaient  tailladées 
à la  hauteur  du  genou;  les  cuis- 
sarts  étaient  doublés  de  taffetas, 
garnis  de  découpures  de  velours 
ou  de  « bigherate  ». 

Les  chapeliers  de  hère  précé- 
dente s’étaient  plu  à donner  aux 
coiffures  en  feutre  les  formes  les 
plus  compliquées,  avec  des  bords 
échancrés  ou  relevés  d’une  façon 
extravagante1 2.  Ces  couvre-chefs 
disgracieux  firent  place  à des 
bérets  soit  en  drap  noir,  soit  en 
satin. 

L’arrangement  de  la  chevelure 
et  de  la  barbe  donna  lieu  à 
une  révolution  non  moins  grave. 
Au  temps  jadis,  raconte  Varchi, 
celui  qui  portait  à la  fois  la  che- 
velure longue  et  la  barbe  passait 
pour  un  bretteur  et  un  mauvais 
sujet;  aujourd’hui,  au  contraire,  sur  cent,  quatre-vingt-quinze  se  tont 
couper  les  cheveux  ras  et  laissent  pousser  la  barbe.  Ceux  qui  portent  les 
cheveux  longs  («  zazzera  »)  à la  mode  antique  sont  appelés  par  dérision  les 
« zazzeroni  ». 

Quelques  mots  ici  sur  le  port  de  la  barbe  : en  parcourant  les  portraits  que 
Vasari  a joints  à ses  biographies,  on  découvre  que  seuls  quelques  artistes  appar- 

1.  Dans  le  beau  portrait  de  sculpteur  peint  par  Bronzino  (musée  du  Louvre),  le  person- 
nage est  revêtu  d’un  pourpoint  de  couleur  foncée,  sur  lequel  se  détache  vigoureusement  un  col 
brodé  rabattu. 

2.  Voyez  mon  Raphaël,  2°  édit.,  p.  ioi,  3çç),  4.3o,  qSi,  etc. 


Le  Costume  italien  au  xvi"  siècle. 
Une  Fiancée  vénitienne. 
D’après  le  recueil  de  Vecellio. 


LE  COSTUME. 


1 57 


tenant  à la  génération  précédente  (Bugiardini,  R.  Ghirlandajo,  Rustici,  Raf. 
del  Garbo,  Sogliani,  Granacci,  Baccio  d’Agnolo)  continuaient  à se  faire  raser  à 
1 ancienne  mode.  Parmi  les  autres,  les  uns  portaient  une  barbe  de  dimensions 
moyennes,  tandis  que  la  majorité  laissait  pousser  indéfiniment  cet  appendice, 
de  manière  à ressembler  à des  patriarches  ou  à des  divinités  fluviales.  La  bar- 
biche était  inconnue,  ou  peu  s’en  faut  — je  ne  la  trouve  que  chez  Tad.  Zuc- 
chero,  — de  même  que  la  mous- 
tache seule  ou  les  favoris  seuls. 

De  nos  jours,  un  ministre  de 
la  guerre  est  devenu  populaire 
pour  avoir  autorisé  dans  l’armée 
le  port  de  la  barbe.  On  juge  si 
de  telles  mesures  avaient  le  pri- 
vilège de  passionner  les  hommes 
de  la  Renaissance  ! Lorsque 
Léon  X ordonna  aux  prêtres  de 
couper  leur  barbe,  Rome  entière 
s’amusa  de  la  douleur  que  res- 
sentit un  certain  Domenico  d’An- 
cône, obligé  de  faire  le  sacrifice 
de  la  sienne  : elle  avait  été  im- 
mortalisée par  le  sonnet  de  Berni 
autant  que  la  chevelure  de  Bé- 
rénice l’avait  été  par  Callimaqüe. 

Adrien  VI  ne  montra  pas  moins 
de  rigueur  : il  reprenait  sévère- 
ment les  ecclésiastiques  qui  por- 
taient la  barbe  longue  à la  façon 
des  soldats.  L’abus,  en  effet, 
était  venu  à ce  point  que  les 
prélats  sortaient  à cheval,  avec 
la  cape  courte  et  l’épée  au  côté'. 

Revenons  a Florence.  Pour  sortir  la  nuit,  on  revêtait  un  costume  spécial  : 
une  cape  à l’espagnole,  avec  le  capuchon  placé  derrière,  et  on  se  coiffait  d’un 
« tocco  ».  Le  jour,  les  soldats  seuls  ou  les  mauvais  sujets  portaient  cette 
cape1 2. 

Le  costume  d’intérieur  se  composait,  en  hiver,  d’un  « berettone  »,  d’un 
sarrau  («  palandrano  »),  ou  d’une  veste  catelane  («  catelano  »);  en  été,  d’un 


Le  Costume  italien  au  xyl”  siècle. 
Une  Veuve  vénitienne. 
D'après  le  recueil  de  Vecellio. 


1.  Cantù,  Histoire  des  Italiens , t.  VIII,  p.  333,  385. 

2.  Lors  de  sa  comparution  devant  le  Conseil  des  Huit  de  Florence,  Benv.  Cellini  portait  la 
cape,  au -lieu  de  porter,  comme  ses  adversaires,  le  manteau  et  l’habit  de  ville,  ce  qui  lui  valut 
une  réprimande  du  tribunal. 


1 58 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


« berettino  »,  d’une  sorte  de  simarre  en  toile  ou  d’une  « gavardina  » en  serge 
de  Lille. 


A Venise,  le  costume  se  distinguait  par  l’ampleur  des  tonnes  en  même 
temps  que  par  l’éclat  des  couleurs. 

Dans  les  Noces  de  Cerna,  le  portrait  de  Ben.  Caliari,  le  frère  de  Paul  Véro- 
nèse,  se  compose  « d’une  tunique  assez  longue  en  brocart  de  soie  blanche, 
brodée  de  dessins  verts  et  jaunes,  et  terminée  dans  le  haut  par  un  collet  de 
même  étoffe  laissant  apparaître  des  manches  de  soie  jaune  à reflets  rougeâtres; 


Le  Costume  au  xvr  siècle. 
Broche  italienne  en  or  ciselé  et  émaillé. 
(Ancienne  collection  Galichon.) 


une  ceinture  formée  d’un  simple 
ruban  noué  négligemment  accuse 
la  taille  et  ferme  la  tunique1  ». 
Des  chausses  collantes  dessinent 
le  bas  de  la  jambe;  pour  chaus- 
sure, des  souliers  souples,  sans 
talons.  Dans  le  même  tableau, 
le  Titien  porte  une  ample  robe 
rouge,  privée  de  manches,  une 
calotte  de  même  couleur  et  des 
souliers  en  étoffe. 

A Rome,  au  contraire,  vers  la 
fin  du  siècle,  les  hommes  étaient 
fort  simplement  vêtus,  à quelque 
occasion  que  ce  fût,  de  « noir 
et  de  sarge  de  Florence2 3  ». 

Du  costume  de  ville  et  du  cos- 
tume d’intérieur  différaient  essen- 
tiellement le  costume  de  fête,  le 
costume  de  cérémonie,  le  costume 
de  voyage,  le  costume  de  campa- 
gne et  enfin  le  costume  de  deuil  ". 


Prenons  le  costume  d’apparat  : une  curieuse  description  nous  est  fournie 
par  la  relation  de  l’entrée  à Milan  de  la  nouvelle  duchesse  (iSSq);  parmi  les 

1.  Lechevalier-Chevignard  et  Duplessis,  Costumes  historiques,  t.  I,  p.  98. 

2.  Montaigne,  Voyage,  édit.  d’Ancona,  p.  2.5q. 

3.  On  pourra  juger  de  la  variété  des  garde-robes  par  l'inventaire  dressé  à la  mort  de  deux 
artistes  qui  dédaignaient  certainement  tout  faste.  Sebastiano  del  Piombo,  qui,  en  sa  qualité  de 
« piombatore  »,  portait  le  costume  ecclésiastique,  laissa  les  vêtements  suivants  : une  « vesta  in 
ciamelotto  »,  avec  un  capuchon  noir,  un  sarrau  en  drap  violet  usé,  trois  manteaux  en  drap  noir 
avec  leurs  capuchons  usés,  deux  sarraux  de  drap  blanc,  cinq  soutanes  blanches  en  « ciamelotto  », 
sans  « unde  »,  deux  soutanes  de  serge  blanche,  une  soutane  en  drap  blanc,  trois  « gipponi  » 
noirs,  une  simarre  en  « ciamelotto  » et  quatre  autres  en  drap  vieux,  deux  cappes  vieilles,  l’une 
violette,  l’autre  noire.  Michel-Ange,  de  son  côté,  possédait  au  moment  de  sa  mort  : une  cappe 
de  drap  noir  fin  de  Florence  avec  des  bandes  de  satin  noir,  une  « sottanclla  » de  drap  noir  avec 
une  bande  de  satin,  une  cappe  de  « rascia  » noire  avec  des  bandes  de  satin,  une  « catnisciuola 


LE  COSTUME. 


1.59 


personnages  qui  allèrent  à sa  rencontre,  on  remarquait  douze  comtes  habillés 
de  velours  doublé  de  brocart  d’or  brodé  et  coiffés  de  bérets  ornés  de  plumes 
(«  vestiti  de  veluto  fodrato  de  brochato  d’oro  recamato,  con  le  sue  barette  con 
le  penne  d’oro  »).  Chacun  d’eux  paraissait  un  empereur. 

A Milan  également,  lors  des  obsèques  du  duc  François  II  (i535),  le  manne- 
quin représentant  le  cadavre  fut  habillé  d’un  manteau  de  brocart  d’or  crépu, 
descendant  jusqu’à  terre, 
et  doublé  d’une  fourrure 
de  grand  prix,  d’un  jus- 
taucorps («  sajou  »)  de 
velours  cramoisi,  d’un 
pourpoint  («  sajone  ») 
en  satin  cramoisi,  de 
chausses  écarlates,  et  de 
souliers  de  velours  cra- 
moisi; sur  la  tête  était 
placé  le  bonnet  ducal1. 

Le  cérémonial  n’était 
pas  si  rigoureux  qu’il  ne 
restât  quelque  place  pour 
la  fantaisie.  Nous  le 
voyons  entre  autres  par. 
la  description  du  costume 
que  Cellini  se  lit  faire  à 
Rome,  en  1 535,  pour 
suivre  la  procession  : on 
y remarquait  un  petit 
manteau  («  vestetta  ») 
d’armoisé  bleu  d’azur  et 
un  pourpoint  («  saietto  ») 
de  la  même  étoffe. 

Ajoutons  que  de  graves  artistes  ne  dédaignaient  pas  de  se  transformer  à 
1 occasion  en  costumiers.  Le  peintre  Salviati  dessina  pour  un  de  ses  amis  une 
superbe  collection  de  costumes  de  mascarades. 

J’ai  réservé  pour  la  fin  de  cette  étude  l’examen  des  costumes  populaires.  Sans 
me  demander  quant  à présent  si  l’originalité  des  modes  que  nous  admirons 
dans  les  campagnes  ne  consiste  pas  souvent  dans  ce  fait  qu’elles  reproduisent, 

di  rosato  » avec  des  rubans  de  soie  rouge,  une  simarre  d’hermine  noire,  un  « gippone  » de 
toile,  deux  chapeaux  d’hermine  noire,  une  « sottanella  » de  satin  noir,  une  paire  de  chausses 
blanches  (. Archivio  de  Gori,  t.  I,  p.  i,3  et  suiv.).  Sur  le  mobilier  et  la  garde-robe  d’AIf.  Citta* 
délia  (-j-  1.537),  voy.  Ridolfi,  Alfonso  Cittadelhi,  p.  65-68. 

X.  Verri,  Storia  di  Milano. 


i6o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


mais  avec  un  retard  énorme,  les  modes  des  villes  et  forment  ainsi  un  véritable 
anachronisme,  je  me  bornerai  à constater  que  dès  cette  époque  les  « contadini  » 
italiens  se  distinguaient  des  « cittadini  » par  la  coupe  non  moins  que  par  la 
couleur  de  leurs  vêtements1. 


En  abordant  l’histoire  du  costume  féminin 


pendant  la  dernière  période  de  la 
Renaissance,  nous  constatons 
dès  le  début  un  certain  relâ- 
chement  dans  les  prescriptions 
somptuaires.  On  sait  à quelles 
luttes  épiques  avait  donné  lieu  le 
conflit  entre  le  rigorisme  des  gou- 
vernants et  le  luxe  des  gouver- 
nées. D’un  côté,  de  maussades 
conseils  municipaux  édictant  des 
mesures  draconiennes,  faisant  la 
chasse  aux  étoffes  précieuses, 
aux  bijoux,  taillant  et  rognant 
à l’envi  ; de  l’autre,  le  flot  mon- 
tant des  caprices  et  des  vanités 
féminines  (t.  II,  p.  176)-  Désor- 
mais, à quelques  exceptions 
près,  les  rigoristes  baissent  pa- 
villon. L’historien  Paolo  Par- 
tenopeo  a beau  s’élever  à 
Gênes,  en  1 536,  dans  une  élo- 
quente harangue  latine  pronon- 
cée devant  le  doge,  contre  le 
luxe  de  ses  compatriotes;  il  a 


beau  flétrir  les  « scamicæ  mi- 
træ  »,  les  « histrionicæ  vestes  », 
les  « longa  syrmata  »,  l’abus 
des  joyaux,  des  ornements  d’argent  et  d’or;  il  a beau  prédire  que,  si  Ion 
ne  brise  pas  l’orgueil  des  femmes,  si  l’on  11e  réprime  pas  leur  témérité,  si 
l’on  ne  met  pas  de  frein  à leur  impudence  et  à leur  luxe,  c’en  sera  fait  sous 
peu  de  la  République  génoise2 3  : personne  n’écoute  plus  ce  prophète  de  malheur. 
11  est  à supposer  que  l’édit  somptuaire  promulgué  en  i5qp  à Crémone  na 
pas  eu  plus  d’effet". 


Le  Costume  italien  au  xvr  siècle. 
Une  Courtisane  romaine. 
D'après  le  recueil  de  Vecellio. 


1.  Bandello  nous  montre  un  jeune  villageois  « con  un  giubbone  e calze  di  tela  alla  villanesca 
vestito  ».  ( Nouvelles , liv.  III,  nouv.  xlvi.) 

2.  Belgrano,  délia  Vita  pi  ivala  dei  Genovesi  ; 2e  édit. , p . 263-2Ô_|. 

3.  Défense  de  porter  des  colliers,  des  bracelets  ou  autres  ornements  d or,  saul  un  médaillon 


LE  COSTUME. 


1 6 1 


La  liste  des  dépenses  Élites  à Rome  par  l’architecte  Antonio  da  San  Gallo 
pour  la  toilette  de  sa  femme  prouve  quel  cas  l’on  faisait  de  ces  prescriptions  : 
en  1 644  il  lui  acheta  d’un  coup  pour  Ip5  ducats  (près  de  10000  francs) 
de  vêtements,  à savoir  : une  robe  de  velours  noir  (33  ducats),  une  robe  de 
taffetas  cramoisi  (12  ducats),  une  robe  de  damas,  deux  robes  en  drap  violet, 
deux  sortes  de  mantelets  avec  capuchon  («  sbernia  »),  une  robe  de  satin  noir 
(26  ducats),  une  autre  de  satin 
fauve  (27  ducats),  etc.'. 

Bientôt  la  dentelle,  inconnue, 
ou  peu  s’en  faut,  aux  générations 
précédentes,  vint  ajouter  un  raffi- 
nement de  plus  à ces  toilettes 
déjà  si  riches. 

L’éventail  à son  tour  entra  en 
scène  : on  affirme  que  des  Por- 
tugais établis  à Goa  en  appor- 
tèrent les  premiers  échantillons 
en  Europe’2. 

Alors  même  qu’elles  affichaient 
la  prétention  de  s’habiller  à l’an- 
tique, les  Italiennes  se  compo- 
saient des  toilettes  d’une  com- 
plication extrême,  bien  éloignées 
de  la  noble  simplicité  qu’un  émi- 
nent archéologue  de  nos  jours, 

M.  Heuzey,  a su  restituer  si  heu- 
reusement à l’aide  d’une  bande 
d’étoffe  reproduisant  l’harmonie 
de  lignes  des  draperies  grecques 
ou  romaines.  On  en  jugera  par 
le  croquis  tracé  de  la  main  de 
maître  François  Rabelais  dans 

sa  description  de  la  fête  donnée  à Rome  en  1049  Par  cardinal  du  Bellay". 


Le  Costume  italien  au  xvi*  siècle. 
Une  Vénitienne. 

D’après  le  recueil  de  Vecellio. 


au  bonnet,  de  12  écus  d’or  au  plus,  et  des  anneaux.  « Sur  les  habits,  aucune  broderie  ou 
découpure  en  soie;  aux  montures,  pas  de  harnais  avec  or,  argent  ou  broderies;  que  les  femmes 
mariées  n’aient  dans  leurs  habits  ni  or,  ni  argent,  ni  broderies,  ni  dentelles,  ni  ganses;  pas  plus 
de  trois  vêtements  en  soie  et  un  seul  en  cramoisi  ; ni  perles,  ni  bijoux,  excepté  deux  anneaux 
d’or  avec  pierres  aux  doigts,  un  collier  d’or  de  25  écus  seulement,  un  autre  à l’éventail  de 
i5  écus  au  plus;  pas  de  gants  brodés  ou  de  zibeline,  ni  de  bonnets,  excepté  la  nuit  et  pendant 
les  voyages;  que  les  jeunes  filles  ne  portent  ni  habits  de  soie,  ni  bijoux,  ni  or,  sauf  un  collier 
de  corail  au  cou,  de  4 écus  au  plus.  » (Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  VIII,  p.  33q.  Cf.  p.  461.) 

1.  Bertolotti,  Nuovi  Documenti  intonio  ail’  architetto  Antonio  Sangallo,  p.  3o. 

2.  G.  Bapst,  Deux  Eventails  du  musée  du  Louvre;  Paris,  1882,  p.  8. 

3.  « Soudain  entra  par  le  costé  droit  du  bas  de  la  place  une  compagnie  de  jeunes  et  belles 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  21 


1Ô2 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Je  ne  saurais  avoir  la  prétention  de  retracer  pas  à pas  les  vicissitudes  de  la 
mode  italienne  pendant  cette  période.  Quelques  points  de  repère  suffiront  au 
but  que  je  poursuis. 

Pendant  le  premier  quart  du  xvie  siècle,  les  Italiennes,  même  dans  la  bour- 
geoisie, semblent  avoir  porté  des  robes  excessivement  amples,  échancrées  dans 
le  haut1  et  recouvertes  de  pelisses  non  moins  amples  et  souples.  Puis,  pour  un 

temps,  une  collerette  à ruches 
cache  non  seulement  la  nais- 
sance des  épaules,  mais  encore 
jusqu’au  cou,  qu’elle  enserre 
avec  un  soin  jaloux.  La  fraise 
- — qui  est,  comme  on  sait,  une 
invention  italienne  — rend  à 
celui-ci  sa  liberté,  tout  en  lui 
composant  un  cadre  qui  le  fait 
merveilleusement  valoir2. 

Les  immenses  manches  bouf- 
fantes, plus  ou  moins  ornées 
de  crevés,  que  l’on  portait  du 
temps  de  Raphaël3,  disparaissent 
à leur  tour. 

dames  richement  atournées,  et  vestues 
à la  Nymphale,  ainsi  que  voyons  les 
Nymphes  par  les  monuments  antiques. 
Desquelles  la  principale,  plus  éminente 
et  haute  de  toutes  autres,  représentant 
Diane,  portoit  sus  le  sommet  du  front 
un  croissant  d’argent  : la  chevelure 
blonde  esparse  sus  les  espaules,  tressée 
sus  la  teste  avecques  une  girlande  de 
laurier  toute  instrophiée  de  roses,  vio- 
lettes et  autres  belles  fleurs  : vestue 
sus  la  sottane  et  verdugalle  de  damas 
rouge  cramoisi  à riches  broderies,  d’une 
fine  toille  de  Cypre  toute  battue  d’or  : 
curieusement  pliée,  comme  si  tust  un  rochet  de  Cardinal,  descendant  jusques  à my  jambe,  et 
par  dessus  une  peau  de  Léopard  bien  rare  et  précieuse  attachée  à gros  boutons  d’or  sus  l’espaule 
gauche.  Ses  botines  dorées,  entaillées,  et  nouées  à la  Nymphale  avecques  cordons  de  toille  d’ar- 
gent : son  cor  d’ivoire  pendant  souz  le  bras  gausche,  sa  trousse  précieusement  récamée  et 
labourée  de  perles  pendoit  de  l’espaule  droite  à gros  cordons  et  houppes  de  soye  blanche  et 
incarnate.  Elle  en  main  droite  tenoit  une  dardelle  argentée.  » (La  Sciomacbie,  p.  1 3.) 

1 . Portraits  de  Raphaël  : Mad.  Doni,  l’Inconnue  de  la  Tribune  des  Offices,  Jeanne  d’Aragon  ; 
la  prétendue  Fornarina,  par  Sebastiano  del  Piombo,  au  Musée  des  Offices,  et  au  Musée  de 
Berlin;  la  « Monaca  »,  attribuée  à R.  Ghirlandajo,  etc. 

2.  Dans  il  Ballcrino  de  Caroso  (i58i),  les  fraises  décolletées  alternent  avec  les  collerettes 
montantes.  Le  vêtement  supérieur  se  compose  d’une  robe  avec  double  manche,  la  première 
collante,  la  seconde  très  large,  ouverte  et  échancrée. 

3.  Portraits  de  Jeanne  d’Aragon  et  de  la  « Donna  Velata  »,  par  Raphaël. 


Le  Costume  italien  au  xvi”  siècle. 

Une  Mariée  au  temps  de  l’Ascension,  à Venise. 
D'après  le  recueil  de  Vecellio. 


LE  COSTUME. 


i63 


Le  corsage,  relativement  court  sur  les  hanches,  s’allongea  sur  le  devant  de 
manière  à dessiner  une  sorte  de  triangle. 

La  transition  entre  le  costume  à la  Raphaël  et  ce  que  l’on  pourrait  appeler 
le  costume  à la  Bronzino  me  paraît  assez  bien  marquée  dans  les  peintures 
d’André  del  Sarte.  Ses  héroïnes  portent  une  robe  excessivement  ample  (en  soie 
rouge,  doublée  de  soie  verte),  avec  des  manches  très  larges;  « le  corsage,  coupé 
carrément  et  garni  de  galons  de 
velours  noir,  est  décolleté  et  laisse 
voir  le  haut  de  la  chemise  bro- 
dée; un  jupon  de  soie  grise  ap- 
paraît sous  la  robe;  un  voile  bleu 
recouvert  de  gaze  cache  en  partie 
les  cheveux  blonds,  et  un  petit 
collier  d’or  orne  le  cou1  ».  Pour 
coiffure,  un  voile,  un  bonnet  ou 
un  simple  bandeau.  Dans  le  por- 
trait de  femme  conservé  au  Mu- 
sée des  Offices,  la  robe,  échan- 
crée,  comme  il  est  dit  ci-dessus, 
est  garnie,  sur  la  partie  échan- 
crée,  d’une  chemisette  plissée. 

Les  manches,  bouffantes  jusqu’au 
coude,  se  resserrent  à partir  de 
cet  endroit  et  moulent  exacte- 
ment l’avant-bras.  La  coiffure  se 
compose  d’une  sorte  de  turban. 

A Milan,  les  modes  de  la 
même  période  sont  représentées 


Le  Costume  italien  au  xvr  siècle. 

Une  Paysanne  des  environs  de  Venise  en  costume  de  fête. 
D’api'ès  le  recueil  de  Vecellio. 

d’Alexandre  Bentivoglio,  y est  vêtue  d’une  robe  de  satin  blanc,  parsemée 
de  broderies  d’or  et  ornée  d’innombrables  crevés,  que  des  nœuds  relient 
de  distance  en  distance;  pour  coiffure,  une  toque  jaunâtre. 

Plus  que  tout  autre,  le  costume  milanais  se  ressentait  du  voisinage  de 
l’Allemagne.  Un  dessin  du  recueil  de  Gaignières  nous  montre  une  dame  de 
ces  parages  vêtue  d’une  robe  rouge  garnie  de  trois  larges  rubans  de  soie  jaune, 
qui  séparent  la  jupe  en  trois  parties  égales;  le  corsage  est  orné  de  bandes  de 
velours  noir;  des  manches  très  amples,  fendues  en  dessous,  livrent  passage  à de 


par  les  héroïnes  de  Bernardino 
Luini,  dans  les  fresques  du  « Mo- 
nastero  Maggiore  ».  La  dona- 
trice, Hippolyte  Sforza,  la  femme 


i.  Lechevalier-Chevignard  et  Duplessis,  Costumes  historiques,  t.  I,  p.  108. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


164 


vastes  bouffants  de  mousseline  blanche;  de  petits  cordons  bleus,  coquettement 
noués,  unissent  les  manches  au  corsage;  une  ceinture,  au  milieu  de  laquelle 
est  suspendue  une  aumônière  accompagnée  de  deux  longs  glands  d’or,  entoure 
la  taille,  enfin  ses  longs  cheveux  roux  sont  enfermés  dans  une  résille  de  soie 
bleue  et  jaune  serrée  sur  le  front  par  une  étroite  ferronnière  de  velours  noir. 

Les  portraits  de  Bronzino,  qui  appartiennent  au  second  tiers  du  xvic  siècle, 

nous  initient  à la  nouvelle  évo- 
lution de  la  mode  italienne  : les 
formes  sont  moins  amples,  plus 
arrêtées,  mais  encore  d’une  sou- 
veraine élégance. 

Une  médaille  de  Leone  Leoni 
représentant  Ippolita  Gonzaga, 
alors  âgée  de  seize  ans  ( 1 55 1 ), 
montre  également  ce  costume  si 
libre  et  si  noble  : les  cheveux, 
ondulés  et  frisés,  sont  relevés  sur 
le  front,  nattés  au  sommet  et  par 
derrière,  enfin  serrés  de  manière 
à frire  paraître  la  tête  aussi  petite 
que  possible;  un  collier  à deux 
rangs  orne  le  cou,  qui  est  décou- 
vert. La  draperie  qui  tient  lieu 
de  robe  est  aussi  souple  que 
mouvementée. 

Particulièrement  somptueux  est 
le  costume  vénitien,  qui  varie 
d’ailleurs  à l’infini  avec  l’âge  et 
la  condition.  C’est  ainsi  que  les 
jeunes  filles,  pour  aller  à l’église, 
portent  le  « fazzuolo  »,  sorte  de 
voile  en  soie  blanche,  qui  leur 
couvre  le  visage  et  la  poitrine.  Lorsqu’elles  avancent  en  âge,  leur  costume  se 
compose  d une  « cappa  » en  soie  noire  très  fine  et  assez  ample  pour  être 
également  ramenée  sur  la  face.  Ce  n est  qu’avec  le  mariage  que  leur  indépen- 
dance commence,  c est-a-dire  une  indépendance  relative,  car  à Venise  comme 
ailleurs,  les  filles  d’Lve  sont  les  esclaves  de  la  mode. 

A partir  d un  certain  moment,  les  Italiennes,  de  même  que  leurs  voisines 
de  France,  se  font  coiffer  en  cheveux  et  dédaignent  les  chapeaux.  Les  toques 
du  genre  de  celle  que  porte  Jeanne  d’Aragon,  dans  le  portrait  du  Musée  du 

I.  Lechevalier-Chevignard  et  Duplessis,  Costumes  historiques,  t.  I,  p.  3i-o2. 


Le  Costume  italien  au  xvi°  siècle. 
Une  Paysanne  de  la  Marche  de  T révise. 
D’après  le  recueil  de  Vecellio. 


LE  COSTUME. 


1 65 


Louvre,  disparaissent  presque  irrévocablement  en  Italie,  tandis  que  les  couvre- 
chefs  similaires  continuent  à faire  fureur  en  Suisse,  comme  on  peut  s’en 
convaincre  par  les  dessins  si  libres  et  si  élégants  de  Holbein  le  Jeune.  Des 
bourrelets  («  balzi  »)  en  velours  remplacèrent  les  toques;  ils  alternaient  parfois 
avec  les  chapeaux  de  paille.  Lors  du  voyage  de  Montaigne,  en  i58o-i58i, 
ceux-ci  étaient  en  grande  vogue  à Florence,  où  l’on  vendait  pour  i5  sous  un 
chapeau  qui  aurait  coûté  i5  livres 


en  France. 

Par  suite  de  la  longueur  des 
robes,  la  chaussure  ne  jouait 
qu’un  rôle  infime  dans  la  toi- 
lette des  Italiennes.  Ce  n’est  pas 
à dire  que  la  vanité  ne  se  fit  jour 
même  dans  ces  accessoires  en 
apparence  sacrifiés  : pour  rehaus- 
ser leur  taille,  les  Vénitiennes 
recouraient  à toutes  sortes  d’arti- 
fices; elles  en  vinrent  à donner 
à leurs  patins  les  dimensions  de 
véritables  échasses.  Cet  appendice 
gênant,  qui  atteignait  jusqu’à 
deux  pieds  de  haut,  ne  disparut 
que  dans  la  seconde  moitié  du 
xvne  siècle. 


Le  Costume  italien  au  xvi"  siècle. 
Une  Paysanne  d'Iscliia. 
D’après  le  recueil  de  Vecellio 


Il  est  facile,  en  s’aidant,  soit 
des  recueils  de  costumes,  si  nom- 
breux dès  cette  époque,  soit  des 
descriptions  des  nouvellistes,  soit 
des  inventaires,  de  se  rendre 
compte  de  ce  qu’étaient  alors  les 

modes  populaires.  L’accoutrement  — la  toilette  de  dimanche  — d’une  jeune 
paysanne  de  la  Haute-Italie  consistait  en  une  chemise  blanche,  un  « valescio  » 
de  « boccaccino  » blanc,  une  collerette  de  gaze  blanche  façonnée,  un  tablier  de 
même  couleur,  réservé  aux  jours  de  fête,  des  bas  en  serge,  également  blancs, 
et  des  souliers  rouges.  Autour  du  cou,  un  collier  d’ambre  jaune1. 

Dans  le  portrait  de  Bordone,  à la  Galerie  Pitti,  connu  sous  le  nom  de 
Nourrice  des  Médicis,  le  costume  est  cossu  plutôt  qu’élégant. 

Dans  l’Italie  méridionale,  les  paysannes  portaient  dès  lors  un  costume  ana- 


I.  Bandello,  Nouvelles , I1  partie,  nouv.  vin. 


i66 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


logue  à celui  des  « chauchardes  » modernes  : coiffure  plate,  tablier,  etc.  (voy. 
notamment  les  folios  26  vu  et  223  r°  du  recueil  de  Vecellio). 


V 


Pour  les  deux  premières  sections  de  la  Renaissance,  nous  avons  eu  constam- 
ment à compter,  en  tant  que  fauteurs  du  réalisme,  avec  les  artistes  flamands  ou 
allemands  fixés  en  Italie1  : la  mission  de  ces  hôtes  du  Nord  n’expire  pas  avec 
hère  nouvelle.  Assurément,  la  plupart  d’entre  eux  descendent  en  Italie  pour 
apprendre;  mais  le  nombre  de  ceux  qui  tont  tortune  dans  leur  nouvelle  patrie, 
grâce  à leurs  connaissances  techniques  ou  grâce  à leur  mérite,  est  infiniment 
plus  élevé  qu’on  ne  le  croit  d’ordinaire. 

Pendant  l’Age  d’Or,  la  balance  avait  penché  du  côté  de  l’Allemagne  plutôt 
que  du  côté  des  Flandres.  Celles-ci  regagnent  leur  rang  pendant  la  dernière 
période  de  la  Renaissance.  Alors  que  les  artistes  allemands  fixés  en  Italie  s’oc- 
cupent surtout  des  branches  inférieures  — orfèvrerie,  broderie,  etc.,  — leurs 
émules  flamands  se  mesurent  avec  les  Italiens  dans  la  peinture  et  la  sculpture. 

C’est  l’honneur  des  artistes  et  des  critiques  italiens  d’avoir  su  rendre  justice 
aux  maîtres  étrangers.  Il  faut  voir  avec  quelle  estime  l’Arétin2 3,  Cellini",  et 
dans  une  certaine  mesure  aussi  Vasari,  parlent  d’Albert  Dürer.  Paul  Véronèse 
copia  ses  gravures4.  Même  après  que  les  artistes  eussent  traité  de  surannées 
ces  productions  (on  se  rappelle  la  diatribe  de  Michel-Ange  : voy.  t.  II, 
p.  178-184),  les  amateurs  persévérèrent  dans  leur  admiration.  Les  Ricordi  de 
Sabba  da  Castiglione  (i5q6)  nous  montrent  les  Italiens  ornant  leurs  cabinets 
d’estampes  de  Dürer  (que  Sabba  qualifie,  non  seulement  de  maître  très  excel- 
lent, mais  de  divin)5 6 7,  puis  de  Lucas  de  Leyde.  Deux  années  plus  tard,  dans 
une  de  ses  lettres  à Varchi  (i5q8),  Vasari  rapporte  que  le  moindre  savetier 
possédait  des  tableaux  flamands;  on  les  appréciait  en  raison  de  la  perspective 
aérienne  et  de  la  beauté  du  coloris1’.  A la  fin  du  siècle  encore  on  faisait  assez 
de  cas  de  ces  productions  pour  que  Fulvio  Orsini  léguât  à la  fille  d’un  de  ses 
amis  un  tableau  de  Lucas  de  Leyde,  un  petit  Saint  Jérôme , prisé  10  écus'. 

1.  Bibl.  : T.  I,  p.  33i-339;  t.  II,  p.  178-184.  — La  Chronique  de  l'Art,  187.5,  p.  292-294; 
1 883,  p.  76,  84-85. 

2.  L’Aretino,  édit,  de  187.8,  p.  24,  41-42. 

3.  I Trattati , édit.  Milanesi,  p.  1 3,  2i5. 

4.  Ridolfi,  le  Maraviglie  clelF  Arte,  t.  I,  p.  33 1. 

5.  Dans  la  seconde  moitié  du  xvie  siècle,  le  graveur  vicentin  Boldrini  copia  1 Homme  de  dou- 
leurs du  maître  nurembergeois.  Andrea  Andreani  poussa  1 imitation  plus  loin  encore.  On  1 appe- 
lait le  petit  Albert,  « il  piccolo  Alberto  ». 

6.  « Ogni  ciabattino  si  vede  avéré  in  casa  tele  fiamminglie  per  la  prospettiva  de  paesi  e colo- 
rito  vago  di  quelli  » (t.  VIII,  p.  298). 

7.  De  Nolhac,  la  Bibliothèque  de  Fulvio  Orsini,  p.  25. 


LES  ARTISTES  ÉTRANGERS. 


167 


Notons  enfin  l’hommage  rendu  à Holbein  par  Fed.  Zuccheri,  qui  déclarait  ses 
tableaux  supérieurs  à ceux  de  Raphaël1. 

Nous  attachons-nous  aux  artistes  mêmes  — Français,  Flamands,  Allemands, 
Suisses  — qui  ont  traversé  les  Alpes  ou  débarqué  à Gênes,  c’est  par  centaines 
qu’011  les  compte2.  Beaucoup  d’entre  eux  ont  brillé  au  premier  rang  : tels, 
dans  la  sculpture,  le  grand  Jean  Bologne,  ce  réaliste  au  premier  chef,  et  ses 
continuateurs  Pierre  de  Francheville  (j  vers  1 6 1 5)  et  Nicolas  d’Arras  (f  i5g8), 
ou  encore  le  mystérieux  Jauni,  hauteur  de  la  statue  de  Saint  Roch  conservée 
dans  l’église  de  l’Annonciation  à Florence  et  déjà  vantée  par  Vasari,  et  le  non 
moins  mystérieux  Jacques  d’Angoulême,  qui,  affirme-t-on,  eut  l’audace  de  se 
mesurer  avec  Michel-Ange. 

Quant  aux  peintres  flamands  ou  hollandais,  ils  tonnaient  légion",  et  on 
comptait  dans  le  nombre  plus  d’un  talent  distingué.  Vasari  affirme  que  le 
Titien  même  ne  dédaigna  pas  de  leur  demander  parfois  leur  concours;  ayant  à 
peindre  une  Fuite  en  Egypte , il  prit  chez  lui  plusieurs  Flamands  (Vasari  dit 
« Tedeschi  »),  qui  excellaient,  connue  on  sait,  dans  la  représentation  de  la 
verdure  et  du  paysage.  Quelque  incroyable  que  paraisse  le  fait,  il  ftut  bien 
ajouter  fol  au  témoignage  de  Vasari.  Ainsi,  voilà  un  esprit  synthétique  tel  que 
le  Titien,  si  habitué  à voir  les  choses  en  grand,  dans  leur  ensemble,  qui  ne 
dédaigne  pas  de  demander  des  leçons  à ces  analystes  à outrance  ! 

Ébranlés  connue  ils  l’étaient  dans  leurs  doctrines,  et  fidèles  seulement  à leurs 
instincts  de  vulgarité,  les  artistes  du  Nord  ne  pouvaient  se  flatter  de  donner 
quelque  consistance  à l’art  italien,  qui  allait  à la  dérive;  ils  11e  réussirent  qu’à 

1.  Van  Mander,  te  Livre  des  Peintres,  édit.  Hvmans,  t.  I,  p.  220. 

2.  Il  est  à peine  nécessaire  de  rappeler  ici  les  monographies  consacrées  à ces  artistes  par 
M.  Dussieux  ( les  Artistes  français  à l'étranger , 3e  édit.,  1876),  M.  Fétis  ( les  Artistes  belges  à l'étran- 
ger, i857-i865)  et  le  regretté  Bertolotti. 

0.  Rien  qu’à  Rome  nous  rencontrons  une  nuée  de  peintres  néerlandais  de  renom  : Bernard 
van  Orley,  Jean  Schoorel,  qui  y peignit  le  portrait  du  pape  flamand  Adrien  VI  (mort  en  1.523), 
Michel  Coxcie,  Martin  Heemskerk  ( 1 536),  qui  nous  a laissé  de  si  précieuses  vues  de  la  Ville 
éternelle,  puis  les  Backereel  d’Anvers,  Michel  Jonquoy  de  Tournai,  et  son  élève  Barth.  Spran- 
ger  (né  en  1546),  qui  ornèrent  de  fresques  l’église  Saint-Oreste,  Antonio  Moro  (1 55o- 1 55 1 ).  Et 
encore  je  ne  parle  pas  des  peintres  français  plus  ou  moins  inféodés  au  réalisme  : Guillaume  de 
Marcillat,  le  miniaturiste  Vincent  Raymond  de  Lodève  ( 1 538  et  années  suivantes),  etc.  Naples 
servit  de  résidence  à Jean  de  Calcar,  l’habile  élève  du  Titien,  qui  y mourut  en  1.546;  à Arnould 
Mytens  de  Bruxelles,  surnommé  Renaldo  (1.541-1602),  et  à Jean  Francken  d’Anvers,  sur- 
nommé Franco  (i.55o).  Florence  offrit  l’hospitalité  à Frédéric  Sustris  (1526-1.599),  T'i  Y P1"'*- 
part  aux  préparatifs  des  funérailles  de  Michel- Ange;  à Jean  van  der  Straeten  de  Bruges,  sur- 
nommé Stradano  ou  délia  Strada  (i536-l6o5),  qui  défraya  d’innombrables  cartons  l’atelier 
grand-ducal  de  tapisseries;  à Pierre  de  Witte  ou  Candido  (1.548-1628),  qui  y fit  figure  avant  de 
s établir  à Munich  ; puis  aux  peintres-verriers  Giorgio  et  Gualtieri  de  Flandre,  qui  exécutèrent 
des  vitraux  pour  le  duc  Cosnre  de  Médicis,  d’après  les  cartons  de  Vasari.  Gênes  servit  de  quar- 
tier général  au  Maître  de  la  Mort  de  la  Vierge.  A Ferrare,  Lucas  Corneille  et  Guillaume  Boides 
de  Matines  peignirent,  en  i55o,  des  cartons  de  tapisserie.  Venise,  enfin,  hébergea,  outre  Jean 
de  Calcar,  Paul  Franchoys  d’Anvers,  surnommé  « il  Franeeschi  » ( 1 .5qo- 1 096),  l’élève  et  le 
collaborateur  du  Tintoret,  et  tant  d’autres. 


i68 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


concourir  à la  dépravation  du  goût.  Entre  vingt  témoignages,  j’en  emprunterai 
un,  bien  frappant,  à l’histoire  d’une  branche  d’art  des  plus  spéciales  : Passeri, 
l’historien  des  majoliques  italiennes,  constate  l’influence  déplorable  exercée  par 
les  gravures  flamandes,  vers  le  dernier  quart  du  xvie  siècle,  sur  la  céramique 
italienne;  les  estampes  de  Sadler  évincèrent  celles  de  Marc-Antoine  et  de  son 
école  : on  juge  de  l’action  produite  par  de  tels  modèles'! 

Remarquez  cette  gradation  : pendant  la  Première  Renaissance,  les  artistes 
étrangers  avaient  visité  l’Italie  en  triomphateurs,  dressant  autel  contre  autel; 
pendant  l’Age  d’Or,  abstraction  laite  de  Dürer,  qui  ht  figure  à Venise,  ils  solli- 
citèrent humblement  les  leçons  de  leurs  tributaires  de  la  veille;  vers  la  fin  de 
la  Renaissance,  familiarisés  avec  les  enseignements  classiques,  ils  combattirent 
à côté  des  Italiens  sous  le  même  drapeau,  confondus  dans  les  mêmes  rangs. 

Mais  le  Nord  ne  s’en  tint  pas  là  : avec  les  maîtres  de  la  génération  suivante, 
les  Matthieu  Brii  (i55o-i58q)  et  les  Paul  Bril  (i  556- 1626),  il  commença  de 
prendre  sa  revanche  : on  sait  quelle  impulsion  ces  artistes  donnèrent  au 
paysage,  dont  ils  firent  un  genre  spécial.  Un  de  leurs  compatriotes,  Denys 
Calvaert  d’Anvers  (1540-1619),  fixé  comme  eux  en  Italie,  fut  le  premier  maître 
du  Guide,  de  l’Albane  et  du  Dominiquin!  Ainsi  va  le  monde. 

I.  Istoria  délie  Pitture  in  Majolica  Jatte  in  Pesaro,  2°  édit.,  p.  85.  Antérieurement,  les  céra- 
mistes italiens  avaient  de  loin  en  loin  mis  à contribution  les  gravures  allemandes.  Un  plat 
décoré  à Urbin  en  1.541  (ancienne  collection  Marryat),  la  Prise  du  fort  de  la  Goulette  par  Charles- 
Quiut,  reproduit  la  gravure  de  Georges  Pencz,  inspirée  elle-même  de  la  Prise  de  Carthage  de 
Jules  Romain.  — Une  coupe  décorée  à Rimini  dans  la  seconde  moitié  du  xvi°  siècle  repro- 
duit la  gravure  d’Aldegrever  : le  Bon  Samaritain  (Darcel,  Notice  des  Fayences  peintes,  p.  94). 


Marque  typographique  des  frères  Sessa. 
D'après  l’édition  de  Serlio  (Venise,  i5ôo). 


Graffite  du  palais  Corsi  à Florence. 


CHAPITRE  VII 


I.  L’ ESTHÉTIQUE  DE  LA  FIN  DE  LA  RENAISSANCE.  — II.  l’aRÉTIN  ET  LA  CRITIQUE 
D’ART.  — VASARI  ET  L’HISTOIRE  DE  L’ART  — III.  LA  CONDITION  DES 
ARTISTES. 

I 

u fur  et  à mesure  que  le  rôle  de  l'inspiration  pâlit,  on 
voit  grandir  celui  de  l’esthétique.  Cette  science,  qui 
n’avait  guère  de  raison  d’être  au  moment  où  Raphaël  et 
Michel-Ange  célébraient  leurs  triomphes,  car  c’était  à 
elle  à se  régler  sur  de  tels  génies,  non  à eux  à se  régler 
sur  elle,  cette  science,  dis-je,  acquit  de  l’importance 
lorsque  les  facultés  critiques  commencèrent  à l’emporter 
sur  les  facultés  créatrices;  plus  l’imagination  perdait  de  sa  vigueur,  plus  on 
disserta,  mieux  on  raisonna. 

Rien  de  plus  caractéristique  à cet  égard  que  l’innovation  préconisée  par 
Ammanati  dans  sa  lettre  à l’Académie  florentine  (1082)  : il  y recommande 
d’instituer  des  entretiens,  des  conférences,  sur  quelque  ouvrage  célèbre  ou  sur 
quelque  problème  se  rattachant  à l’art1. 

L’Esthétique,  qui  n’est  autre  chose  que  l’application  des  méthodes  de  la 
philosophie  à l’analyse  des  œuvres  de  l’art  ou  de  la  littérature,  ne  peut  man- 

1.  Lctlcre  pittoricbe,  édit.  Ticozxi,  t.  III,  p.  529-532. 

E.  Münlz.  — HL  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  ce 


170 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


quer,  en  raison  de  son  origine,  de  préférer  l’idéalisme  au  réalisme.  L’effort 
critique  et  la  tendance  à l’abstraction,  qui  forment  l’essence  de  la  philosophie, 
ne  sont-ils  pas  inconciliables  avec  les  errements  des  réalistes,  pour  qui  l’obser- 
vation est  tout,  le  raisonnement  rien!  A plus  forte  raison,  un  système  philo- 
sophique, pénétré,  comme  le  néoplatonisme,  de  tout  ce  qu’il  y a de  plus  géné- 
reux dans  le  spiritualisme,  devait-il  favoriser  les  tendances  idéalistes,  qui,  sous 
l’action  des  Médicis,  non  moins  que  par  l’effort  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange, 
s’étaient  substituées  aux  pratiques,  souvent  trop  terre  à terre,  des  quattrocen- 
tistes.  Désormais,  on  est  en  droit  de  l’affirmer,  lorsque  la  conception  ou 
l’exécution  manquaient  d’élévation  ou  péchaient  par  la  vulgarité,  la  faute  en 
était,  non  plus  à un  ensemble  de  doctrines,  mais  à l’insuffisance  personnelle 
de  l’artiste. 

Il  n’entre  pas  dans  mes  vues  d’analyser,  ni  même  de  mentionner  les  nom- 
breux ouvrages  consacrés  à l’Esthétique  pendant  la  dernière  période  de  la 
Renaissance.  Je  me  bornerai  à un  petit  nombre  d’exemples. 

Il  ne  me  semble  pas  que  le  Traité  du  beau  («  de  Pulchro  »),  composé  au  début 
du  xvi°  siècle  par  le  néoplatonicien  Francesco  Cattani  de  Diaceto  l’ancien 
(fi522),  ait  obtenu  beaucoup  de  succès;  cet  ouvrage  en  effet  ne  parut  que 
longtemps  après  la  mort  de  l’auteur,  dans  l’édition  de  ses  œuvres  publiée  en 
i5t>3  à Bâle.  C’est  d’ailleurs  de  la  métaphysique  pure,  et  de  la  plus  abstraite, 
sans  application  possible  aux  arts. 

Par  contre,  le  Dialogo  délia  Bellejga  delle  Donne,  publié  par  Agnolo  Firen- 
zuolo  en  1648,  dans  ses  Prose,  fut  fort  apprécié  des  contemporains.  Ce  n’est 
point  un  manuel  d’esthétique  proprement  dit,  mais  bien  la  détermination  des 
caractères  physiques  (la  préférence  est  donnée  aux  blondes)  qui,  d’après  Firen- 
zuolo,  constituent  la  beauté  féminine.  L’auteur,  après  avoir  recommandé  de 
choisir,  à la  façon  des  anciens,  des  traits  isolés  pour  en  composer  un  tout 
idéal,  entre  dans  toutes  sortes  de  détails  techniques  (il  essaye  d’inscrire 
dans  un  cercle,  comme  Vitruve,  une  figure  les  bras  étendus,  etc.)'. 

Un  troisième  traité  d’esthétique,  le  de  Pulchro  et  Amore  de  Nifo  ( 1 53 1),  a été 
analysé  ci-dessus  (p.  66). 

Si,  de  ces  spéculations  transcendantes,  nous  descendons  à l’analyse  de  l’idéal 
poursuivi  par  les  différentes  Ecoles,  nous  nous  trouvons  en  face  d’une  diver- 
sité de  tendances  des  plus  embarrassantes1 2.  Certains  artistes,  tels  que  Jules 
Romain,  en  combinant  les  réminiscences  de  l’antiquité  avec  je  ne  sais  quel 
type  préconçu,  obtiennent  un  mélange  de  fierté  et  de  dureté;  Bernardino 

1 . Le  bon  Sabba  da  Castiglione  a aussi  cherché  en  quoi  consistait  la  beauté  de  la  femme  : il 
arrive  à la  conclusion  que  la  vertu  l’emporte  sur  la  beauté  (Kiconli,  § cvi). 

2.  Voy.  the  Art  Journal  (1889,  p.  5 et  suiv.  : « Types  of  beauty  in  Renaissance  and  modem 
Painting  »)  et  la  Femme  élans  l’Art  de  M.  Marius  Vachon  (Paris,  1893,  p.  19.5  et  suiv.). 


L’ESTHÉTIQUE. 


1 7 1 


Luini  s’attache  à la  suavité;  le  Cortège  à une  sorte  de  grâce  piquante. 
D’autres  prennent  leurs  modèles  où  ils  les  rencontrent  : tel  est  Véronèse, 
qui  met  à contribution  les  patriciennes  de  Venise,  les  courtisanes,  les  sou- 
brettes, les  paysannes.  Regardez  sa  personnification  de  Y Harmonie,  à la 
villa  Maser,  vous  y reconnaîtrez  du  premier  coup  d’œil  une  femme  de  la 
campagne,  peut-être  une  bohémienne,  avec  ses  yeux  noirs  brillants,  son 
menton  pointu,  sa  coiffe  plate  enrichie  de  perles.  Cependant,  à son  insu, 
le  grand  décorateur  vénitien  affirme  ses  préférences  : elles  sont  acquises  à 
certaines  têtes  rondes,  assez  petites. 

Plus  encore  que  la  détermination  de  la  beauté,  la  question  de  la  supériorité 
relative  de  la  peinture  et  de  la  sculpture  passionna  le  xvie  siècle.  Longuement 
agitée  par  Léonard  de  Vinci  dans  son  Traité  de  la  Peinture,  elle  fut  reprise  par 
Benedetto  Varchi  et  donna  naissance  à une  nuée  d’ouvrages  en  prose  ou  en 
vers,  parmi  lesquels  les  discours  et  les  sonnets  de  Cellini  se  font  remarquer  par 
leur  verve1.  Il  serait  oiseux  d’exposer  ici  les  arguments  produits  en  faveur  de 
chacun  des  deux  arts  : ces  sortes  de  tournois  oratoires  n’aboutissent  guère. 

Le  spiritualisme  ne  pouvait  que  gagner  à l’intervention  incessante  des  litté- 
rateurs dans  les  choses  de  l’art.  Jamais  encore  ceux  qui  faisaient  profession  de 
manier  la  plume  n’avaient  cultivé  avec  autant  d’ardeur  ceux  qui  maniaient  le 
ciseau  ou  la  brosse.  On  sait  quels  liens  d’amitié  unirent  Bembo  à Raphaël  et  à 
tant  d’autres  maîtres.  L’Arétin  se  piquait  de  compter  pour  amis  ou  clients  tous 
ceux  qui  jouissaient  de  quelque  notoriété;  hâtons-nous  d’ajouter  qu’il  prélevait 
sur  eux  le  tribut  le  plus  fructueux2 3.  Annibal  Caro  entretenait  des  relations  sui- 
vies avec  Michel-Ange,  Cellini,  Leone  Leoni,  Vasari,  qui  peignit  pour  lui  la 
Mort  d’Adonis,  et  la  sculptrice  Sophonisbe  Anguisciola.  A Florence,  Ben. 
Varchi  passait  sa  vie  dans  les  ateliers;  il  s’honorait  de  l’amitié  de  Michel-Ange 
et  du  Titien,  qui  nous  a laissé  son  portrait  (Musée  de  Vienne). 

Mais  les  conseils  officieux  ne  suffirent  plus  à l’ambition  des  critiques  d’art  : 
ils  s’érigèrent  en  conseillers  officiels.  L’Arétin  n’afficha-t-il  pas  la  prétention  de 
tracer  à Michel-Ange  le  programme  du  Jugement  dernier  (lettre  de  1 53 7)  ! Ses 
indications  n’ayant  pas  été  suivies,  il  écrivit  à l’artiste  l’inconvenante  épître 
dont  nous  avons  donné  ci-dessus  des  extraits  (p.  40-42). 

Chez  les  Farnèse,  l’intervention  du  « librettiste  » était  de  rigueur.  Annibal 
Caro  fut  désigné  par  eux  pour  diriger  Guglielmo  délia  Porta  dans  le  choix  des 
motifs  destinés  à figurer  sur  le  tombeau  de  Paul  III,  et  Taddeo  Zuccheri  dans 
le  programme  de  la  décoration  du  palais  de  CapraroleL  Un  autre  de  leurs 

1.  L’histoire  de  cette  dispute  célèbre  a été  retracée  dans  le  plus  grand  détail  par  C.  Mila- 
nesi,  dans  sa  préface  des  Traités  de  Cellini  (p.  xx  et  suiv.). 

2.  Les  artistes  à leur  tour  battaient  monnaie  sur  les  littérateurs.  Bernardino  Campi  se  fit  faire 
une  réclame  insigne  par  Lamo  dans  le  Discorso  intorno  alla  Scoltura  et  Pittura  (Crémone,  i58q). 

3.  Voy.  ce  programme  apud  Vasari,  t.  VIII,  p.  Il5  et  suiv. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


172 


protégés,  Fulvio  Orsini,  remplit  une  mission  analogue  dans  la  décoration  du 
palais  Farnèse  : il  fixa  les  sujets  que  Taddeo  Zuccheri  devait  traduire  en 
peinture 

Chez  les  Médicis,  le  rôle  de  conseiller  attitré  incomba  à Varchi  et  à Bor- 
ghini.  Le  premier  guida  Tribolo  dans  la  décoration  du  labyrinthe  de  Castello; 
le  second  élabora  le  programme  des  peintures  du  Palais  Vieux.  Rien  de  plus 
instructif  que  les  discussions  auxquelles  donna  lieu  ce  travail.  Le  grand-duc 

Cosme  demandait,  par 
exemple,  que  l’artiste 
montrât  comme  quoi 
Florence  n’avait  jamais 
été  subjuguée;  à quoi 
Borghini  répondait  que 
l’on  ne  pouvait  pas  re- 
présenter un  lait  négatif, 
et  proposait  par  contre 
de  peindre  l’apparition  de 
saint  Ambroise  au  mo- 
ment du  siège  de  la  ville 
par  Radagaise  et  l’arrivée 
de  Stilicon1 2.  Lorsque 
Jean  Bologne  lut  chargé 
d’exécuter  la  statue  de 
Cosme  Ier,  on  le  plaça 
sous  la  direction  de  Ber- 
nardo  Vecchietti. 

Paul  Jove  fut,  lui  aussi, 
un  grand  élaborateur  de 

Le  Type  de  Femme  chez  Bernardine  Luini.  Canevas.  Les  pcmtUlCS 

<*'  Monastero  Maggiore  » de  Milan.)  cju  „ran<j  salon  t|e  Poggio 

a Cajano  (voy.  p.  iqq),  pour  ne  citer  qu’un  exemple,  prirent  naissance  sur 
ses  indications. 

A Venise,  ce  fut  le  camaldule  Girolamo  Bardi  qui  désigna  les  sujets  des  pein- 
tures de  la  salle  du  Grand  Conseil,  au  palais  des  Doges. 

Quelques  littérateurs  poussèrent  l’intérêt  pour  l’art  jusqu’à  instituer  des 
expériences.  C’est  ainsi  que  Giovanni  délia  Casa  chargea  Daniel  de  Vol- 
terra  de  modeler  en  terre  un  David  vainqueur  de  Goliath,  puis  de  peindre 
les  deux  laces  opposées  de  cette  composition  sur  les  deux  côtés  d une 


1.  De  Nolhac,  la  Bibliothèque  tic  Fulvio  Orsini,  p.  i3.  — Sur  les  conseils  demandés  par  les 
peintres  aux  littérateurs,  voyez  en  outre  l’ouvrage  de  M.  Dejob  : De  l'influence  du  Concile  de 
Trente  sur  la  Littérature  et  les  Beaux-Arts,  p.  262-264. 

2.  Gave,  Cartcggio,  t.  III,  p.  148-1  5o,  181. 


L’ESTHETIQUE. 


17.3 


ardoise.  Cette  composition  orne  aujourd'hui,  comme  on  sait,  le  Musée  du 
Louvre. 

Aux  traités  d’esthétique  font  pendant  les  ouvrages  sur  la  théorie  ou  la  pra- 
tique des  différents  arts. 

Les  travaux  de  Léonard  de  Vinci  étaient  restés  inconnus  à ses  contemporains 
(le  Traité  de  Peinture  ne  vit  le  jour  qu’en  i65i).  D’autre  part,  ceux  de  Vasari 
( 1 55o—  1 568)  et  de  Cellini  ne  parurent  qu’après  que  la  dégénérescence  des 
Écoles  florentine,  romaine  et 
lombarde  fut  consommée.  Les 
artistes  de  la  période  dont  nous 
avons  à nous  occuper  se  virent 
donc  réduits,  sauf  les  architectes, 
à quelques  publications  absolu- 
ment secondaires. 

De  la  Perspective  et  de  1’ Ana- 
tomie il  a été  question  dans  le 
chapitre  précédent,  consacré  au 
réalisme  (p.  144-148).  Il  nous 
reste  ici  à passer  en  revue  les 
autres  sciences  auxiliaires  : les 
Proportions  et  la  Physionomie. 

Eu  égard  au  canon  de  la 
figure  humaine  (t.  II,  p.  188), 
chaque  école  procéda  empiri- 
quement plutôt  que  d’après  des 
règles  nettement  définies.  Nous 
voyons  les  unes  s’attacher  aux 
proportions  élancées,  tels  que  le 
Parmesan  et  Primatice,  d’autres  aux  proportions  trapues,  d’autres  encore,  tels 
que  les  Vénitiens,  aux  proportions  amples  et  robustes1. 

Parmi  les  essais  sur  la  Physionomie,  le  plus  curieux  est  celui  du  Napolitain 
G. -B.  Porta  : de  Hum.  Physiognomonia  ( 1 586).  Deux  siècles  avant  Grandvillc, 
cet  auteur  a rapproché  les  types  humains  les  plus  saillants  des  types  d’animaux 
correspondants,  quadrupèdes  ou  volatiles.  Mais  il  ne  s’est  pas  borné  à consulter 
la  nature  : il  a également  mis  à contribution  les  chefs-d’œuvre  classiques,  les 

1.  Les  principaux  ouvrages  consacrés  aux  proportions  sont  : YEdiJipo  del  Corpo  umano  de 
Fr.  Sansovino  (Venise,  i55o);  le  De  Cogiiitione  bominis  per  aspectum  de  M.  A.  Biondo  (Rome, 
.iSqq)  et  la  Fisiononiia  naturelle  de  Pintio  (Rome,  1 555)  ; Il  primo  Libre  ciel  Trattato  (telle  perfette 
Proportion!  de  le  cose  clic  imitai  e c ritrarre  si  possono  cou  Varie  ctel  disegno  de  Vinc.  Danti  (Florence, 
1367).  Quant  au  Traite  des  Proportions  de  Lomazzo,  il  n’est  connu  que  par  la  traduction  fran- 
çaise de  Pader,  publiée  à Cologne  en  1649. 


174 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


bustes  et  les  médailles.  Le  résultat  de  ses  recherches,  c’est  la  constatation  de 
l’influence  réciproque  de  l’âme  et  du  corps! 

On  trouvera  plus  loin,  dans  chacune  des  sections  spéciales,  l’analyse  des 
traités  consacrés  aux  différentes  branches  de  l’art. 


II 


En  même  temps  que  l’esthétique,  prend  naissance  la  Critique  d’art.  Le  véri- 
table créateur  du  genre,  il  n’est  pas  permis  d’en  douter,  est  cette  personnalité 
odieuse  et  ce  talent  éclatant  qui  s’appelle  Pietro  Aretino  ( 1 492—  1 55p) 1 . C’était 


un  juge  souverainement 
clairvoyant,  délicat,  élo- 
quent. Plus  que  tout 
autre  il  avait  le  droit 
d’affirmer  « qu’il  n’est 
pas  nécessaire  d’être  un 
homme  du  métier  pour 
parler  des  choses  de 
l’art  »\  Quand,  vers 
le  milieu  du  siècle,  les 
admirateurs  de  Michel- 

Type  humain  rapproché  d’une  tête  d'animal.  . , , 

D'après  le  Traité  de  Porta  ( 1 586) . Ange  commencèrent  a 

l’emporter  sur  ceux  de 

Raphaël,  ce  fut  un  acte  de  courage  de  la  part  de  l’Arétin  que  de  prendre  en 
main  la  défense  du  mort  contre  le  vivant.  Il  jugea  avec  tout  autant  d’impar- 
tialité le  talent  de  Sebastiano  del  Piombo,  dans  l’appréciation  duquel  il  sut  se 


1.  Dans  le  portrait,  fort  dégradé,  que  le  Titien  nous  a laissé  de  l’Arétin  (galerie  Pitti),  nous 
voyons  une  sorte  d’usurier  vénitien,  quelque  chose  comme  le  Shylok  de  Shakespeare.  J’ai  peine, 
pour  ma  part,  à y reconnaître  cette  âme  si  perverse  et  cet  esprit  si  raffiné,  le  pamphlétaire 
ignoble  et  le  poète  inspiré,  qui  écrivait  sous  son  portrait  : « Voici  mon  effigie  au  naturel,  afin 
que  vous  voyiez  avec  combien  de  courage  je  sais  parler  bien  du  bien  et  mal  du  mal  »,  et 
auquel  ses  ennemis  composèrent  cette  sanglante  épitaphe  : « Ci-gît  l’Arétîn,  dont  la  langue  a 
blessé  les  vivants  et  les  morts  : de  Dieu  seul  il  n’a  pas  dit  de  mal,  s’excusant  en  disant  qu’il 
ne  le  connaissait  pas.  » A mon  avis,  la  gravure  de  Marc  Antoine  (voy.  t.  II,  p.  6 1)  rend  seule 
cette  physionomie,  belle  comme  celle  du  Satan  de  Milton,  ce  front  large  et  puissant,  ces  yeux 
éclatants  et  cette  bouche  à la  fois  si  sensuelle  et  si  amère.  — Les  traits  de  l’Arétin  ont  été  en 
outre  reproduits  en  peinture  par  Sebastiano  del  Piombo  (Pinacothèque  d’Arezzo),  par  Al. 
Moretto  et  par  Salviati;  en  gravure  par  Caraglio  et  Enea  Vico;  en  sculpture  par  J.  Sansovino. 
Un  portrait  gravé  sur  bois  figure  dans  I Marwi  de  Doni  (Venise,  1 552)  et  dans  le  Promptuairc 
(édit,  de  i5p7,  p.  2.5o).  Sur  les  médailles  de  l’Arétin,  voy.  les  Médailleurs  de  Heiss  (Venise, 
p.  189,  pl.  IX).  — Nous  savons  aujourd’hui  que  l’Arétin  cultiva  la  peinture  avant  de  manier 
la  plume.  Voy.  Luzio,  Ficha  Aretino  nei  primi  suai  anni  a Veuespa  e la  carte  dei  Gon^aga.  Turin, 
1888.  — Archivio  storico  delV  A rte,  1889,  p.  3 1 1 . — Schultheiss  : Zeitschrift  fur  hild.  Kunst,  1891, 

p.  10,  5i. 

2.  Aretino,  édit,  de  186,8,  p.  14. 


garder  de  toute  exagération.  Quant  aux  Dosso,  portés  aux  nues  par  l’Arioste, 
il  n’hésita  pas  à les  traiter  avec  la  dernière  rigueur,  et  en  cela  il  ne  fut  pas 
moins  bien  inspiré. 

La  collection  d’œuvres  d’art  réunie  par  le  fameux  pamphlétaire  était  aussi 
précieuse  que  variée.  Elle  contenait  entre  autres  une  tête  de  cire  modelée  par 
Michel-Ange,  des  peintures  du  Titien,  de  Sebastiano  del  Piombo,  du  Par- 
mesan ( Vénus  avec  Cupidon , portrait  du  Parmesan  donné  à l’Arétin  par  Clé- 
ment VII  et  entré  plus  tard  dans  les  collections  de  Valerio  Vicentino  et 
d’Al.  Vittoria),  etc.,  etc. 

Aussi  libéral  que  cupide,  l’Arétin  n’hésitait  pas,  à l’occasion,  à faire  cadeau 
à ses  amis  ou  à ses  protecteurs  de  toiles  de  la  main  du  Titien;  témoin  ce  petit 
Saint  Jean-Baptiste  qu’il 
envoya  au  comte  Stam- 
pa,  gouverneur  du  châ- 
teau de  Milan,  en  l’ac- 
compagnant de  cette 
jolie  lettre  : « Regardez 
la  souplesse  des  cheveux 
annelés  et  la  charmante 
jeunesse  de  saint  Jean; 
regardez  ses  chairs  si 
bien  peintes  qui,  dans 
leur  fraîcheur,  ressem- 
blent à la  neiee  teintée 

o 

de  vermeil,  mais  émue 
par  les  battements  et  réchauffée  par  les  haleines  de  la  vie.  Du  cramoisi  du 
vêtement  et  du  pelage  de  la  fourrure,  je  n’en  parle  pas,  parce  qu’en  compa- 
raison le  vrai  cramoisi  et  le  vrai  pelage  paraissent  peints  et  ceux-là  sont 
vivants.  Et  l’agneau  qu’il  a dans  les  bras  a fait  bêler  une  brebis,  tant  il  est 
naturel!  A Venise,  le  8 d’octobre  MD  XXXI'  ». 

Personne  n’a  mieux  compris  que  l’Arétin  le  génie  du  Titien.  On  en  jugera 
par  cet  extrait  : « Je  tourne  mes  yeux  au  ciel.  Jamais,  depuis  que  Dieu  l’a  tait, 
ce  ciel  n’a  été  embelli  d’une  si  charmante  peinture  d’ombres  et  de  lumières! 
L’air  était  tel  que  le  voudraient  faire  ceux  qui  portent  envie  à Titien,  parce 
qu’ils  ne  peuvent  être  Titien...;  d’abord  les  bâtisses,  qui,  étant  en  vraie  pierre, 
semblent  pourtant  une  matière  transfigurée  par  artifice,  puis  le  jour,  qui,  en 
certains  endroits,  est  pur  et  vif,  et  en  d’autres  troublé  et  amorti.  Considérez 
encore  une  autre  merveille,  les  nues  épaisses  et  humides,  qui,  sur  le  principal 
plan,  descendaient  jusqu’aux  toits  des  édifices,  et  sur  l’avant-dernier  s’enfon- 
çaient derrière  eux  jusqu’au  milieu  de  leur  masse.  Toute  la  droite  était  d’une 


Type  humain  rapproché  d’une  tète  d’animal. 
D’après  le  Traité  de  Porta  ( 1 586) . 


I.  Lafenestre,  le  Titien,  p.  i_p. 


176 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


couleur  effacée  suspendue  dans  un  gris-brun  noir.  J’admirais  les  teintes  variées 
que  ces  nuages  étalaient  aux  yeux,  les  plus  voisins  tout  éclatants  de  flammes 
du  foyer  solaire,  les  plus  lointains  rougis  d’un  vermillon  moins  ardent.  Oh! 
les  beaux  coups  de  pinceau  qui  de  ce  côté  coloraient  l’air,  et  le  faisaient  reculer 
derrière  les  palais,  comme  le  pratique  Titien  dans  ses  paysages!  En  certaines 
parties  apparaissait  un  vert  azuré,  en  d’autres  un  azur  verdi,  véritablement 
mélangés  par  la  capricieuse  invention  de  la  nature,  maîtresse  des  maîtres.  C’est 
elle  ici  qui,  avec  des  teintes  claires  ou  obscures,  noyait  ou  modelait  des  tonnes 
selon  son  idée.  Et  moi  qui  sais  comme  votre  pinceau  est  l’âme  de  votre  âme, 
je  m’écrierai  trois  ou  quatre  fois  : Titien,  où  êtes-vous?1  » — N’est-il  pas 
impossible  de  mieux  rendre  avec  des  paroles  ce  que  le  Titien  s’efforcait  de 
peindre  avec  des  couleurs  ? 

Paul  Jove  ( 1 483- 1 552),  l’érudit  et  disert  évêque  de  Nocera,  ne  se  montrait 
pas  moins  bien  informé  des  choses  de  l’art.  Homme  de  cour  et  collectionneur 
ardent,  il  s’était  de  bonne  heure  trouvé  mêlé  à la  vie  d’une  série  de  grands 
artistes  : les  biographies  de  Léonard  de  Vinci,  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange, 
que  Tiraboschi  a publiées  d’après  ses  manuscrits,  donnent  une  idée  avanta- 
geuse de  ce  qu’aurait  été  ou  de  ce  qu’est  (car  on  ignore  si  son  travail  a été 
achevé  et  s’il  existe  encore)  le  recueil  de  vies  d’artistes  qu’il  avait  entrepris 
pour  faire  pendant  à ses  vies  de  capitaines  et  à ses  vies  de  savants  et  de  poètes2 3. 
En  tout  état  de  cause,  ce  fut  sur  ses  conseils  que  Vasari,  ainsi  qu’il  résulte  de 
son  propre  témoignage,  entreprit  la  rédaction  de  son  grand  ouvrage. 

Paul  Jove  s’est  créé  des  titres  non  moins  sérieux  à la  reconnaissance  de  la 
postérité  pour  avoir  formé  une  incomparable  galerie  de  portraits  dont  les  débris 
ont  enrichi  une  foule  de  musées.  Il  avait  divisé  sa  collection  en  trois  sections  : 
I.  Les  savants  et  les  poètes;  II.  les  artistes;  III.  les  souverains  pontifes,  rois, 
princes,  généraux,  etc.  Chacune  de  ces  sections  était  classée  dans  l’ordre  chro- 
nologique. En  i55o,  la  première  comprenait  à elle  seule  déjà  plus  de  deux 
cents  toiles". 

1.  La  traduction  de  ce  passage  est  due  à H.  Taine  ( Voyage  en  Italie,  t.  II,  p.  338).  — Nous 
pouvons  annoncer  comme  imminente  la  publication  d’une  monographie  dans  laquelle  M.  Pierre 
Gauthiez  étudie  plus  particulièrement  l’Arétin  dans  ses  rapports  avec  l’art  et  les  artistes. 

2.  Voy.  Frey,  il  Codice  Magliabecchiano  XVII;  17,  p.  lxii-lxxix. 

3.  le  crois  utile  de  réunir  ici  quelques  notes  sur  cette  inappréciable  galerie  iconographique, 
dans  laquelle  figuraient  les  copies  des  fresques  de  Piero  délia  Francesca,  le  portrait  de 
Mahomet  II  par  Gentile  Bellini,  le  portrait  de  l’Arétin  par  le  Titien,  et  tant  d'autres  chefs- 
d’œuvre.  Paul  Jove  avait  défendu  dans  son  testament  de  jamais  aliéner  les  objets  faisant  partie 
de  son  musée.  Néanmoins,  dès  le  commencement  du  xvir  siècle,  ainsi  qu’en  lait  foi  le  Lan  us 
de  Sig.  Boldoni  (1617),  la  collection  était  mise  en  coupe  réglée.  Cent  cinquante  ans  plus  tard, 
au  temps  de  Tiraboschi,  dont  la  Storia  délia  Lctteratura  Italiana  parut  de  1772  à 1782,  les  fres- 
ques, les  médailles,  les  statues,  les  ornements,  les  monuments  indiens  et  américains  avaient 
depuis  longtemps  disparu;  mais  la  majeure  partie  des  portraits  sur  toile  existait  encore,  à Conte 
même,  divisée  entre  les  deux  branches  de  la  famille  Giovio.  De  nos  jours,  M.  Yriarte  a retrouvé 
chez  des  membres  de  la  famille  plusieurs  épaves  intéressantes  ( Autour  des  Borgia,  p.  101). 


LA  CRITIQUE  D’ART. 


177 


Le  rôle  que  la  presse  joue  de  nos  jours  dans  la  discussion  des  œuvres  d’art 
contemporaines,  les  placards  le  jouaient  au  xvie  siècle.  Le  sculpteur  Bandinelli 
ne  pouvait  découvrir  l’une  ou  l’autre  de  ces  malencontreuses  statues  sans  pro- 
voquer un  déluge  de  satires,  en  vers  latins  ou  italiens;  avec  une  unanimité 
touchante,  poètes  et  prosateurs  s’unissaient  contre  ce  détracteur  du  grand 
Michel-Ange.  Un  bloc  de  marbre  qui  lui  était  destiné  tombait-il  dans  l’Arno, 
ils  affirmaient  que  le  marbre,  cer- 


tain d’être  estropié,  s’était  précipité 
de  désespoir  dans  le  fleuve.  L'Her- 
cule et  Cacus  était-il  débarrassé  de 
ses  voiles,  les  sonnets  de  pleuvoir 
sur  l’auteur  dru  comme  la  grêle. 
Personne  toutefois  ne  fit  une  cri- 
tique plus  pénétrante,  une  satire 
plus  amère  de  ce  groupe  qu’un  ar- 
tiste de  profession,  un  confrère, 
Benvenuto  Cellini;  le  sculpteur- 
orfèvre  prouva  en  cette  occasion 
que  sa  plume  était  aussi  acérée  que 
son  burin  était  fiévreux1. 

Les  peintures  de  la  coupole  du 
Dôme  de  Florence  par  Vasari  et  F. 
Zuccheri  ne  furent  pas  moins  mal- 
traitées que  le  groupe  de  Bandinelli. 


Buste  de  Baccio  Bandinelli,  par  lui-même. 
(Musée  du  Dôme  de  Florence.) 


1.  « ...  Si  l’on  coupait  les  cheveux  à 
ton  Hercule,  il  ne  lui  resterait  pas  assez 
de  tête  pour  contenir  sa  cervelle;  on  ne 
sait  pas  si  son  visage  est  celui  d’un  homme 
ou  d’un  lion  ou  d’un  bœuf;  sa  tête  n’est 
pas  à l’action,  elle  est  mal  attachée  au  cou, 
et  avec  si  peu  de  savoir  et  de  bonne  grâce, 
qu’on  ne  vit  jamais  rien  de  pareil;  les  deux 
épaules  ressemblent  aux  deux  paniers  d’un 
âne;  les  mollets  et  les  autres  muscles  11e  sont  pas  copiés  sur  la  nature  humaine,  mais  sur  un 
mauvais  sac  rempli  de  melons  que  l’on  aurait  appuyé  tout  droit  le  long  d’un  mur;  le  dos 
ressemble  à un  sac  de  courges  longues;  on  ne  sait  vraiment  de  quelle  manière  les  deux  jambes 
sont  attachées  à ce  torse  hideux,  ni  s’il  s’appuie  sur  l’une,  sur  l’autre,  ou  bien  sur  toutes  deux, 
comme  les  artistes  qui  savent  faire  quelque  chose  en  ont  donné  quelques  exemples.  On  voit 
bien  que  cette  statue  tombe  en  avant  de  plus  d’une  brasse,  ce  qui  est  la  plus  grande  et  la  plus 
insupportable  des  erreurs  que  commettent  ces  artistes  à la  douzaine,  gens  du  commun.  On  dit 
des  bras  qu’ils  pendent  tous  deux  sans  grâce,  et  qu’on  n’y  voit  pas  plus  d’art  que  si  jamais  tu 
n avais  vu  des  gens  nus  et  vivans;  que  la  jambe  droite  d’Hercule  et  celle  de  Cacus  n’ont  pas 
meme  un  mollet  à elles  deux,  car  si  l’une  s’éloignait  de  l’autre,  non  seulement  il  ne  resterait 
pas  assez  de  mollet  pour  toutes  deux  à l’endroit  où  elles  se  touchent,  mais  il  n’y  en  aurait  pas 
même  pour  une  seule.  On  dit  encore  qu’un  des  pieds  d’Hercule  est  en  terre,  et  que  l’autre 
semble  marcher  sur  du  feu.  » (B.  Cellini,  trad.  Farjane,  t.  I,  p.  172.) 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


I7o 


Lasca,  dans  le  long  poème  qu’il  leur  a consacré,  les  appelle  la  « maggior 
gagliofferia  » qui  ait  jamais  été  faite. 

L’exemple  de  Cellini  suffirait  à établir  que  les  artistes  ne  s’interdisaient  en 
aucune  façon  la  critique  d’art;  toutefois,  c’était  à peu  près  uniquement  sous 
la  forme  orale  qu’ils  produisaient  leurs  observations.  Les  Florentins  étaient 
redoutés  pour  leur  causticité,  et  l’on  comprend  qu’une  nature  généreuse  telle 
que  Jacopo  Sansovino  ait  fini  par  prendre  en  dégoût  la  rage  de  discussion  et  de 
dénigrement  propre  à ses  compatriotes.  « Il  faut  agir  avec  la  main,  non  avec  la 
langue,  disait-il  à Bandinelli;  il  ne  suffit  pas  de  dessiner  sur  le  papier,  il 
faut  encore  savoir  dessiner  sur  le  marbre.  » 

En  vrai  Florentin,  Michel-Ange  abusait  des  boutades,  et  d’ordinaire  il 
emportait  la  pièce.  Ses  bons  mots  sont  innombrables;  il  y montra  plus  d’im- 
pertinence encore  que  d’esprit.  C’est  ainsi  qu’en  voyant  le  tableau  qu’Ugo  da 
Carpi  avait  peint  sans  pinceaux,  il  dit  en  ricanant  : « Il  aurait  mieux  valu  qu’il 
se  fût  servi  du  pinceau  et  qu’il  eût  fait  une  œuvre  meilleure  ». 

Les  esthéticiens  et  les  critiques  d’art  s’adressaient  avant  tout  à leurs  contem- 
porains, aux  artistes  non  moins  qu’au  public,  dont  ils  prétendaient  diriger  le 
goût.  Plus  désintéressés,  les  biographes  et  les  historiens  d’art  travaillaient  en 
vue  de  la  postérité. 

Giorgio  Vasari  passe  à bon  droit  non  seulement  pour  l’historien  par  excel- 
lence de  l’art  italien,  mais  encore  pour  le  créateur  de  I’Histoiiœ  de  l’Art1. 
Sans  doute,  avant  lui  quelques  tentatives  avaient  été  laites  pour  retracer  les 
glorieuses  conquêtes  réalisées  par  l’Ecole  italienne  dans  le  court  espace  de- 
temps  compris  entre  le  xnP  et  le  xvr  siècle.  Messire  George  cite  lui-même, 
comme  lui  ayant  fourni  d’utiles  indications,  Ghiberti  (dont  on  a publié  il 
y a une  trentaine  d’années  les  Commentaires );  Domenico  Ghirlandajo,  dont 

i.  L’ouvrage  de  Vasari  a paru  pour  la  première  fois  en  i55o,  puis  de  nouveau  en  1 568, 
dans  une  édition  beaucoup  plus  complète,  enrichie  de  portraits  gravés  par  Cristofano  Coriolano. 
Au  xvni8  siècle,  Bottari  (1759)  et  le  P.  délia  Valle  (179 7)  en  ont  donné  des  éditions  dont  cer- 
taines notes  peuvent  encore  être  consultées  avec  fruit.  L’édition  Lemonnier,  publiée  de  1846  à 
18.07  à Florence,  chez  l’éditeur  de  ce  nom,  par  MM.  Fini,  C.  et  G.  Milanesi,  Marchese  et  Sel- 
vatieo,  se  distingue  par  l’abondance  des  additions  et  corrections.  Peut-être  même  les  annota- 
teurs se  sont-ils  parfois  laissé  emporter  trop  loin  par  le  désir  de  reprendre  et  de  rectifier  leur 
auteur.  La  dernière  en  date  des  éditions  de  Vasari,  celle  qui  a été  publiée  à Florence  chez  San- 
soni,  par  M.  Gaetano  Milanesi,  de  1878  à i885,  résume  les  travaux  antérieurs  et  apporte  une 
ample  moisson  de  découvertes  nouvelles. 

Les  Vies  de  Vasari  ont  été  traduites  en  allemand  par  Schnorr  et  Fœrster  (Stuttgart,  18.82- 
1849,  8 vol.);  en  anglais  par  M.  Forster  (Londres,  1888,  6 vol.);  en  français  par  Leclanché 
(Paris,  1889-1842,  10  vol.),  dont  on  ne  saurait  consulter  le  travail  avec  trop  de  défiance;  en  effet, 
dans  les  derniers  volumes  surtout,  il  a retranché  des  passages  entiers,  contenant  des  indica- 
tions du  plus  vif  intérêt,  par  exemple  dans  la  biographie  de  J.  Sansovino,  de  même  qu’il  a 
oublié  de  traduire  les  « proemii  » placés  en  tête  de  chaque  livre.  Quant  à ses  commentaires 
et  à ceux  de  son  ami  Jeanron,  ils  sont  absolument  à côté  et  parfois  véritablement  bouffons. 
On  en  peut  dire  autant  des  portraits  dessinés  par  Jeanron  : ce  sont  des  travestissements,  des 
caricatures  dépourvues  de  toute  précision  et  de  toute  saveur. 


VASARI  ET  L’IIISTOIRE  DE  L’ART. 


79 


M.  Milanesi  croit  retrouver  le  travail  remanié  et  complété  dans  un  manuscrit 
de  la  Bibliothèque  nationale  de  Florence1;  enfin  Raphaël  d’Urbin,  dont  nous 
ne  possédons  plus  que  l’admirable  rapport  adressé  à Léon  X sur  les  antiquités 
de  Rome.  Mais  que  sont  ces  travaux,  tous  fragmentaires,  comparés  au  mer- 
veilleux ensemble  des  Vite  de  pi  à eccellenti  Arcbitetti,  Pittori  e Scultori!  L’Italie 
peut  le  proclamer  fièrement  : il  n’existe  dans  aucune  littérature  un  recueil 
aussi  riche  de  faits  et  d’idées,  aussi  nourri,  aussi  vivant.  Il  a fallu,  pour  créer 
cette  œuvre  monumentale,  non  seulement  un  véritable  tempérament  d’écri- 
vain et  d’érudit,  mais  encore  le  concours  de  circonstances  exceptionnelles  : 
composées  trente  années  plus  tôt  ou  trente  années  plus  tard,  les  Vite  ne  pré- 
senteraient plus  qu’un  intérêt  secondaire.  Dans 
la  première  hypothèse,  Vasari  n’aurait  pas  pu 
connaître  encore  tous  ces  grands  artistes  qui  ont 
imprimé  à l’art  italien  sa  consécration  suprême; 
dans  la  seconde,  il  n’aurait  plus  compris  les  glo- 
rieux précurseurs  du  xive  et  du  xv1'  siècle.  Remer- 
cions le  destin  qui  l’a  fait  naître  à un  moment 
où  l’on  prononçait  avec  un  égal  respect  le  nom 
de  Giotto  et  celui  de  Michel-Ange,  où  les  esprits 
étaient  assez  larges  et  assez  généreux  pour  associer 
dans  une  commune  admiration  les  émus  de  la 
première  et  les  virtuoses  de  la  seconde  Renaissance. 

L’intolérance,  hélas!  ne  vint  que  trop  vite  : 
pour  les  critiques  de  la  génération  suivante, 
les  maîtres  que  nous  appelons  les  « Primitifs  » sont  déjà  des  gothiques. 

Chez  Vasari,  même  impartialité  pour  les  écoles  que  pour  les  époques2.  Cet 
Italien  de  la  Renaissance,  à qui  on  a reproché  d’avoir  sacrifié  les  artistes  des 
différentes  parties  de  la  Péninsule  à la  gloire  des  Florentins,  trouve  des  paroles 
éloquentes  pour  louer  Jean  van  Eyck,  Rogier,  Memling,  Dtirer,  Lucas  de  Leyde 
et  tant  d’autres  « oltremontani  ».  Il  a entendu  parler  de  Jehan  Fouquet,  qu’il 
qualifie  de  très  célèbre  peintre  : « assai  lodato  pittore  ».  Les  estampes  de  Martin 
Schœn,  qu’il  a étudiées  en  détail,  lui  semblent  de  toute  beauté,  quoiqu’il  con- 

1.  M.  de  Fabriczy  a soumis  ce  recueil  à une  analyse  approfondie  dans  VArcbivio  storico  ita- 
tiano  (1891,  t.  VII,  p.  299-368).  — Voy.  aussi  Strzygowski,  Citnabm  and  Rom,  p.  7-42.  — Frey, 
il  Codice  Magliabecchiano,  cl.  XVII,  17.  Berlin,  1892.  — Le  même,  il  Libro  di  Antonio  Billi. 
Berlin,  1892. 

2.  Dés  le  x\T  siècle,  l’honnête  et  judicieux  Vasari  était  violemment  attaqué  par  Condivi,  par 
Lamo  à propos  de  Camillo  Boccacino  ( Discorso  intorno  alla  Scoltura  cl  Pittura  ; i58q,  p.  3a,  3g 
et  passim),  par  Fr.  Zuccheri,  puis  par  les  Carrache.  Il  n’a  pas  été  moins  maltraité  par  les  auteurs 
modernes.  C.  Cantù  porte  sur  son  œuvre  un  arrêt  d’une  sévérité  injustifiable  (t.  VIII,  p.  1 35) ; 
M.  Paul  Bourget,  dans  ses  Sensations  d'Italie,  qualifie  ses  biographies  d’  « informes  esquisses  ». 
Peu  importe  : malgré  des  taches  (1  attitude  peu  correcte  vis-à-vis  de  Condivi,  dont  il  s’appropria 
les  renseignements  sans  le  citer),  malgré  des  lacunes,  son  recueil,  si  abondamment  documenté, 
si  impartial,  si  ému,  vivra  autant  que  les  maîtres  auxquels  il  a consacré  sa  plume. 


Portrait  de  Vasari. 
D’après  la  gravure  publiée 
dans  son  recueil. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


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State  dans  celles  de  Durer  une  science  du  dessin  et  une  puissance  d’invention 
plus  grandes.  A ses  yeux  l’étranger  n’est  pas  un  ennemi,  comme  il  devait  le 
devenir  dans  la  suite  pour  la  plupart  de  ses  compatriotes  : hospes,  hostis.  Il  ne 
connaît  pas  de  frontières  en  matière  d’art  et  admire  le  talent  sous  quelque  lati- 
tude qu’il  se  manifeste. 

Enfant  de  son  siècle,  Vasari  en  a les  défauts  comme  les  qualités.  Ne  lui  deman- 
dons pas  la  sûreté  de  la  méthode,  la  rigueur  de  la  critique,  la  précision,  qui 
n’ont  été  introduites  dans  l’histoire  de  l’art  que  par  la  science  moderne,  par 
les  Emeric  David,  les  Rumohr,  les  Gaye,  les  de  Laborde,  les  Milanesi.  N’ou- 
blions pas  surtout  qu’il  était  avant  tout  un  artiste  et  non  un  savant.  L’érudition 
était  alors  dans  l’enfance  : c’est  à peine  si  l’on  se  doutait  de  la  nécessité  de 
diviser  un  volume  en  chapitres  et  les  chapitres  en  paragraphes;  de  s’attacher, 
dans  un  exposé  historique,  à l’ordre  des  temps,  etc.  Ah!  si  Vasari  avait  joint 
à ses  biographies  de  ces  « albcrctti  genealogici  »,  de  ces  « prospetti  cronolo- 
gici  »,  compilés  au  prix  de  tant  d’efforts  par  ses  annotateurs  modernes,  quel 
service  il  aurait  rendu  à lui-même  et  à la  postérité!  Mais  le  brave  homme  ne 
se  doutait  pas  que  l’on  serait  un  jour  si  curieux,  que  l’on  pousserait  l’indis- 
crétion jusqu’à  demander  à chaque  artiste  les  actes  de  son  état  civil,  le  texte 
des  contrats  passés  par-devant  notaire  avec  ses  clients,  et,  au  besoin,  des  docu- 
ments plus  compromettants  encore.  Il  cherchait  à faire  comprendre,  à frire 
aimer,  ceux  dont  il  retraçait  la  vie  et  les  travaux,  et  pour  y réussir  il  croyait 
devoir  avant  tout  nous  intéresser  à eux.  Pouvait-il  deviner  que  la  postérité  lui 
ferait  un  crime  d’avoir  quelque  peu  arrangé  ses  récits,  d’avoir  ajouté,  pour  les 
animer,  des  traits  qui  n’étaient  pas  constatés  par  des  pièces  authentiques, 
d’avoir  interverti  — simple  histoire  de  ménager  une  transition!  — l’ordre 
des  dates  et  manqué  de  respect  à la  chronologie!  La  chronologie,  telle  est  en 
effet  la  partie  faible  de  son  recueil;  sans  ces  maudites  dates,  que  d’erreurs  en 
moins! 

Ces  lacunes  nous  autorisent-elles  à traiter  Vasari  de  menteur  et  de  faus- 
saire, à refuser  toute  créance  à ses  récits  en  tant  qu’ils  ne  sont  pas  corroborés 
par  d’autres  témoignages  plus  probants?  En  aucune  façon.  L’auteur  des  Vite 
me  fait  penser  à certains  écoliers,  qui  ne  sont  pas  les  moins  instruits  de  leur 
classe,  mais  que  leur  timidité,  leur  gaucherie  empêche  de  bien  réciter  leur 
leçon.  Prenez-les  par  la  douceur,  ils  vous  diront  tout  ce  qu’ils  savent.  Menacez- 
les,  violentez-les,  vous  n’en  tirerez  rien.  Il  faut  relire  souvent  ses  récits,  les 
méditer  avec  indulgence,  se  résoudre  au  métier  de  glossateur;  on  sera  ample- 
ment dédommagé  de  sa  peine.  Même  dans  les  passages  où  il  s’est  le  plus  mani- 
festement trompé,  il  y a presque  toujours  un  grain  de  vérité;  plus  d’une  des 
confusions  faites  par  lui  nous  mettent  sur  la  voie  de  découvertes  nouvelles, 
et,  en  fin  de  compte,  c’est  de  son  côté  que  passeront  les  rieurs.  Les  annotateurs 
de  l’édition  Lemonnier,  et  d’autres  encore,  en  ont  bien  fait  l’expérience. 


VASARI  ET  L'HISTOIRE  DE  L'ART. 


1 8 1 


Le  plus  grave  reproche  que  l’on  puisse  adresser  à Vasari,  c’est  de  n’avoir  pas 
toujours  indiqué  ses  sources,  de  n’avoir  pas  mis  ses  lecteurs  à même  de  vérifier 
ses  assertions.  Mais  a-t-il  été  seul  à user  de  ce  procédé  antiscientifique,  qui 
s’est  perpétué  jusqu’en  plein  xix1'  siècle?  Ne  le  prenez  d’ailleurs  pas  au  mot 
quand,  au  lieu  de  s’en  référer  à quelque  document  écrit,  il  se  borne  à employer, 
comme  l’a  fait  remarquer  Fiorillo  dans  un  ingénieux  travail,  les  expressions 
de  « dicono,  dicono  alcuni,  si  dice,  secondo  che  si  dice,  dicesi,  secondo  che 
ho  sentito  ragionare  »,  etc.,  etc.  En  réalité,  dans  ces  biographies  qui  ne 
paraissent  reposer  que  sur  la  tradition  orale,  il  y a des  « dessous  » préparés 
avec  une  rare  conscience.  La  poussière  des  archives  n’avait  rien  qui  effrayât 
Messire  Georges;  il  raconte  lui-même  que,  pour  réunir  les  matériaux  de  son 
travail,  il  fit  non  seulement  appel  aux  souvenirs  des  personnes  âgées,  mais 
qu’il  consulta  encore  « diversi  ricordi  e scritti  lasciati...  in  preda  délia  pol- 
vere  e cibo  de’  tarli  ». 

Les  sources  utilisées  par  le  biographe  toscan  sont  des  plus  variées.  Tout 
d’abord,  il  se  sert  du  témoignage  des  monuments  eux-mêmes,  sur  lesquels  il 
manque  rarement  de  relever  les  monogrammes,  dates  et  épigraphes  tracés  par 
leurs  auteurs.  Les  inscriptions  funéraires  aussi  lui  sont  d’un  grand  secours.  11 
complète  ses  informations  au  moyen  de  ces  dessins  de  maîtres,  qu’il  collec- 
tionnait avec  tant  d’ardeur  pour  son  Libro  de  disegni,  et  qui,  dispersés  dans  les 
musées  et  galeries  du  monde  entier,  se  reconnaissent  aujourd’hui  encore  aux 
bordures,  passablement  contournées,  dont  il  les  a ornés  de  sa  main. 

Parmi  les  poètes,  littérateurs  ou  historiens  mis  à contribution  par  Vasari,  il 
faut  citer  en  première  ligne  Dante  et  ses  commentateurs  Sandro  Botticelli  et 
Luca  Martini,  le  chroniqueur  Jean  Villani,  Pétrarque,  Boccace,  Sacchetti, 
Biondo  da  Forli,  l’auteur  de  Yltalia  ilhistrala,  Giannozzo  Manetti,  le  biographe 
du  pape  Nicolas  V,  Politien,  l’Arioste,  Annibal  Caro,  Bembo,  Alciat,  Giovanni 
délia  Casa,  Scaliger,  Budée,  Sannazar,  etc.,  etc.1.  Si  l’on  ajoute  à ces  noms 
ceux  des  auteurs  de  l’antiquité  dont  il  a étudié  les  oeuvres,  on  se  rendra  aisé- 
ment compte  de  l’étendue  de  ses  connaissances  historiques  et  littéraires. 

A cette  érudition  générale,  digne  du  siècle  qui  a vu  l’humanisme  atteindre  à 
son  apogée,  se  joint  un  dépouillement  très  complet  de  tous  les  écrits  spéciaux 
relatifs  a la  théorie  de  l’art  ou  à la  biographie  des  artistes.  Vasari  a connu  et 
utilisé  les  travaux,  alors  en  grande  partie  inédits,  de  Cennino  Cennini,  de  Ghi- 
berti,  de  L.-B.  Alberti,  de  Filarete,  de  D.  Ghirlandajo,  de  Francesco  di 
Giorgio  Martini,  de  Piero  délia  Francesca,  de  Luca  Pacioli,  de  Léonard  de 
\ inci,  de  Raphaël,  de  Serlio,  de  Labacco,  de  Vignole,  de  Jean  Cousin,  de  Ben- 
venuto  Cellini,  etc. 

Après  le  tour  des  bibliothèques,  vient  celui  des  archives.  Vasari  a particuliè- 
rement exploré  celles  de  la  Toscane,  qui  lui  ont  fourni  les  documents  les  plus 

I.  Sur  les  sources  de  \ asari,  voy.  Fiorillo,  Klcinc  Schnftcii  artistiscben  InbciJls , t.  I,  p.  8.3-98. 


182 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


précieux.  Aux  archives  de  l’Académie  de  Saint-Luc  il  a demandé  le  « Libre»  délia 
compagnia  degli  uomini  del  disegno  »,  si  riche  en  renseignements  sur  les 
débuts  de  l’École  florentine;  aux  archives  de  Santa  Maria  Novella  une  vieille 
Chronique,  dans  laquelle  il  était  question  de  Gaddo  Gaddi;  à celles  de 
l’œuvre  du  Dôme  les  éléments  de  la  biographie  de  Brunellesco,  etc.  A Pise, 
à Prato  et  dans  d’autres  villes  encore,  il  a compulsé  tantôt  les  pièces  comp- 
tables des  fabriques,  tantôt  les  minutes  des  notaires  ou  les  actes  judi- 
ciaires. 

Une  correspondance  multiple  le  tenait  au  courant  des  travaux  exécutés  non 
seulement  en  Italie,  mais  encore  à l’étranger.  Que  d’indications  précieuses  ne 
lui  doit-on  point,  par  exemple,  sur  l’histoire  de  la  colonie  italienne  Axée  à 
Fontainebleau!  N’est-ce  pas  aussi  à lui  que  nous  sommes  redevables  de  la 
publication  des  lettres  si  importantes  de  Dominique  Lampsonius,  de  Liège,  sur 
les  artistes  flamands  ! Si,  dans  son  ardeur  de  compilateur,  Vasari  accueillit  par- 
fois trop  légèrement  les  communications  de  certain  mauvais  plaisant,  qui  eut 
plus  tard  l’impudence  de  se  vanter  de  ses  supercheries,  en  revanche  il  n’hési- 
tait pas  à se  rectifier  lui-même  toutes  les  lois  que  l’occasion  s’en  présentait.  Il  le 
prouva  bien  en  insérant  presque  intégralement  dans  sa  seconde  édition  le  tra- 
vail dans  lequel  Ascanio  Condivi  de  Ripatransone  avait  entrepris,  non  sans 
aigreur,  de  compléter  et  de  corriger  les  pages  que  son  rival  avaient  précédemment 
consacrées  à Michel-Ange1. 

Un  mot  encore  pour  caractériser  l’œuvre  grandiose  entreprise  par  Vasari  : 
en  vrai  historien,  il  se  rend  compte,  avec  une  netteté  parfaite,  de  l’évolution 
des  styles.  Par  contre,  il  néglige  l’influence  des  milieux  et  tient  avant  tout 
compte  de  la  toute-puissance  du  génie  ou  des  caprices  de  la  nature,  « cette 
mère  généreuse,  qui  prodigue  parfois  ses  dons  les  plus  rares  aux  contrées  qui 
jusqu’alors  en  avaient  été  sevrées.  » (Vie  de  Pordenone.) 

A côté  de  Vasari,  une  mention  des  plus  élogieuses  doit  être  accordée  à ce 
connaisseur  si  fin,  le  Vénitien  Marc  Antonio  Michiel  (f  1 5 5 2 ) , l’auteur  de 
l’inappréciable  inventaire  publié  en  1800  par  l’abbé  Morelli  sous  le  titre 
d ’Anonimo,  et  plusieurs  fois  réimprimé  depuis  (voy.  t.  II,  p.  291).  Ce  ne  sont 
que  des  notes  sans  prétention,  mais  de  quelle  sûreté  de  goût  ne  témoignent- 
elles  pas2? 

1.  Comparé  à Vasari,  Condivi  (f  1574),  qui  était  sculpteur  de  son  métier,  mérite  à peine 
une  mention  : ses  récits  et  ses  descriptions  sont  dépourvus  de  tout  art. 

2.  Dans  le  Dialogo  di  Pittura  de  Paolo  Pini  (Venise,  i5q8),  les  souvenirs  de  l’antiquité 
écrasent  littéralement  l’auteur  et  l’empêchent  de  voir  ce  qui  se  passe  autour  de  lui.  A peine  si 
quelques  considérations  sur  les  rapports  de  l’art  avec  la  nature  méritent  d’être  relevées.  — Le 
médecin  et  polygraphe  vénitien  Michelangelo  Riondo  (1497-1.570)  n’a  fait  preuve,  dans  son 
traité  Délia  nobilissiwa  Pittura  (Venise,  1.549),  ni  de  goût  ni  de  science.  Il  prend  Phidias  et 
Praxitèle  pour  des  peintres  (chap.  V)  et  attribue  à Mantegna  la  Cène  de  Léonard  de  Vinci!  Les 
informations  qu’il  donne  sur  les  artistes  du  xvie  siècle  sont  aussi  vagues  que  les  appréciations 
sont  banales. 


VASARI  ET  L’IIISTOIRE  DE  L’ART. 


1 83 


Les  successeurs  de  Vasari  ne  firent  preuve  ni  de  la  même  largeur  de  vues  ni 
de  la  même  précision,  sans  compter  qu’ils  vécurent  sur  le  richissime  fonds 
réuni  par  leur  initiateur.  Quels  insipides  bavardages,  par  exemple,  que  les 
Traités  du  peintre  milanais  Lomazzo  ( 1 538  ?-i  5qi)  ! L’excuse  de  l’auteur  est 
dans  le  malheur  qui  le  frappa  presque  au  sortir  de  l’adolescence  : il  perdit  la 
vue  à l’âge  de  trente-trois  ans. 

Vis-à-vis  des  œuvres  du  passé,  j’entends  du  xvc  siècle  et  du  moyen  âge,  les 
historiens  de  l’art  aussi  bien  que  les  artistes  professèrent  quelque  temps  encore 
l’éclectisme  préconisé  par  Vasari,  sauf  en  ce  qui  concerne  l’architecture.  Cette 
différence  d’attitude  s’explique  : la  Renaissance  ayant  commencé  par  la  réaction 
contre  l’architecture  gothique,  il  était  tout  naturel  que  les  monuments  de  ce 
style  fussent  dès  le  début  jugés  avec  sévérité  (t.  I,  p.  382;  t.  II,  p.  3iq).  Aussi 
n’est-il  pas  de  sarcasmes  que  les  Serlio,  les  Varchi,  les  Cellini  (qui  qualifie  le 
gothique  de  « una  maniera  di  Todeschi  »)  ne  leur  prodiguent.  Le  style 
gothique  conservait  toutefois  encore,  ainsi  qu’il  sera  dit  plus  loin,  quelques 
sympathies  dans  le  peuple. 

En  ce  qui  touche  les  monuments  de  la  sculpture  et  de  la  peinture,  la  Renais- 
sance du  xvie  siècle  témoigna  jusqu’à  la  fin  d’un  esprit  de  tolérance  qui  l’ho- 
nore.  Giotto  conserva  longtemps  encore  des  admirateurs.  A plus  forte  raison 
les  fondateurs  de  l’École  florentine,  les  rénovateurs  de  l’art,  les  Donatello  et  les 
Masaccio,  continuèrent-ils  de  compter  un  peuple  d’admirateurs.  Il  faut  lire, 
dans  la  biographie  de  Perino  del  Vaga,  les  marques  d’admiration  prodiguées 
par  les  artistes  florentins  aux  fresques  du  Carminé.  Cellini  parle  en  toute 
occasion  de  Donatello  avec  l’émotion  la  plus  profonde1. 

Ce  ne  tut  que  vers  la  fin  du  siècle  que  le  point  de  vue  se  modifia.  Arme- 
nino,  dont  les  Precetti  délia  Pittura  parurent  en  1687,  tourne  en  ridicule  les 
peintures  comprises  entre  Giotto  et  le  Pérugin2. 

III 

Pour  achever  de  déterminer  les  conditions  dans  lesquelles  s’élaborait  l’œuvre 
d’art,  il  nous  reste  à jeter  un  coup  d’œil  sur  la  vie  même  des  artistes,  depuis 
leur  début  dans  l’atelier  de  leur  premier  maître  jusqu’à  la  fin  de  leur  carrière, 
jusqu’aux  honneurs  académiques,  jusqu’aux  obsèques  solennelles. 

Pendant  cette  période  encore  I’Apprkntissage  fut  le  seul  moyen  d’enseigne- 

1.  I Trattati,  p.  219  et  à la  table. 

2.  « Le  infinité  stranissime  dipinture  fatte  sui  mûri  di  moite  chiese  veechie,  e quei  fantucci 
cosi  mal  fatti  in  campo  d’oro,  elle  si  vedono  sparsi  in  moite  tavole  per  tutta  l’Italia...  Quegli 
antichi  pittori,  elle  furono  dall’  età  di  Giotto  fino  a quella  di  Pietro  Perugino...  operando  secondo 
la  debolezza  di  quei  tempi.  » (Édit.  Ticozzi,  p.  204.  Cf.  p.  1,  2.)  Voy.  aussi  Baldi  (f  1617),  Versi 
c prose,  p.  .Spa-SpS,  et  Redtenbacher,  die  Architelttur  der  Renaissance,  p.  19-21. 


1 84 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


ment  en  honneur  d’un  bout  à l’autre  de  l’Italie.  L’empirisme  continuait  de 
l’emporter  sur  les  études  méthodiques  et  théoriques.  Celles-ci  ne  commencèrent 
à prendre  quelque  crédit  qu’après  l’établissement  de  l’Académie  de  Florence. 

Par  contre,  l’apprentissage  préliminaire  de  l’orfèvrerie  fut  de  plus  en  plus 
délaissé  (t.  II,  p.  19 1).  Un  orfèvre  se  faisant  sculpteur,  tel  que  Cellini,  passait 
déjà  pour  une  exception  et  éveillait  de  la  méfiance  chez  ses  nouveaux 
confrères. 

Jusqu’à  l’extrême  limite  de  la  Renaissance  l’apprentissage  conserva  son  carac- 
tère de  semi-domesticité  et  de  semi-adoption.  C’est  ainsi  que  Bernardino, 
l’élève  de  Cellini,  bêchait  son  jardin,  pansait  son  cheval  et  faisait  tout  le  ser- 
vice de  la  maison.  D’autre  part,  combien  d’artistes  ne  substituèrent  pas  le 
nom  de  famille  de  leur  maître  à leur  propre  nom! 

La  fondation  à Florence  de  la  célèbre  Académie  du  dessin,  en  1 563,  marqua 
une  évolution  nouvelle.  Ce  n’était  pas  seulement  une  institution  honorifique, 
ouverte  à tous  ceux  qui  s’occupaient  d’art  à quelque  titre  que  ce  fût;  c’était 
en  même  temps  un  établissement  d’instruction.  Un  article  du  règlement  porte 
que  les  anciens  sont  tenus  de  donner  des  conseils  aux  jeunes  gens  qui  leur  en 
demandent.  Il  ne  restait  qu’un  pas  à franchir  pour  arriver  à l’établissement  de 
cours  et  de  conférences,  bref  à l’enseignement  officiel1. 

A côté  des  études  professionnelles  les  études  littéraires  tendent  à gagner  en 
importance  : le  niveau  intellectuel  s’élève  de  génération  en  génération.  Que  de 
noms  à ajouter  sur  la  liste  des  artistes-littérateurs  que  nous  avons  dressée  pour 
l’Age  d’Or  (t.  II,  p.  5q)!  Le  sculpteur  Cattaneo  Danese,  qui  se  signala  comme 
poète;  le  peintre  Pordenone,  fort  versé  dans  la  littérature  latine;  Antonio 
Campi  de  Cremone,  auteur  d’une  histoire  de  sa  ville  natale  (i585);  l’architecte 
Pirro  Ligorio,  qui  s’est  fait  un  nom,  d’ailleurs  tristement  fameux  comme 
archéologue  et  comme  épigraphiste  (il  a fabriqué  une  foule  d’inscriptions 
fausses);  le  graveur  Enea  Vico,  un  des  maîtres  de  la  numismatique!  Le  Rosso, 

1 . Jacopo  Sansovino,  Perino  Buonaccorsi,  qui  adopta  le  nom  de  del  Vaga,  Battista  del  Cava- 
lière, ainsi  appelé  parce  qu'il  avait  été  élève  du  Cavalière  Baccio  Bandinelli,  Michèle  di  Ridolfo, 
l’élève  de  Ridolfo  Ghirlandajo,  Alessandro  Allori,  surnommé  Bronzino,  en  souvenir  d’Agnolo' 
Bronzino,  et  tant  d’autres. 

LTn  apprenti  ou  un  compagnon  venait-il  à quitter  son  maître  ou  son  patron,  l’agrément  de 
celui-ci  était  nécessaire  pour  qu’il  pût  entrer  dans  un  autre  atelier.  Un  Cellini  lui-même  observa 
cette  règle  le  jour  où  il  prit  chez  lui  Ascanio;  mais  il  entendait  que  l’on  en  agît  de  même  vis- 
à-vis  de  lui,  et  il  faillit  en  coûter  cher  à son  confrère,  l’orfèvre  espagnol  Francesco,  pour  avoir 
repris  le  même  Ascanio  sans  la  permission  spéciale  de  l’irascible  Cellini. 

Plusieurs  gravures  du  temps  nous  initient  aux  mœurs  des  ateliers  de  la  Renaissance;  nous 
y voyons  la  jeunesse  appliquée  à toutes  sortes  d’études  : le  squelette,  le  mannequin,  les  mou- 
lages d’après  l’antique  alternent  avec  le  modèle  vivant. 

L’aménagement  de  ces  ateliers  était  l’objet  d’une  sollicitude  croissante  (voy.  t.  II,  p.  Sya). 
Le  Tintoret  donna  des  soins  particuliers  à la  construction  du  sien;  il  eut  en  outre  recours 
à toutes  sortes  d’artifices  pour  obtenir  des  effets  de  lumière  des  plus  raffinés  (Ridolfi,  Délie 
Mamviglie  àelV  A rtc,  t.  II,  p.  y). 


Un  Atelier  italien  au  xvi"  siècle,  d'après  la  gravure  de  Bertelli. 


E.  Münlz. 


111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


■4 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


186 


au  moment  de  partir  pour  la  France,  se  crut  obligé  d’apprendre  le  latin,  afin 
de  paraître  honorablement  à la  cour  du  souverain  étranger.  D’autres  — et  ils 
sont  nombreux  (voy.  t.  II,  p.  194)  — se  piquent  de  chanter  ou  de  jouer  du 
luth. 

Le  voyage  — je  devrais  dire  le  pèlerinage  — à Rome  complétait  ces  études  ; 
il  devint  obligatoire  pour  tout  artiste  qui  se  respectait.  On  n’approchait  de  la 
cité  sainte  qu’avec  une  sorte  de  vénération  religieuse,  comme  nous  le  voyons 
par  l’exemple  de  Pierino  da  Vinci,  qui  abrégea  un  premier  séjour  parce  qu’il  ne 
se  sentait  pas  suffisamment  préparé  pour  goûter  toutes  ces  merveilles,  et  qui 
ne  retourna  dans  la  Ville  éternelle  que  lorsqu’il  se  crut  en  état  de  profiter  d’un 
tel  enseignement. 

Voilà  l’éducation  du  jeune  artiste  complète  : que  devenait-il  au  sortir  de 
batelier  ? Alors  comme  aujourd’hui,  le  hasard  faisait  autant  que  le  talent  pour 
le  succès  des  débutants.  Tandis  que  les  uns  devaient  à des  relations  de  famille 
une  fortune  rapide,  d’autres  étaient  réduits  à lutter  longtemps  contre  l’adversité. 
De  même  que  l’on  voit  aujourd’hui  les  élèves  architectes  de  notre  Ecole  des 
Beaux-Arts  « faire  la  place  »,  c’est-à-dire  travailler,  pendant  une  partie  de  la 
journée,  pour  des  artistes  en  vue,  et  consacrer  l’autre  partie  à leurs  études,  de 
même,  au  xvT  siècle,  les  débutants  menaient  de  front  des  travaux,  parfois  de 
l’ordre  le  plus  humble,  avec  les  études  d’après  l’antique  ou  d’après  les  maîtres 
contemporains.  Tad.  Zuccheri  fut  encore  plus  mal  partagé  : il  dut  se  résoudre 
à broyer,  jour  et  nuit,  des  couleurs  pour  de  mauvais  peintres  de  Rome. 

En  tant  que  variété  des  connaissances,  les  derniers  représentants  de  la 
Renaissance  11’ont  rien  à envier  à ceux  de  l’Age  d’Or  ou  aux  Primitifs; 
comme  eux  ils  ont  droit  au  titre  d’ENCYCLOPÉDiSTHS  : l’exception,  on  peut  l’af- 
firmer, c’est  la  spécialisation  des  études  '.  C’est  ainsi,  pour  ne  citer  qu’un 
exemple,  que  l’immense  majorité  des  peintres  cultive  la  sculpture  en  stuc1 2. 

1 . On  lira  avec  fruit,  sur  les  avantages  et  les  inconvénients  de  ce  cumul,  les  observations  du 
marquis  de  Laborde  (Exposition  universelle  de  iSfi  ; Travaux  de  la  Commission  française,  t.  VIII, 

p.  64-65). 

2.  On  a vu  (t.  II,  p.  193)  quelle  était  la  répartition  des  encyclopédistes  dans  les  différentes 
provinces  de  l’Italie.  Aux  noms  précédemment  cités  il  faut  ajouter  les  suivants  : 

Toscane  : l’architecte-peintre  Tiberio  Calcagni,  le  Rosso  et  Vasari,  peintres  et  architectes; 
les  sculpteurs-architectes  Ammanati,  Montorsoli,  V.  de  Rossi  et  Nanni  di  Baccio  Bigi,  G.-V. 
Casali,  G. -B.  del  Cervelliera  de  Pise,  Jean  Bologne,  le  peintre-sculpteur  Daniel  de  Volterra; 
Büontalenti,  architecte,  sculpteur,  peintre,  miniaturiste,  graveur  en  pierres  dures  et  poète. 

Sicile  : Jacopo  del  Duca  (il  Siciliano),  sculpteur-architecte. 

Bologne  : les  Formigine,  architectes  et  sculpteurs;  Pellegrino  Tibaldi,  peintre,  architecte  et 
ingénieur  militaire;  Vignole,  architecte  et  peintre. 

Mantoue  : Bertani,  peintre,  sculpteur  et  architecte. 

Reggio  : les  Clementi,  sculpteurs  et  architectes. 

Venise  : c’est  là  que  les  artistes  cumulaient  le  moins,  sans  doute  parce  qu’ils  parurent  les 


LA  CONDITION  DES  ARTISTES. 


187 


Les  artistes  de  profession,  qui  s’étaient  formés  au  prix  d’une  longue  initia- 
tion, avaient  à compter  avec  le  groupe,  de  plus  en  plus  nombreux,  des  ama- 
teurs et  des  dilettanti  (t.  II,  p.  197-198).  Il  n’est  pas  surprenant,  en  présence 
de  tant  d’encouragements  et  de  distinctions,  que  même  les  représentants  de 
l’aristocratie  aient  ambitionné  de  briller  dans  ces  arts  manuels,  naguère  si 
dédaignés.  La  vraie  noblesse,  aux  yeux  de  cette  époque  privilégiée,  ne  consis- 
tait-elle pas  dans  le  talent  et  non  dans  la  naissance  ! 

En  Toscane,  deux  gentilshommes,  l’un  Florentin,  le  Rosso  de’  Giugni, 
l’autre  Siamois,  Giov.  Battista  Sozzini,  se  firent  une  réputation  par  leurs 
médaillons  en  cire.  Un  autre  gentilhomme  siamois,  Oreste  Vanocci,  se  dis- 
tingua dans  l’architecture  (i583).  A Arezzo,  Bartolommeo  Torri,  noble  comme 
eux,  se  signala  tout  ensemble  par  ses  essais  en  peinture  et  par  ses  excentricités, 
sa  tenue  débraillée,  ses  habitudes  de  cynisme.  Pour  être  roturier,  le  parfumeur 
florentin  Ciano  n’en  a pas  moins  le  droit  de  figurer  dans  la  classe  des  amateurs  : 
il  s’est  fait  un  nom  comme  sculpteur.  A Rome,  Tommaso  dei  Cavalieri,  l’ami 
de  Michel-Ange,  dirigea  la  construction  du  palais  du  Capitole.  Naples  est  repré- 
sentée par  l’architecte  Pirro  Ligorio.  A Bologne,  messire  Vincenzo  Cacciani- 
mici  cultiva  la  peinture  et  suivit  la  manière  du  Parmesan.  Dans  la  Haute  Italie, 
le  poète  Trissin  bâtit  lui-même  sa  villa  de  Crico,  près  de  Vicence.  A Milan, 
une  série  de  jurisconsultes  et  d’administrateurs  s’appliquèrent  à l’étude  de  l’ar- 
chitecture ; on  trouvera  leurs  noms  dans  la  traduction  de  Vitruve  par  Ces. 
Cesariano  (p.  i io).  Mais  c’est  surtout  à Venise  que  les  patriciens  aimaient  à se 
délasser  en  cultivant  l’une  ou  l’autre  branche  de  l’art.  Outre  le  patriarche  Bar- 
baro,  l’auteur  d’un  Traité  de  Perspective  célèbre  ( 1 568),  et  Maïoli,  l’inventeur 
des  reliures  qui  ont  immortalisé  son  nom,  nous  rencontrons  une  série  de 
peintres  amateurs  : Fr.  Morosini,  Al.  Contarini  et  autres  h Francesco  Zeno,  qui 
était  « intendente  dell’  architettura  »,  composa  le  modèle  de  son  palais2. 

De  même  que  pendant  la  période  précédente5,  un  grand  nombre  de  femmes 
se  vouèrent  à la  pratique  de  l’art.  A Gênes,  la  chanoinesse  Angela  Veronica 
Airoli  exécuta  plusieurs  tableaux  qui,  affirme-t-on,  ne  manquent  pas  de  mérite  h 
A Ravenne,  Barbara  Longhi  marcha  sur  les  traces  de  son  père,  le  peintre  Luca 
Longhi.  A Bologne,  Lavinia  Fontana  (1522-1614),  fille  et  élève  de  Prospero 

derniers,  à une  époque  où  ces  habitudes  tendaient  à se  perdre.  Citons  toutefois  Paul  Véronèse, 
peintre  et  sculpteur;  Alessandro  Vittoria,  architecte  et  sculpteur;  Giuseppe  Porta,  surnommé 
Salviati  (-j-  vers  1592),  peintre,  architecte  et  mathématicien. 

Frioul  : Francesco  Floriani,  peintre  et  architecte. 

Milanais  : le  peintre-architecte  Cesare  Cesariano,  Giulio  Carnpi,  peintre  et  architecte. 

Plaisance  : Giulio  Mazzoni,  peintre-sculpteur. 

1.  Dolce,  l’Aretino,  édit,  de  i863,  p.  16. 

2.  Sansovino,  Venetia,  édit,  de  1604,  fol.  265. 

3.  Voy.  t.  II,  p.  202,  et  Guhl,  die  Fraucn  in  cler  Kunstgeschichle . Berlin,  1 858. 

4.  Belgrano,  delta  Vita  privata  dei  Genovesi , p.  486. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


l'ontana,  épouse  de  G. -P.  Zappi  d’Imola,  peignit  des  portraits  et  copia  entre 
autres  la  Diane  de  Poitiers  du  Primatice  (Musée  du  Louvre).  A Vicence,  la  fille 

du  graveur  en  pierres  dures  Valerio  Belli  apprit  l’art 
de  son  père  et  s’y  distingua.  On  cite  enfin,  pour  son 
talent  de  portraitiste,  Cecilia,  la  sœnr  du  peintre 
_ véronais  Brusasorci. 

A la  variété  des  aptitudes  correspond  la  variété  des 
tâches.  Pendant  un  temps  encore,  la  règle  c’est  l’ac- 
ceptation des  travaux  quelconques  ressortissant  à 
chaque  art  : comme  certains  industriels  modernes, 
le  sculpteur,  le  peintre  et  l’architecte  se  chargent  de 
tout  ce  qui  concerne  leur  état.  Des  maîtres  de  la 
valeur  de  Mosca,  de  Benedetto  da  Rovezzano  et  bien 
d’autres  encore  mettent  la  main  à des  bas-reliefs  pure- 
ment décoratifs;  Carota  et  Tasso  sculptent  des  poupes 
de  galères  d’après  les  dessins  de  Perino  del  Vaga; 
Jacopo  Sansovino  modèle  un  encrier  composé  d’une 
figure  nue  couchée  tenant  un  vase;  Michel- Ange 
lui-même  dirige  l’exécution  d’une  salière  destinée  au 
duc  d’Urbin  ’. 

Il  n’y  eut  point,  pendant  tout  le  xvie  siècle,  de 
peintre  célèbre  qui  ne  se  crût  honoré  de  décorer  des 
bannières  et  jusqu’à  des  flammes  de  trompettes  (Jean 
d’Udine,  Lappoli)  ou  de  composer  des  cartons  de 
tapisseries  (Jules  Romain,  Perino  del  Vaga,  Bronzino, 
Salviati , Pontormo,  Bacchiacca,  Pordenone,  Garo- 
falo, les  Dossi , Paul  Véronèse  et  tant  d’autres). 
Andrea  Feltrini  fournit  les  dessins  d’une  infinité 
d’objets  mobiliers  : on  ne  tissait  à Florence  ni  bro- 
cart ni  étoffes  d’or  sans  lui  en  demander  les  patrons. 
L’exécution  de  cartons  pour  vitraux  occupa  Granacci, 
qui  s’en  fit  une  véritable  spécialité,  ainsi  que  Jean 
d’Udine.  Ce  dernier  passe  pour  avoir  également  fourni 
les  dessins  du  fameux  lit  de  Castellazzo.  Salviati  exé- 
cuta à la  sanguine  un  dessin,  David  sacré  par  Samuel , 
destiné  à être  traduit  en  marqueterie  par  Fra  Damiano 
de  Bergame.  D’autres  peintres  de  renom  composèrent 
des  modèles  d’orfèvrerie  : tel  Jules  Romain,  tel  G.- 
F.  Penni,  qui  dessina  pour  l’évêque  de  Salamanque  des  projets  de  vases  que 
Ccllini  exécuta  ensuite  en  métal  ( 1 5 2 4) , tout  comme  Raphaël  avait,  quelque 


Pilastre  sculpté  par  S.  Mosca 
(Église  S.  Maria  délia  Face 
à Rome.) 


1.  Voy.  l’article  de  M.  de  Fabriczy  : Archiviez  storico  dcll’  Acte,  iBqq,  p.  1 5 1 - 1 5 2 . 


LA  CONDITION  DES  ARTISTES. 


189 


douze  ou  quinze  ans  auparavant,  dessiné  pour  Agostino  Chigi  le  merveilleux 
plat  à sujets  marins  dont  l’esquisse  est  conservée  au  Cabinet  des  Estampes  de 
Dresde. 

Même  condescendance  vis-à-vis  de  branches  tout  à ait  inférieures,  telles  que 
la  céramique  : Tad.  Zuccheri  fournit  le  dessin  d’un  service  («  una  credenza  »)  que 
le  duc  d’Urbin  ht  exécuter  en  terre  à Castel-Durante,  et  Fed.  Zuccheri  composa 
des  modèles  de  plats  (Collection  Albertine  à Vienne;  Ecole  romaine,  n°  746). 

La  peinture  sur  meubles  continuait  d’être  tenue  en  honneur1.  Bronzino 


Dosseret  du  lit  de  Castellazzo,  dessiné  par  Jean  d’Udine. 

décora  un  clavecin  et  Beccafumi  deux  châsses.  11  est  vrai  que  Vasari  s’excuse  de 
mentionner  des  ouvrages  d’un  ordre  aussi  inférieur  : il  ne  le  fait,  déclare-t-il, 
qu’en  raison  de  leur  beauté  merveilleuse.  Agnolo  di  Cristotano  peignit  l’en- 
seigne de  la  boutique  du  parfumeur  Ciano.  D’autres  s’estimaient  heureux  de 
perpétuer  par  un  ex-voto  le  souvenir  d’un  élan  de  ferveur  : Salviati  en  peignit 
un  pour  un  soldat  qui  avait  échappé  miraculeusement  à la  mort,  et,  malgré 
le  peu  d’importance  d’un  tel  ouvrage,  il  lui  donna  une  rare  perfection.  Citons 
également  l’ex-voto  exécuté  par  l’orfèvre  Francesco  del  Prato  et  l’œil  en  or  que 
Benvenuto  Cellini  cisela  en  souvenir  d’un  accident  dont  il  avait  failli  être  vic- 
time, et  qu’il  offrit  à l’autel  de  Sainte-Lucie. 

Enfin,  les  travaux  de  décoration  temporaire,  tels  que  les  préparatifs  de  fêtes, 


I.  Voy.  l’essai  que  j’ai  publié  dans  les  Mélanges  Piot  (189.3-1894,  t.  I,  fàsc.  2). 


IQO 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


ne  cessèrent,  jusqu’à  l’extrême  limite  du  xvie  siècle,  d’occuper  les  artistes  les 
plus  éminents,  depuis  Andrea  del  Sarto,  qui  décora  des  chars  de  triomphe, 
jusqu’à  Paul  Véronèse  et  jusqu’au  Tintoret,  qui  ornèrent  de  peintures  en 
camaïeu  l’arc  de  triomphe  élevé  en  1 5 74,  près  du  Lido,  à l’occasion  de  l’entrée 
d’Henri  III  de  France. 

Bref,  il  n’y  avait  pas  de  travail,  pour  humble  qu’il  fût,  qu’un  maître  en 
renom  trouvât  indigne  de  lui,  sachant  qu’il  saurait  le  relever  par  son  talent. 

Plus  encore  que  le  principat  de  Laurent  le  Magnifique  et  le  pontificat  de 
Léon  X,  la  dernière  période  de  la  Renaissance  peut  passer  pour  l’âge  d’or  des 
artistes.  Jamais,  depuis  l’antiquité,  ils  n’avaient  été  comblés  d’autant  d’hon- 
neurs', d’autant  de  richesses.  Aussi  bon  nombre  d’entre  eux  menèrent-ils  un 
train  princier,  habitant  des  demeures  somptueuses,  tels  les  palais  que  se  con- 
struisirent Antonio  da  San  Gallo  à Rome,  Jules  Romain  à Mantoue  et  Leone 
Leoni  à Milan.  Un  simple  orfèvre  — Gian  Petro  Crivelli  — faisait  élever  pour 
son  usage  personnel  une  maison  richement  décorée  de  trophées  en  stuc,  de 
mascarons,  de  médaillons  contenant  les  armes  des  papes  et  supportés  par  des 
génies  volant,  avec  l’orgueilleuse  inscription  : « Io.  Petrus  Cribellus  medio- 
lanen.  sibi  ac  suis  a fundamentis  erexit1  2 3 ». 


Pour  demeurer  fidèle  au  programme  suivi  jusqu’ici,  je  m’attacherai  aux 
conditions  dans  lesquelles  s’exécutèrent  les  travaux,  aux  systèmes  de  com- 
mandes, aux  modes  de  rémunération,  bref  à ce  que  l’on  pourrait  appeler  l’admi- 
nistration des  beaux-arts. 


Le  système  des  concours  (t.  II,  p.  19g)  continua  de  compter  des  partisans. 
Benvenuto  Cellini  le  recommande  formellement r>,  quoique  lui-même  ne  sortît 
pas  toujours  vainqueur  de  ces  épreuves,  notamment  du  concours  ouvert  en 
i55g  par  Cosme  de  Médicis  pour  P exécution  du  Neptune.  Dans  une  lettre  aussi 
spirituelle  que  mordante,  adressée  à Michel-Ange,  Leone  Leoni  a retracé  les 
péripéties  de  cette  lutte  épique4. 


1 . Le  titre  si  envié  de  citoyen  de  Rome  fut  accordé  à Michel- Ange,  au  Titien,  à Guglielmo 
délia  Porta,  à Pirro  Ligorio.  — Bandinelli  fut  créé  chevalier,  de  même  que  le  Titien,  Antonio 
Campi  de  Crémone,  Leone  Leoni,  Jean  Bologne,  et  une  infinité  d’autres.  — L’adresse  même 
de  certaines  lettres  porte  des  mentions  extraordinaires  : « al  magnifico  sor  Titiano  Apelle  » 
(Gave,  Carteggio,  t.  II,  p.  372). 

2.  Voyez,  sur  cette  maison  qui  existe  encore  à Rome,  dans  la  « via  de’  Banchi  Vecchi  », 
l’article  de  M.  Gnoli  : Archivio  storico  ddl’  Arte,  1891,  p.  236-242. 

3.  Vita,  édit.  Tassi,  t.  II,  p.  .S27. 

4.  « Très  magnifique  et  très  respecté  seigneur:  Demain  matin,  s’il  plaît  à Dieu,  je  me  débar- 
rasserai de  ces  guêpes  qui  me  piquent  les  oreilles  par  toutes  leurs  actions  et  toutes  leurs  paroles, 
car  je  partirai  pour  Milan,  et  je  les  laisserai,  eux,  à l’exécution  de  leurs  Géants.  L’Ammanato  a 
obtenu  le  marbre  et  l’a  transporté  chez  lui.  Benvenuto  fulmine  et  crache  le  poison,  il  lance  du 
feu  par  les  yeux  et  brave  le  duc  par  la  langue.  Quatre  personnes  ont  fait  ces  modèles  : P Am- 


LES  CONCOURS. 


191 


La  République  vénitienne  affectionnait  tout  particulièrement  ces  examens 
préliminaires,  qui  lui  semblaient  offrir  des  garanties  spéciales.  C’est  ainsi  que  le 
Titien  et  Sansovino  reçurent  la  mission  d’inviter  un  certain  nombre  d’artistes, 
parmi  lesquels  Paul  Véronèse,  à présenter  des  esquisses  pour  la  décoration  des 
salles  de  la  Bibliothèque  de  Saint-Marc.  C’est  ainsi  encore  qu’en  1 5 7C,  à la  suite 
de  l’incendie  du  Palais  Ducal,  une  commission  spéciale  fut  chargée  d’instituer 
des  concours  et  de  répartir  les  travaux. 

Particulièrement  curieux  fut  le  concours  ouvert,  vers  i56o,  par  la  confrérie 


Une  Habitation  d’artiste  au  xvi'  siècle.  Le  Palais  de  Jules  Romain  à Mantoue. 


de  Saint-Roch.  Le  Tintoret  ayant  eu,  en  cachette,  communication  des  mesures 
de  l’emplacement  choisi,  exécuta  immédiatement  une  peinture  qu’il  parvint  à 
fixer  dans  le  plus  grand  secret  sur  la  paroi  même  qu’il  s’agissait  de  décorer.  Au 
jour  marqué,  le  Véronèse,  le  Schiavone,  Giuseppe  Salviati  et  Federico  Zuccheri 
apportèrent  leurs  esquisses  ; mais  lorsqu’on  demanda  au  Tintoret  de  montrer 
à son  tour  la  sienne,  il  démasqua  sa  peinture,  émerveillant  ainsi  et  ses  juges  et 
ses  concurrents.  Selon  son  habitude,  il  déclara  que  si  ses  services  n’étaient  pas 
agréés,  il  faisait  don  de  la  peinture  à saint  Roch,  auquel  il  avait  une  dévotion 

manato,  Benvenuto,  un  Pérugin  et  un  Flamand,  dit  Gian  Bologna.  L’Ammanato,  dit-on,  a 
fait  le  meilleur;  mais  je  ne  l’ai  pas  vu,  parce  qu'il  était  enveloppé  pour  pouvoir  apporter  le 
marbre  à l’endroit  où  il  se  trouve.  Benvenuto  m’a  montré  le  sien,  ce  qui  m’a  fait  le  plaindre 
d’être  dans  sa  vieillesse  si  mal  servi  par  la  terre  et  par  la  bourre.  Le  Pérugin  (Vinc.  Danti)  a 
très  bien  réussi  pour  un  jeune  homme,  mais  il  n’a  pas  voix  au  chapitre.  Le  Flamand  (Jean 
Bologne)  est  condamné  aux  dépens  et  il  a travaillé  sa  terre  très  proprement.  Voilà  ce  que  j’ai  à 
dire  à V.  S.  de  l'affaire  du  Géant.  » (Plon,  Leone  Lconi,  p.  1.Ô7.) 


IQ2 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


toute  particulière.  Loin  de  le  prendre  au  mot,  la  confrérie  le  chargea  de  décorer 
le  monument  tout  entier  et  lui  assigna  une  pension  viagère  de  ioo  ducats,  à 
condition  qu’il  peindrait  un  compartiment  par  an.  Ce  qui  prouve,  soit  dit  en 
passant,  que  le  désintéressement  est  parfois  une  spéculation  excellente.  Le  Tin- 
toret  cependant  se  hâta  de  terminer  le  travail,  de  manière  à pouvoir  jouir  tran- 
quillement de  sa  pension1 2 3. 

Comme  parle  passé  (t.  II,  p.  199-200),  le  système  des  expertises  et  celui 
des  forfaits  étaient  tour  à tour  en  honneur.  C’est  ainsi  que  Valerio  Belli  reçut 
2000  écus  d’or  pour  le  coffret  de  cristal  qu’il  avait  gravé  pour  le  pape  Clé- 
ment Ali,  et  Aasari  1000  écris  pour  la  peinture  du  Palais  de  la  Chancellerie 
(exécutée  en  cent  jours). 

Beaucoup  d’artistes  étaient  en  possession  de  traitements  fixes,  qui  variaient 
naturellement  selon  leur  mérite.  Celui  de  Daniel  de  Volterra  s’élevait  à 240  Ho- 
rins  par  an,  celui  de  Bandinelli  à 2004  tandis  que  Tribolo  n’en  touchait  que 
96  comme  directeur  des  travaux  de  Castello  ".  A Mantoue,  la  Cour  se  montrait 
particulièrement  libérale  pour  Jules  Romain  : il  gagnait  plus  de  1000  ducats 
(plus  de  5 o 000  francs)  par  an. 

Souvent  aussi  les  Papes,  la  République  de  Venise,  l’Empereur,  attribuaient 
aux  artistes  des  charges  constituant  de  véritables  sinécures  : tel  était  l’«  Uffizio 
del  Piombo  » (le  bureau  chargé  de  sceller  avec  du  plomb  les  bulles  pontificales), 
qui  eut  pour  titulaires,  après  Bramante,  Sebastiano  del  Piombo  et  Guglielmo 
délia  Porta;  cet  office  rendait  de  si  gros  revenus,  qu’il  entraînait  irrésisti- 
blement ses  titulaires  à la  paresse.  Plus  modeste  était  la  charge  de  massier  pon- 
tifical, occupée  par  Benvenuto  Cellini,  ou  encore  la  « Cavalleria  di  San  Pietro  » 
(la  recette  des  redevances  prélevées  sur  les  chevaliers  de  Saint-Pierre),  donnée 
par  Léon  X à Jac.  Sansovino.  Les  cardinaux  disposaient  parfois  d’emplois  ana- 
logues, mais  moins  lucratifs  : c’est  à ce  titre  que  l’un  d’eux.  Al.  Farnèse,  donna 
au  graveur  Giov.  da  Castelbolognese  un  office  de  « Giannizzero  ».  A A’enise, 
le  peintre  en  titre  du  Grand  Conseil  avait  droit  aux  revenus  de  la  « Senseria  del 
Fondaco  dei  Tedeschi  ». 

1.  Ridolfi,  le  Maraviglic  ddV  ^4rte,  t.  II,  p.  19. 

2.  Cellini,  édit.  Tassi,  t.  II,  p.  333. 

3.  Pour  donner  une  signification  à ces  chiffres,  rappelons  qu’à  Rome,  en  1.542,  les  salaires 
des  familiers  ou  des  domestiques  d’un  grand  seigneur  étaient  fixés  comme  suit  : Reviseur  géné- 
ral et  «maestro  di  casa»,  chacun,  outre  le  logement  et  la  nourriture,  120  écus  par  an;  cha- 
pelains, 24;  échanson  secret,  36;  palefreniers,  12;  cuisinier  secret,  36;  médecin  et  auditeur, 
chacun  100  écus.  ( Del  goi'erno  délia  Carte  d'un  S ignore  in  Rouia.) 

Si  nous  plaçons  en  regard  de  ces  chiffres  ceux  que  nous  offrent  les  archives  françaises,  nous 
découvrons  que  François  I"'  se  montra  plus  magnifique  que  n’importe  quel  souverain  italien  : 
il  donnait  à Cellini  1000  écus  de  fixe  et  lui  payait  à part  la  façon  de  ses  ouvrages,  soit  3ooo  écus, 
au  total  4000  écus,  quelque  chose  comme  200  000  francs  par  an  (je  rappelle  que  l’écu,  le 
florin  ou  le  ducat  valait  au  moins  5o  francs  de  notre  monnaie)  (édit.  Tassi,  t.  II,  p.  490). 


Un  artisan  à son  établi,  attribué  à Andrea  del  Sarto. 
(Musée  de  l’Ecole  des  Beaux-Arts.) 


LA  CONDITION  DES  ARTISTES. 


IQJ 


Il  arrivait  également  que  l’on  donnait  en  guise  de  rémunération  le  rendement 
de  tel  ou  tel  impôt.  Ainsi  ht  le  pape  Paul  III  lorsqu’il  délégua  à Michel-Ange, 
en  1 535,  une  somme  de  600  écris  d’or  à prélever  chaque  année  sur  le  péage  du 
Pô,  près  de  Plaisance.  Charles-Quint,  de  son  côté,  accorda  à Leone  Leoni  une 
pension  sur  l’impôt  du  sel  dans  le  duché  de  Milan. 

Parfois  aussi  l’on  s’en  remettait  aux  artistes  du  soin  de  fixer  le  prix  de  leurs 
ouvrages,  sauf  à réduire  après 
coup  leurs  prétentions.  C’est  ce 
qui  arriva  à Cellini  à l’occasion 
de  son  Posée.  Il  en  avait  de- 
mandé 10000  écus  : le  duc  en 
colère  lui  répondit  qu’avec  une 
pareille  somme  on  construisait 
des  villes  et  de  grands  palais. 

Après  d’irritantes  discussions, 
l’artiste  dut  se  contenter  de 
35oo  écus,  payables  par  annui- 
tés. 

Le  même  Cellini  évaluait  sa 
statue  de  Christ  à 2000  ducats 
d’or  (il  avait  acheté  le  marbre  de 
ses  deniers,  occupé  un  ouvrier 
deux  ans  pour  l’aider,  bref  dé- 
pensé plus  de  3oo  ducats,  soit  en 
marbre,  soit  en  outils,  soit  en 
salaires1).  Jean  Bologne  reçut, 
pour  un  Centaure  en  bronze, 
haut  d’une  demi -brasse,  une 
pièce  de  drap  valant  5o  écus; 
pour  un  ouvrage  analogue,  un 
collier  de  60  écus;  enfin,  pour 
une  Venus  en  marbre,  de  trois  brasses  de  haut,  3oo  écus  (de  10  à 20000  francs)2 3. 

Pour  les  dix  peintures  de  la  grande  salle  du  Palais  Vieux,  Vasari  demandait 
2000  ducats,  quoiqu’il  reçût  déjà  du  duc  un  traitement  mensuel  de  2 5 ducats 
et  du  Magistrat  un  traitement  de  i3  ducats". 

Malgré  ces  fluctuations,  le  système  qui  tendait  à prévaloir  lut  celui  de  la 
rémunération  à forfait.  C’est  ainsi  que  le  Titien,  toutes  les  fois  qu’il  peignait 
Charles-Quint,  recevait  1000  écus  d’or,  soit  au  moins  5oooo  francs  de  notre 
monnaie.  C’est  ainsi  encore  que  Leone  Leoni  s’engagea,  moyennant  une 

1.  Édit.  Tassi,  t.  II,  p.  532. 

2.  Desjardins,  la  Vie  cl  l'Œuvre  de  Jean  Bologne,  p.  39-40. 

3.  Gaye,  Carteggio,  t.  III,  p.  260,  264. 

;5 


E.  Müntz.  — 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


104 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


somme  de  7800  écus,  à exécuter  à ses  risques  et  périls  le  tombeau  du  marquis 
de  Marignan. 

Quelques-uns  de  ces  contrats  contenaient  des  stipulations  bizarres.  En  i5Ô2, 
le  supérieur  du  couvent  de  Saint-Georges  Majeur,  à Venise,  promit  à Paul 
Véronèse  de  le  nourrir  au  couvent,  de  lui  donner  un  tonneau  de  vin  comme 
cadeau,  de  lui  fournir  la  toile  et  les  couleurs.  Quant  aux  honoraires,  ils  étaient 
fixés  à 3aq  ducats,  quelque  chose  comme  i5ooo  à 20000  francs  de  notre 
monnaie. 

Les  cadeaux  en  nature  continuèrent  à être  en  faveur  : le  marquis  de  Man- 
toue,  pour  remercier  Jules  Romain  de  s’être  rendu  à son  appel,  lui  lit  don  de 
plusieurs  aunes  de  velours  et  de  satin,  et  de  différents  draps,  ainsi  que  d’un 
cheval.  A Venise,  le  Sénat,  à l’occasion  du  concours  pour  la  décoration  de  la 
Librairie  de  Saint-Marc,  ht  remettre  à Paul  Véronèse  une  chaîne  d’or,  que 
l’artiste  porta  sa  vie  durant  dans  les  cérémonies  publiques. 

Plus  délicats  furent  les  procédés  des  Médicis,  plus  flatteuses  leurs  attentions. 
On  en  jugera  par  deux  exemples  : Au  moment  de  partir  pour  la  France,  le 
cardinal  Hippolyte  s’ôta  du  cou  un  petit  collier  enrichi  d’un  camée,  le  tout 
valant  plus  de  600  écus,  et  le  remit  à Giov.  da  Castelbolognese,  en  le  priant 
de  le  conserver  jusqu’à  son  retour,  époque  à laquelle  il  se  proposait  de  le 
rémunérer  plus  dignement.  De  même  le  duc  Cosme,  se  souvenant  de  l’exemple 
donné  par  son  ancêtre  le  Père  de  la  Patrie,  ht  confectionner  pour  Crist.  Ghc- 
rardi,  à qui  il  arrivait  souvent  de  mettre  par  distraction  sa  cape  à l’envers,  une 
cape  de  drap  fin  cousue  et  arrangée  de  telle  sorte  qu’on  n’y  découvrit  ni  endroit 
ni  revers. 

Et  cependant,  quelles  que  fussent  les  largesses,  les  faveurs,  les  distinctions, 
les  artistes,  fidèles  à une  tradition  séculaire,  continuaient  à crier  misère.  Michel- 
Ange  lui-même,  en  i5q5  encore,  se  plaignait  de  sa  détresse.  Gardons-nous  bien 
de  le  croire  sur  parole  : il  était  dès  lors  un  gros  capitaliste.  Un  coup  d’œil  jeté 
sur  l’inventaire  dressé  à sa  mort,  arrivée  à quelque  vingt  ans  de  là,  nous  fournit 
à ce  sujet  les  éclaircissements  les  plus  complets  : on  trouva  dans  sa  maison  de 
Rome,  renfermés  dans  des  pots  de  terre  ou  des  vases  de  cuivre,  dans  des  sacs  ou 
des  mouchoirs,  plus  de  8000  ducats  d’or,  au  moins  400000  ou  5ooooo  francs 
de  notre  monnaie.  Et  ce  n’était  là  qu’une  faible  partie  de  sa  fortune  : il  avait 
placé  des  sommes  énormes  à Florence,  y avait  acquis  toute  une  série  de  maisons 
et  de  biens  ruraux  '. 

Il  faudrait  peu  connaître  ces  natures  d’artistes,  si  vibrantes,  de  la  Renaissance 
italienne,  pour  se  figurer  que  l’argent  pouvait  quelque  chose  sur  elles.  Sauf  de 

1.  Lcttcre,  p.  517.  — Archivio  de  Gori,  t.  I,  p.  17-18.  — Jean  Bologne  ne  se  plaignait  pas 
moins,  et  cependant  il  était  assez  riche  pour  consacrer  6000  écus  à l’édification  et  à la  décora- 
tion de  sa  chapelle  funéraire.  Son  biographe,  M.  Desjardins,  a pris  au  pied  de  la  lettre  ses 
doléances  (p.  42-44). 


LA  CONDITION  DES  ARTISTES. 


iq5 


très  rares  exceptions,  l’amour  de  l’art  et  le  sentiment  de  la  dignité  profession- 
nelle l’emportaient  sur  toute  autre  considération  Le  moyen  d’action  le  plus 
sûr,  c’était  d’exciter  l’émulation.  Le  sacristain  de  l’église  des  Servîtes  connais- 
sait bien  ses  compatriotes  florentins  lorsqu’il  imagina,  pour  obtenir  des  condi- 
tions plus  avantageuses,  d’opposer  Franciabigio  à Andrea  del  Sarto.  Ce  fut  à 
qui  demanderait  le  moins  et  se  distinguerait  le  plus.  C’est  ainsi  encore  qu’An- 
drea  Doria,  voyant  que  Perino  del  Vaga  se  laissait  quelque  peu  aller,  faute 
d’émulation,  lui  adjoignit  Pordenone.  Chez  les  Vénitiens,  l’émulation  avait 
quelque  chose  de  plus  généreux  que  chez  les  Florentins  : plus  jeunes,  ils  igno- 
rèrent les  vices  des  races  vieillies,  la  basse  envie  d’un  Bandinelli  ou  la  violence 
fébrile  d’un  Cellini. 

La  vanité,  la  jalousie  inquiète,  propres  aux  artistes  de  cette  époque, 
expliquent  d’autre  part  les  précautions  dont  ils  s’entourent,  soit  pour  cacher 
un  ouvrage  pendant  qu’ils  y travaillent,  soit  pour  le  mettre  en  lumière  une  lois 
achevé  (biographies  de  Michel-Ange,  du  Rosso,  etc.).  Chez  Pontormo  il  y eut 
à cet  égard  de  l’obsession  et  une  véritable  monomanie.  Onze  années  durant  il 
travailla  dans  la  chapelle  de  Saint-Laurent  sans  permettre  à personne,  pas  même 
à ses  amis,  d’y  pénétrer  ni  d’y  jeter  un  coup  d’œil.  Quelques  jeunes  gens,  qui 
dessinaient  dans  la  sacristie  de  Michel-Ange,  montèrent  sur  le  toit  de  l’église, 
enlevèrent  des  tuiles  et  pratiquèrent  un  trou  à travers  lequel  ils  virent  tout 
ce  qu’il  avait  tait.  Jacopo  s’en  aperçut,  et  bien  que  l’on  raconte  qu’il  ait  cherché 
à se  venger  de  ces  jeunes  indiscrets,  il  se  contenta,  malgré  sa  colère,  de  se  cal- 
feutrer plus  hermétiquement. 

Néanmoins,  l’idée  comptait  encore  pour  si  peu,  que  le  même  artiste  répétait 
indéfiniment  le  même  tableau.  Bien  plus,  des  artistes  de  la  plus  haute  volée, 
Michel-Ange  et  Raphaël,  n’hésitaient  pas  à s’approprier  une  attitude,  un  geste, 
un  motif  de  draperie,  une  expression,  un  type,  inventés  par  d’autres.  Aujour- 
d’hui, la  législation  sur  la  Propriété  artistique  aurait  vite  raison  de  ces  em- 
prunts, de  ces  larcins".  La  Renaissance  n’y  regardait  pas  de  si  près,  et  peut-être 

1.  Rien  de  plus  instructif  à cet  égard  que  la  conduite  de  Jean  Bologne.  « C’est  bien,  déclare 

un  contemporain,  la  meilleure  personne  qui  se  puisse  trouver;  nullement  avare,  et  ce  qui  le 
prouve,  c’est  qu’il  est  très  pauvre;  tout  entier  tourné  vers  la  gloire,  et  n’ayant  qu’une  ambition, 
celle  d’arriver  à être  un  second  Michel-Ange Il  ne  fait,  ajoute  le  narrateur,  nul  cas  de  l’ar- 

gent; jamais  il  ne  signe  de  convention  avec  personne;  il  prend  ce  qu’on  lui  donne.  Et  l’on  dit 

en  effet  que  ses  œuvres  ne  sont  jamais  payées  la  moitié  de  ce  qu’elles  valent On  sait  qu’il 

a l’habitude  de  racheter  les  ouvrages  de  sa  jeunesse  qui  ne  lui  paraissent  pas  bons,  plus 
cher  qu’il  ne  les  a vendus,  pour  les  détruire  ensuite;  et  plus  d’une  fois  il  a supplié  le  grand-duc 
de  lui  laisser  refaire  la  Venus  que  Son  Altesse  a dans  sa  chambre,  et  il  désespère  de  ne  pouvoir 
1 obtenir.  » (Desjardins,  la  Vie  et  l'Œuvre  de  Jean  Bologne,  p.  3p.) 

2.  Sur  les  droits  de  propriété  littéraire  et  industrielle  à Rome,  au  xvr  siècle,  voy.  VArcbivio 
de  Gori,  t.  IV,  p.  178  et  suiv. 

Les  signatures,  naguère  si  rares  (t.  I,  p.  357-358),  tendent  à se  multiplier,  sans  cependant 
devenir  la  règle.  Plusieurs  artistes  illustres  négligent  ou  dédaignent  de  s’en  servir  (Michel-Ange 
ne  signa  que  sa  Pietà  et  le  Corrège  que  sa  Madone  de  Saint-François,  au  musée  de  Dresde).  Le 
latin  domine  dans  ces  inscriptions  («  Sebastianus  Venetus  faciebat.  MDXXI  »,  lit-on  sur  la 


196 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


avait-elle  raison  : toute  idée  mise  au  jour  tombe  par  cela  même  dans  le 
domaine  public  et  l’intérêt  de  l’invention  doit  l’emporter  sur  celui  de  l’in- 
venteur. 

La  fondation  des  Académies  est  un  signe  des  temps  : elle  répond  au  besoin 
de  codification  et  d’autoritarisme  qui  caractérise  les  Ecoles  parvenues  à leur 
apogée.  L’effort  créateur  a diminué;  on  essaye  de  le  remplacer  par  un  ensemble 
de  règles  et  de  préceptes. 

Il  existe  un  abîme  entre  les  corporations  anciennes,  uniquement  préoccupées 
d’intérêts  professionnels 1 ou  de  devoirs  religieux  (t.  I,  p.  SqS-SSa),  et  les 
Académies  nouvelles,  qui  affichaient  la  prétention  de  légiférer  au  nom  du  goût. 
Ces  Académies,  fortement  constituées,  avec  leur  programme  nettement  défini, 
ne  se  distinguent  pas  moins  des  réunions  amicales,  telles  que  celles  qui  avaient 
été  fondées  à Rome,  sous  le  pape  Clément  VII,  par  Michel-Ange  de  Sienne,  et 
dont  Jules  Romain,  le  Fattore,  Bacchiacca,  Cellini  et  divers  autres  artistes  de 
marque  avaient  fait  partie  : qu’y  avait-il  de  commun,  en  effet,  entre  un  corps 
savant  et  une  réunion  qui  se  proposait  pour  unique  objet  l’organisation  de  repas 
égayés  par  la  lecture  de  sonnets  ou  par  des  improvisations  ? 

A Rome  comme  à Florence,  les  Académies  nouvelles  se  placent  sous  l’égide 
de  la  religion.  La  Congrégation  des  Virtuoses,  fondée  en  1642,  s’installa  au 
Panthéon,  dans  le  voisinage  du  tombeau  de  Raphaël,  de  même  que  l’Académie 
du  dessin  tint  ses  premières  séances  dans  l’église  florentine  de  l’Annonciation  h 

Visitation  de  Sebastiano  del  Piombo  au  Louvre;  — « Iacobus  Tentoretus  pictor  Vent“B  — 
ipsius  f.  »,  sur  le  portrait  du  Tintoret  dans  la  même  collection);  le  Titien  signait  « Titianus 
f.  »;  Andrea  del  Sarto,  « Andréas  Sartus  ».  La  forme  italienne  est  plus  rare  (Bronzo  Fioren- 
tino  : portrait  d’Ug.  Martelli,  par  Bronzino,  au  musée  de  Berlin). 

Parfois  on  ajoute  au  nom  une  marque  figurée  (Madone  du  musée  de  Berlin  par  Jacopo  Palma, 
avec  deux  palmes  au-dessous  du  nom).  Quelques  artistes  amoureux  de  précision  complètent  la 
signature  au  moyen  de  la  date. 

La  signature  en  toutes  lettres  alterne  avec  les  initiales  ou  avec  les  monogrammes,  surtout 
chez  les  graveurs  (monogramme  de  Franciabigio,  composé  de  quatre  lettres,  sur  ses  portraits 
du  musée  de  Berlin,  avec  la  date  de  1622,  et  de  la  National  Gallery  ; monogramme  d’Andrea 
del  Sarto,  composé  de  deux  A,  dont  l’un  est  renversé  sur  l’autre).  Vincenzo  Civerchio  de  Crerna 
se  sert  d’une  marque  composée  d’un  V et  d’un  C réunis  par  un  compas;  Jacopo  de’  Barbarj 
d’un  caducée. 

1 . Ce  n’est  plus  que  de  loin  en  loin  que  les  corporations  affichent  la  prétention  de  soumettre 
à leur  joug  les  maîtres  de  l’art.  Citons,  comme  un  trait  d’audace,  les  chicanes  suscitées  à 
Michel-Ange  par  le  Collège  des  Sculpteurs  de  Rome.  Le  pape  Paul  III  y mit  bon  ordre  : 
la  bulle  du  3 mars  1 .539  distingua  formellement  entre  les  « scarpellini  » et  les  « statuarii  »,  et 
défendit  aux  premiers,  sous  les  peines  les  plus  sévères,  de  jamais  s’attaquer  de  nouveau  à leurs 
confrères  (Missirini,  Meinorie  per  servire  alla  Storia  délia  Romana  Accadcmia  di  S.  Luca,  p.  10). 

2.  La  Congrégation  des  Virtuoses,  placée  sous  l’invocation  de  saint  Joseph,  comprit  au  début, 
outre  son  fondateur,  le  « piombatore  » Desiderio  d’Adjutorio,  sept  membres  appartenant  aux 
diverses  branches  de  l’art,  à savoir  : Antonio  et  J. -B.  da  San  Gallo,  Jac.  Meleghino,  qualifiés 
d’architectes;  Giov.  Mangone,  sculpteur;  Perino  del  Vaga,  peintre;  Clementi  Dentocambi, 
ingénieur  et  fondeur;  Antonio  délia  Banda,  « lavoratore  in  legno».  (Visconti,  Sulla  Istitugione 
délia  insigne  artistica  Congrcga\ione  pontificia  dci  Virtnosi  al  Panthéon.  Rome,  1869.) 


LES  ACADEMIES. 


197 


L’essor  d’une  autre  Académie  romaine,  l’Académie  de  Saint-Luc,  ne  date 
que  de  la  fin  du  xvie  siècle.  Ce  fut  en  1677  que  le  pape  Grégoire  XIII  lui 
octroya  une  constitution  nouvelle,  sur  les  instances  du  peintre  Muziano,  dont 
l’œuvre  fut  brillamment  achevée  par  Fred.  Zuccheri1.  Hélas!  ces  mesures 
venaient  bien  tard;  c’en  était  fait  depuis  longtemps  de  toute  originalité  et  de 
toute  inspiration. 

Bien  autrement  énergique  que  l’action  de  la  Congrégation  des  Virtuoses  fut 
celle  de  l’Académie  des  Artistes  («  Professori  del  Disegno  »)  de  Florence.  Quel- 
ques mots  sur  l’histoire  de  cette  institution  célèbre  ne  seront  pas  hors  de  propos 
ici.  Le  sculpteur  Montorsoli  avait  élevé  dans  l’église  de  l’Annonciation  un 
magnifique  tombeau,  qui  devait  servir  à lui-même  et  à ceux  de  ses  confrères 
qui  11’auraient  pas  de  sépulture  particulière.  La  Compagnie  des  Peintres  en  prit 
solennellement  possession  et  y fit  inhumer,  en  premier  lieu,  Pontormo.  Ce  lut 
là  le  point  de  départ  de  l’Académie  florentine  ( 1 56 1 ).  L’institution  nouvelle, 
après  avoir  demandé  l’hospitalité  à différents  couvents,  obtint  de  Cosrne  l’auto- 
risation de  tenir  ses  séances  dans  la  chapelle  des  Médicis.  Quelles  espérances  on 
fondait  sur  elle,  Vasari  le  proclame  en  termes  enthousiastes  dans  sa  lettre  à 
Michel-Ange  (t.  VIII,  p.  366-368)  : à l’entendre,  cette  fondation  de  Cosme 
éclipsa  les  services  rendus  à l’art  par  Cosme  l’Ancien,  Laurent  le  Magnifique, 
Léon  X et  Clément  VIL 

Officiellement  constituée  en  1 563,  l’Académie  florentine,  différente  de  ses 
ainées,  prit  en  considération,  non  plus  les  intérêts  purement  professionnels, 
mais  le  talent  ; institution  essentiellement  honorifique,  elle  n’admit  que  des 
sculpteurs,  des  peintres  ou  des  amateurs  s’occupant  des  sciences  relatives  à 
l’architecture,  aux  arts  du  dessin  ou  à l’un  d’entre  ces  arts2.  Les  candidats 
devaient  présenter  un  ouvrage  — un  chef-d’œuvre  — qui  devenait  la  propriété 
de  l’Académie.  La  cotisation  était  fixée  à deux  livres  par  an  pour  les  académi- 
ciens, et  à une  livre  pour  les  membres  de  la  Compagnie.  La  protection  accordée 
à l’Académie  par  le  grand-duc  Cosme  et  l’organisation  des  splendides  funé- 
railles célébrées  en  l’honneur  de  Michel-Ange  lui  valurent  rapidement  une 
réputation  européenne.  En  1071,  un  décret  rompit  définitivement  les  liens  qui 
rattachaient  l’Académie  à la  Corporation  des  Médecins  et  des  Epiciers  pour  ceux 
de  ses  membres  qui  étaient  peintres,  et  à 1’  « Arte  dei  Fabbricanti  » pour  ceux 
de  ses  membres  qui  étaient  sculpteurs  et  architectes.  Les  soins  donnés  à l’en- 
seignement achevèrent  de  faire  de  l’Académie  florentine  le  modèle  de  toutes  les 
institutions  similaires. 

Ces  carrières  si  brillantes,  cette  longue  suite  de  triomphes  avaient  pour  cou- 

1.  Missirini,  Mcmorie  per  service  alla  Stcria  délia  Roniana  Accadcmia  di  S.  Lnca,  p.  18  et 
suiv. 

2.  « Gli  scultori  e pittori  e coloro  ancora  quali  essendo  gentiluomini,  corne  persone  nobili 
sono  ornati  delle  scienze  appartenenti  ail’  architettura,  e arte  del  disegno  0 ail’  una  di  queste.  » 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


198 


ronnement  des  funérailles  qui  prenaient  les  proportions  d’imposantes  céré- 
monies publiques.  De  grands  honneurs  furent  rendus  à la  dépouille  mortelle  de 
Pontormo,  de  Palladio,  du  Tintoret,  et  de  bien  d’autres  de  leurs  confrères; 
quant  à l’apothéose  dont  Michel-Ange  fut  le  héros,  elle  dépassa  tout  ce  que 
l’on  avait  vu  auparavant,  tout  ce  que  l’on  a vu  depuis.  Jamais  artiste,  ni  avant 
ni  après,  n’a  reçu  d’un  peuple  un  hommage  aussi  éclatant. 

Les  exemples  qui  viennent  d’être  rapportés  étaient  nécessaires  pour  montrer 
par  combien  de  liens  l’art  se  rattachait  alors  à la  vie  de  tous  les  jours,  par 
combien  de  racines  il  plongeait  dans  l’imagination  et  le  cœur  d’un  chacun; 
ils  expliquent  cette  floraison  sans  rivale. 


La  Vierge  et  l’Enfant,  par  Michel-Ange. 
(Musée  national  de  Florence.) 


LIVRE  II 


ENCOURAGEMENT  DES  ARTS 
T PROPAGANDE  DE  LA  RENAISSANCE 
GROUPEMENT  RÉGIONAL  DES  ÉCOLES 


Miniature  de  la  • Divine  Comédie  » de  Dante,  par  Gielio  Cloyio.  (Bibliothèque  du  Vatican  ) 


Statue  funéraire  de  l’évêque  Bonafede. 

Par  Francesco  da  San  Gallo.  (Chartreuse  de  Florence.) 


CHAPITRE  I 

LFS  MILIEUX  ITALIENS  PENDANT  LA  DERNIERE  PERIODE  DE  LA  RENAISSANCE.  — ■ 
FLORENCE  ET  LA  TOSCANE.  SIENNE.  — PEROUSE  ET  l’oMBRIE. 


algré  les  sacrifices  que  souverains,  municipalités, 
communautés  religieuses  ou  particuliers  s’imposèrent 
jusqu’à  l’extrême  limite  de  la  Renaissance,  nous 
sommes  en  droit  de  nous  demander  si  les  Mécènes 
ne  doivent  pas  plus  aux  artistes  que  les  artistes  aux 
Mécènes.  N’est-il  pas  évident  que  l’ardeur,  la  libéra- 
lité ',  le  goût,  restant  les  mêmes  chez  les  premiers,  leurs  efforts  deviennent 
stériles  et  leur  mérite  nul,  du  moment  où,  les  chefs  de  file  ayant  disparu,  ils 
n’ont  plus  que  la  ressource  de  s’adresser  aux  épigones?  Supposez  que  Jules  II 
ait  vécu  un  demi-siècle  plus  tard,  et  qu’à  la  place  de  Bramante,  de  Michel-Ange 
et  de  Raphaël,  il  lui  ait  fallu  s’adresser  aux  Perino  del  Vaga,  aux  Zuccheri, 
aux  Pomerancio  : la  postérité  le  placerait  au  niveau  de  ses  successeurs,  aussi 
libéraux  que  lui,  les  Pie  IV,  les  Grégoire  XIII,  les  Sixte-Quint,  réduits  par  la 
fatalité  historique  à n’encourager  que  des  décadents. 

I.  Aux  yeux  des  poètes  ou  des  critiques  du  temps,  — trop  intéressés,  on  l’avouera,  en 
pareille  matière  pour  dire  la  vérité,  — la  libéralité  passe  désormais  pour  la  vertu  souveraine, 
l’avarice  pour  le  vice  abominable  entre  tous.  L’Arioste,  le  placide  Arioste,  ne  cesse  d’attaquer 
avec  véhémence  ce  monstre  hideux  : à tout  instant,  dans  le  Roland  furieux  (où  il  n’a  que  faire), 
il  le  prend  pour  cible  de  ses  traits  (chants  xxv,  xxvi,  XLm). 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


26 


202 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


L’acuité  des  facultés  critiques,  tout  est  là.  Que  vous  soyez  parcimonieux  ou 
prodigue,  peu  importe.  L’essentiel,  c’est  que  vous  sachiez  distinguer  l’artiste 
supérieur  et  le  chef-d’œuvre.  Il  m’est  impossible,  quant  à moi,  de  m’en- 
flammer pour  un  peintre  ou  un  sculpteur  qui  n’a  jamais  connu  le  feu  sacré, 
l’étincelle  divine  : je  ne  leur  refuse  pas  mon  estime,  mais  en  matière  d’art 
c’est  un  bien  pauvre  hommage  que  l’estime,  un  hommage  peu  frit  pour  gagner 
la  sympathie  du  public.  Etant  donné  le  nombre  des  hommes  de  talent  qui 
surgirent  à ce  moment,  d’un  bout  à l’autre  de  la  Péninsule,  il  faut  savoir  se 
montrer  exclusif  pour  tous  ceux  qui  n’ont  pas  brillé  au  premier  rang  et  se 
résoudre  à ne  même  pas  prononcer  le  nom  de  tant  de  barbouilleurs  du  troi- 
sième ordre,  complaisamment  énumérés  par  leur  contemporain  Vasari.  Si,  en 
tout  lieu  et  en  tout  temps,  la  sévérité  est  un  droit,  elle  est  un  devoir  vis-à-vis 
de  l’Italie  du  x\T'  siècle  : eu  égard  à l’exubérance  des  talents,  s’attarder  sur  les 
médiocrités,  c’est  refuser  aux  esprits  supérieurs,  — ■ et  ils  se  comptent  par 
douzaines,  — le  tribut  qui  leur  est  légitimement  dû  ; c’est  amoindrir,  presque 
nier  leur  mérite. 

En  pénétrant  dans  ces  foyers,  dont  quelques-uns  ne  se  sont  révélés  que  sur 
le  tard,  on  éprouve  la  même  impression  que  devant  un  beau  paysage  d’août, 
réchauffé  des  rayons  du  soleil  le  plus  radieux.  Partout  l’astre  fécond  qui  s’ap- 
pelle la  Renaissance  a fait  mûrir  les  fruits  les  plus  savoureux  ; ses  reflets  dorés 
animent  et  transfigurent  jusqu’aux  plus  humbles  productions  de  l’art,  de 
même  qu’ils  ont  suscité,  au  fond  de  bourgades  perdues,  telles  qu’Asinalunga, 
des  pages  signées  des  noms  du  Sodoma  et  de  G.  del  Pacchia,  ou,  à Castro, 
les  fêtes  éblouissantes  données  en  l’honneur  de  Pier  Luigi  Farnese. 

Et  cependant,  malgré  tant  d’éclat,  l’historien  est  désormais  réduit  à compter 
avec  toutes  sortes  de  symptômes  de  décadence.  Au  temps  des  Primitifs,  aussi 
bien  que  pendant  l’Age  d’Or,  le  niveau  général  du  goût  étant  plus  élevé,  un 
courant  commun  soutenait  toutes  les  productions , de  quelque  personnalité 
qu’elles  émanassent,  il  nous  a donc  été  possible  de  faire  intervenir  la  statis- 
tique en  tant  qu’élément  de  comparaison  et  de  discussion.  Désormais,  à 
l’analyse  quantitative,  force  nous  est  de  substituer  l’analyse  qualitative;  les 
individualités  commencent  en  effet  à trancher  sur  un  tond  encombré  de  médio- 
crités. Quant  à ce  que  pensent  et  à ce  que  produisent  celles-ci,  inutile  de  cher- 
cher à établir  une  moyenne  ou  à déterminer  des  courants  directeurs  : la  bana- 
lité, la  vulgarité  font  irruption.  Que  nous  importent  l’idéal  ou  les  efforts  de 
ces  malheureux,  non  pas  disgraciés  par  la  nature,  mais,  qui  pis  est,  — car 
il  n’est  point  de  remède  à une  telle  déchéance,  — opprimés  par  une  loi  histo- 
rique ! Ainsi  le  veut  la  fatalité  : aux  périodes  d’essor  succèdent  invariablement 
les  périodes  d’affaissement.  La  supériorité  d’une  nation  se  révèle  à la  durée  de 
l’essor,  et  à cet  égard  — qui  chercherait  à le  nier?  — l’Italie  a été  bien  partagée  h 

1.  Quelques  observations  recueillies  par  M.  Lombroso  dans  son  volume  sur  1 Homme  de 


LES  MILIEUX  ITALIENS. 


2o3 


Nous  pouvons  poser  cette  loi,  que  la  Renaissance  n’a  été  féconde  que  là  où 
l’assimilation  a été  laborieuse  : Rimini,  qui  avait  accepté  si  légèrement  le  style 
nouveau,  disparaît  presque  immédiatement  de  la  scène,  de  même  que  Foligno, 
Naples,  ou  encore,  en  dehors  de  l’Italie,  la  Hongrie,  la  Turquie  et  la  Mos- 


covie. Si  nous  creusons 
plus  profondément,  nous 
découvrons  une  nouvelle 
loi  : la  Renaissance  n’a  été 
acceptée  facilement  que  là 
où  le  style  antérieur  ne 
comptait  pas  de  représen- 


génie  (trad.  franc.;  Paris,  i88ç, 
p.  1.57-174)  permettront,  sinon 
de  résoudre,  du  moins  de  ser- 
rer de  plus  près  ces  problèmes 
de  géographie  artistique.  L’au- 
teur italien  commence  par  rap- 
porter l’opinion  de  Buckle,  qui 
considère  les  pays  volcaniques 
comme  propres  à fournir  des 
artistes  plutôt  que  des  savants. 
Il  estime,  de  son  côté,  que  les 
pays  chauds,  les  grands  centres 
civilisés,  les  pays  montagneux 
ou  maritimes  l’emportent  sur 
les  autres  ; il  faut  également 
faire  entrer  en  ligne  l’influence 
des  races  étrusque  et  grecque. 
Les  pays  de  plaines  unies,  par 
contre,  ou  ceux  qui  sont  en- 
caissés entre  des  montagnes 
trop  élevées,  sont  pauvres  en 
hommes  de  génie.  Ainsi  s’ex- 
plique la  supériorité  de  Flo- 
rence sur  Pise,  de  Vérone  sur 
Padoue.  Les  hommes  de  génie 
n’apparaissent  pas  non  plus 
dans  les  régions  où  l’air  est 
malsain,  etc.  etc. 

En  appliquant  la  statistique 
à la  production  artistique  des 


Portrait  du  cardinal  Hippolyte  de  Médicis,  par  le  Titien. 
(Palais  Pitti.) 


différentes  régions  ou  villes  de 

l 'Italie,  M.  Lombroso  est  arrivé  à des  résultats  extraordinaires,  et  que  je  serais  tenté  de  qualifier 
de  fantastiques.  D’après  lui,  Florence  n’aurait  donné  que  .818,6  peintres  célèbres  sur  un  million 
d’habitants,  et  l’ensemble  de  la  Toscane  seulement  194,2,  alors  que  Bologne  en  aurait  compté 
572,4  et  l’Emilie  248,2  ! ! ! L’erreur  ici  est  flagrante  : le  savant  professeur  de  Turin  a fait  fausse 
route,  d’un  côté,  parce  qu’il  n’a  pas  tenu  compte  de  la  division  par  époques,  de  l’autre,  parce 
qu'il  a pris  pour  point  de  départ  le  Dictionnaire  des  Artistes  de  Ticozzi,  c’est-à-dire  un  ouvrage 
publié  au  commencement  de  ce  siècle,  à une  époque  où  la  critique  accordait  à l’Ecole  bolonaise 
la  palme  sur  toutes  les  autres  Écoles. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


204 


tants  de  quelque  valeur;  ce  qui  revient,  en  fin  de  compte,  à l’axiome  suivant  : 
si  la  rareté  ou  l’absence  d’artistes  indigènes  a facilité  l’introduction  de  la 
Renaissance,  presque  invariablement  représentée  par  des  artistes  du  dehors 
(des  Florentins,  pour  l’immense  majorité),  cette  pénurie  a aussi  empêché  la 
Renaissance  de  se  développer  dans  les  mêmes  régions. 

A Florence,  puisque  c’est  par  cet  antique  foyer  de  l’art  italien  que  nous  avons 
l’habitude  de  commencer  notre  itinéraire,  la  direction  du  mouvement  s’in- 
carne, plus  encore  que  pendant  la  période  précédente,  dans  les  Médicis. 

Le  rôle  joué  par  le  cardinal  Jules  de  Médicis,  devenu  le  pape  Clément  VII, 
sera  apprécié  plus  loin,  dans  le  chapitre  consacré  à la  ville  de  Rome.  Il  nous 
suffira  de  rappeler  ici  quelle  part  ce  prince  prit  à la  décoration  de  la  chapelle  où 
Michel-Ange  créa  son  chef-d’œuvre,  à la  construction  et  à l’installation  de  la 
Bibliothèque  Laurentienne,  ainsi  qu’à  l’embellissement  du  palais  de  sa  famille. 

Le  cousin  de  Clément  VII,  le  cardinal  Hippolyte  ( 1 5 1 1 - 1 535),  le  fils  naturel 
de  Julien  de  Médicis,  n’avait  que  treize  ans  lorsqu’il  fut  placé  à la  tête  du  gou- 
vernement florentin,  et  que  dix-huit  lorsqu’il  obtint  la  pourpre  cardinalice. 
Mais  l’adolescent  avait  plus  de  goût  pour  l’art  militaire  que  pour  la  diplomatie 
ou  les  charges  ecclésiastiques.  Toujours  armé  de  pied  en  cap  (c’est  ainsi  qu’il 
se  montre  dans  ses  divers  portraits),  il  menait  à sa  suite  une  cour  composée  de 
trois  cents  personnes,  dont  la  plus  grande  curiosité  était  ce  que  Burckhardt  a 
appelé  une  ménagerie  d’hommes  : je  veux  dire  une  troupe  de  Barbares  repré- 
sentant les  types  les  plus  variés  de  l’espèce  humaine  et  parlant  une  vingtaine 
d’idiomes  différents.  Comme  son  oncle  Léon  X,  Hippolyte  aimait  passionné- 
ment la  musique;  mais  il  raffolait  également  de  tournois,  de  chasses,  de  fêtes 
de  toute  nature.  C’était  un  caractère  sans  grande  consistance,  libéral  jusqu’à 
la  prodigalité1,  ambitieux  jusqu’à  attenter  à la  vie  de  son  cousin  Alexandre. 

En  tant  que  Mécène,  Hippolyte  s’est  signalé  par  son  admiration  pour  Michel- 
Ange.  Un  trait  entre  vingt  pour  montrer  ce  qu’il  mettait  à la  lois  de  délica- 
tesse et  de  libéralité  dans  les  encouragements  qu’il  prodiguait  au  grand  artiste  : 
ayant  appris  que  son  cheval  turc  lui  plaisait  beaucoup,  il  le  lui  envoya,  accom- 
pagné d’un  palefrenier  chargé  de  le  soigner,  et  de  dix  mulets  portant  une  pro- 
vision d’avoine.  Contrairement  à ses  habitudes,  Michel-Ange  accepta  avec  plai- 
sir ce  cadeau  de  son  jeune  protecteur.  Un  graveur  en  pierres  dures  célèbre, 
Giovanni  da  Castelbolognese,  reçut  des  marques  de  libéralité  non  moins  écla- 
tantes (voy.  p.  194),  ainsi  que  le  Parmesan,  dont  les  tableaux  allèrent  enrichir 
la  galerie  du  cardinal.  Hippolyte  protégea  également  l’habile  sculpteur  ferrarais 

1 . Ce  n’était  pas  un  compliment  banal  que  Sadolet  adressait  à Hippolyte  quand  il  lui  écrivait 
en  i53q  : « Tu  es  le  seul,  par  le  temps  qui  court,  ou  du  moins  un  des  rares,  qui  ne  consacres 
pas  uniquement  à satisfaire  une  cupidité  insatiable  les  innombrables  ressources  et  richesses  que 
ta  valeur,  ta  situation,  ta  noblesse,  la  gloire  de  ta  famille  t’ont  values,  mais  qui  en  uses  pour  le 
bien  du  plus  grand  nombre.  » (JEpistolamm  Libri  sexdecim,  p.  271-272.  Lyon,  i56o.) 


FLORENCE  ET  LES  MEDICIS. 


205 


Alf.  Cittadella,  l’emmenant  à Marseille,  puis  à Rome,  lui  commandant  un 
Ganymède  en  stuc,  un  buste  de  Vitellius,  qui  fut  tort  apprécié  de  Michel-Ange, 
le  médaillon  également  en  stuc  de  Giuhci  Gonyaga , enfin  les  portraits  de 
Clément  VII,  de  Julien  de  Médicis,  de  Léon  X,  de  Tibaldeo  et  de  Mol^a;  il  lui 
confia  en  outre  l’exécution  des  tombeaux  de  Léon  X et  de  Clément  VII, 
mais  sa  mort  prématurée  fit  tomber  ce  travail  en  d’autres  mains. 

L’expulsion  des  Médicis  ( 1 52p),  la  proclamation  d’une  République  recon- 
naissant pour  roi  Jésus-Christ  et  pour  gonfalonier  Nie.  Capponi,  finalement  le 
siège  de  i52Q-î53o,  ne  furent  pas  sans  action  sur  les  destinées  de  l’art.  De 
nombreux  monuments , des  couvents  opulents  (San  Gallo,  San  Donato  à 
Scopeto,  San  Giusto,  etc.),  de  riches  villas,  durent 
être  sacrifiés  aux  nécessités  de  la  défense.  Mais  tel 
était  dès  lors  le  respect  pour  les  œuvres  d’art,  que 
tout  ce  qui  put  être  enlevé  de  ces  ruines  trouva  un 
asile  dans  les  églises  ou  les  palais  de  la  cité  même. 

Le  nouveau  dictateur  de  Florence,  Alexandre  de 
Médicis  (né  vers  i5io,  mort  en  i53p),  fils  de  Lau- 
rent, duc  d’Urbin,  et  d’une  esclave  mauresque,  se 
signala  par  la  violence  de  son  caractère  non  moins 
que  par  de  rares  capacités  politiques.  Vis-à-vis  de 
l’art,  son  rôle  fut  infiniment  plus  modeste;  on  ne  peut  guère  citer  à son 
actif  que  la  décoration  de  la  villa  de  Careggi,  qu’il  confia  à Pontormo.  Il 
se  montra  surtout  soucieux  de  perpétuer  ses  traits  : il  se  fit  sculpter  par 
Danese  Cattaneo  de  Carrare  et  par  Allonso  Cittadella,  à qui  il  commanda 
en  outre  un  buste  de  Charles-Quint,  peindre  par  Vasari  et  Pontormo,  repro- 
duire en  médaille  par  Cellini,  Domenico  di  Polo  et  Francesco  di  Girolamo 
de  Prato. 

L’assassin  d’Alexandre,  son  cousin  Lorenzino  (i 5 14-1548),  réunit  de  son 
côté  une  collection  rare  et  précieuse  de  manuscrits,  de  marbres,  de  bronzes,  de 
curiosités  de  toute  sorte.  On  n’évaluait  pas  à moins  de  20000  écus  les 
joyaux  et  le  mobilier  qui  furent  pillés  dans  son  palais  lors  de  sa  fuite;  quant 
au  reste,  il  lut  incorporé  aux  collections  de  Cosme  F'1'.  On  sait  comment 
Lorenzino,  après  s’être  d’abord  réfugié  à Constantinople,  passa  ses  dernières 
années  à Venise,  où  il  tomba  sous  les  coups  de  deux  assassins,  stipendiés 
par  Cosme. 

Avec  le  duc  Alexandre  s’éteignait  la  branche  aînée  des  Médicis.  Le 
premier  représentant  de  la  branche  cadette,  le  valeureux  capitaine  Jean  des 
Bandes  Noires  (1498- 1026),  ne  semble  pas  s’être  signalé  par  quelque  fon- 
dation d’art.  La  statue,  si  tourmentée,  qui  lui  fut  élevée  par  Baccio  Bandi- 


Lorenzino  de  Médicis. 
D'après  une  médaille  anonyme. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


206 


nelli  sur  la  place  de  Saint-Laurent,  perpétue  seule  son  souvenir  à Florence 
Bien  autrement  féconde  et  éclatante  fut  Faction  exercée  par  le  fils  de  Jean 
des  Bandes  Noires,  Cosme  de  Médicis,  duc,  puis  grand-duc  de  Florence  (né  en 
1 5 1 9,  proclamé  duc  en  [ 5 3 7 , mort  en  [ 574). 

Quelques  mots  tout  d’abord  sur  le  caractère  de  ce  prince  si  remarquable. 
Cosme  avait  eu  des  débuts  obscurs  et  difficiles.  Resté  orphelin  à l’âge  de 
sept  ans,  il  fut  l’objet  de  la  défiance  de  Clément  VII,  qui  redoutait  ce  repré- 
sentant de  la  branche  ca- 
dette des  Médicis.  Les 
épreuves  qu’il  traversa  eu- 
rent du  moins  l’avantage 
de  lui  apprendre  à se  maî- 
triser : il 

mate  consommé  que  toute 
l’Europe  admirait.  D’autre 
part,  quoique  forcé  sou- 
vent de  recourir  à des  me- 
sures dictatoriales,  il  se 
montra  grand  justicier  tou- 
tes les  lois  que  la  raison 
d’Etat  n’était  pas  en  jeu  : 
ne  refusa-t-il  pas  à l’Arétin 
la  grâce  d’un  certain  F. 
Leoni,  en  déclarant  que, 
par  égard  pour  la  justice 
et  les  intérêts  des  tiers,  il 
avait  l’habitude  de  se  re- 
fuser à lui-même  ce  qu’il 
désirait  le  plus1  2 ! A Cel- 
lini  il  écrivit  qu’il  ne  vou- 
lait à aucun  prix  confondre  les  choses  publiques  avec  les  choses  privées. 

Dans  son  intérieur,  il  ne  vivait  pas  en  prince,  mais  comme  un  père  de 
famille  tout-puissant;  il  mangeait  en  compagnie  de  sa  femme  et  de  ses  fils;  sa 
table  était  modestement  servie  ; ses  enfants  n’avaient  ni  table,  ni  dépenses  à 
part  comme  dans  les  autres  cours.  Où  allait  le  duc  allaient  sa  femme  et  ses 
fils  et  toute  sa  maison.  Cosme  lui-même,  qui  adorait  les  exercices  du  corps 
(nageur  intrépide,  il  se  jetait  souvent  dans  l’Arno  du  haut  du  pont),  se  mon- 
trait toujours  armé,  avec  ses  gantelets,  sa  cotte  de  mailles,  son  épée  et  son 
poignard.  « Son  escorte,  qui  ne  s’élevait  jamais  à moins  de  six  cents  per- 

1.  Sur  sa  liaison  avec  l’Arétin  et  sur  son  portrait,  vov.  le  Citrteggio  de  Gaye,  t.  II,  p.  3 1 1 — 
33a,  35 1. 

2.  Gaye,  Carteggio,  t.  II,  p.  35i-37q. 


devint  le  diplo- 


FLORENCE  ET  LES  MÉDICIS. 


207 


sonnes,  se  mettait  en  mouvement  à un  seul  son  de  trompe,  et  tout  était  dis- 
posé et  prévu  avec  tant  de  commodité,  que  les  mules  et  les  chariots,  qui  étaient 
sans  nombre,  étaient  instantanément  prêts  à suivre  1 2 3 ». 

Au  témoignage  des  ambassadeurs  vénitiens,  Cosme  aimait  et  estimait  les 
hommes  de  talent  dans  toutes  les  professions;  il  se  plaisait  à toutes  les 
branches  des  études,  recherchait  les  bijoux  (on  le  voit  acheter  sans  hésiter  un 
diamant  de  26000  ducats),  les  statues,  les  médailles  anciennes,  et  en  réu- 
nit une  quantité  surpre- 
nante. Bref,  par  l’ardeur 
et  la  libéralité,  c’était 
un  vrai  Médicis  : Cellini 
nous  le  montre  s’en- 
flammant aux  récits  qu’il 
lui  faisait  de  la  magni- 
ficence de  François  I1'1' 
et  brûlant  de  surpasser 
le  monarque  français.  Il 
jouissait  en  outre  du 
privilège  de  se  recueil- 
lir, de  vaquer,  au  milieu 
des  plus  graves  préoccu- 
pations, à toutes  sortes 
de  délassements  intellec- 
tuels ou  même  à des 
travaux  manuels , tels 
que  le  jardinage  et  les 
manipulations  de  chi- 
mie. Il  nettoyait,  de  sa 
main,  à l’aide  d’un  ci- 
seau d’orfèvre,  les  sta- 
tuettes antiques  en  bronze  qu’on  lui  apportait".  Dès  1640,  entendant  inter- 
venir en  tout,  il  ordonnait  qu’aucun  travail  ne  pourrait  être  entrepris  a la 
cathédrale  sans  son  assentiment  et  sans  le  « parère  » de  Bandinelli  ". 

Mais  si  le  souverain  de  Florence  avait  certaines  connaissances  spéciales, 
notamment  en  architecture  militaire,  il  manquait  souvent  de  clairvoyance 
vis-à-vis  de  l’art  proprement  dit  : ne  se  laissa-t-il  pas  circonvenir  et  berner 
par  le  méprisable  Bandinelli  ! Son  excuse  est  que  sa  femme , la  duchesse 
Eléonore  de  Tolède  (-J-  1662),  subissait  plus  encore  l’ascendant  de  ce  maître 
intrigant.  Son  manque  de  lumières,  Cosme  s’efforça  de  le  masquer  en  faisant 

1.  Baschet,  la  Diplomatie  vénitienne,  au  XVI'  sikh’,  p.  1.38-1.39. 

2.  Cellini,  édit.  Tassi,  t.  II,  p.  469. 

3.  Gave,  Carteggio,  t.  Il,  p.  498. 


208 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


appel  à l’opinion  publique;  c’est  ainsi  qu’il  .donna  l’ordre  à Cellini  de 
découvrir  partiellement  le  Persée  pendant  deux  journées,  pour  entendre  ce 
que  le  peuple  en  dirait. 

Parmi  tant  d’entreprises  grandioses,  dont  une  seule  aurait  suffi  pour  illustrer 
tout  autre  règne,  la  transformation  de  la  ville  de  Florence  figure  au  premier 
rang.  Non  content  de  faire  reconstruire  les  fortifications  et  de  les  relever,  de 
distance  en  distance,  par  des  portes  monumentales,  Cosrne  éleva  la  Loge  du 
« Mercato  nuovo  » (i5qo),  acquit  et  agrandit  le  palais  Pitti,  à côté  duquel  il 
créa  les  merveilleux  jardins  de  Boboli,  réédifia  le  pont  de  la  Trinité  et  le  pont 
« alla  Carraja  »,  jeta  les  fondements  du  palais  des  Offices  ( 1 56 1 et  années  sui- 
vantes), établit  le  corridor  entre  ce  palais  et  celui  des  Pitti,  embellit  la  cour 
et  les  appartements  du  Palais  Vieux. 

Depuis  les  temps  de  Cosrne,  Père  de  la  Patrie,  les  Médicis  avaient  constaté 
que,  vis-à-vis  d’une  race  aussi  artiste  que  les  Italiens,  nulle  propagande  ne  valait 
celle  qui  se  fait  au  moyen  d’œuvres  d’art.  Le  pape  Clément  VII  avait  frit  com- 
mencer, dans  l’a'bbaye  du  Mont-Cassin,  l’érection  d’un  mausolée  en  l’honneur 
du  malheureux  Pierre  de  Médicis  : Cosrne  tint  à honneur  de  frire  achever  ce 
témoignage  de  la  magnificence  des  siens  et  de  leur  attachement  aux  sou- 
venirs de  famille. 

Dans  le  domaine  de  la  sculpture,  Florence  doit  à Cosrne  le  Persée  de  Cellini, 
la  fontaine  monumentale  de  Neptune,  par  Amnranati,  des  groupes,  des  statues, 
des  bas-reliefs  sans  nombre,  signés  des  noms  de  Tribolo,  de  Jean  Bologne, 
pour  ne  point  parler  des  malencontreuses  productions  de  son  favori  Bandi- 
nelli. 

Vis-à-vis  de  la  peinture,  Cosrne  manqua  d’inspirations  généreuses.  Au  lieu 
d’appeler  de  Venise  un  des  coryphées  de  cette  École,  la  seule  qui  eût  conservé 
de  la  vitalité,  il  se  contenta  de  recourir  aux  médiocrités  qui  pullulaient  autour 
de  lui,  les  Salviati,  les  Bronzino  (je  ne  parle  que  des  peintures  d’histoire  de  ce 
maître,  non  de  ses  portraits),  les  Vasari. 

Le  souverain  de  la  Toscane  fit  preuve  d’une  plus  grande  sûreté  de  diagnostic 
à l’égard  des  petits  arts.  Il  employa  le  célèbre  miniaturiste  Giulio  Clovio, 
l’habile  graveur  en  pierres  dures  Giovani  Antonio  de’ Rossi  de  Milan.  Il  mérita 
surtout  bien  des  arts  décoratifs  par  la  fondation  de  la  manufacture  de  tapisseries 
qui,  dirigée  au  début  par  les  Flamands  Jean  Rost  et  Nicolas  Ivarcher,  porta  au 
loin,  pendant  près  de  deux  siècles,  la  réputation  des  tapissiers,  des  « araz- 
zieri  »,  florentins.  L’atelier  de  faïences  de  Caftagiuolo  ne  cessa,  de  son  côté, 
de  mettre  au  jour  ses  belles  majoliques,  dans  lesquelles  dominent  les  tonds 
bleu-lapis. 

Uue  série  de  fêtes  splendides,  depuis  celles  de  son  mariage  avec  Éléonore  de 
Tolède  (i53q)  ou  du  mariage  de  son  fils  François  avec  Jeanne  d’Autriche 
( 1 565)  jusqu’aux  funérailles  de  Michel-Ange  (i56q),  ajoutèrent  encore  à 
l’éclat  de  ce  règne. 


FLORENCE  ET  LES  MÉDICIS. 


209 


Ce  qui  achève  de  prouver  combien  en  Cosme  l’organisateur  1 2 était  supérieur 
à l’homme  de  goût,  ce  sont  ses  efforts  pour  fonder  à Florence  des  collections 
d’antiques,  de  tableaux  de  maîtres,  de  portraits,  etc.  Embarrassé  lorsqu’il 
s’agissait  de  distinguer  entre  les  artistes  vivants,  dont  le  temps  n’avait  pas 
encore  sanctionné  le  talent,  il  déployait  en  toute  liberté  ses  rares  capacités 


lorsqu’il  s’agissait  de  réu- 
nir des  œuvres  d’art  an- 
ciennes, consacrées  par  le 
suffrage  de  la  postérité. 
Dans  ce  domaine,  il  ren- 
dit des  services  véritable- 
ment signalés  et  mérita 
d’être  proclamé  le  créateur 
des  musées  florentins  \ 
Même  chez  les  plus  am- 
bitieux et  les  plus  éner- 
giques de  ces  potentats  de 
la  Renaissance,  tout  sen- 
timent généreux  n’était 
pas  éteint.  Prenant  exem- 
ple sur  Charles  - Quint , 
Cosme  de  Médicis,  à peine 


1 . Rappelons  entre  autres  la 
fondation  de  l’ordre  des  cheva- 
liers de  Saint-Étienne,  chargés 
de  combattre  les  corsaires  levan- 
tins; la  codification  des  lois; 
les  grandes  fondations  littéraires 
et  scientifiques  (l’Académie  des 
arts  du  dessin);  la  réorganisa- 
tion des  universités  de  Pise  et 
de  Sienne  ; l’établissement  de 
l’imprimerie  médicéenne,  à la 
tête  de  laquelle  Cosme  plaça  le 
célèbre  imprimeur  Torrentino 
(|  i563),  originaire,  affirme- 
t-on,  de  Zwoll  en  Hollande. 

Torrentino  rétablit  un  instant, 

au  profit  de  Florence,  la  suprématie  qu’une  famille  florentine  émigrée,  les  Aide,  avait  assurée  à 
Venise  : 224  ouvrages,  remarquables  par  leur  exécution  typographique,  sortirent  de  ses  presses. 
La  « Fonderia  » des  Médicis,  c’est-à-dire  le  laboratoire  où  l’on  préparait  les  médicaments  les  plus 
énergiques,  les  parfums  les  plus  voluptueux,  en  même  temps  que  les  poisons  les  plus  subtils, 
s enorgueillit  également  d’une  réputation  européenne.  (Voy.  1 ’Osservalore  fiorcnliiio,  t.  VI.) 

2.  Sur  cette  partie  de  l’œuvre  de  Cosme,  voy.  Pelli,  Saggio  istorico  délia  Real  Galle ria  di 
limite  ( t.  I,  p.  6S  et  suiv.  Florence,  1779),  Gotti,  le  Galleric  di  F trente  (Florence,  1872),  ainsi 
que  le  mémoire  que  j ai  communiqué  à l’Académie  des  Inscriptions  dans  les  séances  des  2 juin 
et  12  juillet  1893. 


Pilier  en  stuc. 

Exécuté  en  1 565  à l’occasion  du  mariage  de  François  de  Médicis. 
(Cour  du  Palais  Vieux  de  Florence.) 


E.  Müntz. 


HI.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


27 


210 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


âgé  de  quarante-cinq  ans,  céda  à son  fils  le  gouvernement  de  la  Toscane,  ne 
se  réservant  que  le  titre  de  duc  et  le  pouvoir  suprême.  Il  ne  comptait  que 
cinquante-cinq  ans  quand  il  mourut  à Castello,  le  21  avril  1 5 74. 

Quel  que  soit  le  jugement  que  le  moraliste  porte  sur  lui,  l’historien  ne 
saurait  refuser  son  admiration  à ce  « grand  Cosme  de  Médicis,  que  nous  avons 
veu  de  nos  temps  si  renommé  et  si  grand  homme  d’estat,  si  sage  et  si  advisé, 
qu’il  ne  s’en  est  veu  un  pareil  à luy  de  nos  temps...  » (Brantôme). 


Octavien  de  Médicis  (1482-1 5q6),  parent  éloigné  des  ducs  Alexandre  et 
Cosme,  se  dévoua  de  bonne  heure  à leurs  intérêts.  Il  en  fut  récompensé  par 

toutes  sortes  de  faveurs  et  entre  autres  par  le 


poste  si  lucratif  de  dépositaire  général.  Sa  liai- 
son avec  Michel -Ange,  Tribolo,  André  del 
Sarte,  Arist.  de  San  Gallo,  le  Parmesan  et  une 
foule  d’autres  artistes,  a fait  plus  pour  sa  gloire 
que  ses  richesses.  Quoi  qu’en  dise  Cellini,  qui 
le  traite  d’ignorant,  Ottaviano  a fait  preuve 
d’un  goût  éclairé  en  dirigeant  la  décoration  de 
Poggio  a Cajano;  en  imaginant,  pour  conserver 
à Florence  le  portrait  de  Léon  X par  Raphaël, 
de  lui  substituer  la  copie  d’A.  del  Sarto,  et  enfin 
en  faisant  acheter  les  bustes  de  Clément  VII  et 
de  Julien  de  Médicis,  sculptés  par  A.  Lombardi. 


Portrait  de  François  de  Médicis. 

D'après  les  - imagines  » (Venise,  i56ç>).  Le  grand-duc  François  I' 1 (rbqi-iSS"),  le 

fils  aîné  de  Cosme,  se  signala  par  la  fondation 
de  la  villa  de  Pratolino,  par  la  protection  accordée  à l’architecte  Buontalenti 
et  au  sculpteur  Jean  Bologne,  par  l’établissement  de  la  manufacture  de  por- 
celaine. C’est  à lui  que  nous  devons  l’installation  d’une  partie  des  collections 
médicéennes  dans  le  palais  des  Offices,  et  notamment  l’organisation  de  la 
fameuse  rotonde,  connue  sous  le  nom  de  Tribune.  Le  développement  donné 
au  médaillier,  d’innombrables  commandes  d’ouvrages  en  pierres  dures,  en 
tapisserie,  en  mosaïque,  l’acquisition  de  plusieurs  séries  importantes  de  statues 
antiques,  assignent  à ce  prince  un  rang  à part  parmi  les  bienfaiteurs  des 
musées  florentins. 

Les  contemporains  sont  unanimes  à vanter  l’habileté  de  François  Ier  dans 
toutes  sortes  d’arts  mécaniques.  Montaigne  nous  le  montre  prenant  plaisir  à 
« besoingner  lui-mesme,  à contrefaire  des  pierres  orientales  et  à labourer  e 
cristal,  car  il  est  Prince  souingneus  un  peu  de  l’archemie  et  des  arts  mécha- 
niqucs,  et  surtout  grand  architecte1  ». 


i.  Vovage,  édit.  d’Ancona,  p.  172.  Cf.  p.  3qo. 


FLORENCE  ET  LES  MEDICIS. 


21  I 


D’après  un  autre  témoignage,  plus  circonstancié,  François  P'r  aurait  retrouvé 
le  secret  de  fondre  le  cristal  de  roche,  et  le  fondait  en  forme  de  verres  à boire 
et  autres  sortes,  les  travaillant  dans  le  fourneau  de  la  même  manière  que  le 


Don  Garcia  de  Médicis,  par  Bronzino.  (Musée  des  Offices.) 


verre  ordinaire.  « A cette  hn  il  avait  engagé  quelques  maîtres  de  Murano  fort 
capables.  Ces  vases,  tant  par  la  matière  première  que  par  l’art,  étaient  du  plus 
bel  et  du  plus  charmant  aspect,  et  d’autant  plus  recherchés  qu’ils  étaient  faits 
par  le  duc  seul.  Il  trouva  en  outre  le  moyen  de  faire  de  la  porcelaine  à l’imi- 
tation de  celle  de  l’Inde,  au  prix  de  plus  de  dix  ans  d’efforts.  Il  n’aimait  pas 


212 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


moins  à faire  travailler  les  pierres  précieuses  et  se  divertissait  à fabriquer  de 
faux  bijoux.  Mais  son  plus  grand  plaisir  était  de  travailler  les  alambics,  de 
composer  des  filtres  et  des  eaux,  ou  encore  de  préparer  des  feux  d’artifice.  » 
L’ambassadeur  vénitien  auquel  nous  devons  ces  informations  ajoute  que  le 
grand-duc  « n’est  pas  médiocre  connaisseur  en  peinture,  en  sculpture,  en  ca- 
mées travaillés,  en  mé- 
dailles, en  tous  genres 
d’antiquités;  qu’il  leur 
sacrifie  presque  tout  son 
temps,  et  qu’il  a un  en- 
droit appelé  le  Casino, 
où,  en  guise  de  petit 
arsenal , il  tient  dans 
diverses  chambres  diffé- 
rents maîtres  ouvriers, 
et  c’est  là  qu’il  conserve 
ses  alambics  et  ses  arti- 
fices. Il  y va  le  matin,  y 
demeure  jusqu’à  l’heure 
du  dîner,  et  après  dî- 
ner, y retourne  jusqu’au 
soir  1 ». 

L’épouse  de  Fran- 
çois I" , Bianca  Capello 
(1548-1587),  se  rendit 
plus  célèbre  par  sa  beau- 
té et  ses  intrigues  que 
par  son  goût  pour  les 
arts.  D’après  Montaigne, 
elle  était  belle  à l’opi- 
Portrait  de  Bianca  Capello.  (Musée  des  Offices.)  llion  italienne,  avait  un 

« visage  agréable  et  im- 
périeux, le  corsage  gros...»;  elle  devait  « avoir  bien  de  la  suffisance  pour  avoir 
angeolé  ce  prince  et  l’avoir  tenu  à sa  dévotion  si  longtemps  » h En  i56g, 
François  I1'1'  fit  construire  et  aménager  pour  Bianca,  par  Bern.  Buontalenti,  la 
villa  de  Pratolino,  qui  ne  lui  coûta  pas  moins  de  782000  écris,  et  qui  devint 
aussi  fameuse  par  le  séjour  qu’y  firent  les  deux  époux  que  par  les  vers  du  Tasse. 


Le  cardinal  Ferdinand  (1 549-1608),  qui  déposa  la  pourpre  cardinalice  pour 

1.  Baron  Davillier,  les  Origines  de  la  Porcelaine  en  Europe , p.  60-61. 

2.  Voy.  aussi  Galletti , Poésie  di  Don  Francesco  dei  Mcdici  a Mad.  Bianca  Capello.  Florence, 
ï 89-; . 


FLORENCE  ET  LES  MÉDICIS. 


21.3 


monter,  à la  mort  de  son  frère,  en  1 587,  sur  le  trône  de  Toscane,  s’est  acquis, 
comme  ses  prédécesseurs,  des  titres  imprescriptibles  à la  reconnaissance  de  la 
postérité.  C’est  à Rome  toutefois,  non  à Florence,  que  se  trouve  sa  principale 
fondation,  la  villa  Médicis,  avec  ses  inappréciables  séries  d’antiques,  vaste  dépôt 
où  ses  successeurs  ne  cessèrent  de  puiser,  jusqu’à  la  veille  de  la  Révolution, 
pour  enrichir  le  Musée  des  Offices.  La  célèbre  manufacture  de  mosaïques  en 
pierres  dures,  dont  les  bases  avaient  été  jetées  par  François  Ier  et  Cosme  T1', 
doit  à ce  prince  son  organi- 
sation définitive;  on  sait 
combien  de  chefs-d’œuvre 
sont  sortis  depuis  lors  de 
cet  établissement.  La  pro- 
tection accordée  à Jean  Bo- 
logne ne  fait  pas  moins 
d’honneur  à Ferdinand  ; 
lorsqu’il  créa,  en  1 588,  la 
surintendance  des  beaux- 
arts  , il  y soumit  tous  les 
artistes,  sauf  précisément 
le  grand  sculpteur  douai- 
sien  h 

L’action  des  Médicis  lut 
complétée,  comme  précé- 
demment, par  celle  d’une 
toule  de  familles  patricien- 
nes. Le  premier  rang  parmi 
elles  peut  être  revendiqué 
par  les  Strozzi,  « dont  la 
richesse  dépassait  celle  d’aucun  particulier  en  Europe2 3».  Le  premier  devoir 
qui  s’imposait  à eux  était  l’achèvement  de  leur  palais.  Ce  fut  Filippo  le  jeune 
(i488-i538)  qui  prit,  en  1 5 3 3 , l’initiative  de  ce  vaste  travail  Les  autres 
entreprises  de  ce  personnage  ont  quelque  chose  de  fragmentaire  : il  se  signala 
en  commandant  son  portrait  au  Titien  (Musée  de  Vienne)  et  en  acquérant 
le  Sacrifice  d’ Abraham , d’Andrea  del  Sarto.  Son  fils  Piero,  le  maréchal  de 
France  (7  1 558),  tout  en  déployant  le  faste  d’un  prince,  notamment  dans  les 
choses  relevant  de  l’art  militaire,  trouva  le  loisir  de  former  un  richissime 
cabinet  d’armes  et  une  belle  bibliothèque4.  Un  autre  membre  de  la  famille, 

1.  Desjardins,  la  Vie  et  l’Œuvre  de  Jean  Bologne,  p.  42. 

2.  Sismondi,  Histoire  des  Républiques  italiennes,  t.  XVI,  p.  90. 

3.  Gaye,  Carteggio,  t.  II,  p.  497-498. 

4.  « Si  ce  seigneur  (le  maréchal  de  Strozzi)  estoit  exquis  en  belle  bibliothèque,  il  l’estoit  bien 
autant  en  armurerie  et  beau  cabinet  d’armes;  car  il  en  avoit  une  grand’salle  et  deux  chambres 


214 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Matteo  di  Lorenzo  (J-  i5_|.i),  se  signala  par  la  protection  accordée  à Tribolo;  il 
chargea  en  outre  Bronzino  de  peindre  à fresque  une  Pietà  sous  un  tabernacle, 
près  de  la  villa  de  San  Cassiano.  Quant  à Roberto  Strozzi  (f  1 566),  il  cul- 
tivait l’amitié  de  Michel-Ange,  qui  lui  ht  cadeau  des  deux  statues  d 'Esclaves, 
aujourd’hui  au  Louvre,  et  celle  du  Titien,  qui  peignit  le  portrait  de  sa  hile. 

D’autres  Mécènes  ou  collectionneurs  florentins  encore  se  sont  fait  un  nom  : 
les  Bartoloni,  les  Borgherini,  Cosimo  Bartoli,  Vincenzo  Borghini,  qui  réunit 
une  belle  série  de  dessins,  notamment  de  Rustici  ; Ant.  Franc,  degli  Albizzi, 
qui  commanda  un  tableau  à Sebastiano  del  Piombo  ( 1 5^5) 1 ; Giov.  Gaddi,  qui 
occupa  Andrea  del  Sarto  et  Jacopo  Sansovino;  Niccolô  Gaddi,  le  fondateur 
d’une  richissime  collection,  surtout  de  dessins,  dont  les  débris  entrèrent  en 
i "8  au  Musée  des  Offices;  Bernardo  Vecchietti  enfin  ( 1 5 1 5 - i Sço),  qui 
s’assura  la  gratitude  de  la  postérité  par  la  protection  qu’il  accorda  au  jeune 
Jean  Bologne,  non  moins  que  par  les  belles  collections  d’antiquités  et 
d’objets  d’art  réunies  dans  sa  célèbre  villa  del  Iliposo. 

Parmi  les  ordres  monastiques  établis  à Florence,  les  Jésuates  de  San  Giusto 
aile  Mura  s’étaient  fait  une  spécialité,  non  seulement  de  la  préparation  des 
parfums,  mais  encore  de  la  peinture  sur  verre  et  de  la  fabrication  de  certaines 
couleurs  précieuses,  telles  que  le  bleu  d’outre-mer2.  Le  peintre  Fr.  Granacci 
prenait  plaisir  à les  défrayer  de  cartons.  La  démolition  de  leur  couvent,  pen- 
dant le  siège  de  i52Q-i53o,  leur  porta  un  coup  mortel.  Cependant,  jusque 
dans  le  dernier  tiers  du  xvic  siècle,  ils  purent  mettre  en  avant  des  artistes 
capables  de  restaurer  les  vitraux  de  la  Bibliothèque  Laurentienne. 

Dans  les  grands  couvents  des  environs  de  Florence  et  du  Casentin,  l’encou- 
ragement de  l’art  revêtit  les  formes  les  plus  diverses.  Au  val  d’Erna,  les  char- 
treux poursuivirent,  mais  avec  une  certaine  mollesse,  l’embellissement  de  leur 
monastère  : aux  peintures  de  Pontormo  ils  associèrent  la  charmante  verrière, 
composée,  affirme-t-on,  par  Jean  d’Udine.  Si  à Vallombreuse  les  moines  eurent 
le  bon  esprit  de  faire  appel  au  talent  d’Andrea  del  Sarto,  à Camaldoli  ils 

quej’ay  veu  autresfois  à Rome  en  son  palais  « in  Burgo»;  et  ses  armes  estoient  de  toutes 
sortes,  tant  à cheval  que  à pied,  à la  françoise,  espagnolle,  italienne,  allemande,  hongresque,  à 
la  bohème,  bref  de  plusieurs  autres  nations  chrestiennes  comme  aussi  à la  turquesque,  mo- 
resque, arabesque  et  sauvage.  Mais  qui  estoit  le  plus  beau  à voir,  force  (armes)  à l’antique  mode 
des  anciens  soldatz  et  légionnaires  romains.  Tout  cela  estoit  si  beau  à voir  qu’on  ne  sçavoit  que 
plus  admirer,  ou  les  armes,  ou  la  curiosité  du  personnage  qui  les  avoit  là  mises.  Et  pour  plus 
aorner  le  tout,  il  y avoit  un  cabinet  à part  remply  de  toutes  sortes  d’engins  de  guerre,  de  ma- 
chines, d’eschelles,  de  pontz,  de  fortiffications,  d’artiffices,  d’instrumens,  bref  de  toutes  inven- 
tions de  guerre  pour  offancer  et  se  deffendre;  et  le  tout  faict  et  représenté  de  bois  si  au  naïf  et 
au  vray,  qu’il  n’y  avoit  là  qu’à  prendre  le  patron  sur  ce  naturel,  et  s’en  servir  au  besoing.  » 
(Brantôme,  Œuvres  complètes,  édit.  Lalanne,  t.  II,  p.  24.3.)  Nous  avons  donné  ci-dessus  (p.  17) 
le  portrait  du  maréchal  de  Strozzi. 

] . Le  Lettere  di  Michel- Angelo,  p.  44.S. 

2.  Voy.  Uccelli,  11  convento  di  S.  Giusto  aile  Mura  c i Gesuati;  Florence,  1 865 . Cf.  les  Lcllcre 
di  Michel- Angola,  p.  37g. 


LES  COUVENTS  FLORENTINS. 


210 


cédèrent  trop  facilement  aux  offres  de  Vasari,  qui  peupla  leur  sanctuaire  de 
peintures  particulièrement  banales  et  vides.  Monte  Oliveto  Maggiore  enfin 


Vitrail  de  la  Chartreuse  de  Florence  (attribué  à Jean  d’Udine). 


compléta  le  merveilleux  cycle  de  sa  décoration  à l’aide  des  marqueteries  de 
Fra  Giovanni  de  Vérone  et  de  Fra  Raffaello  de  Brescia. 


Si  nous  nous  attachons,  non  plus  aux  Mécènes,  mais  aux  artistes,  Florence  a 


2IÔ 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


toujours  le  nombre,  sinon  le  mérite1.  A parcourir  l’ouvrage  de  Vasari,  on 
se  croirait  aux  plus  beaux  temps  du  quattrocento  : architectes,  sculpteurs, 
peintres,  décorateurs,  une  bonne  moitié  des  artistes  du  xvf  siècle,  dont  il 
retrace  la  vie  et  les  exploits,  ont  pour  patrie  les  bords  de  l’Arno.  Mais  faisons 
abstraction  de  la  quantité  pour  nous  attacher  à la  qualité  : que  valent  les  Soggi, 
les  Sogliani,  les  Poggini  et  leurs  congénères  au  prix  d’un  peintre  vénitien  de 
second  ordre  ! Constatons,  avant  de  poursuivre,  qu’un  commerce  assidu  avec 
l’Ecole  vénitienne  eût  seul  pu  sauver  l’Ecole  florentine.  Malheureusement 
Venise  ne  fut  représentée  sur  les  bords  de  l’Arno  que  par  un  artiste  assez  mé- 
diocre, Battista  Franco  (j 1 536  et  années  suivantes). 

Chaque  étape,  dans  les  annales  de  l’Ecole  florentine,  marque  un  nouveau 
progrès  des  facultés  critiques  et  un  nouvel  affaiblissement  du  sentiment  ou  de 
l’imagination.  La  solution  des  problèmes  techniques  ou  artistiques  la  préoc- 
cupait par-dessus  tout  ; la  rêverie,  la  fantaisie,  l’abandon  lui  devenaient  de 

I.  Nous  donnons  ici  en  note,  comme  nous  l’avons  fait  pour  la  période  précédente  (t.  II, 
p.  212),  la  liste  des  artistes  florentins  qui  ont  marqué  pendant  la  dernière  période  de  la 
Renaissance. 

Architecture.  Aux  maîtres  signalés  antérieurement  et  dont  plusieurs,  notamment  les  San- 
gallo  et  Baccio  d’Agnolo,  appartiennent  à la  fois  à l’Age  d’Or  et  à la  Fin  de  la  Renaissance, 
font  suite  : Jacopo  Sansovino;  Giov.  Ant.  Dosio,  l’architecte  du  palais  Larderel;  Domenico, 
le  fils  de  Baccio  d’Agnolo;  Bernardo  Tasso,  l’architecte  du  « Mercato  nuovo  » ; Bernardo 
Buontalenti,  Bart.  Ammanati,  l’Abbaco,  Vasari,  les  architectes-sculpteurs  Tiberio  Calcagni, 
Giovanni  Mangone,  Nanni  Unghero,  Nanni  di  Baccio  Bigio. 

Sculpture.  Outre  un  certain  nombre  d’artistes  qui  sont  à cheval  sur  l’Age  d’Or  et  la  Fin  de 
la  Renaissance  (Michel-Ange,  Rustici,  Benedetto  da  Rovezzano,  Torrigiani,  Tribolo,  Loren- 
zetto,  les  Sansovino,  Cellini),  l’Ecole  florentine  compte  à cette  époque  une  série  de  maîtres  qui 
lui  assurèrent,  malgré  une  décadence  relative,  la  suprématie  sur  le  reste  de  l’Italie  : Francesco 
da  San  Gallo,  les  deux  Montelupo,  Ammanati,  Cosini,  Pierino  da  Vinci,  Simone  Bianco,  Vinc. 
de  Rossi,  les  deux  Leoni,  Montorsoli,  Mosca  et  Moschino,  les  habiles  fondeurs  Zanobi  Lastri- 
cati,  Domenico  Portigiani  et  Zanobi  Portigiani,  les  deux  Cioli,  les  deux  Buglioni,  les  deux 
Poggini,  Martino  di  Bartolommeo,  Taddeo  Landini  (-J-  iîqq),  l’auteur  de  la  Fontaine  des  Tor- 
tues à Rome,  Battista  Lorenzo  ou  Battista  del  Cavalière,  Domenico  del  Barbiere  et  Lorenzo 
Naldini,  qui  firent  fortune  en  France,  le  Carota,  sculpteur  en  bois  habile,  enfin  l’hôte  illustre 
qui  fit  de  Florence  sa  seconde  patrie,  Jean  Bologne. 

Peinture.  A côté  des  artistes  de  la  période  précédente  dont  la  carrière  se  prolongea  jusque 
vers  le  second  tiers  du  xvi*  siècle  (Raffaellino  del  Garbo,  Rosso,  Franciabigio,  Maturino,  Dom. 
Ghirlandajo,  Andrea  del  Sarto,  l’Indaco,  les  deux  Penni,  Granacci,  Perino  del  Vaga),  l’Ecole 
florentine  peut  citer  les  noms  de  Bronzino,  de  Pontormo,  de  Salviati,  de  Bacchiacca,  de  Giu- 
liano  Bugiardini,  d’Andrea  Feltrini,  de  Nie.  Soggi,  de  Dom.  Puligo,  de  G. -A.  Sogliani,  de 
Zanobi  Poggini,  d’Al.  Allori.  — Rappelons  en  outre  les  noms  d’un  certain  nombre  de  peintres 
qui  ont  joui  chez  leurs  contemporains  d’une  célébrité  relative  : Solosmeo,  Giovanni  dell’  Allis- 
simo,  le  copiste  des  portraits  de  la  galerie  de  Paul  Jove,  Antonio  Mini,  Bart.  Miniati,  Nannoccio 
délia  Costa  S.  Giorgio  et  Andrea  Sguazzella,  qui  travaillèrent  tous  les  quatre  en  France;  Fier 
Francesco  Toschi,  Battista  Naldini,  Toto  del  Nunziata,  qui  tenta  la  fortune  en  Angleterre; 
Alessandro  Fei  del  Barbiere,  Jacopo  del  Conte,  Domenico  Conti. 

Arts  décoratifs.  L’École  florentine  compte  des  orfèvres  tels  que  Manno,  Cellini,  Piloto, 
Francesco  di  Girolamo  dal  Prato,  un  horloger  tel  que  Benvenuto  délia  Volpaia,  des  graveurs  au 
burin  ou  en  pierres  dures  tels  que  Dom.  Poggini  (i520-i5ç)0),  Pietro  Rozzanti  et  Domenico 
di  Polo. 


L’ÉCOLE  FLORENTINE. 


plus  en  plus  étrangers.  En  un  mot,  l’artiste  sê  montrait  trop,  l’homme  pas 
assez.  Ainsi  s’explique  comment,  dessinateurs  impeccables,  ils  comprirent  si 
peu  le  rôle  de  la  couleur  et  en  vinrent  à ce  degré  de  sécheresse. 

Malgré  tant  de  symptômes  de  décadence,  on  hésite  à affirmer  que  la  vigueur 
intellectuelle  des  Florentins  a fléchi.  Ne  s’est-elle  pas  plutôt  déplacée?  N’est-ce 
pas  Florence  qui  créa  l’opéra  vers  la  fin  du  x\T  siècle  et  qui,  dans  le  second 
tiers  du  siècle  suivant,  donna  le  j our  à Lu  1 1 i ? N’est-ce  pas  Florence  qui,  sous 
les  auspices  de  Galilée,  devint,  vers  la  même  époque,  le  centre  du  mouvement 
scientifique  ? Que  d’épreuves  ne  fallut-il  pas  pour  avoir  raison  d’une  telle 
vitalité  ! 

Voilà  pour  l’histoire  intérieure  de  Florence.  Au  dehors,  l’École  florentine 
maintient  son  prestige  : pendant  plusieurs  générations  encore,  cet  antique  foyer 
de  la  Renaissance  rayonne  au  loin.  Plus  encore  que  par  le  passé  l’Italie 
méridionale  subit  sa  fascination  : les  Ombriens,  qui  avaient  si  longtemps  gardé 
leur  autonomie,  ne  tardent  pas  à abdiquer  après  la  mort  du  Pérugin,  tout 
comme  les  Romains  après  celle  de  Raphaël.  Quant  aux  Napolitains,  ils  n’es- 
sayent même  pas  de  se  saisir  et  de  se  concentrer.  Même  domination  en  France, 
en  Angleterre,  en  Espagne  : Andrea  del  Sarto,  le  Rosso,  Torrigiani,  Cellini, 
Rustici,  les  Leoni,  plantent  en  tous  lieux  l’étendard  florentin'.  A peine  si  les 
champions  de  l’Italie  du  Nord,  les  représentants  des  Ecoles  de  Parme,  de 
Venise,  de  Milan,  parviennent  à entamer  cette  omnipotence.  En  dépit  des 
défaillances,  il  semblait  aux  contemporains  que  l’astre  de  Florence  n’avait 
point  pâli,  et  c’était  avec  un  légitime  orgueil  que  Cellini  pouvait  vanter  « cette 
très  noble  École,  que  les  anciens  ont  rendue  si  habile  rien  qu’en  forçant  les 
hommes  de  talent  à rivaliser  entre  eux  : ainsi,  ajoutait-il,  ont  été  exécutées 
la  merveilleuse  coupole,  les  très  belles  portes  du  Baptistère  et  tant  d’autres 
temples  et  de  statues,  qui  font  à la  ville  comme  une  couronne  de  tant  de 
talents1 2  ». 

Une  rapide  revue  des  travaux  exécutés  dans  les  environs  immédiats  de  Flo- 
rence achèvera  de  révéler  ce  que  les  derniers  jours  de  la  Renaissance  avaient 
de  vitalité  et  d’éclat  encore. 

Fiesole  est  toujours  une  pépinière  de  sculpteurs  : son  livre  d’or  s’enrichit 

1.  Rien  qu’en  Espagne,  l’Ecole  florentine  compte  peut-être  trente  ou  quarante  représentants. 
Je  relève  au  hasard  les  noms  des  sculpteurs  Miguel  Florentin  (i5iO-l5a.5)  et  son  fils  Antoine 
Florentin,  Dominique  Alexandre  ( i .5 1 7),  Torrigiano,  Moreto  de  Florence  (i.îqa),  J. -B.  Porti- 
giani  (i55o),  Leone  Leoni,  Pompeo  Leoni  et  Michèle  Leoni;  puis  des  peintres  Niccolô  de  Pise 
(iSoq),  Paolo  de  Aregio  (i.5o6),  Tomaso  de  Florence  (i.52o),  Romolo  Cincinnato  (1.572),  Giu- 
seppe Sangronis  (1 586),  Bat.  Carducho  C 1 586),  Lupicino  (iSqô).  Cependant,  en  comparant  le 
nombre  des  Florentins  à celui  des  autres  artistes  italiens  fixes  en  Espagne,  on  trouve  que,  tandis 
qu  au  début  du  siècle  les  premiers  formaient  l’immense  majorité,  à la  fin  de  la  même  période 
ils  ne  formaient  plus  qu’une  minorité  infime.  (Frédéric,  les  Arts  italiens  en  Espagne;  Rome, 
1825.) 

2.  Édit.  Tassi,  t.  II,  p.  026. 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  c8 


218 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


des  noms  de  Giovanni  Cosini  et  Vincenzio  de’  Rossi.  Mais  cette  ville,  qui 
envoie  au  loin  ses  artistes,  ne  garde  rien  pour  elle  ; à peine  deux  portraits  en 
bas-relief  de  Fr.  da  San  Gallo  à y signaler  (voy.  la  gravure  de  la  page  iqd). 

Settignano  ne  le  cède  guère  à Fiesole  : elle  donne  le  jour  aux  sculpteurs 
Alessandro  Scherano,  élève  de  Michel-Ange,  Stoldo  di  Gino  Lorenzi,  élève  de 
Baccio  da  Montelupo,  Antonio  di  Gino  Lorenzi  et  Bart.  Ammanati. 

Pistoja,  qui  avait  été  redevable,  dans  le  premier  quart  du  siècle,  d’embellis- 
sements importants  à l’architecte  Vittoni  et  aux  héritiers  des  délia  Robbia,  ne 
compte  plus  que  quelques  peintres,  dont  aucun  n’a  brillé  même  au  second 
rang  : Gerino,  Fra  Paolino  del  Signoraccio  et  son  élève  Bernardino  del  Signo- 
raccio,  Leonardo  Malatesta,  et  Leonardo  il  Pistojese,  élève  de  G. -F.  Penni; 
puis  un  sculpteur  élève  de  Michel-Ange,  Pietro  di  Urbano. 

Prato,  Empoli , Castel-fiorentino  et  Castiglione-fiorentino  s’effacent,  de 
même  que  San  Gimignano,  où  deux  noms  seulement  émergent  : ceux  du 
peintre  Vincenzo  Tamagni,  l’élève  de  Raphaël,  et  l’architecte  G. -A.  Dosio. 
Poggibonsi  donne  le  jour  à F architecte-sculpteur  Montorsoli,  qui  ht  une  si 
brillante  tomme  à Florence,  à Gènes,  à Rome,  à Naples  et  à Messine. 

A Pise,  la  somnolence  est  plus  profonde  encore,  si  possible,  que  par  le  passé. 
A peine  un  nom  d’artiste  indigène  à y relever  : celui  de  G.- B.  del  Cervelliera, 
architecte  et  sculpteur.  A ses  côtés  travaillaient  deux  étrangers,  les  sculp- 
teurs Stagio  Stagi  de  Pietrasanta,  l’auteur  du  monument  de  Decio  (grav. 
ci-après),  et  Pierino  da  Vinci  de  Florence.  L’entreprise  la  plus  considérable 
est  la  décoration  de  la  cathédrale  1 (tableaux  d’Andrea  del  Sarto,  de  Perino 
del  Vaga,  du  Sodoma,  de  Beccafumi,  de  Bronzino,  de  Sogliani  ; sculptures  de 
Stagio  Stagi,  statue  d’Ange  de  Tribolo,  lustre  de  Battista  Lorenzi).  Comme  édi- 
fice nouveau,  nous  ne  rencontrons  que  l'insignifiant  palais  des  Chevaliers  de 
Saint-Etienne,  bâti  sur  les  plans  de  Vasari,  et  le  palais  de  marbre  ou  palais 
Lanfreducci-Upezzinghi,  construit  par  Cosimo  Pagliani.  A la  fin  du  siècle, 
l’Œuvre  du  Dôme,  par  une  inspiration  qui  l’honore,  fit  appel  à Jean  Bologne 
pour  doter  le  sanctuaire  de  nouvelles  portes  de  bronze  (mises  en  place  en 
i 6o3). 

Mieux  partagée  que  beaucoup  de  villes  de  la  Toscane,  Arezzo  conserva  son 
activité  et  sa  fécondité.  La  peinture  y compta  pour  représentants  Guillaume  de 
Marcillat,  Vasari  et  G. -A.  Lappoli.  Eu  égard  à la  sculpture,  si  le  célèbre  Leone 
Leoni  quitta  de  bonne  heure,  pour  ne  pas  la  revoir,  sa  ville  natale,  et  si  Pietro 
di  Subino  se  fit  remarquer  par  ses  excentricités  plutôt  que  par  son  talent,  en 
revanche  le  Florentin  Simone  Mosca  orna  plusieurs  édifices  de  bas-reliefs  déco- 
ratifs d’une  parfaite  élégance.  Le  même  artiste  donna,  concurremment  avec 
Vasari,  les  plans  d’une  loule  de  constructions.  Particulièrement  brillante  aussi 

i . Voyez,  sur  ces  travaux,  l’article  de  M.  Supino  dans  YArchivio  storico  dell’  Arte,  iijg.3,  p.  419 
et  suiv. 


LES  ENVIRONS  DE  FLORENCE. 


2IQ 


fut  la  fête  que  les  Arétins  organisèrent  en  i53q  en  l’honneur  du  duc  Alexan- 
dre de  Médicis  : ils  firent  représenter  à cette  occasion  deux  comédies  dont 
les  décors  furent  peints  par  Nie.  Soggi  et  G. -A.  Lappoli. 

Montepulciano  s’enorgueillit  de  palais  construits  par  Ant.  da  San  Gallo 
l’ancien  (voy.  t.  II,  p.  225)  et  par  Peruzzi,  de  sculptures  modelées  par  Giov. 
Boscoli. 

A Montefiascone,  la  dernière  étape  de  la  Renaissance  est  marquée  par  les 
constructions  du  même 
San  Gallo  et  par  celles 
de  San  Michèle , qui  y 
éleva  la  « Madonna  delle 
Grazie  ». 

C’est  San  Gallo  égale- 
ment qui  a doté  Monte 
San  Savino  de  ses  prin- 
cipaux monuments  : le 

Palais  communal,  la  Loge 
des  Marchands  et  diffé- 
rents palais  particuliers. 

Comme  artiste  indigène, 
on  ne  trouve  à signaler 
dans  cette  ville  que  le 
peintre  Stefano  Veltroni, 
élève  de  Vasari. 

Pescia  reçoit  son  prin- 
cipal lustre  de  Bal.  Turi- 
ni,  le  dataire  de  Léon  X, 
qui  orna  sa  ville  natale  de 
son  tombeau,  dû  au  ciseau 
de  Raf.  de  Montelupo,  et 
de  la  Madone  au  Balda- 
quin, le  tableau  inachevé  de  Raphaël.  Deux  autres  citoyens  de  cette  ville  sui- 
virent, l’un,  Mariano  Grazia  Dei,  la  bannière  de  llidolfo  Ghirlandajo,  l’autre, 
Bened.  Pagni,  celle  de  Jules  Romain. 

A Cortone,  le  cardinal  Silvio  Passerini,  le  protecteur  de  Signorelli,  de 
Guillaume  de  Marcillat  et  de  Vasari,  fit  construire,  d’après  les  plans  de  l’archi- 
tecte pérusin  Caporali,  un  palais  dont  il  confia  la  décoration  à Signorelli,  alors 
âgé  de  plus  de  quatre-vingts  ans.  Ce  vétéran  de  l’Ecole  toscano-ombrienne  y 
peignit  à tresque  un  Baptême  du  Christ.  Cortone  servit  en  outre  de  résidence 
au  peintre  Tommaso  Bernabei  et  au  peintre-verrier  Michelangelo  Urbani,  un 
des  élèves  de  Marcillat. 

A Volterra,  un  Lit  prime  tous  les  autres  : l’apparition  du  peintre-sculpteur 


Le  Palais  de  Marbre,  à Pise. 


220 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Le  Christ  chassant  les  vendeurs  du  Temple. 
Par  Guillaume  de  Marcillat. 

(Dôme  d'Arezzo.) 


demanda  que  la  République  l’engag- 


Daniele  Ricciarelli , plus  célèbre  sous 
le  nom  de  Daniel  de  Volterre.  L’action 
de  ce  maître  fut  complétée  par  son  ne- 
veu Leonardo  et  son  élève  Giov.  Paolo 
Rossetti.  Plusieurs  étrangers  laissèrent 
en  outre  des  ouvrages  de  mérite  dans 
cette  ville  si  pittoresque  : Ammanati 
y éleva  le  « Cortile  » de  la  « Badia  dei 
Monaci  »,  Montorsoli  y sculpta  le  tom- 
beau de  Rat.  Maffei,  Pontormo  y pei- 
gnit pour  la  cathédrale  une  Descente  de 
Croix. 

L’île  d’Elbe  participa,  quoique  dans 
une  faible  mesure,  aux  libéralités  de 
Cosme  Lr.  Ayant  fait  construire  par  San 
Marino  la  forteresse  de  Porto-Ferrajo, 
ce  prince  ht  placer  sur  la  porte  d’entrée 
son  buste  en  bronze,  un  des  chefs- 
d’œuvre  de  Ben.  Cellini,  aujourd’hui 
au  Musée  national  de  Florence. 

Même  dans  une  petite  ville  de  dixiè- 
me ordre,  telle  que  Piombino,  qui  était 
alors  gouvernée  par  le  prince  Jacques  V, 
on  trouve  toute  une  série  de  palais  ou 
d’habitations  particulières  élevés  par 
l’éminent  architecte  San  Micheli,  ainsi 
qu’une  série  non  moins  imposante  de 
peintures  du  Rosso  et  du  Sodoma 
(i53q),  qui  y forma  un  élève  de  mé- 
rite : Giov.  Maria  Tucci. 

Malgré  bien  des  épreuves,  la  vaillante 
République  de  Sienne  ne  cessa,  aussi 
longtemps  qu’elle  conserva  son  indé- 
pendance, de  manifester  par  les  actes 
comme  par  les  proclamations  sa  sollici- 
tude pour  tout  ce  qui  touchait  à l’art. 
Qu’il  fut  bien  inspiré  le  groupe  de 
Siennois  qui , ayant  appris  que  leur 
illustre  concitoyen  Bal.  Peruzzi  avait 
dû  quitter  Rome  après  le  sac  de  1627, 
ât  à son  service.  Leur  pétition  mérite 


L'ECOLE  SIENNOISE. 


<2  2 1 


d’être  rapportée  : ils  se  tondent  sur  ce  que  Peruzzi  avait  « un  talent  rare,  prin- 
cipalement en  matière  d’architecture,  et  qu’on  pouvait  le  considérer  comme  un 
grand  dessinateur,  unique  en  Italie,  et  un  peintre  tel  que,  si  on  réussissait  à le 
fixer  à Sienne,  ce  serait  au  plus  grand  avantage  du  public  et  des  particuliers, 
qu’il  formerait  beaucoup  d’autres  maîtres,  et  donnerait  de  l’honneur  et  de  la 
réputation  à la  cité  parmi  toutes  les  autres  ».  Le  Magistrat  fit  droit  à cette 
requête  : dès  le  mois  suivant,  Pe- 
ruzzi était  attaché  à son  service. 

A côté  du  Sodoma,  de  Pacchia- 
rotti,  de  G.  del  Pacchia  et  de  Bec- 
cafumi,  qui  rentrent,  pour  une 
partie  du  moins  de  leurs  travaux, 
dans  le  cadre  du  présent  volume, 
nous  avons  à signaler  Lorenzo  di 
Cristoforo  Rustici,  le  Riccio,  Gi- 
rolamo  Magagni,  Bernardino  Fun- 
gai , Giacomo  Marco,  élève  de 
Daniel  de  Volterre,  le  peintre- 
médailleur  Pastorino,  enfin  le 
peintre-graveur  Fr.  Vanni. 

Grâce  à l’assimilation  com- 
plète des  principes  de  la  Renais- 
sance, plus  d’un  Siennois  put  faire 
figure  au  dehors,  comme  jadis 
aux  beaux  temps  des  Duccio  et 
des  Simone  Martini.  A Rome,  un 
artiste  et  un  amateur,  Baldassare 
Peruzzi  et  Claudio  Tolomei,  le 
fondateur  de  l’Académie  vitru- 
vienne,  représentèrent  avec  éclat 
les  études  d’architecture,  tandis 
qu’un  de  leurs  compatriotes,  le 

sculpteur  Michel-Angelo  Anselmi,  y sculptait  le  tombeau  du  pape  Adrien  VI. 
Dans  la  même  ville,  ainsi  qu’à  Florence,  Pastorino,  qui  cumulait  la  pratique  de 
la  peinture  sur  verre  avec  celle  de  l’art  du  médailleur,  compta  pour  clients  les 
souverains  pontifes,  les  ducs  de  Toscane  et  une  foule  de  grands  personnages. 

D’autres  villes  ont  pu  s’imposer  pour  le  culte  du  beau  des  sacrifices  aussi 
considérables  que  Sienne;  mais  les  efforts  de  l’antique  cité  de  la  Vierge  ont 
quelque  chose  de  particulièrement  fécond  et  pénétrant.  Le  pavement  de  Becca- 
fumi,  au  Dôme,  et  le  magnifique  ensemble  des  fresques  du  Sodoma,  au  Palais 
municipal  et  dans  un  si  grand  nombre  d’églises,  n’ont  leur  équivalent  nulle 
part  ailleurs. 


Une  Matrone  noble  de  Sienne. 
(D'après  le  recueil  de  Vecellio.) 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


OOO 


La  République  de  Lucques,  qui,  plus  heureuse  que  ses  voisines  Florence  et 
Sienne,  maintint  son  autonomie  jusqu’au  début  du  xixe  siècle,  concentra  ses 
efforts  sur  la  construction  du  Palais  communal.  Cet  édifice  gigantesque,  élevé 
sur  les  plans  d’Ammanati,  ne  devait  pas  coûter  moins  de  ifioooo  écus  (de  7 à 
8 millions,  au  moins,  de  notre  monnaie),  au  témoignage  de  Montaigne,  qui 
visita  Lucques  à ce  moment.  Prenant  exemple  sur  le  gouvernement,  une  série 
de  particuliers  demandèrent  à Ammanati  des  plans  pour  les  palais  qu’ils  se 
proposaient  d’édifier  : la  ville  doit  en  partie  à l’habile  architecte  florentin 
le  caractère  d’ampleur  monumental  qui  la  distingue.  Les  autres  fondations 
nouvelles  sont  rares.  Quand  nous  aurons  rappelé  les  fresques  d’Aspertini, 
à San  Frediano,  et  les  statues  de  Jean  Bologne,  à la  cathédrale,  quelques 
tableaux  d’église  du  peintre  Zacchia  le  vieux,  originaire  de  Vezzano,  dans 
la  Lunigiana  (mort  après  1 56 1 ),  nous  en  aurons,  ou  peu  s’en  fuit,  épuisé 
la  liste. 

Sur  les  confins  de  la  Toscane  et  de  l’Etat  pontifical,  Borgo  San  Sepolcro 
donne  naissance  ou  sert  d’asile  à un  essaim  de  peintres,  célèbres  du  moins  chez 
leurs  contemporains,  sinon  auprès  de  la  postérité  : Leonardo  Cungi,  Santo  di 
Tito  (1 536-1 6o3)  et  Durante  di  Romano  Alberti  (1 538-1 61 3),  qui  travail- 
lèrent tous  trois  sous  Pie  IV  à la  décoration  de  sa  villa  du  Vatican;  G.-M. 
Picchi,  Cristofano  Gherardi,  surnommé  Doceno  (i5o8-i556),  grand  impro- 
visateur, porté  aux  nues  par  son  ami  Vasari.  Les  habitants  de  Borgo  savaient 
toutefois  apprécier  à l’occasion  le  talent  des  artistes  étrangers  : une  des  con- 
fréries de  la  ville  le  prouva  en  commandant  au  Rosso  une  Descente  de  Croix. 

La  raison  d’être  de  l’École  ombrienne  avait  été  son  attachement  à un  idéal 
religieux,  dans  lequel  il  entrait  autant  de  ferveur  que  d’humilité.  Au  fur  et  à 
mesure  que  la  religion  s’entoura  de  plus  de  pompe  mondaine,  une  telle  Ecole 
devait  perdre  de  sa  vogue.  Aussi,  pendant  la  dernière  période  de  la  Renais- 
sance, rencontre-t-on  bien  encore,  à Pérouse  et  dans  les  environs,  des  artistes 
habiles,  voire  éminents,  mais  isolés  les  uns  des  autres,  sans  la  cohésion  et  la 
force  que  donne  l’attachement  à une  croyance  commune.  Ce  fut  du  côté  des 
idées  nouvelles  que  les  Ombriens  en  général  et  les  Pérusins  en  particulier 
cherchèrent  désormais  le  salut.  Plusieurs  d’entre  eux  y conquirent  la  célé- 
brité. 

Le  lecteur  a pu  voir  dans  mon  précédent  volume  (p.  232-233)  la  liste  des 
architectes , sculpteurs , peintres  ou  décorateurs  qui  illustrèrent  l’antique 
Pérouse,  à partir  du  second  quart  du  xvi°  siècle  : Galeazzo  Alessi,  le  construc- 
teur des  palais  de  Gênes  et  de  Milan,  le  sculpteur-orfèvre  Vincenzo  Danti, 
l’auteur  de  la  statue  de  Jules  III,  exposée  devant  la  cathédrale,  puis  la  queue 
de  l’Ecole  du  Pérugin.  A ces  artistes,  dont  plusieurs  tentèrent  la  fortune  au 
dehors,  firent  pendant  les  maîtres  étrangers  qui  traversèrent  Pérouse  : les 
sculpteurs  Simone  Mosca  et  Montorsoli,  le  peintre  flamand  Henri  de  Malines, 


L’OMBRIE. 


qui  dessina  le  carton  du  superbe  vitrail  de  la  cathédrale,  la  Prédication  de 
saint  Bernardin  de  Sienne  (i565). 

Assise,  l’antique  loyer  de  l’art  franciscain,  relève  la  tête  au  xvie  siècle.  Une 
série  de  peintres  qui  ont  eu  leur  heure  de  célébrité  — Adone  Doni,  Andrea 
di  Luigi,  surnommé  l’Ingegno,  Eusebio  di  San  Giorgio,  et  enfin  un  artiste 
indigène,  Tiberio  d’Assise  — se  consacrent  à l’embellissement  de  la  basilique 


Le  Christ  apparaissant  à sainte  Catherine  (fragment),  parle  Sodoma. 
(Eglise  San  Domenico  à Sienne.) 


de  Saint-François  et  des  autres  sanctuaires,  tandis  que  Vignole,  Danti  et  Gai. 
Alessi  élèvent  l’imposante  église  de  Santa  Maria  degli  Angeli. 

Le  seigneur  de  Città  di  Castello,  Aless.  Vitelli,  fait  appel  à Cola  dell ’ Ama- 
trice, à Vasari,  à Crist.  Gherardi  et  à Balt.  délia  Bilia,  pour  décorer  le  palais 
de  ses  ancêtres.  Un  autre  amateur  de  la  même  ville,  Nie.  Bufalini,  mérite 
une  mention  pour  avoir  acheté  un  tableau  du  Parmesan. 

Cività  Castellana,  si  pauvre  en  monuments,  ne  figure  ici  que  pour  un 
ouvrage  qui  relève  de  l’art  militaire  plutôt  que  des  beaux-arts  : je  veux  parler 
de  sa  forteresse,  construite  sur  les  plans  d’Ant.  da  San  Gallo  le  vieux  dans 
les  données  du  style  ancien. 


Dans  le  reste  de  l’Ombrie,  et  surtout  dans  les  villes  qui  avaient  jeté  quelque 


224 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


éclat  au  moyen  âge  ou  pendant  la  Première  Renaissance,  les  œuvres  d’art  nou- 
velles sont  en  petit  nombre.  Spolète  n’entre  en  lice  qu’avec  quelques  peintures 
du  Spagna  ; Foligno  qu’avec  une  chapelle  ajoutée  à la  cathédrale  par  Ant.  da 
San  Gallo  le  jeune;  Spello  s’efface  complètement. 

Seule  Orvieto  continue  à faire  appel  aux  artistes  les  plus  divers  : les  sculp- 
teurs Simone  Mosca  et  Francesco  Mosca,  qui  y séjournèrent  longtemps  et  y 
décorèrent  la  chapelle  des  Mages,  Raffaele  da  Montelupo,  qui  y finit  ses 
jours,  les  peintres  Nicola  dalle  Pomarancie,  Fed.  Zucchero  et  Henri  de  Flandre 
(de  Malines).  De  temps  en  temps  aussi  Antonio  da  San  Gallo  le  jeune  et 
Francesco  Salviati  y faisaient  une  apparition  : on  sait  que  le  premier  de  ces 
artistes  dota  la  cité  de  son  fameux  puits.  Somme  toute,  comme  il  est  facile 
de  s’en  assurer  en  consultant  l’ouvrage  de  M.  Fiumi  ',  nous  nous  trouvons 
en  présence  d’efforts  fragmentaires,  et  non  de  quelque  beau  programme  d’en- 
semble tel  que  celui  que  Beccafumi  réalisa  vers  la  même  époque  à la  cathé- 
drale de  Sienne. 

I.  U Diiomo  di  Orvieto  e i suoi  Restauri.  Rome,  1891. 


Chapiteau  sculpté  par  Stagio  Stagi. 
(Dôme  de  Pise.) 


SS  M dt  Catnera.e  Scal(ûé\N'S  S S N SISTO  PA  PA V P M Ira  eu  r/c 


:rtx  narjfrtntri 


mruin7t 


Le  « Possesso  » de  Sixte-Quint  ( 1 585) . Fac-similé  d'une  gravure  du  temps. 


CHAPITRE  II 

ROME  ET  LES  ÉTATS  PONTIFICAUX.  — AD.RIEN  VI  ET  LA  REACTION  CONTRE  LA 

RENAISSANCE.  — CLEMENT  VII  ET  LE  SAC  DE  ROME.  PAUL  III  ET  LES 

FARNÈSE.  — LES  DERNIERS  PAPES  HUMANISTES.  — SIXTE-QUINT. 


uand  on  met  en  parallèle  Jules  II  et  Léon  X,  d’un  côté, 
leur  successeur  Adrien  VI  ( 1 522-1 523),  de  l’autre,  on 
trouve  à satiété,  dans  l’histoire  même,  des  traits  que  la 
poésie  n’eût  pu  inventer  sans  manquer  à la  vraisem- 
blance. Quel  contraste  entre  ce  lourd  et  obscur  Flamand 
et  les  deux  brillants  Mécènes  italiens!  Si  Adrien  VI 
n’avait  été  qu’un  ennemi  de  la  Renaissance,  on  serait 
forcé  de  compter  avec  lui  ; mais  c’était  un  petit  esprit,  ce  qui  est  bien  autre- 
ment impardonnable.  L’ambassadeur  vénitien  Gradenigo  raconte  qu’il  disait 
chaque  jour  ses  prières  canoniques,  qu’il  se  levait  la  nuit  pour  réciter  matines 
et  se  relevait  à l’aurore  pour  dire  sa  messe,  qu’il  faisait  preuve  d’une  sobriété- 
excessive  (chacun  de  ses  repas  ne  lui  coûtait  même  pas  un  ducat),  qu’en  toutes 
choses  il  procédait  avec  une  circonspection  infinie,  enfin  qu’il  parlait  peu  et 
avait  l’humeur  solitaire1. 

On  juge  de  l’indignation  ressentie  et  manifestée,  non  seulement  par  la  nuée 
de  littérateurs  et  d’artistes  groupés  autour  de  Léon  X,  mais  encore  par  la 
population  romaine  tout  entière,  habituée  à vivre  des  largesses  des  souverains 
pontifes.  Aussi,  lorsque  Adrien  mourut,  après  un  règne  de  vingt  mois,  sa  dispa- 

1.  Baschet,  la  Diplomatie  vénitienne  au  AT 1°  siècle,  p.  180. 

E.  Müntz.  — III,  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  29 


226 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


rition  provoqua-t-elle  une  joie  universelle  ; le  lendemain  on  trouva  la  porte 
de  son  médecin,  Giovanni  Autracino,  ornée  de  guirlandes  de  fleurs,  avec  cette 
inscription  : « Le  Sénat  et  le  peuple  romain  au  libérateur  de  la  patrie  1 2 ». 

Le  pontificat  du  successeur  d’Adrien  VI,  Clément  VII  de  Médicis  ( 1 523- 
i53q),  s’ouvrit  sous  les  auspices  les  plus  riants.  En  réalité  peu  de  papes  ont 

fait  autant  de  mal  à l’Eglise  et  à l’Italie.  Que 
de  désastres,  sans  parler  du  sac  de  Rome  : la 
suprématie  de  Charles-Quint  et  de  l’Espagne, 
la  rupture  avec  l’Angleterre,  provoquée  par  le 
refus  d’autoriser  le  divorce  de  Henri  VIII  avec 
Catherine  d’Aragon,  et  bien  d’autres  calamités 
encore  ! On  peut  hardiment  affirmer  qu’en  tant 
que  souverain,  Clément  VII  a mérité  toute  la 
haine  de  ses  contemporains,  tout  le  mépris 
de  la  postérité  : fourbe , insatiable , faible  et 
lâche,  sachant  mener  une  intrigue  jusqu’à 
l’avant-dernier  acte,  mais  faisant  manquer  le 
dénouement  par  son  indécision  h 

Dans  les  annales  de  l’art,  c’est  encore,  somme  toute,  une  page  glorieuse 
que  ce  pontificat.  Bénéficiant  de  l’effort  gigantesque  tenté  par  Léon  X et 
Jules  II,  Clément  VII  s’enorgueillit  du  concours  des  derniers  représentants  de 
l’Age  d’Or.  Une  décadence  dont  les  coryphées  s’appellent  Michel  - Ange, 

Antonio  da  San  Gallo,  Baldassare  Peruzzi,  pour  ne 
point  parler  de  Jules  Romain,  de  Sebastiano  del 
Piombo,  de  Cellini,  a droit  à toute  notre  admiration. 

Les  archives  romaines  sont  relativement  pauvres 
en  documents  sur  les  travaux  d’art  entrepris  par 
Clément  VII  : il  faut  ajouter  que,  par  suite  d’un 
éparpillement  excessif,  les  efforts  tentés  par  ce  pape 
n’offrent  pas  l’impression  d’une  action  des  plus  éner- 
giques. Par  la  distinction  de  son  goût  et  sa  libéralité, 
c’était  cependant  un  vrai  Médicis  : le  souverain  qui 
a attaché  son  nom  à la  villa  Madame  et  à la  chapelle 
de  Michel-Ange  a sa  place  marquée  à côté  des  plus  clairvoyants  et  des  plus 
opiniâtres  d’entre  les  Mécènes  du  xvL  siècle. 

1.  Sismondi,  Histoire  des  Républiques  italiennes  au  iiioycii  apc,  t.  XV,  p.  6l. 

2.  Les  ambassadeurs  vénitiens  nous  montrent  en  Clément  VII  un  prince  prudent  et  sage, 
mais  long  à se  décider.  « Il  discourt  bien,  ajoutent-ils;  il  voit  tout,  mais  il  n’a  point  d’initia- 
tive. En  matière  d’Etat,  personne  ne  peut  rien  sur  lui;  il  les  écoute  tous,  puis  n’en  fait  qu’a 
son  sens.  Il  est  juste  et  il  est  en  Dieu.  Il  n’a  point  cet  esprit  de  libéralité  particulier  à Léon  X, 
bien  que  faisant  beaucoup  d’aumônes.  Sa  continence  est  très  grande.  Il  vit  économiquement, 
il  ne  veut  ni  bouffons  ni  musiciens,  et  n’est  point  chasseur.  Depuis  qu’il  est  pontife,  on  ne  l’a 
vu  sortir  de  Rome  que  deux  fois  pour  aller  à la  Magliana.  » Paul  Jove  confirme  ce  témoignage 


Médaille  de  Clément  VII. 
Par  Bernardi 
de  Castelbolognese. 


Médaille  d'Adrien  VI. 
Par  un  anonyme  italien. 


CLEMENT  VII. 


227 


L’héritage  d’un  Léon  X était  lourd  à recueillir.  Il  s’agissait  tout  d’abord  de 
reprendre  tant  de  travaux  restés  inachevés  : la  reconstruction  de  Saint-Pierre, 
la  décoration  de  la  salle  de  Constantin,  les  tapisseries  d’après  les  cartons  de 
Raphaël.  Or  la  colonie  artiste  fixée  dans  la  Ville  éternelle  donnait  dès  lors 
l’exemple  des  plus  déplorables  dissentiments  : inimitié  entre  les  élèves  de 
Raphaël  et  Sebastiano  del  Piombo,  entre  les  mêmes  et  le  Rosso,  entre  le  Rosso 
et  Ant.  da  San  Gallo1,  entre  Cellini  et  « tutti  quanti  ».  Il  fallut  que  Clé- 
ment MI  prodiguât  des  trésors  de  patience  et  réalisât  des  tours  de  force  de 
diplomatie  pour  accorder  tant  d’intérêts 
rivaux  et  les  frire  tourner  à la  plus 
grande  gloire  du  Saint-Siège.  Quelle  in- 
dulgence ne  témoigna-t-il  pas  à Michel- 
Ange  ! avec  quelle  sollicitude  ne  veilla- 
t-il  pas  sur  sa  santé  ! C’était  bien  encore 
un  pape  selon  le  cœur  de  la  Renaissance. 

L’action  de  Clément  VII  fut  double  : 
une  partie  de  ses  efforts  profitèrent  à 
Florence , qu’il  dota  de  la  chapelle  des 
Médicis  et  de  la  bibliothèque  Lauren- 
tienne,  pour  ne  rien  dire  des  embellis- 
sements entrepris  au  palais  des  Médicis 
ou  de  la  commande  de  tant  de  vases  pré- 
cieux destinés  à la  basilique  de  Saint- 
Laurent,  chefs-d’œuvre  de  Valerio  Belli 
(voy.  p.  204). 

En  tête  des  architectes  de  la  cour 
pontificale  figure,  depuis  les  débuts  du 
pontificat  de  Clément  VI  jusqu’à  la  fin 
de  celui  de  Paul  III,  le  Florentin  Ant. 
da  San  Gallo  le  jeune,  héritier  d’un  nom  glorieux  et  d’une  longue  tradition  de 
secrets  professionnels.  La  tâche  dévolue  à ce  maître  était  des  plus  variées  : il 
dirigeait  simultanément  les  travaux  de  la  villa  Madame  et  inspectait  les  fortifi- 
cations de  l’État  pontifical. 

Concurremment  avec  San  Gallo,  Clément  VI  employait  Michèle  San 
Micheli,  qu’il  chargea  de  visiter  et  de  fortifier  les  places  les  plus  importantes, 
notamment  Parme  et  Plaisance. 

Bon  nombre  de  sculpteurs  firent  figure  à Rome  pendant  ce  pontificat.  Clé- 
ment MI  se  laissa  circonvenir,  comme  les  Médicis  de  Florence,  par  Baccio 
Bandinelli,  à qui  il  commanda  entre  autres  un  Saint  Michel  et  les  Sept  Pecbc's 


Sceau  du  cardinal  J.  de  Médicis  (Clément  VII). 
Attribué  à Lautizio. 

(Musée  de  South  Kensington.) 


sur  la  parcimonie  de  Clément  VII  : il  l’appelle  « natura  parcissimus  » (Vie  d’ Hippoh1  te  de  Médicis, 
p.  202,  édit,  de  i5q6). 

1.  Cellini,  Vita,  t.  I,  p.  404. 


228 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


capitaux.  Bandinelli  composa  également  à cette  époque  son  célèbre  carton,  le 
Martyre  de  saint  Laurent , immortalisé  par  le  burin  de  Marc-Antoine  (gravé 
p.  127).  Un  autre  sculpteur  florentin,  Raph.  de  Mon- 
telupo,  exécuta  le  tombeau  de  Léon  X,  à la  Minerve, 
tandis  que  Michel -Ange  de  Sienne  achevait  celui 
d’Adrien  VI  à Santa  Maria  dell’  Anima.  Montorsoli, 
qui  avait  sculpté  quelques  rosaces  du  grand  entable- 
ment de  l’intérieur  de  Saint-Pierre,  fut  chargé  dans 
la  suite  de  restaurer  les  antiques  du  Belvédère.  Il  fit 
aussi  le  buste  de  Clément  VIL  L’habile  ornemaniste 
Mosca  travailla  longtemps  à Rome  sous  la  direction 
d’Ant.  da  San  Gallo,  notamment  à San  Giovanni 
dei  Fiorentini,  à Santa  Maria  délia  Pace,  où  il  dé- 
cora la  chapelle  Cesi,  etc.  Parmi  les  maîtres  attirés  à 
Rome  par  les  prédécesseurs  de  Clément  VII,  il  en  est 
un  encore  que  nous  ne  saurions  passer  sous  silence  : 
Giovanni  Barile,  l’élégant  sculpteur  en  bois  et  in- 
crustateur  siennois;  cet  artiste  était  occupé  en  iSeô- 
1 52 7 à orner  de  boiseries  la  chapelle  de  Nicolas  V 
au  Vatican. 

C'est  dans  le  domaine  de  la  peinture  que  Clé- 
ment MI  fut  le  moins  bien  secondé.  Les  élèves  de 
Raphaël  avaient  achevé  tant  bien  que  mal  les  fresques 
de  la  salle  de  Constantin,  et  plutôt  mal  que  bien  les 
cartons  des  tapisseries,  les  Scènes  de  la  vie  du  Christ'. 
En  i52q,  le  départ  de  Jules  Romain  pour  Mantoue 
priva  Rome  de  son  meilleur  peintre.  Sebastiano  del 
Piombo,  pourvu  de  la  riche  prébende  de  « plomba- 
teur  » des  bulles  pontificales,  se  laissa  aller  à l’in- 
dolence, qui  formait  le  fond  de  son  tempérament. 
Comparés  à de  tels  maîtres,  les  innombrables  autres 
peintres  qui  séjournèrent  à Rome  à cette  époque  — 
les  Florentins  Perino  del  Vaga,  Fr.  Penni,  le  Rosso, 
Bacchiacca,  Vasari,  peut-être  aussi  l’Indaco  (f  iôflq), 
qui  vécut  longtemps  dans  la  Ville  éternelle,  mais  en 
paresseux,  puis  le  Parmesan  Fr.  Mazzuoli,  le  Vénitien 
Andrea  (1524-1527),  le  Flamand  Michel  Coxcie  de 
Malines  ( 1 532)  — ne  pouvaient  prétendre  qu’au  troi- 
sième ou  quatrième  rang.  De  tous  les  élèves  de  Ra- 
phaël, celui  qui  sut  le  mieux  se  maintenir  dans  la  laveur  de  Clément  VII, 

1.  Voy.  l’étude  que  j’ai  consacrée  à ces  différents  artistes  dans  YArchivio  storico  ch'tl’  A rte 
de  1888. 


Pilastre  par  S.  Mosca. 
(Église  S.  Maria  délia  Pace 
à Rome.) 


CLEMENT  VIL 


229 


et  qui  en  était  le  plus  digne,  fut  le  doux  et  élégant  Jean  d’Udine.  On  le 
trouve  occupé  régulièrement,  de  1 5 2.4  à 1 534,  tantôt  à dorer  des  tableaux, 
tantôt  à peindre  des  fanions  ou  des  étendards,  travaux  peu  dignes  d’un  tel 
talent. 

L’orfèvrerie  romaine,  qui  s’agitait  depuis  si  longtemps,  prit  enfin  son  essor 
sous  les  auspices  de  Clément  VII  : les  deux  colonies  rivales,  — celle  des  Mila- 
nais, inspirée  par  Caradosso,  celle  des  Florentins,  dont  le  chef  fut  Cellini,  - 
parvinrent,  grâce  à leur  ardente  émulation,  à s’imposer  à l’Europe  entière. 

L’art  du  médailleur  marcha  de  pair  avec  l’orfèvrerie  : outre  les  artistes  que 
je  viens  de  citer,  les  Valerio  Belli  et  les  Giovanni 
Bernardi  da  Castelbolognese,  qui  excellèrent  éga- 
lement dans  la  gravure  sur  pierres  dures,  et 
peut-être  aussi  Fier  Maria  da  Pescia,  multi- 
plièrent les  portraits  du  pape,  des  prélats,  des 
grands  seigneurs  de  la  cour  romaine. 

Aux  merveilles  de  l’orfèvrerie  Clément  VII 
associait  parfois  celles  de  la  céramique.  En 
1627,  il  fit  venir  de  Faenza  « una  credenza  di 
terra  » du  prix  de  21  ducats.  De  même  il  faisait 
alterner  les  cuirs  de  Cordoue  avec  les  tapisseries 
et  les  broderies. 

Pour  la  gravure  au  burin , Baviera  d’abord , 
l’élève  bien  connu  de  Raphaël,  puis  Antonio 
Lafreri,  firent  de  Rome  comme  le  centre  de 
la  production  italienne.  Les  planches  exécutées 
pour  le  compte  de  Lafreri  se  chiffrent  par 
centaines.  Ce  n’était  toutefois  qu’un  simple 
industriel,  et  Vasari  ne  se  gêne  pas  pour 
signaler  la  grossièreté  des  trop  nombreuses  estampes  sorties  de  son  officine. 

A Rome,  les  Mécènes  se  recrutaient  tout  d’abord  dans  le  collège  des  cardi- 
naux. C’était  une  obligation  pour  chacun  de  ceux-ci  que  d’embellir  l’église 
dont  ils  étaient  les  titulaires.  Mais  combien  qui,  au  lieu  de  se  borner  à l’ac- 
complissement de  ce  devoir,  s’évertuèrent  à se  faire  construire  de  superbes 
palais,  à se  frire  préparer  de  somptueux  mausolées  ! 

Parmi  les  membres  du  sacré  collège,  les  uns,  comme  le  cardinal  Innocenzo 
Cibo  (7  i55o)\  brillaient  par  leurs  richesses  ou  leur  ambition,  les  autres, 
tels  que  les  cardinaux  Andrea  délia  Valle  (-J-  i53q),  Farnèse  (plus  tard  le  pape 

T.  Pour  les  orfèvres,  comme  pour  les  peintres  du  pontificat  de  Clément  VII,  je  prends 
la  liberté  de  renvoyer  le  lecteur  à l’essai  que  j’ai  publié  dans  YArcliivio  slorico  il  cil’  A rtc 
de  1888. 

2.  Voyez  la  récente  monographie  de  M.  Staffetti  : Il  cardinale  Innocenzo  Cibo.  Florence,  1894. 


L'Orfèvrerie  romaine  au  xvi”  siècle. 
Sceau  du  cardinal  de  Vieil  (f  i5c5). 
Attribué  à Lautizio. 

(Musée  du  Louvre.) 


2.3o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Paul  III),  Passerini,  Salviati,  del  Monte,  Cesi,  par  leur  goût  pour  les  anti- 
quités ou  pour  les  productions  de  l’art  moderne. 

Autour  du  pape  et  des  membres  du  sacré  collège  gravitait  une  pléiade  de 
riches  prélats,  de  grands  seigneurs,  de  banquiers  ou  de  commerçants  désireux 
de  se  signaler. 

Voici  d’abord,  parmi  les  amateurs  qui  avaient  été  honorés  de  la  confiance  de 

Léon  X et  de  l’amitié  de  Ra- 


ie dataire  Bal.  Turini  de 
Pescia  ; il  s’est  immortalisé  en 
faisant  construire  et  décorer,  par 
Jules  Romain,  sur  le  Janicule,  la 
villa  qui  a depuis  changé  son 
nom  contre  celui  de  villa  Lante 
(habitée  aujourd’hui  par  M.  Hel- 
big,  l’éminent  archéologue).  Tu- 
rini vivait  encore  en  i5qi  ; à ce 
moment  il  s’occupait  avec  zèle 
de  l’achèvement  des  tombeaux  de 
Léon  X et  de  Clément  VII  '. 

Un  autre  favori  de  Léon  X, 
le  sympathique  comte  Bal.  Cas- 
tiglione,  qui  continuait  de  rési- 
der à Rome  en  qualité  d’ambas- 
sadeur du  marquis  de  Mantouc, 
eut  souvent  l’occasion  d’interve- 
nir dans  les  affaires  d’art.  De 
concert  avec  messire  Giov.  Mat- 
tco  Giberti  (alors  dataire  de  Clé- 
ment VII  et  plus  tard  évêque  de 
Vérone),  il  s’honorait  en  proté- 
geant Jules  Romain. 

Le  banquier  florentin  Bindo  Altoviti  (voy.  t.  II,  p.  217)  rivalisa  plus  d’une 
fois  en  libéralité  avec  les  souverains  pontifes.  Il  occupa  les  peintres  Salviati  et 
Vasari  (celui-ci  peignit  pour  lui  une  Venus  sur  le  dessin  de  Michel-Ange)-, 
ainsi  que  les  sculpteurs  Benedetto  da  Rovezzano  et  Jacopo  Sansovino,  et  fit 
modeler  par  Cellini,  vers  i55o,  le  buste  en  bronze  qui  orne  aujourd’hui  encore 
le  palais  Altoviti  à Rome.  Son  cabinet  d’antiques  renfermait  des  pièces 
curieuses,  dont  le  détail  nous  a été  conservé  par  un  antiquaire  du  temps, 
Aldroandi. 


Jeune  Fille  noble  de  Rome. 
(D'après  le  recueil  de  Vecellio.) 


1.  Gave,  Carteggio,  t.  II,  p.  227  et  suiv.  Le  tombeau  de  Turini  fut  à son  tour  confié  au 
ciseau  de  Pierino  da  Vinci  et  de  Raffaele  da  Montelupo. 

2.  Peintures  de  ta  villa  Altoviti  à Rome,  par  Michel-Ange  et  Vasari.  Paris,  1807. 


CLEMENT  VII. 


201 


Une  autre  famille  de  banquiers,  les  Chigi,  comme  désorientée  par  la  brusque 
disparition  de  son  chef  Agostino,  se  reposait  sur  ses  lauriers. 

Les  étrangers  s’efforcaient  d’éclipser  les  Romains  dans  l’embellissement  de 
la  Ville  éternelle.  C’est  ainsi  que  les  Fugger,  les  célèbres  banquiers  d’Augs- 
bourg,  firent  exécuter  par  Jules  Romain  le  tableau  d’autel  — une  Sainte  Con- 
versation — de  leur  chapelle  de  Santa  Maria  dell’  Anima;  ils  mirent  également 
à l’essai  le  pinceau  de  Pe- 
rino  del  Vaga. 

Par  contre,  l’ancienne 
aristocratie  romaine  con- 
servait et  son  indifférence 
pour  les  choses  de  l’esprit 
et  la  rudesse  qui  la  dis- 
tingua si  longtemps.  Un 
Orsini  le  montra  bien, 
en  plein  pontificat  de 
Léon  X : dans  cette  cour 
policée  entre  toutes,  il  ne 
trouva  rien  de  mieux, 
pour  célébrer  la  victoire 
remportée  par  François  Tr 
à Marignan,  que  d’acheter 
un  îlot  de  maisons,  de  les 
remplir  de  matières  ex- 
plosibles et  d’y  mettre  le 
feu  ! 

Il  n’y  a décidément  que 
les  parvenus  pour  faire  des 
Mécènes!  Tandis  que  les 
Orsini  et  les  Colonna,  les 
Caetani  et  les  Savelli,  ne 

se  signalent  que  par  leur  abstention,  ce  sont  les  représentants  des  nouvelles 
couches  sociales,  — des  banquiers  principalement,  — qui  prennent  en  main 
les  intérêts  de  l’art. 

Quant  au  peuple  romain,  il  continuait,  même  sous  Clément  VII,  à se  plaire 
aux  jeux  les  plus  grossiers.  C’est  ainsi  qu’à  certains  jours  de  fête  on  suspendait 
un  petit  porc  à une  corde  fixée  au  soffite  des  Saints  Apôtres  : les  assistants 
s efforçaient  de  le  saisir,  tandis  que  l’on  versait  sur  eux  des  seaux  d’eau 

Le  sac  de  Rome  forme  un  chapitre  mémorable  dans  l’histoire  des  arts  non 


frmmpnnhr  msirmorctfs  tn  ma  1 laminta.  iüoniwa. 10 
^ mpdicatur,  ut  itnlyO  ytitanf,  cjnôcîir  multos  m^/7z  tir  eus 
cyc  ci tauent  rutila  tarn en  jn  cç  msenjotio  ajijraret  tcmilur 
Jioclle  inter  Sacras  ce  des  - Sanflortirn  Si  lu  cfïri,  et  laurcty  in 
Xusino 


Une  Rue  de  Rome  au  xvi°  siècle. 
Fac-similé  de  la  gravure  de  Ducerceau. 


1.  Cancellieri,  Storia  de’  sole  nui  Possessi,  p.  89. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


moins  que  dans  celle  des  artistes.  A ce  double  titre,  nous  ne  saurions  nous 
dispenser  d’en  retracer  ici  les  péripéties.  D’un  côté  nous  trouvons  des  com- 
battants valeureux  : Benvenuto  Cellini,  qui  se  vantait  d’avoir  pointé  de  sa 
main  la  coulevrine  dont  la  décharge  tua  le  connétable  de  Bourbon;  puis  le 
sculpteur  Raf.  da  Montelupo  et  le  peintre  Lorenzo  Lotto1,  qui  servirent  avec 
lui  comme  canonniers  au  fort  Saint-Ange  ; ou  encore  l’orfèvre  Bernardino  dei 
Passeri,  qui  se  fit  tuer  sur  la  brèche  de  la  Porta  San  Spirito;  de  l’autre  côté, 
des  victimes  sans  nombre.  A lire  ce  long  martyrologe,  il  semble  que,  plus  qu’au- 
cune autre  classe  de  la  société,  les  artistes  aient  servi  de  cible  aux  barbares 
conquérants  de  la  Ville  éternelle.  Ne  serait-ce  pas  aussi  qu’ils  avaient,  plus 
que  tous  autres,  contribué  à rendre  plus  mondaines  encore  les  pompes  de 
l’Église  ! Plusieurs  d’entre  eux  furent  tués,  tel  le  graveur  Marco  Dente.  Une 
infinité  d’autres  furent  rançonnés  ou  maltraités  avec  tous  les  raffinements  de  la 
cruauté,  tels  Perino  del  Vaga,  qui  pensa  devenir  fou  de  douleur,  Marc  Antoine, 
qui  se  trouva  quasi  réduit  à la  mendicité,  le  Rosso,  qui  dut  se  résigner  à porter 
des  fardeaux,  Giulio  Clovio,  qui  endura  de  telles  souffrances  qu’il  fit  vœu 
d’entrer  en  religion  s’il  échappait  à ces  nouveaux  Pharisiens,  ou  encore  le 
peintre  Lappoli,  qui  fut  à la  fois  torturé  et  dépouillé  de  tout.  Le  Parmesan, 
surpris  en  travaillant  à la  Vision  de  saint  Jérôme,  fut  d’abord  traité  avec  égards, 
mais  plus  tard  les  soudards  lui  enlevèrent  tout  l’argent  qu’il  portait  sur  lui. 
Aussi  ce  fut  un  sauve-qui-peut  général.  Vinc.  da  San  Gimignano  et  son  com- 
pagnon Schizzone,  Maturino  et  Pol.  de  Caravage,  |.  Sansovino,  Agostino 
Veneziano,  Bal.  Peruzzi,  se  réfugièrent,  qui  à Florence,  qui  à Sienne,  qui  à 
Mantoue,  qui  à Venise;  ils  arrivaient  par  bandes,  dénués  de  tout,  la  plupart  en 
haillons.  Un  des  moins  éprouvés  fut  le  Baviera,  l’ancien  aide  et  confident  de 
Raphaël  : il  vint  généreusement  au  secours  de  ses  confrères  et  assista  entre 
autres  Perino  del  Vaga. 

Il  résulte  toutefois  jusqu’à  l’évidence,  des  documents  conservés  dans  les 
archives  romaines,  que  si  cette  épreuve  cruelle  ralentit  la  production  artistique 
de  la  Ville  éternelle,  les  travaux,  contrairement  à l’opinion  commune,  ne 
reprirent  qu’avec  plus  d’intensité  vers  i53o.  On  sera  plutôt  dans  la  vérité  en 
reconnaissant  que,  par  suite  d’une  loi  historique  inéluctable,  l’art  italien  suivait 
dès  lors  la  pente  fatale  de  la  décadence , qu’aux  géants  des  pontificats  de 
Jules  II  et  de  Léon  X,  les  Bramante,  les  Raphaël,  les  Léonard  de  Vinci,  avaient 
succédé  les  épigones  (Michel-Ange  setd  restait  debout,  isolé  dans  sa  farouche 
grandeur),  que  le  niveau  général  du  talent  avait  baissé  chez  les  artistes,  comme 
le  niveau  général  du  goût  avait  baissé  chez  les  amateurs.  Les  conjonctures 
politiques,  impuissantes  à provoquer  le  libre  essor  du  génie,  étaient  impuis- 
santes également  à le  comprimer. 

On  est  surpris,  d’autre  part,  de  voir  avec  quelle  rapidité,  après  une  épreuve 


1.  Gregorovius,  Storia  delta  città  di  Roma,  t.  VIII,  p.  746. 


LE  SAC  DE  ROME. 


aussi  cruelle,  les  finances  du  Saint-Siège  se  relevèrent.  Dès  1 5 2 8 les  achats 
de  pièces  d’orfèvrerie  et  d’ornements  sacrés  recommencent,  pour  se  continuer 
avec  une  grande  activité  jusqu’à  la  fin  du  règne  de  Clément  VII.  C’est  que  les 
revenus  que  la  Papauté  tirait  de  la  ville  de  Rome  étaient  insignifiants,  com- 
parés au  tribut  qu’elle  prélevait  sur  la  chrétienté  entière. 

A un  autre  point  de  vue,  le  sac  de  Rome  causa  des  pertes  irréparables  : de 
nombreux  ouvrages  d’orfèvrerie  furent  pillés  par  la  horde  sauvage  des  enva- 
hisseurs, dans  le  trésor  de 
la  basilique  de  Saint-Pierre 
et  dans  ceux  d’une  foule 
d’autres  églises  (la  croix 
d’or  de  Constantin , la 
rose  donnée  à la  basilique 
par  Martin  V,  la  tiare  de 
Nicolas  V,  la  nef  donnée 
par  Eugène  IV,  etc.,  etc.). 

Mais  plus  grave  encore 
devait  être  le  sacrifice 
consommé  par  les  mains 
mêmes  du  souverain  pon- 
tife : Benvenuto  Cellini 
nous  a raconté  comment, 
réfugié  au  château  Saint- 
Ange,  Clément  VII  dut 
se  résoudre  à faire  fondre 
les  chefs-d’œuvre  de  l’or- 
fèvrerie du  XVe  siècle,  la 
tiare  d’Eugène  IV,  ciselée 
par  Ghiberti,  et  tant  d’au- 
tres merveilles. 

Le  successeur  de  Clément  VII,  le  cardinal  Alexandre  Farnèse,  appartenait  à 
une  des  familles  les  plus  anciennes  de  l’Italie  ; sa  magnificence  était  depuis 
longtemps  proverbiale.  Quoiqu’il  comptât  soixante -six  ans  lorsqu’il  monta, 
en  i53q,  sur  le  trône  pontifical,  il  passait  pour  « tout  plein  de  colère  » ; son 
âge  avancé,  affirmait-on,  loin  de  le  rendre  plus  calme,  semblait  avoir  surexcité 
cette  passion  comme  pour  la  mettre  au  niveau  de  son  autorité  et  de  son  pou- 
voir. Il  avait  un  esprit  osé,  se  promettait  beaucoup,  pesait  et  considérait  les 
injures  qui  lui  avaient  été  faites,  et  avait  l’ardent  désir  de  faire  grands  tous  ses 
neveux 1 » . . . 

A notre  point  de  vue  spécial,  Paul  III  manifeste  la  même  curiosité  que 


Le  pape  Paul  111.  Copie  d’après  le  Titien. 
(Musée  de  Vienne.) 


I.  Baschet,  la  Diplomatie  vénitienne  an  XVIe  siècle , p.  io5. 
E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


234 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Léon  X;  il  recherche  tout  ce  qui  est  rare  : produits  naturels  et  objets  manufac- 
turés, quadrupèdes  et  oiseaux  de  chasse;  comble  de  faveurs  les  virtuoses  de 
toute  nature  : musiciens  et  improvisateurs.  Michel-Ange,  peu  porté,  comme 
on  sait,  à la  bienveillance,  lui  a rendu  ce  témoignage  éloquent  dans  sa  lettre 
du  21  décembre  iôqq  : « J’ai  éprouvé  un  très  grand  déplaisir  et  un  non 
moindre  dommage  de  la  mort  du  pape.  Il  m’avait  fait  beaucoup  de  bien  et  j’en 
attendais  encore  davantage.  Il  a plu  ainsi  à Dieu  : résignons-nous  ! Sa  mort 
a été  belle  et  en  pleine  connaissance  jusqu’à  sa  dernière  parole.  Que  Dieu  ait 
pitié  de  son  âme 1 2 ! » 

Paul  III  apporta  certainement  dans  ses  entreprises  plus  de  méthode,  peut-être 
même  plus  d’ardeur  que  Clément  MI J ; mais  la  décadence  avait  marché  à pas 
de  géant  depuis  cette  date  climatérique  qui  s’appelle  le  sac  de  Rome  ! Le  fais- 
ceau si  laborieusement  formé  par  Léon  X et  Jules  II  était  rompu  et  il  n’était 
au  pouvoir  de  personne  de  le  reconstituer.  Aussi,  quoique  la  grande  ombre  de 
Michel-Ange  continue  à planer  sur  ce  pontificat,  quoique  la  présence  du 
Titien,  qui  séjourna  dans  la  Ville  éternelle  en  ibqS-iSqO,  lui  ait  donné  un 
regain  de  gloire,  ces  quinze  années  sont  plutôt  marquées  par  une  masse 
d’efforts  secondaires,  des  plus  honorables,  que  par  des  œuvres  hors  ligne. 
Ah!  si  Paul  III  avait  fixé  auprès  de  lui  le  Titien,  ou  Paul  Véronèse  ! 
Seuls  ces  maîtres  de  la  couleur  eussent  pu  galvaniser  les  débris  de  l’Ecole 
romaine  et,  qui  sait,  provoquer  une  nouvelle  floraison.  Peut-être  aussi  ces 
joyeux  Vénitiens,  transplantés  sur  un  sol  étranger,  au  milieu  d’une  popula- 
tion plus  froide  et  plus  cérémonieuse,  eussent-ils  rapidement  perdu  leur  belle 
humeur,  maintenue  sans  cesse  en  éveil  par  leur  contact  avec  l’éblouissante 
civilisation  vénitienne. 

Peu  de  papes  ont  autant  fait  que  Paul  III  pour  l’embellissement  ou  la  sécurité 
de  Rome.  C’est  tout  d’abord  la  construction  d’une  enceinte  fortifiée,  commen- 
çant au  château  Saint-Ange,  fermant  la  cité  Léonine  au  nord-ouest,  contour- 
nant le  Vatican  et  aboutissant  au  Tibre,  près  de  la  porte  San  Spirito.  Ce  travail, 
dirigé  par  Antonio  da  San  Gallo,  absorba  des  sommes  énormes.  L’établissement 
de  la  « via  Paolo  »,  près  des  « Banchi  »,  dégagea  l’un  des  quartiers  les  plus 
populeux  de  Rome.  Si  les  travaux  entrepris  au  Vatican,  pour  considérables 

1 . Pasquin  a reproché  à Paul  III  son  avarice  ; en  réalité,  peu  de  papes  ont  été  plus  libéraux 
ou  plus  charitables  que  lui  (Bertolotti,  Speserie  segrete  e puVbliche  di  papa  Paolo  III,  p.  6.  Modéne, 
RîpcS).  — Aucun  souverain  pontife  ne  se  fit  pourtraire  aussi  souvent  que  Paul  III  : Michel- 
Ange,  le  Titien,  Benv.  Cellini,  Girolamo  da  Cotignola,  Al.  Cesati,  Marcello  Mantovano  et 
une  infinité  d’autres  maîtres  lurent  invités  à reproduire  cette  physionomie  si  caractéristique, 
où  l’astuce  se  mêle  à l’emportement. 

2.  Partout  se  faisait  sentir  le  besoin  d’organiser  et  de  codifier,  symptômes  si  fâcheux  pour 
l’indépendance  de  l’art.  La  Congrégation  des  Virtuoses  du  Panthéon,  fondée  en  iSqâ,  réunit 
en  un  même  faisceau  les  artistes,  depuis  les  architectes  jusqu’aux  batteurs  d’or,  les  amateurs, 
les  mathématiciens,  les  géomètres,  etc.  (Statuto  délia  insigne  artistica  Congrega{ioitc  dé  Virtuosi 
al  Panthéon.  Rome,  i83g.  — C.-L.  Visconti,  stilla  Istutigione  délia  insigne  artistica  Congrega^ione 
pontificia  dei  Virtuosi  al  Panthéon.  Rome,  1869.) 


PAUL  III  ET  LES  FARNESE. 


235 


qu’ils  fussent  (la  « Sala  regia  »,  la  chapelle  Pauline,  etc.),  n’ajoutèrent  que 
peu  à la  physionomie  de  Rome  monumentale , si  ceux  de  la  nouvelle  basi- 
lique de  Saint-Pierre  n’avancèrent  qu’avec  lenteur,  par  contre  la  reconstruction 
du  Capitole  et  l’installation,  sur  la  place  de  ce  nom,  de  la  statue  équestre  de 
Marc-Aurèle  ( 1 538),  puis  l’établissement  d’un  corridor  reliant  le  Capitole  au 
palais  de  Saint-Marc,  enfin  l’achèvement  du  palais  Farnèse,  pour  ne  point 
parler  des  innombrables  églises,  palais  ou  villas,  élevés  sous  les  auspices  de 
Paul  III  (Santa  Caterina 
de’  Funari,  les  palais  Caf- 
farelli  et  Spada , la  villa 
Médicis,  etc.,  etc.),  frap- 
pèrent vivement  les  con- 
temporains. 

En  tête  des  architectes, 
aussi  bien  qu’en  tète  des 
sculpteurs  et  des  peintres, 
brillait  Michel-Ange.  Ses 
émules  s’appelaient  Anto- 
nio da  San  Gallo,  Antonio 
Abbaco,  Vignole,  Serlio, 

Baronino  de  Casale,  Ga- 
leazzo  Alessi;  autour  d’eux 
une  infinité  d’autres  maî- 
tres distingués,  dont  je 
ferai  connaître  les  noms 
dans  la  suite  de  mes  Arts 
à la  Cour  des  Papes. 

Les  sculpteurs  attachés 
au  service  de  Paul  III 
avaient  presque  tous  pour 
patrie  la  Toscane  : c’étaient 
Lorenzetto,  Bandinelli,  Ammanati,  Raffaele  da  Montelupo,  Pierino  da  Vinci, 
Giovanni  Antonio  Dosio  de  San  Gemignano,  Nanni  di  Baccio  Bigio,  Simone 
Mosca,  Montorsoli,  les  Zacchia,  etc.,  etc.  La  Lombardie  ne  comptait  que  de 
rares  représentants,  parmi  lesquels  Guglielmo  délia  Porta,  qui  fut  désigné 
pour  sculpter  le  mausolée  du  pape.  Primatice,  de  son  côté,  fit  une  apparition 
à Rome  vers  iSqo. 

La  colonie  de  peintres  fixée  à Rome  rappelait  les  plus  beaux  temps  du  pon- 
tificat de  Léon  X : outre  Michel-Ange  et  le  Titien,  on  y trouvait  tour  à tour 
ou  ensemble  les  héritiers  de  Raphaël,  Jean  d’Udine  et  Pcrino  del  Vaga,  son 
élève  Luzio,  un  des  rares  Romains  qui  se  soient  signalés  dans  la  culture  des 
arts,  et  les  meilleurs  maîtres  de  l’École  florentine,  Salviati,  Bronzino,  sans 


Le  pape  Paul  III.  Buste  colossal  attribué  à Michel-Ange. 
(Musée  de  Naples.) 


2.36 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


omettre  le  médiocre  Vasari  ; puis  Daniel  de  Volterra,  l’habile  imitateur  de 
Michel-Ange;  Boccacino  de  Crémone,  qui  décora  une  des  chapelles  de  Santa 
Maria  Traspontina;  Girolamo  da  Cotignola.  Giulio  Clovio  et  Vincent  Ray- 
mond, originaire  de  Lodève,  dans  le  Languedoc,  illustraient  les  manuscrits  de 
la  Bibliothèque  pontificale;  Pastorino  de  Sienne  peignit  les  vitraux  du  Vatican. 

Les  « arti  minori  » ne  comptaient  pas  moins  de  représentants  éminents.  A 
côté  de  Benvenuto  Cellini,  qui  paya  d’ailleurs  cher  les  premières  marques  de 
faveur  reçues  de  Paul  III,  à côté  de  Leone  Leoni,  Alessandro  Cesati,  surnommé 
« il  Greco  »,  excellait  à la  fois  dans  la  gravure  en  médailles  et  dans  la  gravure 
en  pierres  dures.  Ce  fut  également  comme  médailleur  que  se  signalèrent 
Giovanni  Giacomo  Bonzagni  de  Parme,  Salvestro  et  Pietro  Paolo  Galeotto  de 
Rome.  Valerio  Belli  de  Vicence  sculpta  pour  le  pape  une  croix  et  deux  chan- 
deliers en  cristal  de  roche,  sur  lesquels  il  figura  des  scènes  de  la  Passion.  Quant 
à l’horloger  Cherubino,  il  avait  acquis  dans  sa  spécialité  une  supériorité  telle, 
que  Cellini  lui-même  fut  forcé  de  la  reconnaître. 

La  Bibliothèque  du  Vatican  se  ressentit,  elle  aussi,  de  l’ardeur  féconde  de 
Paul  III,  qui  se  créa  les  titres  les  plus  sérieux  en  faisant  transcrire  par  une 
nuée  de  copistes  les  manuscrits  les  plus  précieux,  en  commençant  de  nouveaux 
catalogues,  en  ramenant  d’Avignon  à Rome  une  partie  de  l’ancienne  Biblio- 
thèque pontificale  h 

L’œuvre  entreprise  par  Paul  III,  dans  les  dimensions  monumentales  qu’on  a 
vues,  fut  complétée  par  sa  famille.  Jamais  népotisme  ne  profita  davantage  à la 
cause  de  l’art.  Si  le  fils  de  Paul  III,  le  fameux  Pier  Luigi  Farnese  (i5o3-i5q7), 
se  consacra  spécialement  à son  duché  de  Parme,  deux  des  fils  de  Pier  Luigi,  les 
cardinaux  Alessandro  (i5'20-i58g)  et  Ranuccio  (i53o-i565),  marquèrent  leur 
trace  en  traits  ineffaçables  dans  les  annales  de  la  Ville  éternelle.  Les  bâtisseurs 
du  palais  Farnèse,  des  jardins  Farnèse  et  de  la  villa  de  Caprarole  font  bonne 
figure  même  à côté  des  plus  illustres  Mécènes  de  la  Renaissance. 

Parmi  les  artistes  fixés  à Rome,  le  cardinal  Alexandre  favorisait  à la  fois 
Michel-Ange,  qui  dessina  pour  lui  la  fameuse  corniche  de  son  palais.  Antonio 
da  San  Gallo  et  Vignole.  Salviati,  Daniel  de  Volterra,  les  Zuccheri  ornèrent  de 
peintures  ses  palais  et  villas  ; Giulio  Clovio  enlumina  ses  manuscrits;  Valerio 
Belli  et  Giovanni  da  Castelbolognese,  pour  lequel  il  avait  tant  d’amitié  qu’il 
ne  traversa  jamais  Faenza  sans  loger  chez  lui,  convertirent  pour  lui  les  cristaux 
de  roche  et  autres  pierres  dures  en  sculptures  élégantes. 

Mais  les  efforts  du  cardinal  Alexandre  Farnèse  ne  furent  pas  limités  aux  pro- 
ductions de  l’art  contemporain  : il  réunit  dans  son  palais  de  Rome  les  plus 
importantes  des  antiques  découvertes  à ce  moment,  notamment  Y Hercule,  la 
Flore , le  Taureau,  qui  ont  conservé  son  nom,  même  après  être  devenus,  par 

1.  Voy.  la  Bibliothèque  du  Valium  au  XVr  siècle.  Paris,  Leroux,  1886. 


PAUL  III  ET  LES  FARNÈSE. 


287 


suite  de  1 extinction  des  Farnèse,  la  propriété  des  Bourbons  de  Naples.  Long- 
temps encore  après  la  mort  de  Paul  III,  le  cardinal  Alexandre  Farnèse 
s’assura  l’estime  et  le  respect  de  tous,  grâce  à la  dignité  de  son  caractère,  grâce 
à sa  passion  pour  les  belles  choses. 


Un  archéologue  érudit,  un  collectionneur  ardent,  qui  entra  vers  i55^  au 
service  des  cardinaux  Alexandre  et  Ranuce  Farnèse,  le  Romain  Fulvio  Orsini 1 
(1529-1600),  les  seconda  dans  ces  entreprises,  organisa  et  classa  leur  biblio- 


Le  Palais  Farnèse  à Rome. 

thèque  et  leur  musée,  en  même  temps  qti’il  réunit  pour  son  compte  per- 
sonnel une  bibliothèque  et  un  cabinet  qu’il  légua,  sauf  quelques  exceptions,  la 
première  à la  Vaticane,  le  second  au  cardinal  Od.  Farnèse.  Son  cabinet  com- 
prenait plus  de  400  pierres  gravées,  1 1 3 peintures  ou  dessins  de  Raphaël,  de 
Michel  Ange,  du  Titien,  de  Sebastiano  del  Piombo,  de  Durer,  de  Léonard 
de  Vinci,  de  Jean  Bellin,  de  Giorgione  ; 56  bustes  ou  bas-reliefs,  70  médailles 
dor,  environ  1900  médailles  d’argent,  plus  de  5oo  médailles  de  bronze,  et 
en  outre  une  intéressante  série  de  portraits  contemporains. 

Dans  le  Sacré  Collège,  il  n’y  eut  guère  de  prélat  qui  ne  se  fit  remarquer, 

1.  La  vie  et  1 œuvre  d Orsini  ont  fourni  à M.  de  Nolhae  la  matière  d’une  attachante  mono- 
graphie : la  Bibliothèque  de  Fulvio  Orsini.  Paris,  1887.  — Voy.  aussi  les  Mélanges  de  l’École  de 
Kowe  de  1884  et  la  Galette  des  Beaux-Arts  de  1884  (t.  I,  p.  427  et  suiv.). 


238 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


non  seulement  par  son  taste,  mais  encore  par  son  goût  pour  l’art.  Les  cardi- 
naux Andrea  délia  Valle  (J-  1 534)  et  Rodolfo  Pio  da  Carpi  (-J-  1564)  réunirent 
une  collection  d’antiques  d’une  grande  richesse,  de  même  que  le  cardinal 
E.  Cesi  ( 1 487- 1 53 7)  ; le  cardinal  Ricci  de  Montepulciano  (-{-  1674)  jeta  les 
fondements  de  la  villa  Médicis. 

Parmi  les  cardinaux  étrangers  fixés  dans  la  Ville  éternelle,  plus  d’un  rivalisa 
de  magnificence  avec  ses  collègues  italiens.  Si  l’Anglais  Reginald  Pôle  (i5oo- 
1 558) , plus  occupé  de  devoirs  religieux  que  de  distractions  profanes,  se  con- 
tenta de  commander  à Sebastiano  del  Piombo  le  beau  portrait  conquis  de 
nos  jours  par  la  galerie  de  l’Ermitage,  notre  compatriote  Jean  du  Bellay 
( 1 492-1 56o)  se  piqua  tout  ensemble  d’organiser  les  fêtes  les  plus  brillantes,  — 
cette  Sciomachie  de  1649,  à laquelle  Rabelais  fit  l’honneur  de  la  décrire  dans  un 
volume  spécial,  — et  de  réunir  dans  son  palais  des  Saints-Apôtres,  ainsi  que 
dans  sa  villa  du  Quirinal,  une  collection  d’antiques  qui  compta  au  nombre  des 
plus  considérables  de  Rome.  Son  neveu  Joachim  du  Bellay  fit  plus  encore 
pour  les  ruines  augustes  au  milieu  desquelles  il  vivait  : il  les  chanta  dans 
le  Premier  Livre  des  Antiquités  de  Rome  (l558),  où  perce  une  mélancolie  si 
touchante. 

Parmi  les  amateurs  laïques,  Jeanne  d’Aragon  (J-  1577),  la  belle-sœur  de 
Vittoria  Colonna,  se  signala  en  faisant  élever  pour  les  jésuites  l’église  Saut’ 
Andrea. 

Citons  encore  un  jeune  gentilhomme  romain,  Tommaso  dei  Cavalieri,  que 
Michel-Ange  honora  d’une  vive  amitié  et  pour  qui  il  dessina,  entre  autres, 
Y Enlèvement  de  Ganymède , le  Supplice  de  Tition  (de  Prométhée  ?),  la  Chute  de 
Phacton,  une  Bacchanale  d’Enfants  et  une  série  de  têtes.  Cavalieri,  qui  s’était 
familiarisé  avec  la  pratique  de  l’architecture,  dirigea,  après  la  mort  de  son 
maître,  la  construction  des  palais  du  Capitole.  Il  avait  réuni  un  certain  nombre 
d’antiques,  dont  on  trouvera  la  liste  dans  le  catalogue  d’Aldroandi. 

Quelle  était,  à cette  époque,  la  physionomie  de  Rome  ? O11  peut  affirmer 
que  la  Ville  éternelle  n’offrait,  à aucun  degré,  la  maussaderie  qui  l’a  distinguée 
depuis.  Partout,  sur  les  façades,  des  peintures,  des  bas-reliefs,  des  incrustations 
de  marbres  antiques;  partout  la  vie,  le  mouvement  et  la  couleur;  partout,  en 
un  mot,  le  triomphe  de  la  Renaissance,  que  le  Concile  de  Trente  n’a  pas  encore 
étouffée.  Vers  la  fin  du  siècle  seulement  le  spectacle  change  '. 

1 . Montaigne  nous  montre  les  avenues  « quasi  partout,  pour  la  plus  part  incultes  et  stériles, 
soit  par  le  défaut  du  terroir,  ou,  ce  que  je  trouve  plus  vraisamblable,  que  cette  ville  n’a  guiere 
de  maneuvres  et  homes  qui  vivent  du  travail  de  leurs  mains.  — C’est  une  ville  toute  cour  et 
toute  noblesse  : chacun  prant  sa  part  de  1 ’oisilveté  ecclésiastique.  Il  n’est  nulle  rue  marchande, 
ou  moins  qu’en  une  petite  ville  ; ce  ne  sont  que  palais  et  jardins.  Il  ne  se  voit  nulle  Rue  de  la 
Harpe  ou  de  Saint-Denis  ; il  me  samble  tousiours  estre  dans  la  Rue  de  Seine  ou  sur  le  Cai  des 
Augustins  à Paris.  La  ville  ne  change  guiere  de  forme  pour  un  jour  ouvrier  ou  jour  de 


LES  DERNIERS  PAPES  DU  XVIe  SIECLE. 


2.89 


Constatons,  avant  d’entrer  dans  le  détail  des  travaux  entrepris  par  les  der- 
niers papes  de  la  Renaissance,  que  l’histoire  de  l’art  à Rome,  à partir  du  règne 
de  Paul  III,  est  encore  tonte  à faire.  Les  documents  cependant,  et  des  docu- 


Coffret  avec  cristaux  de  roclie 

gravés  par  Giov.  Bernardi  de  Castelbolognese  pour  les  Farnèse.  (Musée  de  Naples.) 

ments  d’une  calligraphie  irréprochable,  ne  tout  pas  détau t : ils  abondent  dans 
les  Archives  d’Etat  du  Campo  Marzo.  J’en  ai  commencé  le  dépouillement  il  y 

teste.  Tout  le  Caresme  il  se  faict  des  stations;  il  n’y  a pas  moins  de  presse  un  jour  ouvrier 
qu’un  autre.  Ce  ne  sont  en  ce  temps  que  coches,  prélats  et  dames.  » (Voyage,  édit. 
d’Ancona,  p.  284-285.) 


240 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


a quelque  vingt  ans;  mais,  débordé  par  la  période  antérieure,  j’ai  dû  m’en 
remettre  à de  plus  jeunes  du  soin  d’analyser  et  de  publier  ce  fonds  richissime. 

Le  successeur  de  Paul  III,  Jules  III  ( 1 55o- 1 555) , doit  l’immortalité  à la  villa 
si  élégante  et  si  voluptueuse  qu’il  fit  élever  par  Vignole,  Vasari  et  Ammanati, 

en  dehors  de  la  Porte  du  Peuple,  sur  la  via  Fla- 
minia.  Ce  pontife  était  un  rare  mélange  d’indo- 
lence et  d’emportement,  de  faiblesse  et  d’aspira- 
tions généreuses.  Le  même  homme  qui  baisa  sur 
le  front  l’impudent  Arétin  s’honora  par  cette  belle 
déclaration  : qu’il  ôterait  volontiers  aux  années 
qui  lui  restaient  à vivre  pour  ajouter  à celles  de 
Michel- Ange. 

Les  événements  les  plus  marquants  de  ce  pon- 
tificat sont  : la  construction,  par  Vignole,  de  l’ora- 
toire de  Saint-André,  en  dehors  de  la  porte  du 
Peuple,  l’arrangement  des  jardins  Farnèse,  sous 
la  direction  du  même  architecte , la  fondation  de  la  grandiose  villa  par 
laquelle  le  cardinal  Hippolyte  d’Este  (iSoç-ifipe)  a perpétué  son  souvenir 
à Tivoli. 

Avec  Paul  III  et  Jules  III  disparurent  les  derniers  représentants  véritable- 
ment convaincus  de  la  Renaissance  sur  le  trône  pontifical,  les  dignes  héritiers 

des  traditions  d’un  Sixte  IV  et  d’un  Léon  X. 
Désormais  un  autre  rôle  que  celui  de  Mécènes 
s’imposait  aux  chefs  de  l’Église.  Plusieurs  d’entre 
eux  purent  bien  encore  ambitionner  le  titre  de 
bâtisseurs,  mais  c’en  était  Dit  irrévocablement  de 
l’amour  fécond,  de  la  distinction  et  de  l’indé- 
pendance, de  la  flamme,  en  un  mot,  qui  avaient 
valu  à Rome  les  immortelles  créations  de  Bra- 
mante, de  Michel-Ange  et  de  Raphaël,  le  nou- 
,,  , „ veau  Saint-Pierre,  le  tombeau  de  Iules  II,  les 

D’après  une  médaille  anonyme.  Iresques  de  la  Sixtine  et  des  Stances.  En  dehors 

de  la  villa  du  pape  Jules  III,  dernier  reflet  du 
noble  épicurisme  qui  avait  marqué  l’Age  d’Or,  les  constructions  nouvelles 
ont  toutes  un  air  furieusement  utilitaire.  Pouvait -on  attendre  autre  chose 
d’esprits  aussi  positifs  qu’un  Pie  V,  un  Grégoire  XII L un  Sixte-Quint  ! 

Marcel  II  ( 1 555)  n’eut  pas  le  temps  de  donner  sa  mesure  pendant  un  ponti- 
ficat qui  ne  dura  que  vingt-deux  jours.  Qu’il  nous  suffise  de  rappeler  quelles 
brillantes  espérances  il  avait  fait  concevoir  alors  qu’il  ne  s’appelait  encore  que  le 
cardinal  Marcel  Cervin  : unissant  la  pureté  des  mœurs  et  la  dignité  du  caractère 


Jules  111. 

D’après  la  médaille  de  Cavino. 


LES  DERNIERS  PAPES  DU  XVP  SIECLE. 


241 


à l’étendue  des  connaissances,  il  s’était  intéressé  à la  fondation  de  l’Académie 
vitruvienne,  avait  formé  une  série  de  médailles  qui  fut  l’origine  du  médaillier 
du  Vatican,  et  avait  chargé  Antonio  da  San  Gallo  de  tracer  les  plans  de  sa  villa 
du  Monte  Amiata. 


' 1 'X 


Cependant  l’horizon  s’assombrissait  de  plus  en  plus  ; les  partisans  de  la 
Renaissance  tremblèrent  avec  raison  lorsqu’ils  virent  monter  sur  le  trône  ponti- 
fical le  fougueux  président  de  l’Inquisition  romaine,  le  vieillard  fanatique  et 
implacable  qui,  après  avoir  rendu  tristement  fameux  le  nom  de  Caraffa,  donna 
un  retentissement  plus  fâcheux  encore  à celui  de  Paul  IV  (1 555-1 55g).  C’était, 
d’après  l’ambassadeur  vénitien  Navagero,  une  nature  bilieuse  et  sèche;  mon- 
trant une  solennité  et  une  grandeur  incroyables 
dans  toutes  ses  actions,  et  qui  semblait  vraiment 
né  pour  dominer.  Sa  santé  était  des  plus  robustes; 
lorsqu’il  marchait,  à peine  s’il  touchait  le  sol  : son 
aspect  était  tout  nerfs  ; dans  ses  yeux  et  dans  tous 
les  mouvements  de  son  corps,  il  montrait  une 
vigueur  hors  de  proportion  avec  son  âge1. 

Paul  IV  comptait  soixante-dix-neuf  ans  lorsqu’il 
ceignit  la  triple  tiare.  Mais  l’âge  n’avait  rien  en- 
levé à son  impétuosité,  et  il  se  signala  par  une 
série  d’actes  de  vigueur  auxquels  il  ne  manquait 
que  l’esprit  de  suite.  Haïssant  Charles-Quint,  et 

à titre  d’Italien  et  â titre  de  souverain  pontife,  il  alla  jusqu’à  invoquer  contre 


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Paul  IV. 

D’après  une  médaille  anonyme. 


son  ennemi,  lui  le  chef  de  la  Chrétienté,  le  secours  du  sultan  Soliman  ! Il 
ne  montra  pas  moins  d’incohérence  dans  son  attitude  vis-à-vis  de  ses  neveux  : 
après  avoir  subi  tous  leurs  caprices,  il  les  traita  avec  la  dernière  rigueur  lors- 
qu’il découvrit  leurs  forfaits. 

En  matière  d’art,  le  rôle  de  Paul  IV  fut  purement  négatif.  Son  premier  acte, 
le  jour  même  de  son  élévation,  fut  d’enlever  à Michel-Ange  les  revenus  de  son 
office  de  la  Romagne2 3.  Fidèle  à ces  prémisses,  il  déclara  dans  la  suite  qu’il 
valait  mieux  fortifier  Rome  que  terminer  les  peintures  de  la  salle  des  Rois  ".  Il 
fit  jeter  bas,  dans  la  salle  des  Palefreniers,  les  Apôtres  peints  en  grisaille  par 
Raphaël,  et  donna  l’ordre  de  voiler  les  nudités  du  jugement  dernier  de  la  cha- 
pelle Sixtine. 


Avec  Pie  IV  ( 1 55g- 1 565),  la  Renaissance  relève  la  tète.  Non  content  d’agran- 
dir l’enceinte  de  la  cité  Léonine,  d’élever  les  portes  Angélique  et  Pie,  et  de 

1.  Baschet,  la  Diplomatie  vénitienne  au  .Y  17°  siècle,  p.  189. 

2.  Le  Lettere  di  Michel- Angelo,  p.  609.  — Il  supprima  également  une  partie  des  sommes 
affectées  aux  travaux  de  Saint-Pierre  (Vasari,  t.  VII,  p.  2Ô7). 

3.  Vasari,  Vie  de  Daniel  de  Volterra. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


3i 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


doter  celle  du  Peuple  d’une  façade  monumentale,  ce  pape  chargea  Michel- 
Ange  de  transformer  les  thermes  de  Dioclétien  en  un  sanctuaire  chrétien, 
l’église  de  « Santa  Maria  degli  Angeli  ».  Au  Vatican,  il  fit  construire,  en  i56o, 
sous  la  direction  de  Pirro  Ligorio,  le  célèbre  casin  connu  sous  le  nom  de  villa 
Pia,  et  reprendre,  en  1 56 1 , la  décoration  de  la  salle  des  Rois.  Il  poursuivit 
également  les  travaux  du  Capitole.  A Milan,  il  chargea 
Leone  Leoni  d’ériger  dans  la  cathédrale,  d’après  le 
croquis  de  Michel-Ange,  le  tombeau  de  son  frère,  le 
marquis  de  Marignan.  Vasari  reproche  à Pie  IV  d’avoir 
méconnu  un  de  ses  tableaux,  parce  qu’il  l’avait  vu  sous 
un  faux  jour,  et  de  le  lui  avoir  laissé  pour  compte.  La 
postérité,  plus  impartiale,  fera  au  contraire  au  pape  un 
mérite  de  son  discernement.  Refuser  un  Vasari,  c’était 
donner  une  preuve  de  goût. 

Si  le  neveu  de  Pie  IV,  le  cardinal  Charles  Borro- 
mée,  n’édifia  la  cour  de  Rome  que  par  sa  piété  (c’est 
à Milan  qu’il  faut  chercher  les  manifestations  de  son  activité),  un  autre 
membre  du  sacré  collège,  le  cardinal  Ferdinand  de  Médicis,  revêtu  de  la 
pourpre  en  1 563,  s’assura  une  place  prépondérante  parmi  les  Mécènes  comme 
parmi  les  collectionneurs  d’antiques.  L’embellissement  de  sa  villa  du  Pincio 
(aujourd’hui  l’Académie  de  France)  et  ses  efforts  ardents  pour  y réunir  un 
musée  sans  rival  lui  ont  valu  la  gratitude  de  la  postérité.  On  sait  que  la  mort 
de  son  frère  François  le  décida  à déposer  la  pourpre 
cardinalice  pour  monter  sur  le  trône  de  Florence. 

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Pie  IV. 

D'après  la  médaille 
de  G. -A.  Rossi  de  Milan. 


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Saint  Pie  V. 
D’après  la  médaille 
de  G.-A.  Rossi  de  Milan. 


Pie  V (Michel  Ghislieri  ; 1 566 - 1072),  que  l’Église 
a rangé,  comme  Charles  Borromée,  au  nombre  des 
saints,  reprit  l’œuvre  de  Paul  IV.  Sévère  pour  lui-même 
comme  pour  les  autres,  vivant  en  ascète,  et  défendant 
l’orthodoxie  avec  une  rigueur  implacable,  il  exerça  de 
près  et  de  loin  une  action  immense,  revendiquant  les 
droits,  quinze  fois  séculaires,  de  l’Église,  et  armant  la 
Chrétienté  contre  les  Turcs. 

Quelle  place  pouvait-il  y avoir  pour  les  jouissances  désintéressées  du  beau  au 
milieu  d’une  propagande  si  ardente!  L’entrée  triomphale  de  Marc -Antoine 
Colonna  ( 1 5 y 1 ),  un  des  vainqueurs  de  Lépante,  rappela  seule  aux  Romains  les 
splendeurs  du  temps  jadis.  Comme  constructions  nouvelles,  nous  n’avons 
guère  à enregistrer  que  l’église  du  Gesù,  commencée  par  Vignole  en  1 568  et 
continuée  par  Giacomo  délia  Porta.  Quant  à l’attitude  prise  par  Pie  V vis-à-vis 
de  l’antiquité  classique,  nous  l’avons  caractérisée  ci-dessus  (p.  42)  : le  lecteur 
se  rappelle  que  ce  pape  crut  de  son  devoir  de  disperser  le  Musée  du  Belvédère, 
comme  entaché  de  paganisme  ! 


LES  DERNIERS  PAPES  DU  XVIe  SIECLE. 


243 


Le  Bolonais  Grégoire  XIII  Buoncompagni  (1572-1 585),  grand  légiste  et 
administrateur  énergique,  doit  sa  notoriété  à la  réforme  du  calendrier,  à la 
propagande  entreprise  en  Orient , enfin  à la  revendication , en  faveur  de 
l’Eglise,  d’une  foule  de  domaines  occupés  par  des  particuliers,  mesure  qui  pro- 
voqua, à titre  de  représailles,  une  recrudescence  du  banditisme.  Dans  les  choses 
de  l’art,  ce  pontife  a marqué  sa  trace  par  quelques  fondations  intéressantes 
plutôt  qu’importantes  : la  construction  de  l’église  Santa  Maria  in  Vallicelliana 
(i5p5),  celle  du  Collège  Romain,  sur  les  plans  d’Ammanati  ( 1 5~<S),  celle  de 
la  salle  des  Cartes  géographiques  au  Vatican,  décorée  par  Girolamo  Muziano 
de  Brescia  ( 1 58 1 ),  celle  du  palais  du  Quirinal.  La  Ville  éternelle  s’enrichit  en 
outre  d’une  série  de  villas  : Montalto  sur  l’Esquilin,  Mattéi  sur  le  Cœlius, 
et  de  plusieurs  fontaines  monumentales,  parmi  lesquelles  celle  des  « Tarta- 
rughe  » (Tortues),  sculptée  par  le  Florentin  Taddeo 
Landini  ( 1 585),  n’a  cessé  de  jouir  d’une  véritable  ^ , >• 

popularité. 


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Grégoire  XIII 
D’après  la  médaille 
de  G. -A.  Rossi  de  Milan 


La  décadence  du  goût  et  la  disparition  des  grands 
artistes  rendaient  de  plus  en  plus  ardue  la  tâche  des 
Mécènes.  Il  ne  fallut  rien  moins  que  le  génie  et 
l’ardeur  de  Sixte-Quint  ( 1 585-1  Sço)  pour  ressusciter 
la  tradition  des  grands  bâtisseurs  de  la  Renaissance. 

De  même  que  son  homonyme  Sixte  IV,  il  réussit, 
pendant  un  pontificat  relativement  court,  à opérer 
une  nouvelle  transformation  de  la  Ville  éternelle1. 

Quelques  mots  d’abord  sur  l’homme  et  le  souverain,  sur  « le  plus  redoubté 
pape  pour  la  justice  en  toute  l’Italie  qui  fut  jamais  » (Brantôme).  Sixte  était, 
au  dire  de  l’ambassadeur  vénitien  Gritti,  de  taille  médiocre  et  fort  brun  ; il 
avait  la  vue  tellement  sûre,  qu’à  peine  entré  au  consistoire,  d’un  seul  coup  d’œil 
jeté  rapidement  et  sous  les  lunettes,  il  savait  distinguer  ceux  qui  s’y  trouvaient 
et  observer  ceux  qui  y manquaient.  Sa  nature  était  des  plus  robustes,  et  il  en 
accroissait  la  vigueur  en  s’abstenant  de  toutes  irrégularités  ou  d’aliments  peu 
sains.  Il  était  d’un  naturel  emporté  et  sanguin  ; aussi  arrivait-il  souvent,  par  des 
mouvements  soudains,  à toutes  les  hauteurs  de  l’indignation  ; il  faut  ajouter 
qu  il  s’apaisait  et  s’adoucissait  aisément.  Sa  mémoire  était  des  plus  faciles,  à ce 
point  qu’il  ne  lisait  ou  n’entendait  aucune  chose  qu’il  11e  la  retînt  fort  aisément. 

Devant  l’œuvre  entreprise  et  réalisée  par  Sixte-Quint,  les  épithètes  manque- 
raient de  force  : recourons  aux  chiffres,  ils  auront  plus  d’éloquence.  De  1 585  à 

1.  Bibl.  : Bordini,  de  Reluis  pneclarc  gestis  a Sixte  V.  Pon.  Max.  Rome,  1 .588 . (Gravures 
extrêmement  médiocres.)  — Fontana,  det  Modo  temito  nel  trasportare  l’oMisco  Vaticano....  Rome, 
1.289.  — Rocca,  de  Sixti  Ædificiis.  Rome,  1719.  — Fea,  Miscellanca  JHologica,  critica  e antiqua- 
r,a>  2'  série.  Rome,  1 836  (p.  2 et  suiv.).  — Ranke,  Geschichte  der  Pàpste.  — Dumesnil,  Histoire 
de  Sixte-Quint.  Paris,  1869.  — Hübner,  Sixte-Quint . 1870.  — Stevenson,  Topogrufia  e Monti- 
mcnli  di  Roma  nette  Pitture  a fresco  di  Sisto  V delta  Bibliotcca  vaticana.  Rome,  1887. 


244 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


i 58q,  les  constructions  seules  absorbèrent  la  somme  énorme  de  1 002  2_p  écus, 
1 5 bol.  et  demi,  soit  plus  de  cinquante  millions1.  Le  pape  s’occupait  tout 
ensemble  d’achever  la  coupole  de  Saint-Pierre,  sous  la  direction  d’Ammanati, 
de  Giacomo  délia  Porta  et  de  Domenico  Fontana,  de  compléter  le  palais  du 

Vatican  et  d’y  faire  établir 
une  nouvelle  bibliothèque, 
plus  vaste  et  plus  magni- 
fique que  celle  de  Sixte  IV, 
enfin  d’ériger  l’obélisque 
devant  la  basilique  du 
prince  des  Apôtres.  Au 
Latran,  il  élevait  un  palais 
grandiose,  imité  du  palais 
Farnèse;  au  Quirinal,  il 
poursuivait  le  palais  com- 
mencé par  Grégoire  XIII  ; 
près  de  la  Piazza  Termini, 
il  érigeait  une  fontaine 
monumentale,  déparée  par 
la  malencontreuse  statue 
du  Moïse  de  Prospero  da 
Brescia  ; il  restaurait  en 
même  temps  les  aqueducs, 
bâtissait  l’église  San  Giro- 
lamo  degli  Schiavoni  et 
tentait  de  transformer  en 
une  ville  le  pèlerinage  de 
Lorette. 

O11  ne  saurait  nier  que 
le  pontificat  de  Sixte  - 
Quint , comme  d’ailleurs 
celui  de  Grégoire  XIII,  ne 
„ , 0 corresponde  à une  certaine 

Statue  de  Sixte-Quint  à Lorette.  r 

Par  Ant.  Caicagni  (1539).  détente  vis-à-vis  des  der- 


niers vestiges  de  la  Renais- 
sance. L’Église  avait  étouffé  l’hérésie  en  Italie,  l’avait  circonscrite  en  France 
et  dans  les  Pays-Bas;  d’autre  part,  devant  la  résistance  de  l’Angleterre,  de  la 
Scandinavie  et  d’une  partie  de  l’Allemagne,  force  lui  était  de  prendre  son  parti 
d’une  rupture  désormais  complète.  Elle  put  donc  se  relâcher  du  rigorisme  qui 
avait  signalé  les  règnes  d’un  Paul  IV  et  d’un  Pie  V.  L’installation  de  la 


1.  Bertolotti,  Artisli  svi^cri  in  Roina,  p.  1 3- 1 4 . 


LES  DERNIERS  PAPES  DU  XVIe  SIECLE. 


245 


Bibliothèque  Vaticane  dans  un  édifice  nouveau,  la  restauration  des  colonnes 
Antonine  et  Trajane,  confisquées  en  quelque  sorte  au  profit  du  culte  chrétien 
par  l’installation,  à leur  sommet,  des  statues  de  saint  Pierre  et  de  saint 
Paul,  celle  des  Dioscures  sur  le  Quirinal,  l’érection  ou  le  déplacement  de 
quatre  obélisques,  prouvent  dans  quelle  mesure  Sixte-Quint  appréciait  les 
idées  de  gloire  qui  s’incarnaient  dans  les  monuments  antiques.  Mais  aussi 
que  de  ruines  amoncelées  pendant  ces  quelques  années  ! La  destruction  du 


Fontaine  de  la  place  « délia  Rocca  » à Viterbe  (attribuée  à Vignole). 


Septizonium  de  Septime  Sévère  a jeté  sur  la  mémoire  de  Sixte-Quint  une 
tache  ineffaçable. 

Après  Sixte-Quint,  l’Église  a compté  plus  d’un  pape  ami  des  arts  : Clé- 
ment VIII  Aldobrandini,  Paul  V Borghèsc,  Urbain  VIII  Barberini,  Alexan- 
dre A II  Chigi,  ont  continué  avec  ardeur  la  tradition  de  magnificence  que  leur 
avait  léguée  la  Renaissance.  Mais  d’autres  courants  s’étaient  établis;  tout  en 
continuant  à s’inspirer  de  l’antiquité,  le  xvne  siècle  suivait  une  évolution  dis- 
tincte, dans  laquelle  la  noblesse,  la  pondération,  la  pureté,  n’entraient  plus  que 
pour  une  faible  part;  la  Renaissance,  en  un  mot,  avait  fini  son  rôle.  Au  moment 
de  clore  1 histoire  de  cette  grande  évolution  dans  la  Ville  éternelle,  sachons 
nous  souvenir  de  tant  d’éclatants  services  rendus  à une  cause  sacrée  par  les 
souverains  pontifes,  depuis  Martin  V jusqu’à  Sixte-Quint,  des  encouragements 
qu  ils  ont  prodigués  aux  littérateurs,  aux  savants  et  aux  artistes,  des  monu- 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


246 


ments  impérissables  qu’ils  ont  élevés,  enfin  de  ce  qu’ils  ont  lait  pour  donner  à 
la  Renaissance  son  caractère  international,  universel  et  catholique,  dans  la  vraie 
acception  du  terme. 

Autour  de  Rome,  la  ceignant  comme  d’une  couronne,  s’étend  cette  incom- 
parable série  de  lieux  de  délices,  qui  comprend  les  villas  des  Farnèse  à Capra- 
role,  des  cardinaux  d’Este  à Tivoli,  des  Aldobrandini  à Frascati,  du  cardinal 
Gambaro  (-{-  1 5 8 7)  à Bagnaja,  près  de  Viterbe. 

11  n’y  eut  guère  de  ville  des  États  pontificaux  qui  ne  s’enorgueillit,  à ce 
moment,  soit  d’avoir  donné  le  jour,  soit  d’avoir  offert  l’hospitalité  à quelque 
artiste  célèbre;  mais  le  moyen  de  rappeler  tant  de  titres!  Ce  serait  s’enga- 
ger dans  une  énumération  qui  risquerait  d’être  des  plus  fastidieuses.  Quand 
j’aurai  mentionné  les  travaux  exécutés  à Ostie  par  Bald.  Peruzzi  et  Cesare  da 
Sesto,  à Nepi  par  Antonio  da  San  Gallo  et  Salviati,  à Bracciano  par  Tad.  Zuc- 
chero,  à Viterbe  par  Sebastiano  del  Piombo,  à Narni  par  Livio  Agresti  da  Forli, 
je  n’aurai  tracé  qu’une  esquisse  bien  imparfaite  de  l’activité  qui  régnait  par- 
tout. D’ordinaire,  toutefois,  les  travaux  de  fortification  l’emportent,  pendant 
cette  dernière  période,  sur  les  travaux  d’embellissement.  J’ajouterai  que  ces 
ouvrages  ont  la  plupart  pour  auteur  un  artiste  supérieur,  Antonio  da  San 
Gallo  le  jeune.  Un  seul  ensemble  véritablement  imposant  prend  naissance  : 
la  cité  de  Castro,  édifiée,  — on  serait  tenté  de  dire  improvisée,  — par  Pier 
Luigi  Farnese,  le  fils  du  pape  Paul  III.  Malheureusement  Castro  tut  ruinée 
plus  rapidement  encore  : en  1649  le  pape  Innocent  X la  fit  détruire  de  fond 
en  comble. 


Ange  jouant  du  luth  (fragment),  par  le  Rosso. 
(Musée  des  Offices.) 


Les  Dieux  de  l'Olympe  (iragment),  par  Jules  Romain. 
(Salle  des  Géants,  au  palais  du  Té,  à Mantoue.) 


CHAPITRE  III 


LE  ROYAUME  DE  NAPLES.  — LE  DUCHÉ  ü’URBIN.  — BOLOGNE  ET  LA  ROMAGNE. 
— LES  DUCHÉS  DE  FERRARE  ET  DE  MANTOUE. 


i,  à Milan,  la  domination  étrangère  n’entrava  en  aucune 
façon  l’essor  de  l’art,  à Naples,  elle  se  traduisit  par  les 
accidents  les  plus  fâcheux  : l’indifférence  de  la  noblesse1, 
jointe  au  manque  de  goût  du  clergé,  qui  était  richissime, 
y empêchèrent  la  Renaissance  de  porter  ses  ruits.  Pen- 
dant toute  cette  période,  le  vent  souffla  plutôt  du  côté 
de  la  musique  que  du  côté  des  arts  plastiques  : on  sait 
quel  talent  les  Napolitains  y révélèrent  dès  lors. 

Parmi  les  quinze  ou  vingt  vice-rois  qui  gouvernèrent  Naples  pendant  les 
règnes  de  Charles-Quint  et  de  Philippe  II,  — Moncade,  Pierre  de  Tolède  et 
son  fils  le  duc  d’Albe,  le  cardinal  de  Granvelle,  le  duc  d’Ossuna,  etc.,  etc., 
- Pierre  de  Tolède  (vice-roi  de  1 53o  à 1 553)  a seul  laissé  quelque  trace  dans 
1 art.  Ce  « très  grand  homme  d’estat,  d’affaires,  de  conduicte,  très  sage  et  très 

I.  Vasari  affirme  que  les  gentilshommes  napolitains  étaient  si  peu  amateurs  de  bonnes  pein- 
tures, que  Polydore  de  Caravage  manqua  mourir  de  faim  chez  eux  ; ils  estimaient  plus,  ajoute- 
t-il,  un  cheval  qu’un  peintre. 


248 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


advisé,  gouverna  Naples  très  sagement,  et  la  décora  de  ceste  belle  estrade 
(rue)  de  Tollède  et  des  beaux  bastiments  que  l’on  y void  pour  aujourd’huy  » 
(Brantôme).  L’enceinte  de  Naples  fut  considérablement  agrandie,  les  rues 
assainies,  la  « Porta  Capuana  » ornée  de  marbres  à l’occasion  de  l’entrée  de 
Charles-Quint  ( 1 535).  Pouzzoles,  que  Pierre  de  Tolède  dota  d’une  rue,  d’un 
palais,  de  fontaines,  de  bains,  ne  doit  pas  moins  à ce  gouvernement  dur  et 
sévère,  mais  réparateur. 

Le  bis  de  Pierre  de  Tolède,  don  Garcia,  bt  orner  ses  jardins  de  Chiaia  d’une 
statue  sculptée  par  Pierino  da  Vinci  et  d’une  autre  sculptée  par  Stoldo  di  Gino 
Lorenzi. 

Si,  parmi  les  d’Avalos,  marquis  del  Vast  et  de  Pescaire,  Fernand,  le 


Vittoria  Colonna  jeune. 
D’après  une  médaille  anonyme. 


Vittoria  Colonna  âgée. 
D'après  une  médaille  anonyme. 


grand  capitaine,  n’a  pas  eu  le  loisir  de  laisser  quelque  œuvre  monumen- 
tale, et  si  sa  veuve  Vittoria  Colonna  (1490-1547)  se  consacra  exclusivement 
aux  exercices  de  piété  d’une  part,  à la  poésie  de  l’autre  (elle  ne  vit  en 
Michel- Ange  que  le  penseur,  non  le  poète),  leur  neveu  Alphonse  (i5c>2- 

I bqO),  général  habile  comme  son  oncle,  et  gouverneur  de  Milan  pour  le 
compte  de  l’empereur,  comprit  mieux  les  devoirs  que  lui  imposait  sa  position. 

II  attira  à Naples  le  Fattore,  orna  son  palais  d’ischia  d’un  Sacrifice  à’ Abraham, 
dû  au  pinceau  d’André  del  Sarte,  cultiva  l’amitié  de  Michel-Ange,  qui  lui  bt 
don  de  son  carton  du  Noli  me  tangere,  commanda  au  Titien  de  nombreux 
portraits,  parmi  lesquels  le  sien  et  celui  de  sa  femme  (aujourd’hui  au  Louvre), 
et  chargea  Leone  Leoni,  qu’il  nomma  graveur  des  coins  de  la  Monnaie  de 
Milan,  de  modeler  sa  médaille.  Ce  fut  à lui  aussi  que  Serlio  dédia  le  IVe  livre 
de  son  Traite  d’architecture.  Marie  d’Aragon,  la  veuve  d’Alphonse,  se  montra 
plus  soucieuse  que  Vittoria  Colonna  d’éterniser  le  souvenir  de  son  époux  par 
une  effigie  monumentale  : elle  conha  ce  soin  à Leone  Leoni;  mais  celui-ci  tra- 
vailla longtemps  sans  parvenir,  ce  semble,  à mener  à fin  l’ouvrage'. 

Deci  delà  surgissait  quelque  amateur  de  condition  plus  modeste  : tel  ce 
marchand  florentin  nommé  Tommaso  Carnbi,  grand  collectionneur  d’anti- 


1.  Plon,  Leone  Leoni,  p.  1 5- 1 S,  2Ô-3i. 


NAPLES  ET  LA  SICILE. 


2-10 


quités  et  de  peintures,  qui  se  fit  le  protecteur  de  Girolamo  Marchesi  de 
Cotignola 

Les  artistes  de  talent  ne  manquaient  pas  dans  le  Napolitain.  Plusieurs  d’entre 
eux  étaient  originaires  du  royaume  : tels  l’architecte  Pirro  Ligorio,  les  sculp- 
teurs Girolamo  da  Santa  Croce,  Giangiacomo,  qui  travailla  avec  Girolamo  au 
tombeau  du  cardinal  Ximenès,  Giovanni  Merliano  da  Nola,  Luca  Lancia,  qui 
reçut  les  leçons  de  Jac.  Sanso- 
vino,  le  peintre  Marco  Calavrese, 
son  élève  Gio.  Filippo  Crescione 
et  le  beau-père  de  ce  dernier, 

Leonardo  Castellani.  A ces  maî- 
tres vinrent  se  joindre  plusieurs 
étrangers  célèbres  : Polydore  de 
Caravage,  qui  chercha  fortune  à 
Naples  après  le  sac  de  Rome;  le 
Fattore,  qui  y travailla  pour  le 
marquis  d’Avalos;  l’élève  du  Fat- 
tore,  Leonardo,  surnommé  « il 
Fattore  »,  qui,  mieux  partagé  que 
son  maître,  sut  captiver  la  faveur 
de  ses  hôtes;  l’Espagnol  Pietro 
délia  Plata  ou  da  Prato,  l’auteur 
de  la  statue  de  Gai.  Carracciolo, 
à San  Giovanni  a Carbonaro.  En 
1 53 2 , Cellini  ht  également  un 
court  séjour  dans  ce  pays  en- 
chanteur et  reçut  du  vice-roi  un 
accueil  flatteur.  Un  peu  plus  tard, 
un  fervent  imitateur  de  Michel- 
Ange  , le  sculpteur  Fra  Giov. 

Maria  Montorsoli,  vint  sculpter 
pour  le  tombeau  de  Sannazar,  à 
Santa  Maria  del  Parto,  les  statues  d 'Apollon  et  de  Minerve  (sous  les  traits  de 
David  et  de  Judith).  En  i5q5,  le  couvent  de  Monte  Oliveto  ht  appel  à Vasari, 
à Raffaello  del  Colle  et  à Stefano  Veltroni  pour  peindre  son  réfectoire. 
Nous  avons  encore  à mentionner  la  présence  à Naples  de  Marco  de  Sienne, 
élève  de  Daniel  de  Volterra.  Un  graveur  d’un  certain  mérite,  l’anonyme 
connu  sous  le  nom  de  Maître  à la  Chausse-Trape,  semble  avoir  aussi  habité 
Naples  en  1 538 2.  Enfin,  en  iôqS-iôqù,  le  peintre  flamand  Jean  de  Calcar, 
1 imitateur  du  Titien,  vint  s’établir  dans  la  même  ville,  où  il  mourut. 

1.  Vasari,  t.  V,  p.  184. 

2.  Passavant,  le  Peintre-graveur , t.  VI,  p.  161. 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  .U 


line  Baronne  napolitaine. 
D'après  le  recueil  de  Vecellio. 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


200 


En  résumé,  quelques  églises  et  quelques  palais,  et  un  assez  grand  nombre  de 
tombeaux,  voilà  la  part  contributive  de  Naples  pendant  la  dernière  période 
de  la  Renaissance.  Cette  cité,  effacée  pendant  si  longtemps,  ne  prit  sa 
revanche  qu’au  xvii®  siècle  : on  sait  avec  quelle  énergie  et  quel  éclat  l’École 
de  peinture  représentée  par  Ribera  et  Salvator  Rosa  traduisit  la  tougue  du 
caractère  napolitain,  en  y mêlant  je  ne  sais  quel  reflet  de  la  fierté  espagnole. 

En  dehors  des  monuments  de  Naples  et  de  Sulmona  (t.  II,  p.  255-256),  il 
y a lieu  de  rappeler  ici  le  mausolée  de  Pierre  de  Médicis,  dont  l’abbaye  du 
Mont-Cassin  s’enrichit,  par  les  soins  du  pape  Clément  VII  et  du  duc  Cosme  Ier 
de  Médicis.  Francesco  da  San  Gallo  et  Antonio  Solosmeo , tels  furent  les 
éditeurs  responsables  de  cette  œuvre  médiocre,  qui  coûta  des  sommes  énormes 
(3ooo  florins),  et  qui,  commencée  en  1 53 1 , ne  fut  achevée  qu’en  1 55ç 1 . 

La  Sicile,  quit  ormait  un  gouvernement  distinct  de  celui  de  Naples,  s’enor- 
gueillit d’une  floraison  plus  homogène  et  plus  brillante.  Ses  vice-rois  se  signa- 
lèrent à la  fois  par  leur  faste  et  leur  bienfaisance.  Garcia  de  Tolède  fit  con- 
struire à Païenne  le  môle  et  la  rue  principale,  qui  a conservé  son  nom,  à 
Messine  un  arsenal,  à Malte  une  torteresse,  à Agosta  deux  châteaux.  Marc- 
Antoine  agrandit  l’Université  de  Catane  et  orna  Païenne  de  belles  portes; 
mais,  tandis  que  l’on  élevait  beaucoup  d’églises,  aussi  somptueuses  que  de 
mauvais  goût,  les  routes  devenaient  impraticables  et  les  ports  ne  pouvaient 
plus  servir  \ 

Païenne  doit  ses  principaux  embellissements  à une  dynastie  de  sculpteurs, 
qui,  de  Lombards  étaient  devenus  Siciliens,  les  Gagini;  par  contre,  d’autres 
Siciliens,  des  sculpteurs  également,  Angelo  Ciciliano,  Jacopo  del  Duca  et  Lodo- 
vico  del  Duca,  firent,  vers  la  même  époque,  fortune  sur  le  continent.  C’est 
au  dehors  également,  principalement  à Rome  et  à Bologne,  que  marqua  un 
peintre  et  architecte  de  valeur,  originaire  de  Païenne,  Tonnnaso  Laureti,  l’élève 
de  Sebastiano  del  Piombo. 

Messine  offrit  l’hospitalité  à l’un  des  meilleurs  élèves  de  Raphaël,  le  peintre 
Polydore  de  Caravage,  qui  y fut  assassiné  en  i5q3  par  son  élève  Tonno,  ainsi 
qu’au  sculpteur  Andrea  Calamech  de  Ferrare.  Mais  ce  fut  surtout  à un  Toscan, 
Fra  Giov.  Angelo  de  Montorsoli,  que  cette  ville  est  redevable  des  monuments 
qui  lui  donnent  aujourd’hui  encore  son  cachet  : la  fontaine  de  la  place  de  la 
cathédrale  ( 1 547-1 55i)  et  celle  du  port  (i55p),  décorée  de  la  statue  colossale 
de  Neptune  cuire  Chctrybde  el  Scyllci. 

En  revenant  sur  la  terre  ferme  et  en  suivant  les  côtes  de  1 Adriatique,  confor- 

1.  Gave,  Carteggio,  t.  II,  p.  356-358.  — Caravita,  I Codici  e le  Arli  a Monte  Cassino,  t.  III, 
p.  80-1 17. 

2.  Cantù,  Histoire  des  Italiens,  t.  IX,  p.  104-105. 


URBIN  ET  LES  DELLA  ROVERE. 


251 


mément  à l’itinéraire  que  nous  avons  adopté,  nous  sommes  forcé  de  remonter 
jusqu’aux  Marches  pour  découvrir  quelque  création  monumentale. 

A Macerata,  résidence  du  légat  des  Marches,  Montaigne,  qui  visita  cette 
ville  en  1 58o- 1 58 1 , constate  la  rareté  des  beaux  édifices,  mais  s’extasie  devant 
« un  palais  de  pierre  de  taille,  tout  taillé  par  le  dehors  en  pouinte  de  diamans 
carrée,  corne  le  palais  du  cardinal  d’Este  à Ferrare;  forme  de  constructure, 
ajoute-t-il,  plesante  à la  veue  ».  A l’entrée  de  la  ville  se  dressait  une  porte 
neuve,  avec  l’inscription  : Porta  Buoncompagni  (Grégoire  XIII),  en  lettres 
d’or,  en  souvenir  des  routes  que  ce  pape 
avait  redressées. 

Ascoli  n’offre  au  visiteur  que  sa  cathé- 
drale, construite  par  Cola  dell’  Amatrice,  et 
un  tableau  du  Titien , une  Vision  de  saint 
François,  peinte  pour  l’église  San  Francesco. 

A Lorette,  le  mouvement  inauguré  par 
les  travaux  de  Sixte  IV  se  poursuit  active- 
ment pour  aboutir  aux  grandioses  tentatives 
de  Sixte -Quint.  Une  nuée  de  sculpteurs 
agiles  ■ — Tribolo,  Simone  Mosca,  Raf.  da 
Montelupo,  Fr.  da  San  Gallo,  Girol.  de  Fer- 
rare,  Simone  Cioli,  llanieri  da  Pietrasanta, 

Franc,  del  Tadda,  — achèvent  la  décoration 
de  la  maison  sainte.  C’est  à Lorette  égale- 
ment que  Lorenzo  Lotto,  l’éminent  peintre 
vénitien,  se  retire  et  meurt. 

Ancône  montre  avec  orgueil  les  peintures 
du  Titien  dans  l’église  San  Domenico,  et  celles  de  Lorenzo  Lotto,  qui  sillonna 
à plusieurs  reprises  les  Marches  dans  les  églises  de  San  Francesco  et  de  Santa 
Maria  délia  Piazza.  Sa  citadelle  s’abrite  également  sous  un  nom  célèbre,  celui 
d’Antonio  da  San  Gallo  le  jeune. 

Pendant  la  période  comprise  entre  la  mort  du  duc  Frédéric  de  Montefeltro 
(1482)  et  le  retour  au  pouvoir  du  duc  François-Marie  délia  Rovere  ( 1 52  2),  les 
souverains  d’Urbin  1 ne  jouent  plus  qu’un  rôle  effacé  : laissant  les  plus  glorieux 
de  leurs  sujets,  Bramante  et  Raphaël,  chercher  fortune  au  dehors,  ils  con- 
centrent leur  sollicitude  sur  la  société  d’élite  dont  le  Courtisan  de  Castiglione  a 
formulé  les  aspirations.  Des  épreuves  de  toutes  sortes,  l’expulsion  de  Guido- 
baldo  par  César  Borgia,  celle  de  François-Marie  II  par  Léon  X,  expliquent 
une  si  longue  abstention. 

Pendant  la  dernière  partie  de  son  règne,  François-Marie  II  (i5o8-i538)  tenta 

1.  Bibl.  : T.  I,  p.  128;  t.  II,  p.  261.  — I Arkoli,  Passeggiata  nclla  cilla  di  Urbiiw.  Urbin, 
1846.  — Gherardi,  Guida  di  Urlnno.  Urbin,  1875. 


Fernand  François  II  d’Avalos  (f  1571), 
vice-roi  de  Sicile. 

D’après  les  « Imagines  » de  Zenoi  (i5&)). 


202 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  rétablir  cette  haute  culture  des  lettres  et  des  arts  à laquelle  son  minuscule 
duché  avait  dû,  pendant  un  temps,  une  célébrité  européenne'.  Il  s’efforça  de 
faire  oublier  par  sa  libéralité  sa  pusillanimité  ou  son  impéritie  comme  généra- 
lissime des  armées  vénitiennes  et  des  armées  pontificales.  Gendre  de  la  mar- 
quise Isabelle  d’Este,  il  entra  par  son  intermédiaire  en  relations  avec  le 
Titien,  qui  peignit  en  1 53 7 son  portrait  et  celui  de  sa  emme  (au  Musée  des 
Offices),  et  qui  composa  pour  lui  la  fameuse  Vénus  d’Urbin  (au  même  Musée)1 2 3. 

Le  fils  et  successeur  de 
François-Marie,  Guidobal- 
do  II  (né  en  i5iq;  régna 
de  1 538  à 1 574),  se  si- 
gnala pendant  longtemps 
par  sa  bonne  administra- 
tion non  moins  que  par 
son  goût  pour  les  jouis- 
sances de  l’esprit.  Faisant 
appel  aux  instincts  belli- 
queux des  Urbinates,  il 
mit  son  armée  sur  un 
pied  respectable,  en  mê- 
me temps  qu’il  s’assurait 
l’affection  de  ses  sujets  par 
la  modicité  des  impôts. 
Vers  la  fin  de  sa  vie , 
il  ternit  malheureusement 
sa  réputation  par  ses  dé- 
bauches, ainsi  que  par  ses 
cruautés  L 

La  femme  de  Guidobaldo,  Vittoria  Farnese,  sa  hile  Lavinia,  chantée  par  le 
Tasse,  sa  belle-fille  Lucrezia  d’Este,  le  secondaient  dans  le  culte  des  lettres  et 
des  arts.  En  1 5 7 G , Lucrezia  obtint  de  son  frère  Alphonse,  duc  de  Ferrare, 
qu’il  lui  envoyât  le  Tasse  : le  poète  récita  devant  la  cour  son  Aminta , qui  fut 

1.  Ou  ne  s’explique  pas  comment  l’historien  des  ducs  d’Urbin  affirme  que  ce  règne  fut  nul 
pour  l’art  (Ugolini,  Storia  dci  Conti  c Ducln  d’Urbino , t.  II,  p.  263.  Florence,  i85ç)). 

2.  Un  historien  d’art  viennois,  Thausing,  a essayé  de  montrer  que  la  Jeune  Fille  à la  pelisse, 
la  Vénus  d’Urbin  et  la  Belle  du  Titien  représentent  la  duchesse  Eléonore  d’Urbin  à trois  époques 
différentes.  Mais  Springer  a combattu  cette  hypothèse  étrange  et  établi  que  les  trois  peintures 
appartiennent,  ou  peu  s’en  faut,  à la  même  période  ( Bilder  ans  der  ncueren  Kuntsgescbichte, 

t.  II,  p.  374). 

3.  Le  Musée  des  Offices  expose,  sous  le  nom  de  Tad.  Zucchero,  un  prétendu  portrait  de 
Guidobaldo  II  (photographié  par  MM.  Alinari),  qui  date  en  réalité  du  xvtic  siècle,  et  qui  n’a 
aucune  ressemblance  avec  le  duc  d’Urbin. 


URBIN  ET  LES  DELLA  ROVERE. 


253 


joué  à Urbin  l’année  suivante  par  les  seigneurs  de  l’entourage  de  Guidobaldo. 

Pendant  ce  règne,  Urbin  donna  le  jour  ou  offrit  un  asile  à une  pléiade 
d hommes  célèbres  dans  les  sciences,  les  lettres,  les  arts  : le  mathématicien 
Federico  Commandino  (i5ot)-i5cp),  le  polygraphe  Polidoro  Virgili  (y  1 555), 
désigné  par  le  roi  Henri  VIII  pour  écrire  l’histoire  d’Angleterre  ([53g),  et 
d autres  encore.  Guidobaldo  entretenait  en  outre  des  relations  assidues  avec 
les  littérateurs  du  dehors,  surtout  avec  l’Arétin,  qu’il  emmena  deux  fois  avec 
lui  à Rome,  et  avec  An- 
nibal  Caro.  Aussi,  comme 
au  temps  du  duc  Frédéric, 
la  cour  d’Urbin  fut -elle 
le  rendez-vous  des  beaux 
esprits.  Lors  du  mariage 
de  Lavinia  avec  le  mar- 
quis del  Vasto , on  ne 
compta  pas  moins  de 
douze  poétesses  présentes 
à la  fête. 

La  protection  accordée 
à deux  poètes  illustres, 

Bernardo  Tasso  et  Tor- 
quato  Tasso,  jeta  plus  d’é- 
clat encore  sur  le  règne  de 
Guidobaldo.  En  1 556,  ce 
prince  appela  auprès  de 
lui  Bernardo,  qui  menait 
une  existence  misérable  à 
Ravenne,  et,  de  longues 
années  durant,  tantôt  à 
Urbin,  tantôt  à Pesaro,  le  combla  de  bienfaits  et  de  prévenances.  Il  voulut  que 
le  jeune  I orquato,  le  futur  chantre  de  la  Jérusalem  délivrée , fût  élevé  avec  son 
fils  François-Marie,  qui  ne  cessa  dans  la  suite  de  témoigner  un  attachement 
inaltérable  à son  ancien  condisciple. 

La  colonie  d’artistes  fixée  à Urbin  comprenait,  outre  les  survivants  de  la 
génération  employée  par  François-Marie,  tels  que  les  Genga,  plusieurs  archi- 
tectes de  mérite  : G. -B.  Clarici,  Lod.  Carducci,  Lattanzio  Venturi  ; des  ingé- 
nieurs militaires  célèbres  au  loin,  Jac.  Fusti  Castrioti  (né  à Urbin  en  i5io)  et 
Ir.  Pacciotti  (né  à Urbin  en  1 55 1 , mort  dans  la  même  ville  en  i5gi),  Bald. 
Lanci;  puis  le  modeleur  Federico  Brandani  (f  1 5 7 5 ) , l’auteur  de  l’élégante 
Croche  conservée  dans  l’église  San  Giuseppe,  et  plusieurs  autres  sculpteurs, 
paimi  lesquels  Marcello  Sparzo.  La  peinture  était  représentée  par  un  chet 
d Lcole,  Federico  Baroccio. 


HISTOIRE  DE  L’ART  RENDANT  LA  RENAISSANCE. 


254 


Dans  le  domaine  de  l’architecture,  il  restait  peu  à faire  : les  Montefeltro 
avaient  remué  tant  de  pierres  ! Aussi  Girolamo  Genga  dut-il  se  contenter 
d’élever,  à côté  du  jardin  ducal,  la  galerie  de  la  cour,  et  de  décorer  de  sculp- 
tures une  autre  cour.  Plus  tard,  Bartolommeo  Genga  ajouta  le  corps  de  bâti- 
ment qui  avoisine  l’église  Saint-Dominique. 

La  sculpture  est  redevable  à Guidobaldo  de  plusieurs  commandes  impor- 
tantes. Ce  prince  mit  une  insistance  qui  l’honore  à obtenir  de  Michel-Ange 
l’achèvement  du  tombeau  de  son  grand-oncle  le  pape  Jules  II,  tandis  qu’il 
chargeait  Bart.  Ammanati  de  sculpter  le  tombeau  de  son  père  François,  pour 
l’église  Santa  Chiara. 

De  même  que  son  père,  Guidobaldo  eut  recours  au  pinceau  du  Titien,  qui 

peignit  son  portrait.  Lors  d’un  des  voyages  du 
grand  peintre  vénitien,  il  le  reconduisit  d’Urbin 
à Pesaro  et  lui  donna  une  escorte  pour  le  con- 
duire de  là  à Rome.  Lin  autre  peintre  célèbre, 
originaire  du  duché,  Taddeo  Zucchero,  fut  em- 
ployé par  le  duc,  soit  dans  sa  capitale,  soit  à 
Pesaro , tandis  que  le  Vénitien  Battista  Franco 
décorait  la  grande  chapelle  de  la  cathédrale  et 
que  le  Florentin  Bronzino  exécutait,  lui  aussi,  son 
portrait,  ainsi  qu’une  « cassa  d’arpicordo  piena 
di  figure  ».  Guidobaldo  protégea  également  le 
célèbre  miniaturiste  Giulio  Clovio,  qui  enlumina 
à son  intention  le  Paradis  de  Dante'. 

Si  la  ville  d’Urbin  est  aujourd’hui  veuve  des  trésors  accumulés  par  les  délia 
Rovere,  Florence,  qui  en  a hérité  au  moment  de  l’extinction  de  cette  dynastie, 
expose  avec  orgueil  les  peintures  du  Titien,  pour  ne  point  parler  de  la  Lcd  a, 
sculptée  en  marbre  par  Ammanati  d’après  l’esquisse  de  Michel-Ange. 

Pendant  le  règne  de  Guidobaldo,  comme  pendant  celui  de  François-Marie  II, 
une  industrie  longtemps  réputée  des  plus  humbles  jeta  un  grand  éclat  sur  le 
petit  duché  : les  potiers  d’Urbin,  de  Pesaro,  de  Gubbio  et  de  Castel  Durante 
eurent  la  joie  de  voir  leurs  produits  rivaliser,  sur  la  table  des  grands,  avec  la 
vaisselle  d’argent  et  d’or.  Ne  pouvant  plus  conquérir  de  tableaux  de  Rafiaello 
Santi,  Urbin  se  consola  en  défrayant  l’Italie  et  l’Europe  de  plats  signés  par  un 
homonyme  et  un  parent  du  grand  peintre,  Rafiaello  Ciarla.  Guidobaldo 
encouragea  de  toutes  ses  forces  l’industrie  naissante.  Non  content  d’acquérir 
de  nombreux  cartons  d’artistes  éminents,  afin  de  la  pourvoir  de  modèles,  il 
appela  près  de  lui  les  peintres  Rafiaello  del  Colle  et  Battista  Franco,  en  leur 
donnant  pour  mission  de  travailler  pour  les  potiers.  A Taddeo  Zucchero  il 

].  Ces  miniatures,  qui  font  partie  de  la  Bibliothèque  Vaticane,  viennent  d’être  reproduites 
par  M.  Cozza  Luzzi  (//  Paradiso  Dantcsco  mi  quadri  miniati  c mi  bojgetti  di  Giulio  Clovio,  piibbli- 
cati  sugli  origiuali  délia  Biblioteca  Vaticana.  Rome,  1893). 


URBIN  ET  LES  DELLA  ROVERE. 


2.55 


demanda  les  dessins  d’une  « credenza  »,  avec  l’ Histoire  de  Jules  César , qu’il 
destinait  au  roi  d’Espagne.  La  célèbre  collection  de  vases  offerte  par  François- 
Marie  Il  à la  pharmacie  du  sanctuaire  de  Lorette  témoigne  également  de  la 
libéralité  et  de  l’ardeur 
des  princes  d’Urbin. 


Si  les  Montefeltro 
n’avaient  laissé  que  peu 
à bâtir  à Urbin,  leurs 
héritiers,  les  délia  Ro- 
vere , se  dédomma- 
gèrent en  concentrant 
leurs  efforts  sur  une 
cité  voisine,  Pesaro  ; ils 
y firent  restaurer  par 
Gir.  Genga  la  cour  du 
palais  et  orner  le  petit 
parc  d’un  bel  édicule 
imitant  une  ruine.  Ils 
chargèrent  le  même  ar- 
tiste d’y  bâtir  l’église  de 
Saint-Jean-Baptiste,  que 
Vasari  compare,  sans 
hésiter,  aux  plus  cé- 
lèbres sanctuaires  de  la 
Ville  éternelle. 

Mais  ce  fut  surtout 
l’enrichissement  de  la 
villa  de  Monte  Impé- 
riale, dans  les  environs 
de  Pesaro,  qui  passion- 
na les  souverains  du 
duché  d’Urbin.  Guido- 
baldo  y fit  restaurer, 


Vase  de  l'atelier  d'Urbin.  (Ancienne  collection  Spitzer.) 


par  Gir.  Genga,  le  vieux  palais  et  construire  à côté  un  nouveau,  beaucoup 
plus  magnifique,  que  les  peintres  Bronzino,  Raffaello  dcl  Colle,  Francesco 
Menzocchi,  Camillo  Mantovano,  furent  appelés  à décorer.  Un  instant  les  Dosso 
de  Ferrare  prirent  part  aux  travaux  ; mais  leurs  productions  parurent  tellement 
pitoyables  à Guidobaldo,  qu’il  donna  l’ordre  de  les  effacer. 

L ardeur  des  ducs  Francesco  Maria  et  Guidobaldo  profita  à toute  la  région. 
Le  Monte  Baroccio  s’enrichit  du  couvent  des  « Zoccolanti  » et  Sinigaglia  de 


2.56 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE 


l’église  Sainte-Marie-des-Grâces,  ainsi  que  de  l’évêché,  tous  construits  sous  la 
direction  de  Gir.  Genga. 

Une  autre  ville  des  environs  d’Urbin,  Sant’Angelo  in  Vado,  doit  sa  célébrité 
à deux  peintres  aujourd’hui  fort  dédaignés,  les  Zuccheri,  qui  y virent  le  jour, 
l’un  en  1 52g,  l’autre  en  1642  ou  i5q3. 

Gubbio  enfin  se  présente  devant  nous  avec  quelques  peintures  exécutées  par 
des  imitateurs  du  Pérugin  ou  de  Raphaël,  Timoteo  délia  Vite,  Adone  Doni  et 
Sinibaldo  Ibi.  Ce  n’est  guère. 

La  Romagne,  pendant  la  dernière  période  de  la  Renaissance,  retombe  dans 
son  indifférence,  pour  11e  pas  dire  sa  somnolence. 

Le  contingent  de  Forli 1 2 se  borne  à un  certain  nombre  de  peintres  et  de 
peintures.  Son  concitoyen  Marco  Palmezzano,  qui  y prolongea  sa  carrière 
jusque  vers  1 53 7,  a pour  continuateurs  ses  compatriotes,  Livio  Agresti  et 
Franc.  Menzocchi  (1 5o2— 1 5y  1 ).  Cette  ville  donne  en  outre  le  jour  à Fran- 
cesco Marcolini  (voy.  p.  91),  qui,  fixé  à Venise,  ne  se  contenta  pas  d’éditer 
de  si  beaux  volumes,  mais  s’essaya  en  outre  dans  l’architecture,  et  peut-être 
dans  la  gravure.  De  temps  en  temps  un  étranger  y Lisait  son  apparition  : tels 
sont  Timoteo  A’iti,  Rondinclli,  Girolamo  Genga. 

Rimini  avait  épuisé  sa  vitalité  avec  le  xv°  siècle.  Le  Cicérone  n’y  trouve  pas 
un  monument  à signaler  pour  le  siècle  suivant. 

Césène  élève,  sur  les  dessins  de  Franc.  Masini,  la  jolie  petite  fontaine  repro- 
duite ci-contre. 

Raven  ne  s’efface;  nous  n’avons  guère  de  nom  saillant  à ajouter  à ceux  que 
nous  avons  cités  pour  la  période  précédente. 

Faenza  est  relativement  mieux  partagée.  Les  historiens  locaux  ont  recueilli 
les  noms  de  vingt-six  peintres  nés  dans  cette  ville  pendant  le  xvi°  siècle1, 
le  me  hâte  de  rassurer  le  lecteur  et  de  lui  affirmer  que  je  n’ai  pas  l’intention 
de  les  lui  présenter  l’un  après  l’autre.  Dans  le  nombre,  deux  ou  trois  à peine 
méritent  d’être  mis  en  lumière  : Marco  Marchetti  ou  Marco  de  Faenza 
(y  1 588) , qui  orna  de  grotesques  maint  palais  de  Rome  et  de  Florence; 
Luca  Scaletti  (mort,  ce  semble,  avant  i555),  qui  suivit  la  bannière  de  Jules 
Romain;  ou  encore  G. -B.  Armenini , plus  connu  par  son  Traité  de’ veri 
Precetti  délia  Pittura  ( 1 5P>y)  que  par  ses  peintures.  Malgré  cette  fécondité,  la 
ville  fit  parfois  appel  à des  étrangers  : par  exemple  à Girolamo  Pennacchi 
de  Trévise  (d’Udine),  qui  orna  en  1 533  d’un  retable  l’église  « Telle  Com- 
mende  ». 

La  fabrication  des  faïences  compta,  pendant  un  temps  encore,  d’habiles 
artistes  et  une  nombreuse  clientèle  à Faenza. 

1.  Bibl.  : Calzini  et  Mazzatinti,  Guida  di  Forli.  Forli,  1893.  — Calzini,  Francesco  Menzocchi. 
Forli,  1894. 

2.  Valgimigli,  âci  Pittori  c ch'gli  Artisti  faenlini  de’  secoli  XV  c XVI.  Faenza,  1871. 


BOLOGNE  ET  L’EMILIE. 


207 


Dans  l’Emilie,  Bologne,  si  longtemps  indécise,  commence  à se  ressaisir,  en 
attendant  qu’elle  impose,  avec  les  Carrache,  son  goût  — un  goût  discutable  — 
au  reste  de  l’Italie  et  même  à l’Europe. 

L’architecture  — et  nous  avons  là  un  indice  précieux  pour  l’essor  de  l’École 


La  Fontaine  de  Césene,  par  Fr.  Masini. 


bolonaise  — s’affirme  grâce  à des  maîtres  de  la  valeur  d’Andrea  Marchesi  de 
Formigine,  de  Serlio,  de  Vignole  et  de  Pellegrino  Tibaldi,  qui  tous  trois 
quittèrent  le  pinceau  pour  prendre  en  main  le  compas  et  l’équerre,  enfin  de 
Francesco  Terribilia. 

Dans  ce  domaine,  l’affaire  capitale,  c’est  l’achèvement  de  la  façade  de  San 
Petronio1,  travail  pour  lequel  les  Bolonais  invoquent  tour  à tour  le  secours  de 

i-  \oy.  A.  Gatti,  la  Fabbrica  cli  S.  Petronio.  Bologne,  1889. 

E.  Alüntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  33 


258  HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Bald.  Peruzzi,  de  Jules  Romain,  de  Palladio.  La  décoration  du  couvent  de  San 
Michèle  in  Bosco  forme  également  un  important  épisode  de  l’histoire  de  l’art 
à Bologne.  La  construction  de  nombreux  palais  ajoute  à l’aspect  monumental 
de  la  ville.  Aussi  Montaigne,  lorsqu’il  visita  Bologne,  vers  la  fin  du  siècle,  se 
plut-il  à célébrer  ses  rues  « tout  enrichies  de  beaus  et  larges  portiques,  et  d’un 
fort  grand  nombre  de  beaus  palais  ». 

Pour  la  sculpture,  Bologne  n’a  qu’un  petit  groupe  d’artistes  indigènes  à 
opposer  à la  pléiade  d’étrangers  qui  tentèrent  la  fortune  dans  cette  cité  riche 
et  hospitalière  : le  plus  intéressant  d’entre  eux  fut  une  femme,  Properzia 
de’  Rossi.  Rappelons  aussi  l’habile  graveur  en  pierres  dures,  né  dans  les 
environs,  Giovanni  da  Castelbolognese.  Quant  aux  maîtres  venus  du  dehors, 
ils  s’appelaient  Alt.  Lombardi,  Tribolo,  Montorsoli,  Jac.  Sansovino,  Zaccaria 
Zacchia  de  Volterra  et  Giovanni  Zacchia,  Jean  Bologne.  On  sait  quelles  pages 
monumentales  ces  hôtes  laissèrent  dans  la  capitale  de  l’Emilie.  Tribolo  y 
sculpta  les  deux  Sibylles  de  la  porte  de  San  Petronio  et  le  tombeau  de  Bart. 
Barbazzi  ; Montorsoli,  le  maître-autel  de  l’église  des  Servîtes  (i56i);  Jean  Bo- 
logne, la  célèbre  fontaine  de  Neptune;  Lombardi  enfin,  de  nombreuses  statues 
ou  bas-reliefs,  dont  nous  donnons  la  liste  dans  la  notice  consacrée  à ce  maître. 

A ne  s’attacher  qu’à  la  masse  des  peintures  qui  prennent  naissance  pendant 
cette  période,  on  croirait  à une  extrême  vitalité  ; mais,  outre  que  la  presque 
totalité  de  ces  productions  s’élève  à peine  au-dessus  du  médiocre,  une  bonne 
moitié  d’entre  elles  a pour  auteurs  des  étrangers  : le  Parmesan,  Girolamo  Mar- 
chesi de  Cotignola,  Innocenzo  d’Imola,  Girolamo  Pennacchi  de  Trévise  ou 
d’Udine,  les  Florentins  Bugiardini,  Vasari  et  llustici,  qui  y peint  une  Conversion 
de  saint  Paul,  et  jusqu’au  Sicilien  Tommaso  Laureti  de  Païenne,  y travaillèrent 
côte  à côte  avec  les  descendants  de  Francia,  avec  les  Aspertini,  Pell.  Tibaldi, 
Bagnacavallo,  Prospéra  Fontana,  Biagio  Pupini,  le  Primatice  et  son  élève 
Lorenzo  Sabbatani,  les  Passerolli,  Orazio  Sammacchia,  sans  parler  de  Tommaso 
Vincidore,  cet  élève  de  Raphaël,  qui  devint  peintre  et  sculpteur  de  Charles- 
Quint.  Seul  le  Florentin  Salviati  ne  trouva  que  peu  d’accueil  à Bologne  et  dut 
renoncer  à s’y  fixer. 

Des  fêtes,  auxquelles  l’art  eut  une  grande  part,  jetèrent  un  éclat  excep- 
tionnel sur  Bologne.  Après  avoir  servi  de  théâtre,  au  début  du  xvP  siècle,  à 
l’entrevue  de  Léon  X avec  François  F’1',  la  cité  vit  se  dérouler  dans  ses  murs 
plusieurs  solennités  encore  plus  magnifiques  : le  couronnement  de  Charles- 
Quint  (22  février  i53o),  le  premier  couronnement  d’empereur  qui  se  fit  en 
dehors  de  Rome  et  le  dernier  auquel  intervint  un  pape,  puis  la  nouvelle 
entrevue  de  Charles-Quint  et  de  Clément  VII  en  1 532 

Dans  les  environs  de  Bologne,  à Mincrbio,  Vignole  a laissé  une  de  ses  meil- 
leures créations,  le  palais  Isolani. 


1.  Voy.  Giordani,  delta  Ventila  in  Bologna  del  soiinno  ponte  fi  ce-  Clemente  Vil.  Bologne,  1842. 


PARME  ET  LE  CORREGE. 


2.5q 


A Parme , l’événement 
capital  est  l’apparition  du 
Cortège,  qui  y exécuta, 
entre  1 5 18  et  i53o,  les 
fresques  du  couvent  de 
Saint-Paul,  celles  de  l’église 
Saint- Jean -l’Évangéliste  et 
celles  de  la  cathédrale.  Le 
souvenir  de  cet  enchanteur 
évoque  celui  de  sa  protec- 


A Modène,  peu  d’artistes  et  peu  d’œuvres  de  marque.  Le  plus  brillant  des 
fils  de  cette  cité,  Niccolo  dell’Abbate,  chercha  fortune  au  loin  : on  sait  que  le 
château  de  Fontainebleau  lui  doit  une  partie  de  ses  peintures.  A côté  d’An- 
tonio  Begarelli,  qui,  jusqu’à 
sa  mort  (i565),  peupla  de 
statues  et  de  bas-reliefs  les 
églises  de  sa  ville  natale, 

Bartolommeo  Clementi  ou 
Spani  a laissé  à Modène 
quelques  sculptures  : telles 
les  statues  à' Hercule  et  de 
Lepidus , au  palais  ducal. 

Quant  aux  peintures  exé- 
cutées à cette  époque,  elles 
ont  presque  toutes  pour  au- 
teurs les  Dossi  de  Ferrure, 
paysagistes  habiles , mais 
peintres  d’histoire  des  plus 
inégaux. 

Reggio  continue  de  tirer 
quelque  lustre  des  travaux 
d’une  dynastie  de  sculpteurs 
habiles , les  Clementi  ou 
Spani. 


trice,  donna  Giovanna,  l’ab- 
besse du  riche  couvent  de 


La  Fontaine  de  Neptune,  par  Jean  Bologne. 


Saint-Paul.  Pille  d un  patricien  de  Plaisance,  cette  femme  remarquable  s’en- 
tendait aussi  bien  à brandir  la  crosse  qu’à  manier  l’éventail;  elle  joignait  les 
élégances  et  les  grâces  d’une  reine  à un  absolutisme  parfait.  La  vivacité  de 
son  esprit,  a-t-on  dit,  et  sa  générosité  naturelle  lui  faisaient  pardonner  ses 
allures  un  peu  cavalières  et  son  esprit  dominateur.  Nature  aussi  impérieuse 


2ÔO 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


qu’ardente,  elle  résista  de  longues  années  aux  prétentions  du  Saint-Siège  et 
mourut  de  douleur  en  1024,  un  mois  après  que  le  pape  Clément  VII  eut  fait 
clore  son  couvent  Le  programme  qu’elle  imposa  au  Corrège,  — l’illustration 
des  hauts  faits  de  Diane,  — montre  bien  l’indépendance  d’esprit  de  l’abbesse 
de  Saint-Paul. 

L’action  du  Corrège  11e  fut  pas  limitée  à l’exécution  de  ces  chefs-d’œuvre  : 
son  exemple  suscita  un  essaim  d’imitateurs,  entre  lesquels  Franc.  Mazzola,  sur- 
nommé le  Parmesan  — « il  Parmegianino  »,  — devint  à son  tour  un  chef 

d’École. 

Quelques  autres  artistes  célèbres 
virent  le  jour  à Parme  : Enea  Vico,  à 
la  fois  habile  graveur  au  burin  et  sa- 
vant archéologue,  Jacopo  et  Lodovico 
Marenilla,  qui  excellaient  dans  la  gra- 
vure en  pierres  dures,  les  Bonzagni, 
graveurs  en  médailles. 

Plaisance  doit  son  illustration  aux 
Farnèse.  Quoique  Pier  Luigi1  2 3,  le  fon- 
dateur de  la  dynastie  (né  vers  1490, 
créé  duc  de  Parme  et  de  Plaisance  en 
1045,  assassiné  en  1 547),  se  soit  sur- 
tout signalé  par  ses  débauches  et  ses 
crimes,  l’exemple  de  son  père,  le  pape 
Paul  III,  lui  imposait  dans  une  certaine 
mesure  l’encouragement  de  l’art  et  des 
artistes.  Nous  le  voyons  commander 
son  portrait  au  Titien  (1540)  et  un  casque  de  parade  à Leone  Leoni;  charger 
Salviati  de  composer  les  cartons  d’une  Histoire  d’Alexandre  le  Grand,  destinée 
à être  traduite  en  tapisserie  dans  les  Flandres;  confier  différentes  peintures  à 
Girolamo  da  Sermoneta,  pour  ne  point  parler  des  constructions  qu’il  fit  élever 
dans  le  voisinage  de  Rome  (voy.  p.  246). 

Le  fils  et  l’héritier  de  Pier  Luigi,  Ottavio  (né  vers  ifiao,  mort  en  1 585),  eut 
un  règne  moins  agité,  mais  aussi  plus  terne  que  son  père.  Il  fit  édifier  le  palais 
ducal  de  Plaisance  sur  les  plans  de  Vignole,  commanda  des  peintures  à un 
certain  Miruolo  et  chargea  le  Siennois  Pastorino  de  graver  les  coins  de  sa 
monnaie  ( 1 5 5 2 — 1 55q)  ".  Son  mariage  avec  Marguerite  d’Autriche,  la  fille  natu- 
relle de  Charlcs-Quint  et  la  veuve  du  duc  Alexandre  de  Medicis  ( 1 538),  valut 

1.  Mme  Mignaty,  te  Corrège.  Paris,  1881. 

2.  Bibl.  : AfFo,  Vita  tli  Pier  Luigi  Farnese.  Milan,  1821.  — LT.  Rossi,  le  Raccolte  archcologiche 
dei  Faniesi.  Côme,  1886. 

3.  Milancsi,  Sulla  Slorici  clclV  A rte  toscana,  p.  187-188. 


Le  duc  Octave  Farnèse. 

D’après  les  « Imagines  » de  Zenoi  (Venise,  1569). 


PLAISANCE  ET  LES  FARNÈSE. 


261 


à ce  prince  la  possession  de  l’inestimable  série  de  gemmes  antiques  réunie  par 
les  Médicis  du  xve  siècle.  Marguerite  résida  d’ailleurs  plus  souvent  dans  les 
Pays-Bas  qu’en  Italie,  de  même  que  son  fils  Alessandro  Farnese  (iSqü-iôqa), 
le  grand  capitaine. 

Un  seul  artiste  de  quelque  notoriété  vit  le  jour  à Plaisance  pendant  cette 
période  : le  peintre -sculpteur  Giulio  Mazzoni , qui  suivit  la  bannière  de 
Daniel  de  Volterra.  Comme  travaux  exécutés  en  dehors  de  l’intervention 


des  Farnèse,  nous  avons  à citer  les  fresques  de  Pordenone  (-j-  i53q),  à la 
« Madonna  délia  Campagna  ». 


Le  souverain  de  Ferrare , le  duc  Al- 
phonse Ier  d’Este,  l’époux  de  Lucrèce  Bor- 
gia  (régna  de  ! 5o5  à i 53q),  est  pour  nous 
une  vieille  connaissance.  On  a pu  voir  dans 
notre  précédent  volume  (p.  274-275)  la 
définition  de  son  rôle  et  l’énumération  de 
ses  entreprises  ou  fondations.  Plus  impor- 
tante encore  est  la  seconde  partie  de  son 
règne,  celle  qui  commence  à la  mort  de  son 
ennemi,  le  pape  Léon  X.  Nature  vindica- 
tive, Alphonse  utilisa  plus  d’une  fois  Part 
pour  satisfaire  ses  rancunes.  De  même  qu’il 
avait  fait  fondre  un  canon,  « la  Julia  »,  avec 
les  débris  de  la  statue  du  pape  Jules  II,  de 
même,  après  la  mort  de  Léon  X,  il  fit 
battre  des  monnaies  d’argent  où  l’on  voyait 
un  berger  arrachant  un  agneau  des  griffes  d’un  lion,  avec  cet  exergue  tiré  du 
Livre  des  Rois  : « De  manu  leonis  »'.  Cette  volonté  énergique,  cette  inter- 
vention parfois  trop  directe,  se  faisaient  sentir  jusque  dans  la  céramique  : ayant 
fait  construire  un  four  de  potier  dans  le  voisinage  de  son  palais,  le  duc  en 
surveilla  en  personne  le  fonctionnement.  Il  témoigna  de  vues  plus  élevées  en 
commandant  à Michel-Ange  la  Lcda  (iSag)  et  au  Titien  de  nombreux  tableaux 
d’histoire  ou  portraits. 

Rappelons  que  l’Ecole  terraraise  compta  vers  la  fin  de  la  Renaissance  un 
grand  nombre  de  noms  célèbres  : les  peintres  Ercole  Grandi,  Lodovico  Maz- 
zolino,  Girolamo  da  Carpi,  Garofalo,  les  deux  Dossi,  les  Filippi,  le  sculpteur 
Alfonso  Cittadella-Lombardi,  les  Anichini,  habiles  graveurs  en  pierres  dures, 
et  l’architecte  Jacopo  Melcghino,  fort  malmené  par  Vasari. 


Le  duc  Alphonse  I"'  d’Estc. 
D'après  les  « Imagines  » de  Zenoi. 
(Venise,  i5ûg.) 


Sous  le  règne  d’Hercule  II  (né  en  i5oS,  régna  de  i53qà  i55q),  prince  paci- 


I.  Sismondi,  Histoire  des  Républiques  italiennes  du  moyeu  âge,  t.  XV,  p.  1 1. 


2Ô2 


HISTOIRE  DE  E’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


fique  autant  que  son  père  Alphonse  avait  été  belliqueux,  l’art  jeta  une  dernière 
lueur  à Ferrare.  Si  le  Titien,  qui  nous  a laissé  le  portrait  d’Hereule  II  (Musée 
de  Madrid  et  collection  Edouard  André)1 2,  semble  n’avoir  plus  fait  d’apparition 
à la  cour  des  d’Este  après  1 535,  Jules  Romain  y fut  appelé  cette  même  année 
pour  reconstruire  la  partie  du  palais  ducal  qui  venait  d’être  incendiée.  La  con- 
struction d’un  autre  palais,  celui  de  Coparo,  les  encouragements  prodigués  à 
une  foule  d’artistes  de  talent,  les  peintres  Pellegrino  da  San  Daniele  et  Pordc- 
none,  pour  ne  point  parler  de  deux  peintres  flamands,  Guillaume  Boides  de 

Malines  et  Lucas  Cornelio,  puis  à une  série 
de  peintres  nés  à Ferrare,  Girolamo  da  Carpi, 
les  deux  Dossi,  Garofalo,  Camillo  Filippi; 
la  réorganisation  de  la  manufacture  de  ta- 
pisseries, qui  prit  une  grande  extension  sous 
la  direction  des  deux  Flamands  Nicolas  et 
Jean  Karcher;  l’enrichissement  du  cabinet  de 
numismatique;  la  commande  des  coins  de 
la  monnaie  à un  médailleur  siennois  célèbre, 
Pastorino,  qui  habita  Ferrare  de  i55q  à 
i55g;  l’organisation  de  fêtes  magnifiques  en 
l’honneur  du  pape  Paul  III,  qui  visita  Fer- 
rare en  i5q3;  l’acquisition  de  la  statue  co- 
lossale d 'Hercule,  modelée  par  Jac.  Sanso- 
vino,  tels  sont  quelques-uns  des  événements 
les  plus  marquants  de  ce  règne. 

Le  mariage  d’Hercule  II  avec  Renée  de 
France,  la  fille  de  Louis  XII  (née  en  1 5 1 o, 
mariée  en  1D2B,  morte  en  [5g5),  n’exerça  aucune  influence  sur  la  marche  de 
1 art  à la  cour  ferraraise.  Portée  aux  études  théologiques  et  littéraires,  cette 
princesse  témoigna  plus  d’intérêt  aux  deux  champions  de  la  Réforme,  Clément 
Marot  et  Calvin,  qui  furent  un  instant  ses  hôtes,  qu’aux  artistes  illustres  qui 
peuplaient  alors  l’Italie.  A peine  si,  de  loin  en  loin,  elle  fixait  auprès  d’elle 
quelque  artiste  français,  plus  ou  moins  obscur  '. 

La  principale  préoccupation  de  Renée,  à côté  des  bonnes  œuvres,  était  l’édu- 
cation de  ses  trois  filles,  qu’elle  embellit  — c’est  Brantôme  qui  parle  ainsi  - 
« par  la  nourriture  qu’elle  leur  donna,  en  leur  taisant  apprendre  les  sciences  et 

1.  Voy.  au  sujet  de  ce  portrait  la  Chronique  de  l’Art  du  16  juin  1894  et  l’article  de  M.  Justi 
dans  Y Anm/atrc  des  Musées  de  Berlin  de  1894,  2e  livraison. 

2.  Tels  sont  les  peintres  : Petrus  Maria  Gallus  ( 1 5 3 1 ) et  Gabriel,  fils  du  chanteur  Janes  de 
Anso  de  France  (1.541),  auxquels  succéda  Gian  Francese  (1 582-1 583).  Ferrare  devint  aussi  la 
patrie  adoptive  de  Giacomo  ou  Jaches  (Jacques)  Vignon,  qui  excellait  dans  l’art  de  colorer  et 
de  polir  les  émaux.  Ce  maître,  qui  vivait  encore  en  1674,  avait  pour  gendre  un  autre  orfèvre 
français,  Livius  Vignon,  qui  demeura  attaché  au  service  de  la  duchesse  Renée  jusqu’au  retour 
de  cette  princesse  en  France. 


Le  duc  Hercule  II  d'Este. 
D'après  les  « Imagines  » de  Zenoi. 
(Venise,  1 569.  ) 


FERRARE  ET  LES  PRINCES  D’ESTE. 


263 


les  bonnes  lettres,  qu’elles  retinrent  parfaitement,  et  en  faisoient  honte  aux 
plus  savants;  en  sorte  que  si  elles  avoient  beau  visage,  elles  avoient  l’âme  autant 
belle  ».  On  sait  quelle  admiration  le  Tasse  professa  pour  deux  d’entre  elles, 
Lucrèce  (i  535-1 598)  et  Eléonore  ( 1 537- 1 58 1 ). 

Quoique  le  frère  d’Hercule  II,  le  cardinal  Hippolyte  II  d’Este  ( i 5oq- 1 072), 
résidât  plus  souvent  en  France  qu’en  Italie  (nous  le  retrouverons  en  étudiant 
l’histoire  de  la  Renaissance  dans  notre  pays),  ce  prélat  a pris  une  part  trop 
active  au  mouvement  littéraire  et  artistique  de  sa  patrie  pour  que  nous  soyons 
en  droit  d’omettre  ici  son  nom.  Protecteur  ou  ami  de  Calcagnini,  de  Muret, 
de  Paul  Manuce,  de  Benvenuto  Cellini,  il  s’est  immortalisé  par  la  fondation  de 
la  villa  de  Tivoli.  De  même  que  le  cardinal  Louis  d’Este,  le  cardinal  Hippolyte 
distingua  et  favorisa  en  outre  un  architecte  et 
graveur  français  célèbre,  Etienne  Dupérac,  qui 
peignit  et  grava  pour  lui  des  vues  de  sa  villa  '. 

Le  fils  d’Hercule  II  et  de  Renée,  Alphonse  II 
(né  en  i533,  régna  de  i55ç  à 1097,  marié  à 
Lucrèce  de  Médicis , à Barbe  d’Autriche  et  à 
Marguerite  de  Gonzague,  mort  sans  enfants), 
doit  le  meilleur  de  sa  célébrité  — une  célébrité 
peu  enviable  somme  toute  — à ses  relations  avec 
le  grand  poète  qui,  dans  la  seconde  moitié  du 


siècle,  éclaira  d’une  si  vive  lumière  la  cour  de  Le  cardinal  Hippolyte  11  d’Fste. 
Ferrure  D'après  la  médaille  de  D.  Poggini. 

Fils  d’une  princesse  française , héritier  pré- 
somptif d’un  Etat  que  les  liens  de  la  solidarité  la  plus  étroite  unissaient  à la 
France,  Alphonse  II  passa  une  partie  de  sa  jeunesse  dans  notre  pays.  Il  y prit 
la  passion  des  tournois,  des  aventures  guerrières,  et  je  ne  sais  quoi  d’ardent  et 
de  généreux,  qui  se  manifesta  dans  son  expédition  au  secours  des  Hongrois 
attaqués  par  les  Turcs  ( 1 566)  et  dans  ses  tentatives  pour  obtenir  la  couronne 
de  Pologne  (1574).  Mais,  malgré  sa  valeur  et  son  habileté,  la  fortune  lui  fut 
le  plus  souvent  contraire  : c’est  que  son  activité  ressemblait  parfois  singuliè- 
rement à de  l’agitation. 

Les  biographes  nous  montrent  chez  Alphonse  II  la  préoccupation  constante 
de  donner  le  change  sur  ses  échecs  et  ses  déceptions.  Ne  pouvant  prendre  part 
à quelque  guerre  glorieuse,  il  se  consolait  en  perfectionnant  les  inventions 
relatives  à 1 art  militaire  ou  en  se  livrant  avec  ardeur  aux  plaisirs  de  la  chasse. 
Personne  n’accueillait  avec  plus  d’empressement  les  inventeurs  de  toute  espèce  : 
alchimistes,  ingénieurs.  Il  fabriquait  de  sa  main  des  poisons  subtils,  à l’instar 
des  Médicis,  multipliait  les  encouragements  aux  artistes  et  aux  poètes  : trois 
des  chefs-d  œuvre  de  la  littérature  italienne,  la  Gcntsaleinme  libéra  ta  et  YAniiiila 


I.  Campori,  gl’  Inlaglialori  Ji  Stampe  c gli  Esteusi,  p.  0. 


264 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


du  Tasse,  et  le  Pastor  fido  de  Guarini  ne  sont-ils  pas  nés  sous  ses  auspices! 
Mais,  en  vrai  Este,  il  ne  perdit  jamais  de  vue  la  pratique  : ses  poètes  favoris 
devaient  accepter  toutes  sortes  de  missions  et  de  charges  de  l’ordre  politique  ou 
administratif.  Il  en  voulut  au  Tasse  d’avoir  refusé  le  gouvernement  de  Modène, 
qu’il  lui  avait  offert.  Ces  calculs  mesquins  alternaient  avec  une  extrême  pro- 
digalité, qui  se  manifestait  surtout  dans  l’organisation  des  fêtes.  Aussi  sa  mort 
fut-elle  considérée  connue  une  délivrance  par  l’aristocratie,  non  moins  que  par 
le  peuple. 

Pour  caractériser  l’esprit  qui  régnait  à la  cour  de  Ferrare,  jetons  un  regard 
sur  le  tournoi  littéraire  institué  en  i58q  par  une  dame  ferraraise.  Il  s’agissait, 
comme  jadis  à la  cour  d’Urbin,  de  rechercher  quelle  était  l’essence  de  la  beauté. 

Un  des  interlocuteurs  — ■ un  adepte  de  la  phi- 
losophie platonicienne  — le  Dalmate  Francesco 
Patrizio,  s’efforça  de  démontrer  que  la  beauté 
réside  dans  les  proportions  et  les  couleurs,  que  la 
beauté  humaine  a pour  but  d’élever  à la  contem- 
plation de  la  beauté  divine,  dont  elle  n’est  que 
l’ombre  et  le  simulacre.  A quoi  J. -B.  Guarini 
répondit,  en  invoquant  l’autorité  de  Plotin,  que 
la  beauté  s’adresse  à l’oreille  aussi  bien  qu’à  la 
vue.  — Après  de  telles  prémisses,  on  pouvait  dis- 
serter à perte  de  vue  : aussi  ne  poursuivrons-nous 
pas  plus  loin  l’analyse  de  ces  controverses;  bor- 
nons-nous à constater,  une  fois  de  plus,  com- 
bien de  devancières  les  précieuses  de  l’hôtel  de  Rambouillet  comptent  dans 
les  cours  italiennes  du  x\T  siècle. 


«U  v ' ' ■■ 

* v ■ 3 


Le  duc  Alphonse  II  d’Este. 
D'après  la  médaille  de  D.  Poggini. 


Laissant  péricliter  le  grand  art,  Alphonse  n’encourage  guère  que  les  repré- 
sentants de  quelques  branches  secondaires  : le  céramiste  Camillo  da  Urbino, 
puis  un  certain  nombre  de  graveurs  : Enea  Vico  de  Parme,  qu’il  chargea  de 
graver  l’arbre  généalogique  de  la  maison  d’Este  et  qui  habita  Ferrare  de  i5ô3 
à iSôp,  date  de  sa  mort,  Martino  Rota  de  Sebenico,  Battista  del  Moro 
de  Venise,  Giulio  Sanuto,  également  de  Venise,  et  Domenieo  Tebaldi  de 
Bologne  h 

Pour  classer  et  enrichir  ses  collections  d’antiques  et  de  médailles, 
Alphonse  II  eut  la  bonne  fortune  de  mettre  la  main  sur  deux  artistes  et  archéo- 
logues également  distingués  : Enea  Vico,  qui  s’entendait  comme  pas  un  à 
reproduire  les  antiques  par  le  burin  et  à les  commenter  par  la  plume  ’;  puis  le 
Napolitain  Pirro  Ligorio,  qui  avait  doté  Rome  de  quelques  constructions  élé- 
gantes (voy.  p.  242),  mais  qui  s’est  attiré  à jamais  la  haine  des  épigraphistes, 


1.  1 Discorsi  di  Aunibalc  Ronwi,  édit.  Solerti.  Città  di  Castello,  1891,  p.  q-33. 

2.  Campori,  gV  Iiitaglintori  di  SUtmpe  c gli  Estensi,  p.  2. 

3.  Campori,  Enea  Vico  c l’antico  Masco  Estcnse  délie  Medaglie.  Modène,  1873. 


265 


MANTOUE  ET  LES  GONZAGUE. 


pour  avoir  fabriqué  à leur  intention  tant  d’inscriptions  tausses.  Ligorio  habita 
Ferrare  de  i568  environ  à 1 58o 1 . 


Alphonse  II  vécut  assez  pour  voir  crouler  l’édifice,  artificiel  entre  tous, 
qu’avaient  élevé  ses  prédécesseurs,  ces  princes  de  la  maison  d’Este,  si  actifs  et 
si  pratiques,  mais  en  même  temps  si  complètement  étrangers  à toute  aspiration 
généreuse.  Je  ne  sais  si  ses  sujets  sacrifiaient  à l’avarice  autant  que  le  prétend 
Cellini,  juge  souvent  ter- 
riblement partial  : ce  qui 
est  certain,  c’est  que,  vers 
la  fin  du  siècle,  leur  ville 
passait  à la  fois  pour  une 
des  plus  régulières  et  une 
des  plus  tristes  de  l’Italie2; 
sa  déchéance  était  com- 
plète dès  lors  et  depuis 
elle  n’a  rien  tenté  pour  se 
relever. 


Seuls,  parmi  les  dynas- 
ties italiennes,  les  Gon- 
zague de  Mantoue  con- 
servèrent jusque  vers  le 
milieu  du  siècle  un  fonds 
de  poésie  et  de  fraîcheur 
qui  prête  un  rare  attrait 
aux  œuvres  nées  sous  leurs 
auspices  : on  admirait  tour 
à tour,  dans  leurs  galeries, 
la  grandeur  farouche  de 
Jules  Romain,  le  sourire 

attristé  du  Cortège,  la  lumière  éblouissante  du  Titien.  D’autres  princes  ont 
pu  montrer  autant  de  libéralité  qu’eux,  aucun  n’a  fait  preuve  d’un  goût  aussi 
éclairé  et  d’un  tel  esprit  de  suite.  La  recherche  des  chefs-d’œuvre  du  passé 
alternait  chez  eux,  dans  une  juste  mesure,  avec  l’encouragement  des  artistes 
contemporains.  Ils  se  piquaient  d’autre  part  de  discerner  le  mérite  partout  où 


Portrait  de  Frédéric  de  Gonzague,  par  Raphaël. 
(Salle  de  la  Signature  au  Vatican.) 


il  se  manifestait  : les  représentants  de  l’École  romaine  trouvèrent  de  l’accueil 
chez  eux  au  même  titre  que  le  Cortège  ou  le  Titien  (quelle  supériorité  en 


1.  Les  inventaires  publiés  par  Cittadella  et  par  le  marquis  Campori  nous  révèlent  la  richesse 
du  garde-meuble  des  princes  d’Este  vers  la  fin  de  la  Renaissance. 

2.  « La  ville  est  grande  comme  Tours,  assise  en  un  païs  fort  plein';  force  palais;  la  plus  part 
des  rues  larges  et  droites;  fort  peu  peuplée.  Les  rues  sont  toutes  pavées  de  briques.  Les  por- 
tiques, qui  sont  continuels  à Padoue  et  servent  d’une  grande  commodité  pour  se  promener  en 
tous  temps  à couvert  et  sans  crûtes,  y sont  à dire.  » (Montaigne,  Voyage,  p.  iqg-iSi.) 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


34 


266 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


cela  sur  les  Este,  les  Montefeltro,  les  Médicis  ou  les  Papes!).  Partout  la  clair- 
voyance éclatait  à côté  de  l’ardeur. 

Nul  doute  qu’il  ne  faille  faire  honneur  d’un  état  d’âme  si  enviable  aux  leçons 
de  la  marquise  Isabelle.  Cette  femme  éminente,  qui  survécut  vingt  ans  à son 
époux,  Jean-François  de  Gonzague  (f  1 5 1 9),  continua  pendant  ces  quatre 
lustres  à planer  sur  les  destinées  de  l’art  à Mantoue'.  Jusqu’à  sa  mort  (iSSq), 
nous  la  voyons,  comme  par  le  passé,  infatigable  dans  la  poursuite  de  tout  ce 
qui  était  rare  et  beau,  également  ardente  à encourager  les  talents  nouveaux  et 
à recueillir  les  reliques  du  passé.  S’agit-il  d’enrichir  ses  écrins,  elle  fait  preuve 
d’une  ténacité  à toute  épreuve,  parfois  même  d’âpreté;  s’agit-il  de  guider  les 
choix  de  son  fils,  elle  aiguise  ses  facultés  critiques,  les  plus  délicates  et  les  plus 
pénétrantes  dont  n’importe  quel  amateur  italien  eût  pu  s’enorgueillir  depuis  la 
disparition  de  Laurent  le  Magnifique.  Aussi  avec  quelle  déférence  ce  fils  11e  la 
consulte-t-il  pas,  avec  quelle  vénération  ne  rapporte-t-il  pas  le  jugement  qu’elle 
a porté  sur  la  Madeleine  du  Titien  ! Pendant  cette  dernière  période,  Isabelle 
recourt  à Lorenzetto  et  à Raffaele  da  Montelupo  pour  finir  « certe  cose  an- 
tiche  » ; elle  achète,  jusqu’à  la  veille  de  sa  mort,  camées  sur  camées,  médailles  sur 
médailles,  sans  se  priver  du  plaisir  de  conquérir  quelque  belle  pièce  moderne, 
telle  que  ce  jaspe  sanguin  sur  lequel  Matteo  del  Nassaro  avait  gravé  une 
Descente  de  croix. 

Entre  tous  les  Mécènes  italiens,  Isabelle  eut  seule  le  privilège  de  présider 
tour  à tour  aux  trois  grandes  manifestations  de  la  Renaissance,  d’employer 
à tour  de  rôle  les  Primitifs,  les  représentants  de  l’Age  d’Or  et  ceux  de  la 
décadence  : le  Pérugin  et  Mantegna,  Léonard  de  Vinci  et  Raphaël,  Jules 
Romain  et  le  Titien. 

A côté  d’Isabelle,  un  de  ses  plus  chers  amis,  un  des  plus  illustres  enfants  de 
Mantoue,  Balthazar  Castiglione,  intervenait  plus  ou  moins  directement,  autant 
que  le  lui  permettait  son  éloignement  (il  était  fixé  à Rome),  dans  la  direction 
des  affaires  d’art  mantouanes.  En  1 5 20,  nous  le  voyons  apporter  le  plan  d’une 
villa  monumentale  («  un  giardino  et  una  habitatione  in  ipso  »),  que  Michel- 
Ange  avait  composé  à l’intention  des  Gonzague;  mais  la  dépense  effraya  ceux- 
ci  : le  théâtre  seul  devait  coûter  une  vingtaine  de  mille  ducats  ! L’année 
suivante,  il  mit  Jules  Romain  en  rapport  avec  ses  souverains  et  exerça  ainsi 
une  action  décisive  sur  la  marche  de  l’art  dans  le  petit  marquisat.  Après  la 
mort  prématurée  de  Castiglione,  Jules  Romain  ne  fit  qu’acquitter  une  dette 
de  reconnaissance  en  sculptant,  dans  l’église  Santa  Maria  délia  Grazie,  située 
aux  portes  de  Mantoue,  le  tombeau  de  son  ami. 

Fils  d’une  mère  telle  qu’Isabelle,  élevé  à Rome,  au  Vatican,  où  Jules  II  le 

1.  Bibl.  : T.  II,  p.  275-276.  — Gaye,  Carkggio,  t.  II,  p.  1 55  et  suiv.,  224-227,  242,  246, 
25ü,  263,  264,  278;  t.  III,  p.  5go.  — Luzio  et  Renier,  Mantova  e Urbino.  Isabelle  d’Este  cd 
Elisabetta  Gon^aga.  Turin,  1898.  — Les  publications  de  M.  Intra. 


MANTOUE  ET  LES  GONZAGUE. 


267 


gardait  à titre  d’otage,  Frédéric  II  de  Gonzague  (i5oo-i  540),  d’abord  marquis, 
puis  duc  ( 1 53o)  de  Mantoue,  ne  pouvait  que  mettre  au  service  du  beau  l’ar- 
deur la  plus  vive,  le  goût  le  plus  éclairé'.  Ce  superbe  adolescent,  auquel  Raphaël 
a donné  place  dans  Y Ecole  d’Athènes,  et  dont  la  physionomie  revit  avec  plus 
de  précision  dans  le  portrait  de  la  collection  Czartoryski,  se  signala  par  des 
fondations  sans  nombre,  auxquelles  Mantoue  doit  aujourd’hui  encore  le 
meilleur  de  sa  gloire. 

Avec  une  netteté  de  vues  parfaite,  Frédéric  estima  qu’il  était  indispensable, 
tout  en  recourant  aux  représentants  les  plus  variés  de  l’art  italien,  d’avoir  près 
de  lui,  à demeure  fixe,  quelque  artiste  supérieur,  qui  fut  en  même  temps  un 
organisateur.  Il  trouva  dans  Jules  Romain  l’homme  dont  il  avait  besoin.  Lors- 
qu’il lui  annonça,  au  mois  d’août  1 52q,  qu’il  l’attachait  à son  service,  il  eut 
bien  soin  de  spécifier  qu’il  entendait  l’engager  à la  lois  comme  peintre  et 
comme  architecte2 3 4  : c’était  lui  donner,  en  quelque  sorte,  la  surintendance  des 
beaux-arts.  L’artiste  romain  11e  trompa  point  son  attente  : d’une  ville  boueuse, 
pleine  d’eau  croupissante,  inhabitable  à de  certaines  périodes,  il  fit  une  rési- 
dence sèche,  saine,  belle  et  plaisante. 

Ce  qui  ajoutait  encore  au  prix  des  encouragements  prodigués  par  le  souve- 
rain de  Mantoue,  c’est  qu’il  traitait  les  artistes  sur  le  pied  de  l’égalité  ".  Son 
attachement  inébranlable,  sa  tendre  affection  pour  Jules  Romain  honorent  au 
même  point  le  Mécène  et  l’artiste.  A l’occasion,  cependant,  il  savait  gour- 
mander  et  houspiller  son  favori  : en  1 53 1 , il  le  menaça  de  sa  colère  si  les 
appartements  qu’il  devait  décorer  n’étaient  pas  prêts  au  jour  fixé.  Il  fallait 
en  outre  que  Jules  Romain  se  prêtât  à toutes  les  fantaisies  du  prince.  Celui-ci 
ne  lui  demanda-t-il  pas,  en  1D26,  d’esquisser  deux  projets  de  mausolée  pour 
une  de  ses  chiennes  ! 

A Mantoue  même,  Frédéric  concentra  ses  efforts  sur  la  « llegia  »,  autrement 
dit  le  palais  ducal,  qui  avoisine  l’antique  « Castello  di  Corte  ».  Les  sculptures 
en  marbre  et  en  bois,  les  stucs,  les  incrustations,  les  fresques,  alternèrent  dans 
la  décoration  de  ce  vaste  ensemble.  Jules  Romain,  qui  dirigea  les  travaux,  pei- 
gnit de  sa  main  les  Signes  du  Zodiaque,  dans  la  salle  de  ce  nom,  les  Scènes  de 
l’Histoire  de  Troie,  ainsi  que  la  Chasse  de  Diane1. 

1.  Biisl.  : Gaye,  Carteggio,  t.  II,  p.  1 04- 1 55,  179,  219-220,  227-228,  265-208.  — D’Arco, 
dette  Arti  e degli  Artefici  di  Mantova.  Mantoue,  1807.  — • Braghirolli,  Ti\iano  alla  corte  dei  Gon- 
x ûgi  di.  Mantova.  Mantoue,  1881.  — Anatole  Gruyer,  Raplmél  peintre  de  portraits,  t.  I,  p.  22.3  et 
suiv.  — Les  publications  d’Antonio  Bertolotti  énumérées  dans  notre  précédent  volume  (p.  27.2- 
276),  auxquelles  il  faut  ajouter  ses  Mitsici  alla  corte  dei  Gon^aga  in  Mantova  dal  secolo  AT  al  AT III. 
Milan,  s.  d. 

2.  Gaye,  Carteggio,  t.  II,  p.  1 55. 

3.  A Alfonso  Cittadella  il  écrivait  : « Nobilis  amice  carissime  »,  et  au  Titien  : « Ex.  amice 
carissime,  ou  : « Messer  Tiziano  mio  amico  carissimo  ». 

4.  Le  palais  ducal  de  Mantoue  attend  encore  son  historien  : je  suis  heureux  d’annoncer  à 
mes  lecteurs  que  M.  Yriarte  vient  d’assumer  cette  tâche  (Galette  des  Beaux-Arts,  juillet  1894 
et  suiv.).  Entre  de  telles  mains  on  peut  être  assuré  que  l’œuvre  sera  menée  à bonne  lin. 


268 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Aux  portes  de  Mantoue,  Frédéric  commença  en  1 525,  sur  les  dessins  de 
Jules  Romain,  la  construction  du  palais  du  Té  (abréviation  de  « Tajetto  » 
ou  « Tejetto  »,  passage  pour  l’écoulement  des  eaux),  auquel  les  fresques  de 
ce  maître,  la  Gigantomacbie  et  l’ Histoire  de  Psyché,  ont  valu  une  si  grande  célé- 
brité. Des  milliers  d’ouvriers  et  une  centaine  d’artistes  y travaillèrent  sans 
relâche 

Une  autre  résidence  de  Frédéric,  le  château  de  Marmirolo,  situé  à cinq  milles 
de  Mantoue,  et  brillamment  décoré,  lui  aussi,  par  Jules  Romain,  a disparu  sans 
laisser  de  traces. 

L’église  San  Benedetto,  également  élevée  par  Jules  Romain,  dans  l’ile  de 
Polinone,  a été  mieux  partagée.  Le  Cicerone  y admire  la  haute  portée  de  la 
conception,  ainsi  que  l’emploi  d’un  motif  dont  Palladio  devait  dans  la  suite 
tirer  le  plus  brillant  parti  : l’entablement  coupé  par  un  arc  portant  sur  deux 
colonnes. 

Tout  en  comblant  de  faveurs  Jules  Romain,  et  sans  cesser  de  lui  témoigner 
une  amitié,  une  admiration,  sans  réserve,  Frédéric  n’entendait  en  aucune  façon 
s’interdire  de  Frire  appel  à d’autres  maîtres.  En  1024,  l’année  même  où  il 
attachait  Iules  à son  service,  il  chargea  son  agent  à Rome  de  demander  à 
Scbastiano  del  Piombo  ou  à quelque  autre  artiste  éminent  de  peindre  pour 
lui  un  tableau  avec  n’importe  quel  sujet,  saur  un  sujet  religieux  («  non  siano 
cose  de  sancti  »).  Il  11e  désirait  qu’une  chose,  c’est  que  cette  peinture  fût  belle 
et  agréable  («  vaghe  et  belle  da  vedere  »).  Au  Corrège,  il  commanda  la  Lcda 
et  la  Divine;  au  Titien  le  portrait  d’une  certaine  Cornelia,  suivante  de  la  com- 
tesse Pepoli,  les  médaillons  des  Douge  Césars , des  Baigneuses,  la  Vierge  au 
lapin,  etc.  En  1 53 1 , il  sollicita  Michel-Ange  d’exécuter  un  ouvrage  quelconque 
— sculpture  ou  peinture  — pour  le  palais  du  Té;  sur  le  refus  de  l’artiste, 
il  alla  jusqu’à  prier  le  pape  d’intervenir. 

Pour  sculpteur,  Frédéric  fit  choix  du  Ferrarais  Alfonso  Cittadella  ou  L0111- 
bardi,  qu’il  employa  d’une  Façon  plus  ou  moins  suivie  depuis  1 5 29  jusqu’à  sa 
mort,  arrivée  en  1 537.  Le  premier  travail  qu’il  lui  commanda  était  destiné  au 
palais  du  Té  : c’étaient  les  hermès  en  marbre  des  capitaines  fameux  des  deux 
derniers  siècles;  dans  la  suite,  il  le  chargea  de  sculpter  le  tombeau  de  son 
père  et  prédécesseur  le  marquis  François;  mais  Cittadella  mourut  avant  d’avoir 
mené  à fin  ce  monument. 

D’autres  sculpteurs  célèbres  encore  travaillèrent  pour  la  cour  de  Mantoue  : 
tantôt  c’était  Jacopo  Sansovino,  qui  sculpta  pour  elle,  vers  1627,  une  Vénus; 
tantôt  Cellini,  qui  ciselait  à son  intention,  en  1028,  un  reliquaire;  tantôt 
encore  le  Primatice,  qui  décora  de  stucs  le  palais  du  Té. 

A côté  de  cet  essaim  de  maîtres  ayant  chacun  sa  personnalité,  évoquons  la 
nuée  des  disciples  formés  sous  la  direction  de  Jules  Romain,  organisateur 

r.  Voy.  l’article  de  M.  Intra  dans  VArchivio  storico  lomhardo,  1887 


t.  IV,  p.  65-84. 


MANTOUE  ET  LES  GONZAGUE. 


269 


aussi  intelligent  qu’artiste  systématique  et  violent  : les  Rinaldo  Mantovano, 
les  Camillo  Mantovano,  les  Fermo  Ghisi,  les  Ippolito  Costa,  les  Giulio 
Campi  et  tant  d’autres.  L’action  du  grand  vizir  de  l’art  mantouan  s’étendit 
jusqu’à  la  gravure.  Sous  ses  auspices,  une  dynastie  de  burinistes , les 
Ghisi  ou  Mantovani , prit  à tâche  de  répandre  les  compositions  soit  du 
maître,  soit  de  Raphaël,  soit  de  Michel- Ange.  A la  fin  du  xvie  siècle 
encore,  un  autre  enfant  de  Mantoue,  Andrea  Andreani,  se  fit  une  grande 


La  Salle  des  Chevaux,  au  palais  du  Té  à Mantoue. 
( Decoi'ée  par  B.  Pagni  et  Rinaldo  Mantovano.) 


réputation,  surtout  par  la  reproduction  du  Triomphe  de  Mantegna  (ioqq). 

Parmi  les  artistes  de  passage  à Mantoue  à cette  époque,  rappelons  encore 
deux  peintres  : Pordenone,  qui  orna  de  fresques  la  façade  du  palais  des  Cere- 
sari,  et  Girolamo  Pennachi  de  Trévise,  qui  tut  employé  au  palais  du  Té. 
Quant  à G. -F.  Penni,  qui  tenta  également  la  fortune  à Mantoue,  il  reçut  de 
son  ancien  condisciple  Jules  Romain  un  accueil  si  froid,  qu’il  ne  tarda  pas  à 
s’établir  ailleurs. 

Des  médailleurs,  des  orfèvres,  des  armuriers,  des  tondeurs,  des  brodeurs,  des 
céramistes  et  autres  décorateurs  sans  nombre  travaillèrent  à rehausser  1 éc  lat  de 
la  cour  de  Mantoue.  La  dernière  année  de  son  règne  ( 1 53< >),  Frédéric  leur 
adjoignit  l’habile  tapissier  flamand  Nicolas  Karcher.  Sous  la  direction  de  ce 
maître,  la  manufacture  mantouane  de  tapisseries  mit  au  jour  plusieurs  suites 


270 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


d’une  grande  beauté,  parmi  lesquelles,  affirme-t-on,  la  réplique  des  Actes  des 
Apôtres  de  Raphaël,  aujourd’hui  conservée  à Vienne. 

Un  des  frères  de  Frédéric,  Ferrante  (1607-1 557),  fondateur  de  la  maison  de 
Guastalla  et  gouverneur  du  Milanais  pour  le  compte  de  Charles-Quint,  a laissé 
lui  aussi  une  trace  dans  l’histoire  de  l’art.  Nous  le  voyons  tour  à tour  com- 
mander au  Titien  deux  tableaux,  dont  un  Enlèvement  de  Proserpine,  qu’il  se 
proposait  d’envoyer  en  Espagne  à titre  de  cadeau  (iSSq),  et  demander  à un 
médailleur  de  perpétuer  ses  rancunes  : l’Hercule  armé  de  la  massue  et  com- 
battant les  monstres,  qu’il  fit  représenter  au  revers  de  ses  médailles,  est  une 
allusion  aux  intrigues  ourdies  contre  lui  à la  cour  de  Charles-Quint.  Une 


mort  de  celui-ci,  il  confia  la  direction  des  travaux  à Girolamo  Gcnga,  qui 
exécuta  en  1648  un  modèle  de  façade  (non  employé);  à partir  de  1649,  il 
employa  le  Mantouan  G. -B.  Bertani.  La  décoration  du  monument  mit  en 
oeuvre  une  nuée  de  peintres  distingués  : Girolamo  Mazzola,  Ippolito  Costa, 
Giulio  Campi  de  Crémone,  puis  un  trio  de  Véronais,  Battista  d’Agnolo  del 
Moro,  Domenico  Brusasorci  et  Paolo  Farinato.  Un  instant,  Paul  Véronèse 
fit  une  apparition  au  milieu  de  ses  compatriotes;  mais,  malgré  la  protection 
du  cardinal  Hercule,  il  se  vit  réduit  à chercher  fortune  ailleurs. 

A la  suite  de  ces  artistes,  accordons  une  mention  au  savant  antiquaire  et  à 
l’habile  dessinateur  de  médailles  Jacopo  Strada  (f  1 588),  qui  quitta  le  service 
des  Gonzague  pour  celui  de  l'Empereur.  Dans  un  portrait  du  Musée  de  Vienne, 
le  Titien  a représenté  son  compatriote  debout,  près  d’une  table  chargée  de 
médailles,  tenant  une  statuette  de  Vénus. 

Le  frère  de  François,  Guillaume,  qui  régna  de  i55oà  1687,  se  signala  par 
la  protection  accordée  à Bernardo  Tasso  et  à Fra  Paolo  Sarpi,  plutôt  que  par 
des  fondations  artistiques.  Nous  n’avons  guère  à enregistrer  à son  actif  que  la 
commande,  faite  au  Tintoret,  de  la  Bataille  de  Fornoue  et  de  différentes  autres 


statue  colossale  en  bronze,  exécutée  par  Leone 
Leoni,  mais  mise  en  place  en  1694  seulement, 
perpétue  aujourd’hui  encore  à Guastalla  le  sou- 
venir de  ce  prince  (gravée  p.  26). 


Médaille 

d’IIippolyte  de  Gonzague 
(lille  de  Ferrante). 

Par  Leone  Leoni. 


Revenons  à Mantoue.  Le  règne  de  Fran- 
çois III  de  Gonzague,  fils  et  successeur  de  Fré- 
déric (i540-i55o),  est  marqué  par  la  reconstruc- 
tion de  la  cathédrale  consacrée  à Saint-Pierre. 
L’ancien  sanctuaire  venait  d’être  détruit  par  un 
incendie  : le  cardinal  Hercule  de  Gonzague  en- 
treprit de  le  faire  réédifier  et  chargea  Jules  Ro- 
main d’en  dresser  les  plans  (1646);  après  la 


MANTOUE  ET  LES  GONZAGUE. 


i 


peintures  historiques,  ainsi  que  l’embellissement  de  son  palais  de  Goito. 

Et  cependant  je  ne  sais  quel  génie  tutélaire  continuait  à planer  sur  cette  cour 
des  Gonzague.  Vasari,  qui  traversa  Mantoue  en  1 566,  déclare  qu’il  eut  de  la 
peine  à reconnaître  la  ville,  tant  elle  avait  reçu  d’embellissements.  Plusieurs 
artistes  de  valeur,  les  Mantovani,  y maintenaient  la  tradition  inaugurée  par 
Jules  Romain,  tandis  que  la  décoration  de  l’église  San  Benedetto  (voy.  p.  268) 
occupait  d’habiles  maîtres  lom- 
bards ou  vénitiens  : Girolamo 
Mazzuola,  Lattanzio  Gambara  de 
Brescia  et  Paul  Véronèse. 

Le  dernier  lîls  de  Frédéric, 

Louis  de  Gonzague  (iSSç-ibgS), 
chercha  fortune  en  France,  où 
il  se  signala  par  son  fanatisme, 
et  où  il  fonda  la  maison  des  ducs 
de  Nevers. 

On  sait  quel  coup  irréparable 
la  guerre  de  la  succession  de 
Mantoue  ( 1 628- 1 63 1 ) et  la  prise 
de  cette  ville  portèrent  aux  col- 
lections réunies  avec  tant  d’a- 
mour. Il  importe  cependant  de 
noter  que  la  dispersion  de  la  ga- 
lerie même  de  tableaux  est  anté- 
rieure à cette  catastrophe  : dès 
1626,  le  duc  Vincent  II  avait 
noué  des  relations  avec  Charles  T1' 
d’Angleterre  pour  la  vente  des 
principaux  d’entre  eux  1 . Les 
chefs-d’œuvre  des  Mantegna , 
des  Raphaël , des  Titien , des 
Cortège,  furent  ainsi  perdus  à 
jamais  pour  l’Italie.  Après  la  mort  de  Charles  I"  , ces  dépouilles  opimes  furent 
mises  aux  enchères  et  dispersées  dans  toute  l’Europe.  Quelques-unes  d’entre 
elles  ont  trouvé  un  asile  au  Louvre,  où  elles  proclament  la  munificence 
éclairée  de  la  noble  dynastie  des  Gonzague. 

A quelque  distance  de  Mantoue,  près  de  Viadana,  un  autre  Gonzague, 
Vespasiano  (i53i-i5ç)i),  consacra  tous  ses  soins  à l’embellissement  de  sa 
capitale,  Sabbioneta,  qui  lui  doit,  à proprement  parler,  son  existence  : il  en 

1.  Je  suis  redevable  de  cette  communication  à l’obligeance  de  M.  Charles  Yriarte. 


Une  Matrone  de  Mantoue. 
D’après  le  recueil  de  Vecellio. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


fit  une  cité  aux  rues  larges  et  régulières,  bordées  de  belles  maisons,  dont 
les  façades  furent  enrichies  de  peintures  par  Bernardino  Campi  et  d’autres; 
bâtit  une  cathédrale,  un  théâtre  à l’antique  ( 1 588),  dont  il  confia  la  con- 
struction à Scamozzi;  ouvrit  une  université;  établit  un  atelier  monétaire  et 
une  imprimerie  hébraïque,  etc.  Le  palais  qu’il  éleva  pour  son  usage  person- 
nel reçut  une  riche  bibliothèque  et  une  collection  non  moins  importante, 
dans  laquelle  brillaient  des  statues  antiques.  — La  famille  de  Vespasiano 
s’inspira  de  ses  préceptes  en  faisant  appel  à un  des  derniers  sculpteurs  de 
la  Renaissance,  Giovanni  Battista  délia  Porta,  pour  exécuter  le  tombeau  de 
ce  Mécène  insigne1.  — Aujourd’hui  Sabbioneta  n’est  plus  qu’un  malheureux 
bourg  déchu  de  sa  splendeur  éphémère. 

I . Litta,  Famiglie  celebri. 


La  Sainte  Famille,  par  Michel  - Ange. 
(Académie  de  Londres.) 


La  Naissance  de  l’Aurore,  par  Paul  Véronèse.  (Villa  Barbaro  à Maser.) 


CHAPITRE  IV 


VENISE  ET  LA  VENETIE.  — MILAN  ET  LA  LOMBARDIE.  — LE  PIEMONT.  — GENES 

ET  ANDREA  DORIA. 


enise  voyait  sa  puissance  décliner  d’année  en  année 
depuis  la  prise  de  Constantinople;  les  Turcs  lui  avaient 
déjà  enlevé  les  plus  riches  de  ses  colonies  de  la  Méditer- 
ranée, lorsqu’elle  perdit  ce  monopole  du  commerce  des 
Indes  qui  avait  si  longtemps  fait  la  principale  source 
de  sa  prospérité.  Sa  suprématie  politique  ou  commer- 
ciale compromise,  la  cité  des  doges  ajouta  du  moins, 
par  la  culture  des  arts,  un  nouveau  fleuron  à sa  couronne,  tandis  que  les 
richesses  accumulées  par  ses  rivaux  les  Portugais  à Lisbonne  oti  à Oporto  ne 
profitèrent  en  rien  à la  cause  de  l’art,  de  la  littérature,  de  la  science,  de  la 
civilisation.  Ce  fut,  en  effet,  au  moment  précis  où  l’étoile  de  Venise  pâlit 
sur  les  mers  que  se  leva,  sur  ses  églises  et  ses  palais,  l’aurore  d’un  art  nou- 
veau. Elle  était  d’ailleurs  toujours  la  ville  la  plus  opulente  de  l’Italie,  peut- 
etre  de  l’Europe.  Alors  même  qu’elle  aurait  cessé  de  s’enrichir,  elle  aurait  pu 
vivre  longtemps  encore  sur  l’épargne  colossale  réunie  par  les  générations 
antérieures  '. 

I-  Dans  un  de  ses  plus  beaux  sonnets  (c.  xli),  Vittoriu  Colonna  pouvait  sans  exagération 
E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  35 


274 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


L École  vénitienne  ne  fut  pas  seulement  la  dernière  grande  École  de  l’Italie, 
la  peintuie  lut  aussi  le  dernier  art  qui  survécut  à la  décadence  générale.  La 
sculpture  disparut  la  première,  puis  vint  le  tour  de  l’architecture,  dont  le 
plus  illustre  représentant,  Palladio  de  Vicence  (f  i58o),  fut  précisément  un 
quasi  \ enitien.  Quelques  dates  pour  montrer  jusqu’où  se  prolongea  la 
carrière  des  chefs  de  l’École  vénitienne  : Paris  Bordone  meurt  en  i5"0,  le 
Titien  en  i5t6,  Moroni  le  portraitiste  en  i5p8,  Paul  Véronèse  en  i588, 
le  1 intoret  en  i5q4>  Palma  le  jeune  en  1628.  Un  de  nos  plus  délicats  écri- 


La  Procession  du  Doge.  D’après  la  gravure  de  Matteo  Pagani  (i55o). 


vains,  un  de  ceux  qui  connaissent  le  mieux  les  choses  italiennes,  a eu 
raison  de  dire  que  la  Renaissance  de  Venise  tut  d’arrière-saison,  et  comme 
le  dernier  rayon  de  l’Italie 1 . 

D un  bout  A 1 autre  de  ce  siècle,  glorieux  entre  tous  ceux  qui  composent 
les  annales  de  la  République  vénitienne,  l’art  se  manifeste  sous  les  tonnes  les 
plus  variées  et  les  plus  éclatantes  : si  la  longue  série  de  fêtes  — couronne- 
ments, ou,  comme  on  disait  à Venise,  triomphes  des  dogaresses,  réception  du 

célébrer  le  lion  de  Venise,  qui,  seul  en  Italie,  sauvegardait  l’antique  liberté  et  le  juste  empire  : 

...  il  leon  c’  ha  in  mar  l’una  superba 
Man,  l’altra  in  terra,  e sol  tra  noi  riserba 
L’antica  libertate  e’  1 giusto  inipero. 

I . Gebhart,  ht  Renaissance  italienne  et  la  Philosobhie  de  Y Histoire,  p.  3p. 


VENISE  ET  LA  VENETIE. 


futur  Henri  III  de  France  ( 1 5 74)  et  tant  d’autres  — ne  nous  apparaît  plus 
qu’à  travers  les  pâles  reflets  des  gravures  ou  des  récits  littéraires,  les  églises 
et  les  palais,  les  statues  et  les  peintures  monumentales,  les  livres  illustrés, 
les  productions  infinies  des  arts  décoratifs,  nous  ont  conservé,  dans  toute  leur 
fraîcheur,  toute  leur  distinction  ou  toute  leur  verve,  les  créations  des  Sansovino 
et  des  Palladio,  des  Vittoria,  des  Titien,  des  Véronèse,  des  Palma,  des 
Giunta  et  des  Giolito,  des  Maioli,  des  verriers  de  Murano.  L’Italie  entière, 
puis  la  France,  l’Allemagne,  l’Espagne,  et  jusqu’à  l’Orient,  finirent  par  rendre 


La  Procession  du  Doge.  D’après  la  gravure  de  Malteo  Pagani  (i55o). 

hommage  à la  magie  de  la  peinture  vénitienne,  à la  perfection  de  ses  indus- 
tries d art.  Le  I itien  devint  le  peintre  attitré  de  tous  les  grands  de  son 
temps  : les  ducs  de  Ferrare  et  d’Urbin,  les  marquis  de  Mantoue,  le  roi  Fran- 
çois I",  1 empereur  Charles  V et  son  fils  Philippe  II,  le  pape  Paul  III,  sans 
parler  des  princes  de  la  littérature,  depuis  l’Arioste  jusqu’à  l’Arétin.  Mais  il 
ne  tut  pas  seul  à bénéficier  de  la  vogue  qui  s’attachait  dorénavant  à tout  ce  qui 
venait  de  Venise  : en  1 5 69  Murano  reçut  d’un  coup  de  Constantinople  la 
commande  de  900  lampes  de  mosquée  et  d’un  fanali- 2.  Se  rend-on  compte 
de  1 effet  que  produisirent  partout  ces  étincelantes  verreries,  ces  miroirs,  ces 

i-  \ oy.  P.  do  Nolhac  et  A.  Solerti,  il  Viaggio  in  Italia  di  Enrico  111,  rc  di  Francia,  c le  Fesle 
a Vcne^ia,  Ferrara,  Mant&va  c Torino.  Turin,  1890. 

a.  àriarte,  la  Vie  d’au  Pahicien  de  Venise  au  .Y  17 ' siècle,  p.  i_jy-i5o. 


276 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


lustres,  cette  orfèvrerie  transparente,  si  légère  et  si  délicate,  brillant  de  mille 
feux!  Rappelons  que  ce  fut  également  Venise  qui  répandit  l’usage  de  la 
fourchette,  accomplissant  ainsi  une  révolution  importante  dans  les  usages 
domestiques1 2 3. 

Si  dans  aucune  autre  cité  italienne  les  artistes  n’avaient  conservé  de  tels 
trésors  de  poésie,  dans  aucune  autre  non  plus  les  Mécènes  ne  firent  preuve 
d’un  tel  esprit  de  suite  et  d’une  telle  libéralité.  Vasari  n’a  pas  exagéré  en  les 
qualifiant  d’hommes  illustres  et  de  grands  esprits,  à l’âme  véritablement 
royale,  ayant  la  pratique  des  grandes  affaires  («  pratichi  delle  cose  del  monde  ») 
et  également  familiarisés  avec  l’art  h 

Les  chefs  du  gouvernement  donnaient  l’exemple.  Sur  les  treize  doges  qui 

régnèrent  de  1 52 1 à i5q5,  il  n’y  en  est  guère 
dont  le  souvenir  ne  soit  cher  aux  amis  de  l’art. 
Ce  furent  Antonio  Grimani  ( 1 5 2 1 — 1 5n3),  An- 
drea Gritti  (1 52 3-i  538),  le  grand  ami  de  San- 
sovino,  Pietro  Lando  ( 1 53g—  1 5q5),  Fr.  Donato 
( 1 545- 1 553),  M.  A.  Trevisan  (i553-i55q),  Fr. 
Venier  (i55q-i556),  L.  Priuli  (1 556-1 55g), 
G.  Priuli  (1 555-1 567),  P.  Loredano  (iSôp- 
1570),  Al.  Mocenigo  (1570-1577),  Seb.  Venier 
(1577-1578),  Vie.  da  Ponte  ( 1 5 78—  1 585),  Pasq. 
Cicogna  ( 1 585—  1 5g5).  Rappeler  la  construction 
de  la  Librairie  de  Saint -Marc  ( 1 536),  de  la 
Monnaie  ( 1 536),  de  la  loge  du  campanile  (i5qo),  des  « Fabbriche  nuove  » 
( 1 555),  des  « Procurazie  nuove  » (i58q),  du  Pont  du  Rialto  ( 1 588—1 5g2),  la 
décoration  du  Palais  des  Doges,  après  l’incendie  de  1 5 7 7 , c’est  proclamer 
l’ardeur  éclairée  de  ces  magistrats. 

Les  corporations  civiles  ou  religieuses  ne  déployaient  pas  moins  de  libéralité. 
A l’époque  à laquelle  Vasari  publiait  son  ouvrage,  la  « scuola  délia  Miseri- 
cordia  »,  avait  déjà  coûté  i3oooo  ducats;  on  estimait  que,  terminée,  ce  serait 
le  plus  magnifique  monument  de  l’Italie. 

Quant  aux  patriciens,  c’était  à qui  dépasserait  l’autre  en  magnificence.  Les 
palais  privés  n’eurent  bientôt  plus  rien  à envier  aux  monuments  publics  : 
celui  que  Giov.  Delfino  fit  élever  par  Jac.  Sansovino  ne  coûta  pas  moins  de 
3oooo  ducats.  Un  auteur  contemporain  prétend  qu’à  Rome,  Naples,  Milan, 
Genève,  Florence,  Bologne,  Vérone,  Brescia  et  Pavie,  c’est  tout  au  plus  si 
l’on  voyait  quatre  ou  six  habitations  méritant  le  nom  de  palais,  tandis  qu’à 
Venise  on  en  comptait  plus  de  cent". 

Parfois  aussi,  un  simple  particulier  entreprenait  de  doter  Venise  de  quelque 


Le  doge  G.  Priuli. 
D’après  une  médaille  anonyme. 


1.  Bonnaffé  : Revue  des  Deux  Mondes,  1"  juin  1898,  p.  624. 

2.  Vie  de  J.  Sansovino. 

3.  Fr.  Sansovino,  Vcnetia , città  uobilissima,  liv.  IX,  p.  261. 


VENISE  ET  LA  VENETIE. 


277 


église  monumentale.  C’est  ainsi  que  le  médecin-philologue  H.  Tomaso  Ran- 
gone  de  Raven  ne  ht  reconstruire  l’église  de  San  Giuliano  ( 1 553)  et  restaurer 


celle  de  San  Giminano1. 

La  biographie  d’un  des  représentants  les  plus 
illustres  de  l’aristocratie  vénitienne,  Daniel  Bar- 
haro  ( 1 5 1 3 - 1870),  nous  initiera,  mieux  que 
toutes  les  analyses,  aux  aspirations  de  ces  grands 
Mécènes  du  xvie  siècle2.  Tout  jeune  encore,  Bar- 
bara se  trouva  pris  dans  l’inexorable  engrenage 
politique  de  sa  pa- 
trie. En  1048,  il  se 
vit  obligé  d’aller  rem- 
plir en  Angleterre  les 
fonctions  d’ambassa  - 
deur  et  passa  deux 
années  dans  ce  pays, 
peu  attrayant  à coup 
sûr  pour  un  Vénitien 
de  la  Renaissance.  De 
retour  dans  ses  foyers, 
il  résolut,  pour  échap- 
per à la  tyrannie  de 
la  vie  politique,  d’en- 
trer dans  les  ordres. 

Ayant  obtenu  en  1 55 1 
l’investiture  du  pa- 
triarcat d’Aquilée,  la 
première  dignité  ec- 
clésiastique de  Venise, 
il  ne  songea  plus  qu’à 
se  livrer  à son  rroût 

O 

pour  l’étude.  C’était 
un  de  ces  grands  tra- 
vailleurs et  en  même 


Verres  vénitiens  du  xvi"  siècle.  (Ane.  Collection  Spitzer.) 


temps  une  de  ces  or- 
ganisations encyclopédiques  si  nombreuses  à l’époque  de  la  Renaissance  : à 
la  lois  mathématicien,  botaniste,  historien,  antiquaire,  philosophe,  poète  et 
décorateur.  Scs  relations  répondaient  à la  variété  de  ses  goûts  : il  cultivait 
1 amitié  de  Bembo,  de  1 Arétin,  de  Navagero,  du  Tasse,  de  Palladio,  de  Vit- 


1.  Cantù,  Histoire  (les  Italiens,  t.  VIII,  p.  274. 

-•  J emprunte  les  détails  qui  suivent  à l’érudite  et  attachante  monographie  de  M.  Yriarte  : 
la  Vie  à un  Patricien  de  Venise  au  AT/"  siècle.  Paris,  Rothschild. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


toria,  et  enfin  de  Paul  Véronèse.  Dans  les  arts,  l’architecture  eut  le  privi- 
lège de  le  captiver  tout  particulièrement  : on  lui  doit  une  traduction  et  un 
commentaire  de  Vitruve  (ainsi  qu’un  traité  de  la  pratique  de  la  Perspective, 
voy.  p.  140);  on  lui  doit  surtout  des  compositions  ornementales  d’une  rare 
beauté  : le  dessin  du  plafond  de  la  salle  des  Dix,  au  Palais  Ducal,  qui  lui 
est  attribué  par  tous  les  critiques  de  l’époque,  passe  pour  son  chef-d’œuvre. 

Le  frère  puîné  de  Daniel,  Marc-Antoine  (i5i8-i5c)5),  diplomate  de  car- 
rière comme  lui,  n’avait  pas  moins  de  goût  pour  les  arts.  Vers  1 566,  tous 

deux  fondèrent  à Maser,  dans  le  voisinage 
d’Asolo  (province  de  T révise),  une  villa 
pour  la  construction  et  la  décoration  de 
laquelle  ils  firent  appel  aux  trois  plus  extra- 
ordinaires artistes  que  Venise  possédât  alors, 
Palladio,  Vittoria,  Véronèse.  Aujourd’hui 
encore  le  tympan  porte,  avec  l’aigle  à deux 
têtes  qui  rappelle  le  patriarcat  d’Aquilée, 
une  inscription  contenant  les  noms  des  deux 
itères. 

Aux  Mécènes  bâtisseurs,  â la  iaçon  des 
Barbaro , faisaient  pendant  les  collection- 
neurs. Venise  en  comptait  plus  que  n’im- 
porte quelle  autre  ville  d’Italie.  A leur  tête 
brillait  l’Arétin  (voy.  p.  ip5).  La  liste  re- 
produite en  note  donnera  une  idée  du  nom- 
bre et  de  la  richesse  des  cabinets  formés  par 
ses  émules1. 

Quelque  fastidieuses  que  soient  ces  énumérations  de  noms  propres,  en  ce  qui 
concerne  Venise,  une  simple  nomenclature  en  dira  plus  que  tous  les  commen- 
taires, tous  les  éloges.  Dans  l’architecture,  cette  cité  emploie  simultanément 
ou  à tour  de  rôle  Jac.  Sansovino,  San  Micheli,  Palladio,  Giorgio  Spavento, 
Giovanni  da  Ponte  et  Antonio  Scarpagnino  ou  Zanfragnino,  le  constructeur 

1 . Antonio  Pasqualino  (peintures  de  Gentile  da  Fabriano,  de  Jean  Bellin,  d’Antonello  de 
Messine,  de  Giorgione,  du  Titien,  etc.);  Andrea  de’  Ordoni  (sculptures  antiques  et  modernes, 
vases  en  pierres  précieuses,  médailles,  nombreux  tableaux);  Taddeo  Contarini  (tableaux  de 
maîtres  vénitiens);  Jeronimo  Marcello  (id.);  Antonio  Foscarini  (antiques,  cuivres  de  Damas, 
porcelaines,  médailles,  tableaux  de  Raphaël);  Franc.  Zio  (antiques,  vases  en  pierres  dures, 
tableaux  flamands  et  italiens,  porcelaines,  etc.);  Zuanantonio  Venier  (tableaux  de  Jean  Bellin, 
de  Raphaël,  de  Giorgione,  du  Titien,  tapisseries  provenant  du  Vatican,  porcelaines).  Venaient 
ensuite  les  superbes  séries  du  cardinal  Grimani,  le  cabinet  de  Zuan  Ram  (antiques,  médailles, 
porcelaines,  Primitifs  flamands  et  italiens,  tableaux  de  Giorgione,  du  Titien,  etc.),  de  Gabriel 
Vendramin  (antiques,  tableaux  flamands  et  italiens,  recueils  de  dessins);  de  Michiel  Contarini 
(antiques,  pierres  gravées,  tableaux  de  Mantegna  et  de  Léonard,  etc.)  (Morelli,  Notifie  d’ opéré 
di  Dist'trno).  — Sur  les  bibliothèques,  cabinets  d’antiques,  les  collections  d’instruments  de  mu- 
sique et  d’armes,  de  Venise,  vov.  en  outre  la  Vcnetia  de  Sansovino,  liv.  VIII  et  IX. 


Le  doge  P.  Loredano. 
D'après  les  « Imagines  » de  Zenoi. 
(Venise,  1569.) 


VENISE  ET  LA  VÉNÉTIE. 


du  Pont  du  llialto;  dans  la  sculpture  le  même  Sansovino,  et  son  élève  Jac.  Co- 
lonna,  Al.  Vittoria,  Pietro  et  Dominlco  da  Salvo.  La  peinture  est  représentée, 
tout  ensemble  par  les  derniers  successeurs  des  Bellini  et  par  les  fondateurs  de  la 
nouvelle  Ecole  : Catena,  Mansueti,  Lotto,  les  Palma,  le  Titien,  avec  son  armée 
d’imitateurs,  Paul  Véronèse,  et  le  Tintoret,  qui  ne  sont  ni  moins  entourés,  ni 
moins  suivis;  puis  par  Andrea  Schiavone,  Giuseppe  Porta,  Pordenone,  Paris 
Bordone,  Savoldo  de  Brescia,  Gir.  Moretto,  Alessandro  Moretto,  les  Franco,  les 
Bonifacio,  Pier  Francesco 
Bissolo  et  tant  d’autres. 

Malgré  une  telle  exubé- 
rance  de  talents,  les  Véni- 
tiens ne  cessèrent  de  faire 
appel  à toutes  les  illustra- 
tions du  dehors.  Non  con- 
tents d’avoir  enlevé  à Flo- 
rence Jac.  Sansovino,  ils 
ambitionnèrent  de  conqué- 
rir Michel-Ange,  alors  fixé 
à Rome  : ils  lui  dépêchè- 
rent un  envoyé  avec  mis- 
sion de  lui  offrir  600  écris, 
sans  aucune  obligation  de 
sa  part,  et  pour  le  seul 
plaisir  de  posséder  un  si 
grand  maître  '.  Ils  réus- 
sirent mieux  auprès  d’au- 
tres artistes  étrangers  dont 
plusieurs,  tels  que  le  sculp- 
teur Danese  Cattaneo  de 
Carrare  et  le  peintre  Giu- 
seppe Porta,  surnommé  Salviati,  originaire  de  Castelnuovo  di  Garfagnana,  dans 
la  même  province,  finirent  même  par  se  fixer  au  milieu  d’eux.  Le  sculpteur- 
architecte  Ammanati  travailla  quelque  temps  sous  la  direction  de  Sansovino; 
Franc.  Salviati  exécuta  différentes  peintures  pour  le  patriarche  Grimani  et 
ht  le  portrait  de  l’Arétin  ; ce  fut  aussi  pour  diriger  les  préparatifs  de  la 
représentation  d’une  comédie  composée  par  l’Arétin  que  Vasari  fut  appelé  à 
\ enise,  où  il  décora  en  outre  une  partie  du  palais  Cornaro.  Taddeo  Zucchero 
eut  1 honneur  de  terminer  les  peintures  d’une  chapelle  commencée  pour  le 
patriarche  Grimani  par  Batt.  Franco.  Quant  à Federico,  le  frère  de  Taddeo,  s’il 
obtint  quelques  commandes  du  patriarche,  il  brigua  en  vain  l’honneur  d’être 


1.  Condivi,  édit.  Gori,  p.  g-. 


28o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


employé  à la  décoration  du  palais  des  Doges.  Refus  heureux,  qui  fait  honneur 
à la  clairvoyance  des  Vénitiens  ! 

Si,  pour  la  gravure  au  burin,  nous  n’avons  à enregistrer  que  deux  noms, 
ceux  d’Agostino  Musi  surnommé  Veneziano  et  de  Giacomo  Franco,  l’illus- 
trateur des  fastes  et  des  fêtes  de  sa  ville  natale,  dans  la  gravure  sur  bois  les 
ateliers  vénitiens,  dirigés  par  les  successeurs  d’Alde  Manuce,  par  les  Giunta 
de  Florence,  par  les  Giolito  de  Ferrare,  déploient  une  rare  activité  h 

La  Dalmatie,  l’Istrie  et 
l’Esclavonie  donnèrent  le 
jour,  comme  par  le  passé, 
à quelques  artistes  et  éle- 
vèrent un  certain  nombre 
de  monuments2. 

Sebenico  est  la  patrie  du 
peintre  Andrea  Meldola , 
surnommé  Schiavone,  des 
graveurs  Martino  Rota,  qui 
travailla  pour  le  duc  Al- 
phonse II  d’Este,  et  Na- 
talis  Bonifacius,  qui  exé- 
cuta en  1 58q  les  planches 
— si  médiocres  — de  l’ou- 
vrage de  Fontana  sur  le 
déplacement  de  l’obélisque 
du  Vatican  ; Zara,  celle 
de  l’architecte  Hieronimo, 
qui  dirigea,  en  1 553 , à 
Viadana,  les  constructions 
des  ducs  de  Mantoue.  Va- 
sari  cite  en  outre  comme  originaire  de  l’Esclavonie  le  peintre  « Giovanni  del 
Carso  Schiavone  »,  qui  décora  une  galerie  du  palais  du  Belvédère  à Rome. 

A Trau,  l’œuvre  de  la  cathédrale  commanda  quatre  statues  <ï Apôtres  à 
Alessandra  Vittoria. 

A Salone-Spalatro,  le  cardinal  Trivulce  ht  décorer  son  palais  par  Daniel  de 
Volterra  et  par  Gianmaria  de  Milan. 

L’Ecole  vénitienne  étendit  son  action  jusqu’à  la  Grèce.  S’il  n’est  pas  certain 

1.  Voy.  la  monographie  du  duc  de  Rivoli,  les  Missels  imprimes  à Venise  de  14S1  à 1600. 
Paris,  x8çq. 

2.  Cf.  t.  II,  p.  292.  — Voy.  aussi  Eitelberger,  die  mitlelaltcrlichen  Kunsldcnhmle  Dalmatiens. 
Vienne,  i88q.  — Jackson,  Dahnatia,  the  Ouaniero  and  Istria.  Oxford,  1887;  3 vol.  in-8°. 

3.  D’après  M.  Wickhoff,  ce  portrait  serait  l’œuvre  du  Tintorct. 


Portrait  de  M.-A.  Barbaro,  attribué  à Paul  Véronèse 
(Musée  de  Vienne.) 


VENISE  ET  LA  VENETIE. 


281 


que  le  peintre-graveur  qui  signait  « Domcnico  delle  Greche  depentore  vene- 
tiano  »,  fût  Grec,  par  contre  le  célèbre  peintre,  sculpteur  et  architecte  Dome- 
nico  Theotocopuli,  qui  fit  fortune  en  Espagne,  avait  incontestablement  la 
Grèce  pour  patrie  : il  était  né  à Crète1. 

Le  Frioul,  qui,  à la  fin  du  xvp  et  au  commencement  du  xvf  siècle,  avait 
fourni  aux.  Écoles  véni- 
tienne et  romaine  quel- 
ques-unes de  leurs  plus 
brillantes  recrues  (voy. 
t.  II,  p.  29b),  ne  cessa, 
pendant  cette  nouvelle 
période,  d’enfanter  et  des 
artistes  et  des  monu- 
ments. San  Vito  est  la 
patrie  du  peintre  Pom- 
ponio  Amalteo,  l’élève  et 
le  gendre  de  Pordenone  ; 

Udine,  celle  des  peintres 
Giovanni  Martini,  Sebas- 
tiano  Florigerio , Fran- 
cesco Floriani,  Gennesio 
Liberale,  peut-être  aussi 
de  Girolamo  Pennacchi 
dit  de  Trévise;  Spilim- 
berg  doit  son  lustre  de- 
là fameuse  Irène,  l’élève 
du  Titien.  Nombreuses 
sont  les  peintures  laissées 
dans  cette  région  surtout 
par  Pordenone  et  Pelle- 
grino  da  San  Daniele  ; non  moins  nombreux  les  palais  élevés  sur  les  plans 
de  Palladio.  — De  Bassano,  si  longtemps  obscure,  surgissent  les  da  Ponte, 
plus  connus  sous  le  nom  de  leur  ville  natale,  les  derniers  champions  de 
l'École  vénitienne. 

Dans  le  Tyrol,  la  ville  de  Trente  donne  le  jour  au  sculpteur  Alessandro 
Vittoria,  ainsi  qu’au  graveur  Antonio.  Elle  offre,  d’autre  part,  l’hospitalité 
au  sculpteur  Zacchi  de  Volterra,  qui  orna  de  quatre  statues  les  jardins 
du  cardinal  Bernard  Clesius  ou  Closs  (i33q),  aux  peintres  Girolamo  Roma- 

1.  Martini,  ciel  pittorc  Domenico  Tcotcopulo  c di  un  sito  dipinlo.  Turin,  1S62.  — Voy.  aussi  les 
articles  de  M.  Bikkelas  dans  1 K ./.c  vo  yo  ! \ de  18  j^. 

E.  .Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  36 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


282 


nino  de  Brescia,  Pennachi  de  Trévise,  Dossi  de  Ferrare,  Brusasorci  de  Vérone. 

Vicence  doit  le  meilleur  de  sa  gloire  à Andrea  Palladio  : une  série  de  chefs- 
d’œuvre,  la  basilique,  le  théâtre  olympique,  la  « Loggia  del  Delegato  », 
des  palais  sans  nombre,  y proclament  jusqu’à  nos  jours  le  génie  de  ce  grand 
artiste.  Un  autre  architecte  vicentin,  Scamozzi  (i552-i6i6),  continua  l’œuvre 
de  Palladio.  Parmi  les  peintres  indigènes,  Benedetto  Montagna  suivit  les  traces 

de  son  père,  Bartolommeo,  tandis 
que  Giovanni  Buonconsiglio  ou 
Marescalco  sacrifia  davantage  à 
la  manière  vénitienne.  De  temps 
en  temps  aussi  Pordenone,  les 
Paltna,  Paul  Véronèse  faisaient 
une  apparition  ou  envoyaient  un 
tableau. 

Pour  Trévise  même  nous  n’a- 
vons guère  de  noms  éclatants  ou 
de  chefs-d’œuvre  à ajouter  à ceux 
que  nous  avons  indiqués  antérieu- 
rement (t.  II,  p.  293).  Mais  dans 
les  environs  de  cette  ville,  à 

Palladio,  la  villa  qui  doit  plus 
de  célébrité  encore  aux  fresques 
de  Paul  Véronèse  (voy.  p.  278). 

A Padoue,  la  dernière  période 
de  la  Renaissance  est  marquée 
par  les  efforts  de  Pierre  Benrbo, 
qui  s’enorgueillissait  à la  fois  des 
plus  illustres  amitiés  (Raphaël,  le 
Titien,  Cellini)  et  de  la  protec- 
tion accordée  à des  débutants  appelés  à devenir  célèbres  à leur  tour,  tels 
que  Falconetto  et  Leone  Leoni.  A diverses  reprises  déjà  nous  avons  eu  à 
nous  occuper  de  cette  physionomie  si  curieuse.  Mais  le  Bembo  avec  lequel 
nous  avons  à compter  ici,  n’est  plus  le  grand  « flirteur  »,  l’ami  de  Cathe- 
rine Cornaro  et  de  Lucrèce  Borgia,  l’élégant  sonnettiste,  le  spirituel  secré- 
taire de  Léon  X.  Avec  l’âge,  l’ambition  lui  est  venue;  je  veux  dire  l’ambition 
des  dignités,  des  honneurs.  La  mort  de  la  mère  de  ses  enfants,  la  fameuse 
Morosine,  a fait  disparaître  le  seul  obstacle  qui  s’opposait  à son  entrée  dans 
le  sacré  collège  : c’est  là  que  tendront  désormais  ses  efforts.  En  i53q  enfin, 
il  obtient  le  chapeau  de  cardinal.  Quoique  sa  nouvelle  dignité  l’appelle 


Alaser,  la  libéralité  eciairee  des 
Barbaro  éleva,  sur  les  plans  de 


Une  Dame  de  Vicence. 
D'après  le  recueil  de  Vecellio.. 


PADOUE  ET  VERONE. 


283 


souvent  à Rome,  il  ne  cesse  de  considérer  Padoue  comme  sa  seconde  patrie  : 
sa  bibliothèque  et  son  cabinet,  qui  y restèrent  jusqu’à  sa  mort  ( 1 5 47),  fai- 
saient l’admiration  des  étrangers.  Il  se  montrait  surtout  soucieux  de  léguer 
ses  traits  à la  postérité  la  plus  reculée  : Cellini,  Alf.  Lombardi,  Val.  Vicen- 
tino,  Danese  Cattaneo,  Leone  Leoni,  les  ont  reproduits  en  marbre  ou  en 
bronze;  le  Titien  et  Vasari  en  peinture;  San  Micheli 
a élevé  son  tombeau. 

A côté  de  Bernbo,  le  principal  Mécène  padouan 
est  le  jurisconsulte  Marco  Mantova  Benavides  (1489- 
i58a);  non  content  de  réunir  une  précieuse  et  richis- 
sime collection  de  petits  bronzes',  il  encourage  plu- 
sieurs artistes  de  marque  : au  graveur  Enea  Vico  il 
commande  son  portrait;  au  sculpteur  Ammanati, 
son  tombeau. 

Au  point  de  vue  de  la  production,  Padoue  achève 
de  s’absorber  dans  l’Ecole  vénitienne.  J.  Sansovino  y 
éleva  des  palais  et  y sculpta,  en  bas-relief,  un  des  Miracles  de  saint  Antoine ; 
Palladio  y construisit  le  cloître  de  Sainte-Justine,  tandis  que  Paul  Véronèse 
défrayait  les  églises  de  tableaux.  Ce  sont  des  étrangers  également  qui  ont 
exécuté,  l’un,  le  Florentin  Ammanati,  le  Géant  du  palais  d’Arenberg,  l’autre, 
le  Français  Rie.  Taurino,  les  stalles  de  Sainte-Justine.  On  affirme  même  que 
les  plans  de  la  cathédrale  ont  été  composés  par  Michel-Ange,  et  qu’Andrea 
Délia  Valle,  avec  son  collaborateur  Righetto,  n’ont 
fait  que  diriger  l’exécution.  Aussi  bien  les  artistes 
indigènes  n’étaient-ils  qu’en  petit  nombre,  et  pour 
la  plupart  des  plus  médiocres.  Parmi  eux  le  sculp- 
teur Tiziano  Aspetti  se  faisait  remarquer  par  sa  séche- 
resse et  sa  trivialité.  Quant  au  médailleur  Giovanni 
Cavino  (fiSpo),  il  doit  surtout  sa  notoriété  à ses 
contrefaçons  de  médailles  antiques. 

Pendant  cette  dernière  phase  encore  Vérone  main- 
tient brillamment  son  rang.  Aux  artistes  que  nous 
avons  précédemment  énumérés  (t.  II,  p.  29 5),  et  parmi  lesquels  il  suffit  de 
rappeler  Michèle  San  Micheli,  les  Bonifazio,  Paul  Véronèse,  se  joignent  les 
peintres  Paolo  Farinato,  Domenico  del  Riccio,  surnommé  Brusasorci,  et 
Bernardino  l’India.  San  Micheli , après  avoir  doté  sa  ville  de  tant  de  beaux 
palais,  lui  légua  en  mourant  ( 1 559)  les  plans  de  la  célèbre  « Madonna  di 
campagna  »,  son  testament  artistique. 

1.  Courajod,  l'Imitation  cl  la  Contrefaçon  des  objets  d’art  antiques  aux  A"!'0  cl  .VI7"  siècles,  p.  67. 
— Le  même,  dans  le  Bulletin  de  la  Société  des  Antiquaires  de  France,  1884,  p.  223.  — Cf.  Vasari, 

t.  VII,  p.  521. 


Médaille 

de  Bassiano  et  de  Cavino. 
Par  Cavino. 


Médaille  de  Benavides. 
Par  Cavino. 


284 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Dans  la  Lombardie,  malgré  les  horreurs  de  la  guerre,  malgré  la  mise  en 
coupe  réglée  du  duché,  tantôt  par  François  P1'  et  tantôt  par  Charles-Quint,  la 
vitalité  de  cette  population  si  active  et  si  enthousiaste  ne  faillit  pas. 

Crémone,  siège  d’une  école  autonome  (t.  II,  p.  298),  devient,  vers  le 
milieu  du  siècle,  comme  le  fief  des  Campi,  peintres  brillants,  mais  qui  s’en- 
tendaient peut-être  mieux  encore  à l’art  de  la  réclame.  A peine  s’il  y a place,  à 

côté  d’eux,  pour  leur  compa- 
triote Bernardino  Gatti , sur- 
nommé il  Soaro.  Un  des  Campi, 
Giulio , fit  même  oeuvre  d’ar- 
chitecte : il  construisit , vers 
1 Sqô,  pour  le  poète  Vida,  l’é- 
glise Sainte-Marguerite. 

Crema  avait  épuisé  sa  vitalité 
pendant  la  période  précédente  : 
la  Fin  de  la  Renaissance  n’y 
trouva  plus  aucun  aliment. 

A Brescia,  l’École  de  peinture, 
depuis  longtemps  si  florissante 
(t.  II,  p.  3oo),  reçoit  de  nou- 
velles recrues.  A Ferrante  Fer- 
ramola  (f  i52o),  à Vincenzo 
Civerchio  de  Crema , dont  la 
carrière  se  prolongea  jusqu’en 
i5qo,  à Gian  Girolamo  Savol- 
do,  succèdent  Gir.  Romanino 
(-}-  1 566),  Aless.  Bonvicino,  sur- 
nommé il  Moretto  (-J-  1 555) , 
Giov.  Batt.  Moroni  (y  1578), 
le  décorateur  Lattanzio  Gamba- 
ra,  Girolomo  Muziano,  Calisto 
de  Lodi,  les  perspectivistes  Cris- 
toforo  et  Stefano.  Dans  le  domaine  de  la  sculpture,  nous  avons  à signaler 
le  riche  et  élégant  mausolée  de  Martinengo  (f  1 5 2G),  conçu,  malgré  sa  date, 
dans  les  données  de  l’époque  précédente. 

Dans  les  environs  de  Brescia,  à Salo,  naissent  les  sculpteurs  Pietro  et 
Domenico,  qui  se  signalèrent  à Venise  comme  imitateurs  de  Jacopo  San- 
sovino. 

Bergame  donna  le  jour  à l’architecte  Giov.  Batt.  Castello  (*J"  1 56g),  qui 
éleva  quelques-uns  des  plus  beaux  palais  de  Gênes.  Elle  commanda  diverses 
peintures  à G.  Romanino,  ainsi  qu’à  Moretto. 

Lodi  doit  quelque  notoriété  à une  dynastie  de  peintres,  les  Piazza,  dont  le 


Le  Mausolée  de  Martinengo.  (Église  San  C 


di  Cristo  a B 


cia.) 


286 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


plus  marquant,  Calisto,  un  imitateur  de  Romanino,  a laissé  de  nombreuses 
productions  dans  sa  ville  natale,  à Brescia  et  à Milan. 

Prise  par  l’armée  française  en  1627,  reprise  en  ibaS  par  l’armée  impériale, 
Pavie  était  épuisée  de  ressources  et  vide  d’habitants.  Il  nous  faut  aller  jusqu’en 
1 564  pour  trouver  une  construction  nouvelle  de  quelque  importance  : à ce 
moment  le  cardinal  Charles  Borromée  lit  élever  le  collège  qui  porte  son  nom. 
Seuls  les  chartreux  continuèrent  de  faire  travailler  à l’embellissement  de  leur 
sanctuaire  : en  1 58 1 encore  Montaigne  put  constater  l’étendue  des  sacrifices 
qu’ils  s’imposaient  : « si  lavoro  di  continuo  con  spesa  incredibile  ». 

Corne  est  toujours  la  pépinière  d’architectes  et  de  sculpteurs  dont  nous 
avons  si  souvent  célébré  la  fécondité1.  Un  de  ses  fils,  Marcello  Venusti,  sur- 
nommé Mantovano  (y  1679),  se  signala  en  outre  dans  la  peinture  : disciple  de 
Perino  del  Vaga,  il  eut  l’honneur  de  pourtraire  le  pape  Paul  III.  Un  peu  plus 
loin,  à Mili,  naquit  Domenico  Fontana,  l’architecte  de  Sixte-Quint. 

Grande  surtout  est  l’activité  qui  règne  dans  les  environs,  sur  les  bords 
des  lacs.  Ici,  à Gravedona,  le  cardinal  Tolomeo  Galli  se  frit  construire  une 
villa  par  Pellegrino  Tibaldi;  ailleurs,  Luini,  Gaud.  Ferrari,  Lanini  et  les  autres 
chefs  de  l’Ecole  milanaise  couvrent  les  parois  des  églises  et  des  couvents  de 
fresques  où  la  piété  la  plus  fervente  s’allie  à tant  de  grâce. 

La  Suisse  italienne  a été  associée,  elle  aussi,  aux  dernières  manifestations  de 
la  Renaissance.  Lugano  a commandé  à Bern.  Luini  son  dernier  chef-d’œuvre, 
la  Crucifixion  de  l’église  Santa  Maria  degli  Angeli  (1629),  et  Arona  a envoyé 
les  représentants  d’une  de  ses  familles  de  sculpteurs,  les  Aprile,  porter  au  loin, 
en  Espagne,  la  bonne  semence2. 

L’histoire  de  la  capitale  du  duché,  à partir  du  second  quart  du  xvie  siècle, 
nous  montre  ce  que  pouvait  être  la  vie  artistique  dans  une  grande  ville  italienne 
sous  le  joug  de  l’étranger  : refoulant  au  fond  de  leur  cœur  leurs  tristesses 
patriotiques,  les  habitants  de  Milan  continuèrent,  lorsqu’il  le  fallait,  à déployer 
le  luxe  qui  convenait  à une  des  cités  les  plus  riches  de  l’Italie;  ils  élevaient  en 
même  temps  des  églises,  des  monastères,  des  palais,  sans  nombre,  sur  lesquels 
Bernardino  Luini  jeta  toutes  les  caresses,  toutes  les  séductions,  de  son  magique 
pinceau. 

Les  derniers  Sforza,  les  deux  fils  de  Ludovic  le  More,  Maximilien  (mort  en 
France  en  i53o)  et  François-Marie  II  (mort  en  1 535),  intervinrent  à peine 
dans  cette  expansion  splendide.  Le  premier,  si  nous  en  croyons  Paul  Jove, 
était  une  sorte  de  brute,  d’une  malpropreté  révoltante,  sans  jugement  aucun. 

1.  Bibl.  : Merzario,  I Maestri  conmcini.  Storia  artistica  di  mille  duccnto  arini  (600-  1S00). 
Milan,  i8q3. 

2.  Voy.  le  mémoire  de  M.  Justi  dans  Y Annuaire  des  Musées  de  Berlin , 1892,  p.  68  et  suiv.  — 
Rahn,  die  Casa  di  Fer ro  bei  Locarno.  Leipzig,  1891.  — Le  même  : die  iiiittelalterlichcn  Kunst- 
denhuâler  des  Cantons  Tessin.  Zurich,  1893. 


MILAN  ET  LES  DERNIERS  SFORZA. 


287 


Il  n’eut  d’ailleurs  pas  le  loisir  d’attacher  son  nom  à quelque  fondation  : à peine 
s’il  put  confier  à deux  peintres  de  second  ordre,  Cotignola  et  Monsignori, 
le  soin  de  conserver  ses  traits. 

François-Marie  II  ne  songea  pas  davantage  à donner  quelque  cohésion  aux 
efforts  tentés  autour  de  lui.  Son  règne  n’est  guère  marqué  que  par  les  fêtes 
de  son  mariage  avec  Christine  de  Danemark,  la  nièce  de  Charles-Quint  (i53q). 
Si  ce  prince  employa  un 
célèbre  artiste  véronais , 

Michèle  San  Micheli , ce 
fut  à titre  d’ingénieur  mi- 
litaire, non  d’architecte. 

Et  cependant  autour  de 
lui  les  chets-d’œuvre  con- 
tinuaient de  surgir.  Un 
allié  de  la  famille  ducale, 

Alexandre  Bentivoglio,  et 
avec  lui  sa  femme  Ilippo- 
lyte  Sforza,  s’assurèrent 
l’immortalité  en  comman- 
dant à Luini  les  fresques 
du  « Monasterio  maggio- 
re  ».  Leur  palais  jouissait 
en  outre  du  privilège  de 
réunir  tous  les  beaux  es- 
prits, entre  autres  Bandel- 
lo,  qui  dédia  à Hippolyte 
son  recueil  de  Nouvelles. 


A la  mort  du  dernier 
Sforza,  Antonio  de  Leyva 
prit  possession  du  duché 
au  nom  de  Charles-Quint.  On  sait  qu’à  ce  moment  François  F'1  tenta  une  nou- 
velle expédition,  non  moins  malheureuse  que  les  précédentes.  A Antonio  de 
Ley  va  succédèrent  le  marquis  del  Vasto,  qui  pressura  horriblement  le  duché, 
puis  don  Ferrante  Gonzaga  (voy.  p.  270).  Cet  Italien,  entré  au  service  des 
pires  ennemis  de  sa  patrie,  se  signala  du  moins  par  des  travaux  d’édilité  : il 
lit  en  outre  entourer  la  ville  d’une  nouvelle  enceinte.  De  temps  en  temps 
1 apparition  du  souverain  (en  l5qi,  Charles-Quint;  en  i5qB,  Philippe  II) 
faisait  oublier,  un  instant,  par  l’éclat  des  fêtes,  les  fléaux  de  la  guerre,  qui 
sévit  autour  de  Milan  en  ifiqa,  puis  de  nouveau  de  1 55 2 à i555.  Les  gou- 
\erneurs  qui  remplacèrent  Ferrante  ont  laissé  peu  de  traces.  La  cité  s’enrichit 
pnncipalemcnt,  à cette  époque,  de  monuments  dus  à l’initiative  privée.  Telles 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


furent  les  églises  et  les  monastères  élevés  par  les  communautés  religieuses, 
dont  les  envahisseurs  avaient  respecté  les  riches  dotations;  tel  fut  encore  le 
riche  palais  qu’un  marchand  génois,  Andrea  Tomaso  Marini,  créé  marquis 
de  Casalmaggiore  et  duc  de  Terranova,  fit  bâtir  par  Galeazzo  Alessi  ( 1 558  et 
années  suivantes,  aujourd’hui  le  Palais  municipal). 

Si  les  bâtisseurs  ne  manquaient  pas  à Milan,  rien  n’y  était  plus  rare  que 

les  collectionneurs.  L’ano- 
nyme de  Morelli,  qui  visita 
la  ville  dans  la  première 
moitié  du  xvi°  siècle,  n’y 
signale  qu’un  seul  cabinet, 
celui  des  Lampagnano,  et 
encore  ne  renfermait  - il 
que  des  médailles , des 
empreintes  antiques,  et  un 
tableau  de  Memling. 

En  i55g,  l’élévation  au 
trône  pontifical  d’un  Mi- 
lanais , Gian  Angelo  de 
Médicis,  sous  le  nom  de 
Pie  IV,  valut  à la  cité  une 
série  de  fondations  : la 
construction  du  Collège 
des  Jurisconsultes  (aujour- 
d’hui la  Bourse),  un  des 
meilleurs  ouvrages  de  Se- 
regni,  le  palais  de  la  via 
di  Brera , qui  a subsisté 
jusqu’en  1 865  ',  etc.  Mais 
la  plus  insigne  des  faveurs 
accordées  par  le  pape  à sa 
ville  natale  fut  la  nomination  de  Charles  Borromée,  son  neveu,  à l’archevêché 
de  Milan.  Cette  nomination  inaugura,  pour  l’Église  milanaise  et  pour  tout  le 
duché,  une  ère  de  prospérité.  Charles  Borromée  avait  été  nommé  archevêque 
en  i56o,  mais  ce  ne  fut  qu’en  1 565  qu’il  prit  solennellement  possession  de 
son  diocèse  : il  comptait  alors  vingt-six  ans;  vingt  années  durant,  jusqu’à  sa 
mort  prématurée  ( 1 58 4) , il  donna  l’exemple  des  plus  hautes  vertus,  de  la  piété 
la  plus  fervente,  de  la  plus  féconde  activité,  mais  aussi  de  tendances  théo- 
cratiques  qui  devaient  susciter  d’innombrables  conflits  avec  le  gouvernement 
espagnol.  On  devine  avec  quelle  ardeur  les  Milanais  prirent  Lut  et  cause  pour 

1.  Beltrami,  Pala^o  di  Pio  IV  in  Milano.  Rome,  1889.  (Extr.  de  l 'Archivio  storico  dell’  Arte.) 


MILAN  ET  SAINT  CHARLES  BORROMÉE.  289 


leur  pasteur  : dans  ses  luttes  avec  l’étranger,  il  leur  parut  le  champion  de  leurs 
libertés  nationales. 

L’épouvantable  peste  de  iSpô-iSpp  paralysa  de  nouveau  toute  activité. 
Lorsque  Milan  lut  rendue  à la  vie  normale,  la  Renaissance  avait  dit  son  dernier 
mot.  L’héritier  de  saint  Charles,  Frédéric  Borromée  (archevêque  de  iSçS  à 
1 63 1 ),  perpétua  du  moins  son  souvenir  par  une  création  qu’eussent  pu  envier 
les  grands  Mécènes  du  xv°  et  du  xvT  siècle  : la  Bibliothèque  Ambrosienne. 


Hippolyte  Sforza  entre  sainte  Agnès,  sainte  Scholastique  et  sainte  Catherine. 

Par  Bern.  Luini.  («  Monasterio  Maggiore  » à Milan.) 

A défaut  de  Mécènes  de  marque,  les  artistes,  par  contre,  foisonnaient  à Milan. 

Dans  l’architecture,  aux  travaux  plus  ou  moins  fragmentaires  des  enfants 
du  pays,  Cesare  Cesariano,  Bramantino  Suardi,  la  famille  des  Seregno,  dont 
un  membre,  Vincenzo  (1 5oq-i  5gq),  construisit  le  « collegio  dei  Nobili  », 
puis  la  famille  des  Meda,  dont  l’un,  Giuseppe,  fut  attaché  au  Dôme  de  1 55q 
à 1589,  ht  suite  l’imposant  ensemble  des  églises  et  des  palais  élevés  par 
Galeazzo  Alessi  de  Pérouse  et  Pellegrino  Tibaldi  de  Bologne. 

La  sculpture  avait  pour  représentants  quelques  artistes  indigènes  : le  Bam- 
baja,  qui  vécut  jusqu’en  i5q8  (voy.  t.  II,  p.  553),  Marco  Ferrari  d’Agrate 
(t.  II,  p.  55^),  puis  les  Brambilla,  Baldassare  da  Lazzate,  Cristoforo  Lom- 
bardo,  etc.  En  tête  des  étrangers,  venait  Leone  Leoni  d’Arezzo.  Fixé  à Milan, 
où  il  se  construisit  un  superbe  palais,  il  défraya  de  statues  et  la  Lombardie, 

E.  Müntz.  - III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  37 


2 90 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


et  le  duché  de  Mantoue  et  jusqu’à  l’Espagne.  Un  de  ses  compatriotes  toscans, 
Silvio  Cosini,  travailla  pour  le  Dôme,  ainsi  que  le  Sicilien  Gio.  Angelo  de 
Marinis  (i 556-1 58q).  Pendant  le  même  laps  de  temps,  une  dynastie  de 
sculpteurs  milanais,  les  délia  Porta,  faisait  fortune  à Rome,  où  florissait  égale- 
ment une  brillante  colonie  d’orfèvres  originaires  de  la  même  province. 

Pour  la  peinture  nous  rencontrons  tout  d’abord  les  continuateurs  de  Léonard 
de  Vinci,  Bernardino  Luini  et  les  élèves  de  celui-ci,  son  fils  Aurelio,  Bernar- 
dino  Lanini,  Gaudenzio  Ferrari;  puis  un  certain  nombre  de  représentants  des 
Ecoles  voisines,  les  Campi,  Savoldo,  Moretto,  etc.  Jusqu’au  bout  l’Ecole 
milanaise  garda  la  suavité  qu’elle  devait  aux  leçons  de  Léonard. 

Une  nuée  de  graveurs  en  pierres  dures  continuèrent  la  tradition  de  Dome- 
nico  de’  Cammei;  tels  furent  Giov.  Antonio  de  Rossi,  Jacopo  et  Cosimo  da 
Trezzo,  Gasparo  et  Girolamo  Misuroni.  Les  Negrolo  ou  Nigrolo  se  signalèrent 
de  leur  côté  dans  la  gravure  des  armures1. 

Dans  l’angle  nord-ouest  de  l’Italie,  nous  n’avons  plus  à compter,  par  suite  de 
l’extinction  de  la  dynastie  des  Paléologue  (i533),  qu’avec  la  maison  de  Savoie. 
Celle-ci,  longtemps  indifférente,  commence  à entrer  en  scène.  Si  le  duc  Charles  III 
(1486-1 553)  et  sa  femme  Béatrix  de  Portugal  n’ont  que  peu  Lit  pour  la  cause 
qui  nous  intéresse,  le  duc  Emmanuel-Philibert  I"  (i  5 2 8—  1 58o)  et  sa  femme 
Marguerite  de  France,  sœur  de  François  Lr,  se  sont  associés,  non  sans  convic- 
tion, aux  efforts  tentés  dans  le  reste  de  la  Péninsule.  La  création  de  diverses 
fabriques,  parmi  lesquelles  une  de  majoliques  (1  Sôç),  et  surtout  la  formation 
d’un  riche  cabinet  d’antiques,  ont  valu  à ce  couple  la  sympathie  de  la  postérité. 
Le  règne  de  Charles-Emmanuel  L1  (i5Ô2-i63o)  est  marqué  entre  autres  par 
les  fêtes  données  à l’occasion  de  son  mariage  avec  Catherine  d’Autriche,  et  par 
la  première  représentation  du  Pastor  fido  de  Guarini  (i585)\ 

L’histoire  artistique  des  autres  villes  du  Piémont  est  pauvre  en  événements 
saillants.  Le  plus  considérable,  c’est  l’exécution  des  nombreuses  fresques  dont 
Gaudenzio  Ferrari  dota  la  ville  de  Varallo,  située  dans  le  voisinage  de  Novare. 

Verceil,  veuve  depuis  longtemps  de  son  fils  le  plus  illustre,  le  Sodoma,  fit 
appel  à différents  autres  peintres  : G.  Ferrari,  les  Oldom,  les  Tresseni  de  Lodi, 
les  Lanino,  les  Giovanone,  etc. 

Les  Génois  étaient  des  ouvriers  de  la  dernière  heure  ; les  pouvoirs  publics, 
les  communautés  religieuses,  les  particuliers,  avaient  laissé  passer  le  moment 
propice  sans  réaliser  ou  même  concevoir  quelque  entreprise  transcendante.  Ce 
fut  seulement  dans  le  second  tiers  du  siècle  que,  prenant  exemple  sur  leur 

].  Voy.  l’article  de  M.  Bœheim  dans  le  Repertorium  fur  Kunstwissenscbaft,  i885,  p.  85  et  suiv. 

2.  Bijsl.  : Atti  délia  Società  di  Archcologia  c Belle  Arti  per  la  provincia  di  Torino,  1878,  p.  3l- 
86;  1879,  p-  197  et  suiv.  — Angelucci,  Rclapone  dclV  Iugresso  dclla  infante  Catcrina  d'Auslria 
in  Torino.  Turin,  1876. 


LE  PIÉMONT  ET  GÈNES. 


-9i 


illustre  concitoyen  Andrea  Doria,  ils  s’efforcèrent  de  regagner  le  temps  perdu. 

Jusqu’ici  nous  n’avons  que  trop  souvent  rencontré  le  condottiere  de  terre 
ferme  : en  la  personne  d’Andrea  Doria  ( 1468-1 56o)  nous  faisons  connaissance 
avec  le  condottiere  de  mer.  Andrea  se  signala,  d’un  bout  à l’autre  de  sa  longue 
carrière,  par  un  esprit  de  suite,  une  loyauté  et  une  fidélité  rares  chez  les  soldats 
de  fortune  : il  sut  forcer  l’estime  de  ses  adversaires  par  son  attachement  à la 
branche  napolitaine  de  la  maison 


d’Aragon,  non  moins  que  par  sa 
longue  alliance  avec  François  Ier, 
qui  récompensa  d’éclatants  ser- 
vices par  la  plus  criante  ingrati- 
tude. Quant  à son  génie  mili- 
taire, il  était  hors  de  pair,  tout 
comme  ses  capacités  d’homme 
d’État,  et  fit  de  lui  le  premier 
marin  de  son  siècle. 

Pour  architecte  de  son  palais, 

Doria  choisit  un  élève  de  Mi- 
chel-Ange, Fra  Giovanni  Ange- 
lo  da  Montorsoli.  L’édifice  élevé 
par  celui-ci  est  d’une  grande  so- 
briété, qui  n’exclut  toutefois  pas 
une  certaine  indépendance , un 
certain  laisser-aller.  Les  sculp- 
teurs auxquels  lut  confiée  la  dé- 
coration appartenaient  tous,  à 
commencer  par  Montorsoli , à 
1 Lcole  florentine.  C’étaient  Sil- 
vio  Cosini,  qui  exécuta,  entre 
autres,  un  buste  de  Charles- 
Quinl  ',  et  Giovanni  da  Fiesole. 

Quant  aux  peintres,  ils  venaient  du  centre  et  du  nord  : Luzio  avait  pour  patrie 
Rome,  Perino  del  Vaga,  dont  les  fresques  font  encore  l’ornement  du  palais, 
venait  de  Florence,  Beccafumi  de  Sienne,  Girolamo  de  Trévise,  Pordenone  du 
Frioul. 

Les  leçons  de  Perino  ne  furent  pas  perdues  : grâce  à lui,  Gênes  eut  un  sem- 
blant d’Fcole;  son  beau-frère  Luca  Penni,  ses  élèves  Lazzaro  et  Pantaleon  Calvi, 
Giovanni  et  Luca  Cambiaso,  Semini,  y laissèrent  de  nombreux  travaux  de 
décoration. 

Montorsoli,  de  son  côté,  sculpta,  outre  la  statue  et  le  tombeau  de  Doria,  un 


Dame  noble  de  Gênes. 
D’après  le  recueil  de  Vecellio. 


1.  Varni,  Délie  opéré  eseguite  in  Genova  da  Silvio  Cosini.  Gênes,  1868. 


2Q2 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Saint  Jean  pour  la  cathédrale,  un  riche  autel  pour  l’église  San  Matteo  et  divers 
autres  ouvrages.  Il  fut  suivi  de  Pierino  de  Vinci,  puis  de  Giovan  Giacomo  et  de 
Guglielmo  délia  Porta,  et  enfin  de  Jean  Bologne. 

Bien  autrement  décisive  fut  l’action  exercée  par  un  architecte  ombrien,  qui  fit 
de  Gênes  sa  patrie  d’adoption  : fixé  en  1 5qg  sur  les  bords  de  ce  golfe  enchanteur, 
Galeazzo  Alessi  le  dota  des  églises  et  des  palais  qui  en  renouvelèrent  si  complète- 
ment la  physionomie.  La  « Strada  Nuova  » est  sa  création,  à l’exception  de  deux 
ou  trois  édifices.  A partir  de  ce  moment,  les  palais  génois  le  disputèrent  en  ma- 
gnificence à ceux  de  Venise.  Accordons  en  outre  un  souvenir  au  Lombard  Rocco 
Pennone,  qui  construisit  les  parties  les  plus  anciennes  du  Palais  Ducal  et  peut- 
être  aussi  le  célèbre  escalier,  ainsi  qu’à  son  confrère  G.  B.  Castello,  de  Brescia. 

L’exemple  de  Doria  piqua  l’émulation  de  quelques-uns  de  ses  concitoyens  : 
Luciano  Pallavicino,  passant  à Reggio,  acheta,  au  poids  de  l’or,  un  tableau 
du  Corrège;  les  Sauli,  grands  protecteurs  des  lettres,  méritèrent  bien  de  la 
cause  de  l’art  en  appelant  à Gênes  Alessi;  Luca  Giustinani  chargea  Palladio 
de  lui  composer  un  plan  de  palais;  Luca  Grimaldi  commanda  à Jean  Bologne 
les  statues  et  bas-reliefs  de  l’église  de  Castelletto  (i5v5). 

Pour  finir  notre  exploration,  il  ne  nous  reste  plus  qu’à  visiter,  au  sud  de 
Gênes,  Carrare,  la  patrie  des  marbres.  De  même  que  ses  rivales  de  la  Toscane, 
Fiesole,  Majano  et  Settignano,  elle  enfanta  un  essaim  de  sculpteurs  célèbres  : les 
Calamech,  les  Danese  Cattaneo,  les  Antonio  Maffiolo,  les  Batt.  Nelli,  pour  ne 
point  parler  de  tant  d’étrangers  illustres,  tels  que  Michel-Ange,  auxquels  elle 
offrit  l’hospitalité,  des  mois  durant,  au  milieu  de  scs  carrières. 


Médaille  d’Andrea  Doria. 
Par  Leone  Leoni. 


Frontispice  du  Traité  d’Architecture  de  Serliû  (Venise,  i55i.) 


Entablement  du  mausolée  de  Fil.  Decio  (f  i535),  par  Stagïo  Stagi. 
(Campo  Santo  de  Pise.), 


CHAPITRE  I 

L ARCHITECTURE  DE  LA  FIN  DE  LA  RENAISSANCE.  — LES  OUVRAGES  THEORIQUES 
ET  LES  ORDRES.  — LES  DIFFERENTS  ELEMENTS  DE  LA  CONSTRUCTION  ET  LES 
DIFFÉRENTS  GENRES  D’ÉDIFICES. 


1 est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  que  c’est  dans  le 
domaine  de  l’architecture  que  la  Fin  de  la  Renaissance  a 
accompli  les  plus  grandes  choses.  A la  mort  de  Léon  X, 
la  sculpture,  abstraction  laite  des  tombeaux  des  Médicis, 
avait  dit  son  dernier  mot.  En  peinture,  si  nous  mettons 
à part  les  Ecoles  de  Venise  et  de  Parme,  aucune  conquête 
essentielle  ne  vint  s ajouter  à l’œuvre  des  maîtres  de  l’Age 
dOi.  Pout  1 aichitecture  au  contraire,  on  ne  comprendrait  pas  la  Renaissance 
s arrêtant  à Bramante.  Il  faudra  l’effort  d’une  génération  encore  pour  que  les 
piincipes  de  lait  antique  pénètrent  dans  l’esprit  de  la  société,  pour  qu’ils  s’af- 
lîi ment  a\ec  autorité  et  avec  éclat.  La  Fin  de  la  Renaissance  seulement  verra 
paraître  les  bâtisseurs  assez  énergiques  pour  transformer  en  quelques  lustres 
des  quaitieis  cntieis  et  les  architectes  capables  de  mettre  leur  empreinte,  non 
Plus  seulement  sur  un  édifice  isolé,  mais  sur  de  vastes  ensembles.  On  dirait 
que  les  moyens  d’exécution  ont  progressé  dans  la  mesure  même  oii  l’esthétique 
gagnait  en  fermeté.  Avec  quelle  liberté  les  successeurs  de  Bramante  ne 
manient-ils  pas  doiénavant  les  masses!  Quelle  fécondité  de  ressources  pour 


296 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


provoquer  les  contrastes,  en  multipliant  les  plans,  en  utilisant  ou  au  besoin 
en  créant  des  différences  de  niveau  ! En  un  mot,  tandis  que  la  sculpture  et  la 
peinture  se  laissent  de  plus  en  plus  aller  à la  frivolité,  l’architecture  se  fait 
de  plus  en  plus  savante  et  sérieuse1. 

Un  litit  qui  montre  jusqu’à  l’évidence  de  quelle  vitalité  les  Écoles  italiennes 
étaient  encore  douées,  c’est  la  variété  même  des  aspirations  qui  se  font  jour 
chez  les  différentes  Écoles.  Prenons  Michel-Ange  et  Palladio  : peut-on  ima- 
giner deux  maîtres  plus  dissemblables  ! L’un  cherche  avant  tout  le  mouve- 
ment, l’autre  avant  tout  l’harmonie,  des  lignes  tranquilles  et  pures.  Opposons 
maintenant  Palladio  à Alessi  : ici  encore  quel  contraste  ! Le  premier  préconise 
l’Ordre  colossal,  encadrant  jusqu’à  deux  ou  trois  étages  dans  une  seule  ordon- 
nance de  colonnes  ou  de  pilastres  ; le  second  morcelle  à l’infini  et  place  l’effet 
dans  la  multiplicité  des  motifs.  Bref,  que  l’on  considère  les  proportions  données 
aux  différents  membres  de  l’architecture  ou  la  combinaison  de  ces  membres  les 
uns  avec  les  autres,  les  innovations  sont  également  importantes2. 

Cependant,  à travers  la  multiplicité  des  efforts  et  la  diversité  des  tendances, 
un  trait  se  dégage  avec  une  extrême  netteté  : les  combinaisons  désormais  sont 
raisonnées  et  voulues  plutôt  que  primesautières.  A l’ère  de  l’inspiration,  aux 
intuitions  du  génie,  ont  succédé  de  patients  et  laborieux  calculs.  Assurément, 
plus  d’un  chef-d’œuvre  encore  prendra  naissance,  mais  la  réflexion  y aura  plus 

1.  Le  lecteur  comprendra  que,  dans  un  travail  tel  que  celui-ci,  je  ne  saurais  examiner  par  le 
menu  tant  de  problèmes  de  l’ordre  technique.  Je  me  console  d’autant  plus  facilement  de  négliger 
cette  tâche,  qu’une  série  d’auteurs  étrangers  ont  en  quelque  sorte  épuisé  la  matière  : il  suffit  de 
rappeler  parmi  eux  Burckhardt  (der  Cicerone  et  Geschichte  der  Renaissance  in  Italien')-,  — M.  Bühl- 
mann  (die  Arcbitektur  des  classischen  Altertlmms  und  der  Renaissance.  Stuttgart,  1872-1877);  — 
M.  Thiersch  (les  Proportions,  dans  le  Handbuch  der  Arcbitektur  de  Durm,  14'  partie,  t.  I, 
p.  70-88);  — H.  de  Geymüller  (die  Arcbitektur  der  Renaissance  in  Toscana.  Munich,  i885  et 
suiv.,  et  tbe  Scbool  oj  Bramante.  Londres,  1891);  — Redtenbacher  (die  Arcbitektur  der  ital. 
Renaissance-,  Francfort,  1886);  — Ebe  (die  Spcet-Rcnaissance ; Berlin,  1886);  — Gurlitt  (Geschichte 
des  Barocksl  ils  in  Italien-,  Stuttgart,  1887).  Parmi  les  travaux  français,  je  citerai  Y Histoire  des 
plus  célèbres  architectes  de  Quatremère  de  Quincy,  les  Edifices  de  Rome  moderne  de  Letarouilly, 
Y Architecture  de  la  Renaissance  de  M.  Palustre.  Voy.  en  outre  la  bibliographie  donnée  dans 
notre  tome  I,  P-  072. 

2.  Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  rechercher  l’origine  des  grands  architectes  appartenant  à la 
dernière  période  de  la  Renaissance  : Peruzzi,  Jules  Romain,  Serlio,  Vignole,  Vasari,  Buon- 
talenti,  Pell.  Tibaldi,  avaient  débuté  par  la  peinture;  Michel-Ange,  Sansovino,  Ammanati,  par 
la  sculpture  ; seuls  Antonio  da  San  Gallo,  San  Micheli,  Alessi  et  Palladio  s’étaient  consacrés  dès 
la  jeunesse  à l’art  de  bâtir. 

D’autre  part,  comme  dans  le  passé,  certains  architectes  sont  en  même  temps  entrepreneurs  : 
ainsi  Battista  da  San  Gallo,  ainsi  Giovanni  Mangone,  qui  travaillaient  simultanément  pour  la 
cour  de  Rome  en  qualité  de  vérificateurs  des  travaux  d’autrui  et  d’entrepreneurs  pour  leur  propre 
compte.  — Vasari,  par  contre,  s’en  remettait  à des  subalternes  du  soin  de  diriger  la  construc- 
tion des  édifices  dont  il  avait  élaboré  le  plan  : ce  fut  un  certain  « maestro  Bernardo  » qui 
remplit  cette  mission  à son  égard.  — L’architecte  était  considéré  comme  civilement  respon- 
sable. Après  l’écroulement  de  la  voûte  de  la  bibliothèque  de  Saint-Marc,  Sansovino  lut  mis  en 
prison  et  condamné  à 1000  ducats  d’or  de  dommages-intérêts.  Il  eut  beaucoup  de  peine  à se 
justifier  et  à obtenir  le  remboursement  des  sommes  qu’il  avait  payées. 


LES  OUVRAGES  THEORIQUES. 


2Q7 


de  part  que  la  fantaisie  ou  le  sentiment.  La  pleine  possession  de  tous  les  secrets 
techniques  et  de  toutes  les  règles  du  style  classique  explique  en  outre  comment 
les  architectes  ont  pu  se  porter  avec  tant  de  liberté  les  uns  à gauche,  les  autres 
à droite;  s’attacher  les  uns  au  rythme,  les  autres  au  mouvement.  Rien  de  plus 
aisé,  quand  la  conviction  et  la  spontanéité  ont  faibli,  que  de  choisir  ainsi  entre 
les  extrêmes.  Les  représentants  de  l’Age  d’Or  et  les  Primitifs  auraient  été 
fort  embarrassés  d’en  agir  à leur 


guise  : ils  ignoraient  cette  fa- 
culté de  faire  des  retours  sur 
eux-mêmes,  et  semblaient  obéir 
à une  sorte  de  nécessité  intime. 

C’est  ainsi  que , dans  l’inven- 
tion comme  dans  le  style,  nous 
voyons  la  raison  se  substituer 
progressivement  à l’imagination, 
la  science  à la  fantaisie1.  Abstrac- 
tion laite  de  Michel-Ange  et  de 
son  École,  les  grands  architectes 
de  la  Fin  de  la  Renaissance  pro- 
fessent avant  tout  le  respect  des 
Ordres  tels  qu’ils  avaient  été  éla- 
borés par  l’antiquité  romaine. 

Il  n’est  pas  surprenant,  étant 
donnés  de  pareilles  habitudes  et 
de  pareils  instincts,  que  les  ou- 
vrages théoriques  gagnent  en 
importance  et  en  autorité.  L’ad- 
jonction des  gravures  — soit  sur 
bois,  soit  sur  cuivre  — facilita 
encore  la  tâche  des  imitateurs  : 

ils  n’eurent  même  plus  besoin  d’interpréter  le  texte,  de  traduire  les  for- 
mules; il  leur  suffisait  de  copier  les  figures. 


Perspective  d’une  rue. 
D'après  la  gravure  de  Serlio  (liv.  II). 


I.  Veut-on  savoir  jusqu’où  les  architectes  de  la  Fin  de  la  Renaissance  poussaient  les  investi- 
gations techniques,  on  n’a  qu’à  consulter  les  biographies  de  Sansovino  et  de  Bertani.  Le  premier 
proposa  de  chercher  le  moyen  de  faire  tomber  exactement  le  milieu  de  la  métope  sur  l’angle 
de  la  frise  dorique,  et  toute  l’Italie  s’agita  pour  résoudre  ce  problème,  qui  occupa  non  seulement 
les  architectes,  mais  le  cardinal  Bembo,  Mgr  Tolomei  et  d’autres  (Quatremère  de  Quincy, 
Histoire  des  plus  célèbres  Architectes,  t.  I,  p.  278-279).  Le  second  se  signala  par  ses  savantes  obser- 
vations sur  la  volute  ionique.  Il  avait  élevé  à la  porte  d’entrée  de  sa  maison,  à Mantoue,  une 
colonne  de  pierre  accompagnée  de  tous  les  genres  de  mesures,  comme  le  palme,  le  pouce,  le 
pied  et  la  brasse  antiques,  afin  que  chacun  pût  vérifier  si  les  proportions  qu’il  avait  adoptées 
étaient  justes  ou  non  (Vasari).  — Sur  le  rôle  joué  par  les  théories  platoniciennes  dans  l’évolu- 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


38 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


298 


Dans  les  nombreux  traités  qui  virent  le  jour  à cette  époque,  le  fait  saillant, 
c’est  un  respect  de  plus  en  plus  profond  pour  Vitruve  (voy.  ci-dessus  p.  108- 
1 1 o,  141,  et  t.  II,  p.  3 1 7-3 18).  On  n’admet  plus  que  cinq  Ordres,  pas  un  de 
plus  : il  est  vrai  qu’en  les  combinant  on  pouvait  réaliser  une  variété  infinie. 

Trois  noms  personnifient  ce  grand  effort  de  codification  : Serlio,  Vignole  et 
Palladio1. 

Sebastiano  Serlio  (né  à Bologne  en  1470,  mort  à Fontainebleau  en  1 55^) 
doit  sa  réputation  à ses  ouvrages  théoriques,  non  à ses  constructions2  : jusqu’ici, 
en  effet,  il  a été  impossible  de  lui  attribuer,  avec  quelque  vraisemblance,  n’im- 
porte quel  édifice.  L’existence  de  ce  théoricien  se  partagea  entre  Rome,  où  il  se 
familiarisa  avec  les  monuments  de  l’antiquité  et  avec  les  principes  de  Peruzzi, 
qui  lui  légua  ses  dessins,  Venise,  où  il  entretint  des  relations  suivies  avec  San 
Michèle,  Sansovino  et  Palladio,  et  la  France,  où  il  passa  ses  dernières  années. 
Il  semble  avoir  mené  une  existence  assez  misérable  et  ne  comptait  pas  moins 
de  soixante-six  ans  lorsque  François  Tr  l’appela  auprès  de  lui,  en  i5qi,  en 
qualité  de  « peintre  et  d’architecteur  ordinaire  au  fait  de  ses  ...  édiffices  et 
bastiments  au  lieu  de  Fontainebleau,  et  aux  gages  de  400  livres  par  an  ».  Tout 
en  le  comblant  de  faveurs,  le  roi  négligeait  de  l’employer.  Aussi  l’artiste  italien 
s’ennuyait -il  à périr  dans  ce  site  enchanteur  : « me  retrouvant  continuel- 
lement, disait-il,  dans  cette  solitude  de  Fontainebleau,  où  il  y a plus  de 
bêtes  sauvages  que  d’hommes  ». 

Serlio  consacra  les  trop  nombreux  loisirs  que  lui  laissaient  ses  fonctions  à 
achever  sa  grande  publication  : les  Règles  générales  d’ Architecture".  Voici  l’éco- 
nomie de  ce  travail  : le  premier  livre  contient  les  notions  élémentaires  de 

tion  de  la  Renaissance,  voy.  notre  tome  II,  p.  489;  sur  les  différences  entre  l’architecture  du 
XVIe  siècle  et  celle  du  xvc,  le  même  volume,  p.  80-81. 

1.  Quelques  notes  ici  sur  les  ouvrages  de  second  ordre  : Dans  ceux  de  Cesariano  (di  Litcio 
Vctruvio  Pollione  de  Arcbitectura.  Côme,  1 5 2 1 ) et  de  G.  B.  Caporali  de  Pérouse  ( Architettura 
cou  il  suo  commento  et  figure.  Vctruvio  in  volgar  lingua  raportata  per  M.  Giambatista  Caporal 1 di 
Perugiii  (Pérouse,  1 536  ; le  privilège  est  de  1 533),  le  texte  est  aussi  insipide  que  l’illustration  est 
grossière.  Le  traité  de  Scamozzi  (i5Ô2-i6i6)  ne  fut  publié  qu’en  1 6 1 .5  : il  ne  rentre  donc  plus 
dans  le  cadre  du  présent  travail. 

2.  Bibl.  Amorini,  Elogio  di  Sebastiano  Serlio.  Bologne,  1828.  — Promis,  lngegncri  e Scrittori 
militari  bolognesi ; Turin,  i863.  — Charvet,  Sebastien  Serlio,  1 47-5- 1 554-  Lyon,  1869.  — Redten- 
bacher,  die  Architehtur  der  ital.  Renaissance , p.  53-59- 

3.  Les  Regole  gcncrali  di  Architettura...  sopra  le  cinque  maniéré  degli  Edificj  (formant  le  IV'  livre) 
parurent  en  i53y  à Venise.  Elles  furent  suivies  en  iSqodu  troisième  livre  (Venise),  en  i5q5  du 
premier  et  du  second  (Paris),  en  i5q7  du  cinquième  (Paris).  Depuis,  le  traité  a été  souvent 
réimprimé.  — Dans  un  ouvrage  à part,  Serlio  a publié  trente  portes  « di  opéra  rustica  misti  con 
diversi  ordini  » et  vingt  autres  (Lyon,  1 55 1 ) . Cette  fois-ci  il  a eu  recours  à la  gravure  sur  cuivre. 
Ses  portes  sont  du  goût  le  plus  douteux;  l’auteur  a essayé  d’obtenir  la  variété  en  recourant  à 
toutes  sortes  d’artifices,  de  subterfuges  : emploi  de  colonnes  rustiques  d’un  style  bizarre,  gaines 
en  forme  de  paniers,  etc.  Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  relever  l’opinion  des  contemporains  sur 
ces  compositions  : d’après  Vasari,  les  trente  premières  portes  sont  d’un  goût  irrégulier  et  capri- 
cieux, et  les  vingt  autres  d’un  style  sage  et  pur! 


LES  OUVRAGES  THEORIQUES. 


299 


géométrie;  le  second,  un  traité  de  perspective;  le  troisième  est  consacré  aux 
antiquités  de  Rome  («  Roma  quanta  fuit  ipsa  ruina  docet  »);  le  quatrième,  le 
plus  important,  traite  des  règles  générales  de  l’architecture  et  des  cinq  Ordres; 
il  donne  en  outre  des  plans  de  palais  avec  des  détails;  le  cinquième  enfin  fait 
connaître  les  diverses  formes  d’églises  («  tempii  sacri  seconde  il  costume  chris- 
tiano  »),  avec  des  plans  et  des  élévations  à l’appui.  Les  gravures  sur  bois  qui 
accompagnent  le  texte  sont  assez  rudes  et  ne  rendent  qu’imparfaitement  les 
finesses  des  dessins  originaux. 

Le  goût  chez  Serlio  n’était  pas  à la  hauteur  de  la  science.  Prenez  le  fron- 
tispice de  son  premier  li- 


vre (i5q5)  : que  d’agita- 
tion déjà,  et  comme  on 
sent  que  Michel -Ange  a 
passé  par  là!  Ce  ne  sont 
qu’échancrures,  contourne- 
ments, banderoles,  cartou- 
ches aux  bords  relevés,  dé- 
coupures bizarres , angles 
rentrants  et  angles  sail- 
lants : on  dirait  parfois  de 
la  menuiserie,  non  plus  de 
l’architecture.  A cet  égard, 
Serlio  est  le  vrai  précurseur 
de  Dietterlin. 

Dans  l’ouvrage  de  Vi- 
gnole1,  le  texte  est  abso- 


Une  Rue  italienne  au  xvi”  siècle. 
D’après  la  gravure  de  Serlio  (liv.  II). 


lument  subordonné  aux 

planches,  qui  sont  soigneusement  gravées  sur  cuivre  : il  n’y  apparaît  que  sous 
forme  de  légendes.  La  principale  préoccupation  de  hauteur  est  d’établir  les 
mesures  exactes  de  chacun  des  facteurs  composant  un  Ordre  — plinthes,  fûts, 
chapiteaux,  frises,  corniches,  etc.,  etc.  — , non  moins  que  celles  des  espace- 
ments compris  entre  les  colonnes.  C’est,  en  un  mot,  un  recueil  de  formules, 
presque  de  schémas,  dont  le  succès  devait  être  en  raison  même  de  sa  sobriété. 

- Est-il  nécessaire  d’ajouter  que  Vignole,  de  même  que  Serlio  et  Palladio,  ne 
connaît  que  l’architecture  romaine  ? De  là  bien  des  erreurs.  Les  historiens 
modernes  ont  chargé  ce  maître  de  toutes  les  iniquités  d’Israël,  mais  u’est-cc 
pas  plutôt  à Albert!  et  à Brunellesco  que  remontent  les  responsabilités! 

L’ouvrage  de  Palladio2  est  composé  d’une  façon  plus  méthodique  que  celui  de 
Serlio  ; il  révèle  en  outre  des  connaissances  plus  pénétrantes.  Dans  le  premier 


1.  Regola  delli  cinquc  Ordini  cTArchitettura.  Libro  primo  cl  originale...  i563. 

2.  I quattro  Libri  delV Archilettura.  Venise,  1.570.  Les  gravures  sur  bois  qui  accompagnent  cet 
ouvrage  ne  sont  guère  supérieures  à celles  du  Traité  de  Serlio. 


3oo 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


livre,  l’auteur  étudie  les  matériaux,  les  systèmes  de  construction,  les  Ordres; 
dans  le  second,  les  palais  et  habitations  des  particuliers,  avec  force  gravures, 
d’après  ses  propres  compositions;  dans  le  troisième,  il  traite  des  rues,  des  ponts, 
des  places,  des  basiliques  ; dans  le  quatrième,  il  passe  en  revue  les  temples 
antiques  de  Rome  et  de  quelques  autres  villes,  soit  de  l’Italie,  soit  de  l’étranger 
(la  « Mazon  quarrée  » de  Nîmes,  etc.). 

Sous  l’action  des  théoriciens,  d’accord  en  cela  avec  le  goût  du  public,  il  se  pro- 
duit dans  l’aménagement  des  villes,  des  places  et  des  rues,  dans  l’appropriation 
des  ensembles  et  dans  les  menus  détails  de  l’installation,  une  réaction  de  plus  en 
plus  prononcée  contre  les  errements  du  moyen  âge,  une  poursuite  de  plus  en 
plus  ardente  de  la  symétrie  et  de  la  régularité  : aux  ruelles  obscures  et  tortueuses 
du  temps  jadis  succèdent  des  avenues  pleines  d’air,  inondées  de  lumière1.  Telles 
furent  les  villes  improvisées  par  les  derniers  grands  bâtisseurs  du  x\T  siècle  : 
Castro  et  Sabbionetta.  Jules  Romain  et  Gai.  Alessi  s’inspirèrent  des  mêmes 
principes  dans  leur  transformation  de  Mantoue  et  de  Gênes,  Sixte  Quint  dans 
sa  transformation  de  Rome  (voy.  p.  244  et  267). 

S’agit-il  de  créer  des  places,  on  ne  se  contente  plus  de  leur  assurer  un  cadre 
monumental  (Michel-Ange  proposa  de  continuer  autour  de  la  place  de  la  Sei- 
gneurie un  système  de  loges  analogue  à celui  des  Lanzi,  mais  son  projet  n’eut 
pas  de  suite)  : on  les  enrichit  à l’aide  de  toutes  sortes  d’inventions  : fontaines, 
statues  équestres,  obélisques  (place  de  la  Seigneurie  et  place  de  l’Annonciation 
â Florence,  place  de  Saint-Pierre  et  place  du  I.atran  à Rome,  etc.).  Dans  l’amé- 
nagement de  la  place  du  Capitole,  on  tire  parti  des  accidents  du  terrain  pour 
établir  des  rampes  ou  des  escaliers. 

Fait  remarquable  et  qui  mérite  d’être  proposé  en  exemple  aux  bâtisseurs 
modernes  : à Gênes,  lors  de  la  construction  de  la  « Strada  Nuova  »,  les  voisins 
s’entendirent  pour  choisir  un  axe  commun,  afin  que  dans  les  palais  qui  se  fai- 
saient face  la  vue  pût  être  comme  doublée  à travers  les  portiques2. 

A la  suite  de  ces  aperçus  généraux,  abordons  par  le  menu  les  questions  si 
multiples  qui  se  rattachent  à la  suprême  évolution  de  l’architecture  italienne 
du  xvie  siècle. 

En  matière  de  construction,  les  dernières  difficultés  sont  définitivement 
surmontées.  L’achèvement  de  la  coupole  de  Saint-Pierre  et  le  déplacement  de 
l’obélisque  du  Vatican3  révèlent  chez  Michel-Ange  et  chez  Fontana  des  connais- 
sances techniques  égales  aux  qualités  artistiques.  Palladio,  de  son  côté,  réalisa 
un  tour  de  force  en  donnant  à la  basilique  gothique  de  Vicence  un  revêtement 

1.  Voy.  l’article  de  M.  Oettingen  sur  la  « ville  idéale  » de  Vasari  dans  le  Refertorium  fin 
Kanstwissenschaft  de  i8qi  (p.  21  et  suiv.).  — Palladio,  livre  III,  ch.  xvi. 

2.  Le  Cicerone,  trad.  franc.,  p.  206. 

3.  Fontana,  dcl  Modo  tenuto  ucl  trasportarc  Vobelisco  Vaticano  c délie  Fab riche  fatle  da  Nostro 
Signore  Sisto  V.  Rome,  i58ç. 


LES  MODELES  EN  BOIS. 


qui,  non  seulement  la  consolidait  extérieurement,  mais  encore  s’harmonisait 
merveilleusement  avec  elle. 


Malgré  une  telle  science  et  une  telle  précision  dans  les  calculs,  la  confec- 
tion d un  modèle  en  bois  (t.  II,  p.  32o)  précède  toute  construction  de 
quelque  importance.  Les 
artistes  chargés  de  ces  ré- 
ductions étaient  d’ordi- 
naire eux-mêmes  des  ar- 
chitectes de  mérite.  Celui 
qui  exécuta  le  modèle 
de  la  basilique  de  Saint- 
Pierre  de  Rome  (35  pal- 
mes de  long  sur  26  de 
large  et  20  1/2  de  haut  !), 
tel  que  l’avait  composé 
Antonio  da  San  Gallo, 

11’était  autre  que  Labac- 
co,  l’auteur  d’un  recueil 
d’antiquités  fort  connu, 
et  la  rémunération  qu’il 
reçut  ne  s’éleva  pas  à 
moins  de  5 184  écris  d’or 
(3  ou  400  000  francs  ! ) 

Mais  l’énormité  de  la  dé- 
pense lut  la  condamna- 
tion même  du  projet  : le 
modèle  composé  pour  le 
même  édifice  par  Mi- 
chel-Ange ne  coûta  que 
25  écus  et  rallia  tous  les 
suffrages. 

A Florence,  l’œuvre  du 

Dôme  commanda  toute  une  série  de  modèles  de  façade  à G.  A.  Dosio,  à Jean 
Bologne,  à Bern.  Buontalenti  ; le  prince  Jean  de  Médicis,  qui  se  piquait  de 
connaissances  en  architecture,  ne  dédaigna  pas  d’en  composer  un. 

Fidèle  aux  pratiques  de  la  sculpture,  alors  même  qu’il  faisait  de  l’architec- 
ture, Michel-Ange  se  servit  de  terre  glaise,  non  de  bois,  pour  exécuter  le 
modèle  de  l’escalier  de  la  Bibliothèque  Laurentienne  ',  ainsi  que  le  modèle  de 
1 église  Saint-Jean  des  Florentins. 


Projet  de  palais. 

D’après  le  Traité  d’Architecture  de  Palladio  (liv.  11). 


i.  Lettere,  p.  55o. 


302 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Comme  matériaux  de  construction,  le  marbre  l’emporte  de  plus  en  plus 
sur  la  pierre  de  taille  et  celle-ci  de  plus  en  plus  sur  la  brique.  Cette  dernière 
n’est  plus  guère  employée  qu’à  Bologne,  à Ferrare  et  en  Lombardie.  Et  encore', 
quand  il  est  impossible  de  s’en  passer,  la  recouvre-t-on  d’un  crépi,  ou  lui  donne- 
t-on,  à l’aide  du  stuc,  l’apparence  du  marbre.  D’après  Burckhardt,  le  palais  du 
Té  serait  la  première  construction  monumentale  dans  laquelle  on  aurait  eu 
recours  à des  artifices  de  ce  genre,  alors  qu’il  eût  été  si  simple,  ne  disposant 
que  de  briques,  de  laisser  à celles-ci  leur  couleur  naturelle. 

En  même  temps  que  la  brique  disparaissent  les  ornements  en  terre  cuite. 

Parfois  aussi  on  faisait  entrer  le  fer  dans  la  construction  ; c’est  ainsi  que  ce 
métal  remplaça  le  bois  dans  le  palais  de  la  Monnaie  de  Venise,  un  des  chefs- 
d’œuvre  de  Sansovino  (il  s’agissait  avant  tout  de  préserver  l’édifice  du  feu).  On 
se  servait  en  outre  couramment  d’armatures  en  fer,  soit  pour  consolider  des 
voûtes  anciennes,  soit  pour  en  construire  de  nouvelles  (Bibliothèque  de  Saint- 
Marc  à Venise,  également  construite  par  Sansovino). 

Les  tuiles  de  plomb  continuèrent  à être  d’un  emploi  courant.  On  s’en  servit 
entre  autres  pour  recouvrir  l’église  de  Lorette,  ainsi  que  les  palais  édifiés  à 
Rome  par  Paul  III. 

Dans  le  choix  de  I’appareil,  le  fait  le  plus  saillant  est  le  regain  de  faveur  dont 
s’enorgueillit  l’appareil  rustique,  dédaigné  pendant  un  temps  (t.  II,  p.  322). 
Prenant  exemple  sur  Bramante,  qui  dans  son  palais  du  Borgo  en  avait  fait 
usage  pour  le  rez-de-chaussée,  Jules  Romain  et  San  Micheli  le  prodiguent 
parfois  sans  nécessité,  en  l’associant  à l’ordre  dorique1 2.  Girolamo  da  Carpi  fait 
contraster  (palais  Crispi  à Ferrare)  des  portes  cochères  en  rustique  avec  des 
murs  en  briques,  relevés  aux  extrémités  par  une  rangée  unique  de  blocs  éga- 
lement en  rustique.  La  façade  d’un  des  palais  construits  à Rome  par  Mazzoni, 
le  palais  Spada,  fournit  à cet  égard  un  enseignement  plus  mémorable  encore  : 
l’auteur  s’ingénie  à opposer  la  nudité  du  rez-de-chaussée  en  rustique  à la 
richesse  du  premier  étage  et  surtout  à celle  de  l’intervalle  compris  entre  cet 
étage  et  l’étage  supérieur  : ce  ne  sont  que  festons,  tentures,  niches,  inscrip- 
tions, etc.  Le  style  baroque  n’eût  pas  su  mieux  faire. 

L’emploi  des  pointes  de  diamant  se  généralise  (voy.  t.  I,  p.  383).  Un  palais 

1.  En  1 5 5 1 , Giovanni  (Nanni)  di  Bartolommeo  dei  Lippi  obtint  un  privilège  pour  un  nouveau 
procédé  de  fabrication  de  briques,  égales  pour  la  dureté  et  la  solidité  à celles  des  anciens 
Romains  (Bertolotti  : A rte  e Storia,  1886,  p.  I q5).  Sur  les  matériaux  employés  à Venise,  voy.  San- 
sovino, Venetia  (édit,  de  1604,  fol.  262).  — Certaines  provinces  conservaient  le  monopole  de  cer- 
taines spécialités,  comme  aujourd’hui  les  Piémontais  pour  les  travaux  de  terrassement.  A Ve- 
nise, les  fabricants  de  pavements  («  terrazzi  »)  étaient  la  plupart  originaires  de  Forli  (Sanso- 
vino, ilnd.,  fol.  262  v°). 

2.  Les  bossages  et  les  refends,  d’après  l’expression  pittoresque  de  Quatremère  de  Quincy,  sont 
comme  les  ombres  dans  la  peinture,  c’est-à-dire  des  moyens  d’opposition  qui  font  valoir  les 
parties  lisses  et  laissent  mieux  briller  l’élégance  des  colonnes  et  des  ornements.  ( Histoire  des  plus 
célèbres  Architectes,  1. 1,  p.  65-67,  348-350 ; t.  II,  p.  12.) 


L’APPAREIL.  - LES  ORDRES. 


3o3 


de  Macerata  se  signale  entre  autres  par  l’emploi  de  ce  genre  d’appareil1. 

Il  ne  semble  pas,  d’autre  part,  que  les  architectes  italiens  aient  connu  les  bos- 
sages vermiculés  ou  à gouttes  de  suif,  chers  à nos  architectes  français. 


Décrire  tous  les  artifices  mis  en  œuvre  pour  donner  plus  de  variété  aux 
ouvertures,  portes  ou  fenêtres2,  serait  une  tâche  qui  nous  entraînerait  trop 
loin.  Bornons-nous  à signaler  l’invention  des  frontons  brisés  (due  à Michel- 
Ange),  qui  alternent  désor- 
mais avec  les  frontons  semi- 
circulaires  ou  triangulaires, 
celle  des  consoles  allongées, 
soutenant  les  fenêtres  (exem- 
ples : la  villa  Lan  te  à Rome, 
les  palais  construits  par  Va- 
sari)  ; puis  celle  des  cham- 
branles à crossettes,  c’est-à- 
dire  des  chambranles  dont  les 
moulures  forment  une  saillie 
aux  quatre  angles  À Cette  dis- 
position peu  heureuse  se  ren- 
contre en  germe  au  palais 
Massimi  à Rome,  puis  au 
palais  Bochi-Piella  à Bologne, 
et  bientôt  partout. 

Plus  disgracieuses  encore 
sont  les  fenêtres  en  éventail, 
c’est  - à - dire  composées  de 
cintres  sans  jambages,  dont 
Galeazzo  Alessi  semble  avoir 

le  premier  fait  usage  dans  l’église  Sainte -Marie  de  Carignan  à Gênes4. 

Les  fenêtres  mezzanines,  peu  usitées  auparavant,  acquièrent  une  grande 
importance  (palais  de  Peruzzi,  etc.). 


Les  Ordres  appliqués  à la  décoration  d’une  façade  de  palais. 
D’après  la  gravure  de  Serlio  (liv.  IV). 


1.  Voy.  le  livre  IV  de  Serlio  (loi.  16)  et  le  Vovage  de  Montaigne  (p.  dqô).  Cette  mode  se 
répandit  à l’étranger.  Exemples  : le  palais  à facettes  du  Kremlin  à Moscou,  la  « Casa  de  los 
Picos  » à Ségovie. 

2.  Si  à Venise  toutes  les  fenêtres  étaient  garnies  de  vitres,  dans  beaucoup  d’autres  villes 
des  toiles  cirées  ou  des  bandes  de  papier  protégeaient  seules  contre  les  intempéries.  Et  encore 
ces  précautions  formaient-elles  l’exception.  D’ordinaire,  pour  se  garantir  du  froid  ou  de  la  pluie, 
on  n avait  d autre  ressource  que  de  fermer  les  volets.  (Sansovino,  Venetia,  édit,  de  1604,  fol.  263. 
— Montaigne,  Voyage,  p.  171,  186,  410,  4.3 1.) 

0.  Cette  forme  de  chambranles  se  trouve  déjà  dans  les  temples  de  l’Acropole,  mais  limitée  A 
la  partie  supérieure,  tandis  qu’au  xvT  siècle  chacun  des  quatre  angles  forme  une  saillie.  (Stuart 
et  Revett,  les  Antiquités  d'Athènes,  t.  II,  pl.  XXXII.)  Le  temple  de  Vesta  à Tivoli  offre  une 
disposition  analogue  (Bühlemann,  pl.  XXXVI). 

4-  \ oy.  Palustre,  V Architecture  de  la  Renaissance,  p.  106. 


304 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


11  en  est  de  même  des  « oculi  ».  Sanvovino  leur  donne  la  forme  ovale  (Biblio- 
thèque de  Saint-Marc,  Palais  Corner  « délia  Cà  grande  »);  l’architecte  du  palais 
de  Pie  IV  à Milan  les  entoure  d’un  cadre  richissime. 


Quelques  mots  ici  sur  les  ordres.  Leur  joug  devient  de  plus  en  plus  lourd; 
ils  finissent  par  « envelopper  de  toutes  parts  la  construction  et  par  tenir  lieu 

de  tout  ornement1.  » On 
compte  désormais  les  édi- 
fices qui  se  dérobent  à cette 
tyrannie  : à Florence,  la  fa- 
çade du  palais  Larderel  ; à 
Rome,  la  façade  du  palais 
Massimi,  où  Peruzzi  réserva 
les  colonnes  et  les  pilastres 
pour  le  rez-de-chaussée,  se 
contentant,  pour  les  étages 
supérieurs,  d’un  simple  ap- 
pareil à refends;  le  palais 
Farnèse,  où  San  Gallo  réser- 
va les  Ordres  pour  la  cour; 
le  palais  du  Latran,  le  palais 
Farnèse  à Plaisance,  etc. 

Les  deux  Ordres  qui 
comptent  le  plus  de  parti- 
sans sont  le  dorique,  avec 
ses  triglyphes  et  ses  mé- 
topes, et  son  succédané,  le 
toscan  (palais  de  Peruzzi, 
de  Jules  Romain,  de  San 
Micheli,  etc.).  Sansovino  et 
Palladio  réalisent  un  idéal 
d’une  rare  magnificence  en 
combinant  le  dorique  avec 

l’ionique  (bibliothèque  de  Saint-Marc,  basilique  de  Vicence,  etc.). 

L’emploi  des  colonnades  est  rare  à l’extérieur  : pour  les  églises  on  les  relègue 
à l’intérieur,  pour  les  palais  dans  les  cours.  Les  motifs  de  prédilection,  ce  sont 
les  colonnes  engagées,  les  colonnes  accouplées,  ou  encore  les  colonnes  alternant 
avec  les  pieds-droits  des  arcades,  comme  au  théâtre  Marcellus  et  au  Colisée 
(cour  du  palais  Farnèse,  etc.).  Sansovino,  suivi  en  cela  par  Palladio,  montra  le 
moyen  de  dégager  et  d’animer  les  masses,  en  creusant  dans  les  angles  de  ses 
piliers  la  place  nécessaire  à l’installation  de  colonnes. 


Les  Ordres  appliqués  à la  décoration  d'une  façade  de  palais. 
D’après  la  gravure  de  Serlio  (liv.  IV). 


I.  L’Architecture  de  la  Renaissance,  p.  96. 


oo5 


JUGEMENTS  SUR  LE[JSTYLE  GOTHIQUE. 


Quant  à l’attitude  prise  vis-à-vis  du  style  gothique  par  les  derniers  archi- 


Les  Ordres  appliqués  à la  décoration  d’une  façade  de  palais. 
Le  Palais  Uguccioni  à Florence. 


tectes  de  la  Renaissance  italienne,  inutile  de  chercher  à la  définir.  Si  Peruzzi 
composa  un  projet  en  style  ogival  pour  la  façade  de  l’église  de  San  Petronio 
à Bologne,  et  si  dans  certaines  localités,  notamment  dans  cette  même  ville  de 

E.  Müntz.  — 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


3o6 


HISTOIRE  1)E  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Bologne,  quelques  esprits  arriérés  manifestèrent  de  l’attachement  pour  des 
formes  si  longtemps  populaires,  l’immense  majorité  des  artistes  et  des  amateurs 


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Colonnes  rustiques. 

Façade  postérieure  du  palais  Pitti,  par  Ammanati. 

se  prononça  contre  lui  avec  la  dernière  violence1.  Michel-Ange  ne  crut  pas 

I.  Yoy.  t.  I,  p.  87.3-378;  t.  II,  p.  3i9-320;  t.  III,  p.  i83.  — Vasari,  t.  I,  p.  i37-i38(«  lavori 
tedeschi...  mostruosi  e barbari  »).  — Varchi,  Eloge  de  Michel-Ange,  édit,  de  1064,  p.  49.  — Mini, 
Discorso  délia  Nohiltà  di  Fircn^e ; Florence,  1694  ; fol.  46  v°.  — Springer,  Bilder  ans  dcr  ncucren 
Kunstgeschichte,  t.  I,  p.  3 77  et  suiv. 


LES  COLONNES. 


3e>7 


pouvoir  plus  énergiquement  stigmatiser  le  projet  composé  par  San  Gallo  pour 
la  basilique  de  Saint-Pierre  qu’en  le  traitant  de  tudesque. 


Dans  la  composition  des  colonnes,  plusieurs  innovations  importantes  sont  à 
noter.  Une  des  plus  curieuses  est  l’emploi  de  bossages  formant  saillie  sur  le  fût'. 


Deux  variétés  s’offrent  à 
nous  : tantôt  les  assises  sont 
alternativement  cubiques 
et  circulaires;  tantôt  les 
assises  sont  toutes  circu- 
laires, mais  une  partie  d’entre 
elles  offre  un  diamètre  supérieur  a 
celui  de  l’autre  et  forme  par  conséquent  saillie 
sur  celle-ci.  Ces  colonnes,  appelées  rustiques,  ont 
donné  à la  Monnaie  de  Venise  et  à la  façade  pos- 
térieure du  palais  Pitti  leur  cachet  si  particulier. 

Il  est  à peine  nécessaire  d’ajouter  que  le  même  sys- 
tème fut  appliqué  aux  pilastres. 

J’ajouterai,  pour  n’avoir  plus  besoin  d’y  revenir, 
que  cette  alternance  d’assises  en  saillie  et  d’assises  en 
retraite,  produit  une  sorte  de  trépidation,  de  trémolo, 
véritablement  nuisible  à l’effet  d’ensemble;  on  dirait 
des  hachures  qui  enlèvent  au  dessin  toute  netteté  et 
toute  fermeté. 

Les  colonnes  torses  tendent  également  à se  mul- 
tiplier, mais  sans  atteindre  encore  à la  lourdeur  et  à 
la  vulgarité  que  leur  donnera  le  style  baroque.  Celles 
de  la  cour  du  palais  ducal  de  Mantoue,  bâti,  affirme- 
t-on,  entre  1 5 1 8 et  1 53g , se  distinguent  par  leur 


Plus  élégantes  sont  les  colonnes  à cannelures  en  spi- 
rale, telles  que  celles  dont  San  Micheli  a enrichi  le 
palais  Bevilacqua  à Vérone. 

Les  colonnes  historiées  se  multiplient  de  leur  côté. 
Dans  les  fragments  conservés  au  Musée  national  de 


Colonne  historiée. 

Par  Benedetto  da  Rovezzano. 
(Église  de  la  Trinité 
à Florence.) 


Florence,  Benedetto  da  Rovezzano  a orné  la  partie  inférieure  du  fût  de  canne- 
lures, et  le  haut  de  rinceaux.  Dans  la  cour  du  Palais  Vieux  de  Florence  ( 1 505, 
voy . p.  209),  Marco  Marchetti  de  Faenza  a revêtu  les  colonnes  de  stucs  repré- 
sentant des  pampres,  des  mascarons,  des  rinceaux,  des  grotesques,  etc.,  etc. 


1.  Yoy.  sur  ces  colonnes  le  III'  livre  de  Serlio  (chap.  xn,  xxvi,  xliii,  etc.),  ainsi  que  son 
recueil  de  portes.  Des  colonnes  analogues  se  voient  à Rome,  dans  la  « vigna  di  papa  Giulio  ». 
D’après  Redtenbacher  (p.  22Ô),  l’invention  de  ce  motif  est  due  à San  Micheli. 


3o8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Des  colonnes  d’une  grande  richesse  se  voient  également  au  palais  Buoncom- 
pagni-Ludovisi  à Bologne. 

Les  chapiteaux  historiés  de  Stagio  Stagi  au  dôme  de  Pise  (voy.  p.  224),  ou  de 
Nie.  Civitale  dans  l’église  Saint-Martin  à Pietra  Santa,  n’ont  rien  à envier  pour 
la  richesse  à ceux  des  anciens. 

Plus  variés  encore  que  les  colonnes  sont  les  pilastres  : on  en  trouve  de 
toutes  les  formes  : gaines  (palais  Marini  à Milan,  etc.),  lyres,  momies  (recueil 
de  Serlio,  etc.). 

Quoique  la  ligne  horizontale  eût  depuis  longtemps  définitivement  triomphé 
de  la  ligne  verticale,  qui  formait  le  point  de  départ  du  style  gothique,  certains 
architectes  ne  pouvaient  résister  au  désir  d’obtenir  des  profils  plus  tranchés,  une 
silhouette  plus  accidentée  : sans  sacrifier  le  parti  général  de  leurs  ftçades,  ils 
imaginèrent  de  les  couronner,  d’abord  par  des  statues,  puis  par  des  candélabres, 
enfin  par  des  obélisques,  motif  disgracieux  entre  tous,  car  si  les  clochetons  qui 
s’élancent  dans  les  airs  forment  le  développement  organique  de  tout  un  ensemble 
de  constructions,  les  obélisques  ne  sont  qu’un  élément  absolument  parasite. 
Ces  appendices  malencontreux  se  rencontrent  sur  la  Bibliothèque  de  Saint- 
Marc  à Venise,  sur  le  palais  communal  de  Brescia,  l’église  « Santa  Maria  presso 
San  Celso  » à Milan,  celle  de  « Santa  Maria  del  Orto  » à Rome,  et  en  beau- 
coup d’autres  endroits1. 

Aux  lignes  trop  rigoureusement  géométriques  succèdent,  d’autre  part,  des 
lignes  brisées,  courbes  et  ondulées,  ayant  pour  résultat  de  rompre  la  monotonie, 
d’augmenter  la  souplesse  et  l’élégance.  Voyez  ce  couronnement  horizontal  : s’il 
donne  de  la  noblesse  et  de  l’assiette  à un  édifice,  il  l’écrase  aussi.  Une  ligne 
légèrement  relevée  produira  infiniment  plus  d’effet.  Ce  système,  qui  compte 
des  partisans  dès  le  xvie  siècle,  se  développera  surtout  au  xviiiL 

Les  progrès  du  principe  d’autorité,  si  sensibles  dans  toutes  les  branches  de 
l’architecture,  ne  pouvaient  manquer  de  se  manifester  dans  le  domaine  de  Borne 
mentation.  Le  rôle  de  la  fantaisie  décroît  au  fur  et  à mesure  que  celui  de  la 
raison  se  développe.  Jamais  encore  l’architecte  en  chef  n’avait  exercé  pareille 
maîtrise.  Ce  qu’était  son  empire  sur  tous  ses  collaborateurs  sans  exception, 
sculpteurs,  peintres,  ornemanistes,  nous  le  savons  par  l’exemple  de  Jules 
Romain  : dans  les  constructions  qu’il  dirigea  à Mantoue,  pas  une  feuille  en  stuc 
n’était  exécutée  sans  qu’il  en  eût  lui-même  fourni  le  dessin.  Il  en  résulta  de 
l’harmonie,  mais  aussi  de  la  monotonie  et  de  la  sécheresse2. 

La  Fin  de  la  Renaissance  n’a  pas,  que  je  sache,  inventé  d’ornements  nouveaux; 
bien  au  contraire,  elle  a supprimé  un  certain  nombre  de  ceux  que  lui  avaient 

1.  Voy.  aussi  Serlio,  livre  IV,  fol.  lviii,  et  Burckhardt,  Geschichte  dey  Renaissance  in  Italien , 
édit.  Holtzinger,  p.  26-27,  14.S. 

2.  Gaye,  Cartcggio , t.  Il,  p.  258. 


L'ORNEMENTATION. 


3og 


légués  l’Age  d’Or  et  la  Première  Renaissance.  Plus  encore  que  ses  aînées,  elle 
s’est  attachée  aux  motifs  classiques  : aussi  l’ornementation  devient-elle  de  moins 
en  moins  pénétrante  et  incisive,  de  plus  en  plus  banale  et  vide;  la  fraîcheur  de 
l’invention  disparaît  en  même  temps  que  la  fermeté  de  l’exécution. 

Passons  rapidement  en  revue  l’interprétation  de  quelques-uns  des  motifs 
empruntés  à l’antiquité. 

A la  bibliothèque  de  Saint-Marc,  dans  la  cour  du  palais  Farnèse,  et  au  palais 
Cornaro,  sur  le  Grand  Canal,  Sansovino,  Antonio  da  San  Gallo  et  Scamozzi  ont 
tiré  le  parti  le  plus  brillant  des  trophées  sculptés  sur  la  frise. 

Les  figures  assises,  accoudées  ou  volantes,  sculptées  dans  les  écoinçons 
(bibliothèque  de  Saint-Marc,  palais  Bevilacqua  à Vérone,  palais  Grimani  à Ve- 
nise, etc.),  procèdent  des  Victoires  sculptées  sur  les  arcs  de  triomphe  romains. 

Un  motif  d’une  grande  richesse,  ce  sont  les  génies  tenant  des  festons  ou  des 
cartels  (villa  Farnésine,  bibliothèque  de  Saint-Marc,  etc.). 

Dans  les  stalles  de  l’église  Sant’Agostino  de  Pérouse,  commencées  par  Baccio 
d’Agnolo  en  1602,  reprises  par  le  même  artiste  en  i5o2,  l’emploi  des  gro- 
tesques a en  quelque  sorte  renouvelé  l’inspiration.  C’est  un  ouvrage  superbe, 
plein  de  conviction  et  de  fierté. 

Les  ornements  géométriques  dominent  dans  le  pavement  de  la  ville  de  Capra- 
role  : les  combinaisons  qu’ils  forment  ne  sont  pas  des  plus  pittoresques1. 

Dans  les  cariatides,  la  recherche  du  mouvement  suit  une  progression  con- 
stante : si  celles  du  Palais  de  Justice  de  Mantoue  ont  encore  une  certaine 
sévérité,  rien  de  plus  agité  que  celles  dont  Leone  Leoni  orna  son  palais  de  Milan. 
La  fantaisie,  pour  ne  pas  dire  le  grotesque,  triomphent  définitivement  dans 
les  cariatides  qui  supportent  les  bénitiers  de  l’église  Sainte-Anastasie  à Vérone 
(i5çi)  : un  bossu  assis  et  un  gueux  aux  vêtements  déchirés. 

Une  exception,  et  des  plus  honorables,  doit  être  faite  en  faveur  des  belles 

I . L’histoire  de  l’ornementation  chez  les  peintres  de  la  Fin  de  la  Renaissance  fournirait  la 
matière  d’un  chapitre  des  plus  curieux.  Je  me  bornerai  ici  à quelques  notes.  Décorateur  et 
ornemaniste  des  plus  habiles,  quoique  ses  ornements  manquent  d’ordinaire  de  pureté,  le 
Sodoma  aime  à prodiguer  les  pilastres  à arabesques  ou  à grotesques,  les  trépieds,  les  caria- 
tides. Il  personnifie  la  Renaissance  arrivée  à son  apogée,  avec  l’ampleur  qui  n’a  pas  encore 
dégénéré  en  banalité,  l’harmonie  qui  garde  encore  les  traces  d’un  effort,  enfin,  et  par-dessus 
tout,  cette  spontanéité,  cette  fraîcheur,  qui  accompagnent  l’invention  de  figures  nouvelles  et 
qui  manquent  naturellement  aux  œuvres  des  imitateurs.  — Un  autre  peintre  célèbre,  Bernar- 
dino  Luini,  montre  dans  l’ornementation  la  même  liberté  que  dans  les  compositions  d’histoire. 
Si  loin  de  Rome  et  de  l’Ecole  romaine,  il  n’éprouve  pas  le  besoin  de  s’assujettir  à l’imitation  de 
1 antique  : tant  mieux  pour  les  Grecs  et  les  Romains  s’il  trouve  moyen  d’utiliser  un  de  leurs 
motifs  favoris,  — oves,  rais  de  cœur,  — tant  pis  pour  eux,  s’il  peut  se  passer  de  leur  concours, 
ainsi  que  cela  lui  arrive  fréquemment  ; dans  ce  cas,  il  prodigue  des  rinceaux  composés  à sa 
façon,  des  grotesques,  des  fleurons  qui  n’ont  rien  de  classique,  mais  qui  n’en  sont  pas  moins 
élégants,  des  cartouches,  des  masques  et  surtout  des  génies  nus  qui,  par  leur  souplesse, 
leur  merveilleux  agencement  décoratif,  revendiquent  une  place  à côté  des  plus  belles  créations 
analogues  du  Sodoma. 


3io 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


cariatides  qui  supportent  le  mausolée  élevé  à Pierre  Strozzi,  dans  l’église  Saint- 
André  à Mantoue,  sur  les  plans  de  Jules  Romain. 

Les  balustrades  destinées  à couronner  les  édifices  acquièrent  un  dévelop- 
pement presque  anormal  (bibliothèque  de  Saint-Marc  à Venise,  etc.). 

Les  consoles,  de  leur  côté,  deviennent  de  plus  en  plus  vigoureuses. 

De  tous  les  ornements  ayant  un  caractère  personnel,  je  veux  dire  offrant 
quelque  allusion  à la  personnalité  du  bâtisseur,  seules  les  armoiries  continuent 
à jouer  un  certain  rôle'.  Mais  si  on  les  place  encore  au-dessus  de  la  porte  d’en- 
trée, on  ne  songe  plus  à en  tirer  le  thème  de  brillantes  variations,  comme 
l’avait  fait  l’Age  d’Or  (t.  II,  p.  iq5,  33o). 

Passionnée  comme  elle  l’était  pour  l’ampleur  et  la  vigueur,  la  Fin  de  la 
Renaissance  sacrifie  les  bas-reliefs,  si  élégants  et  si  purs,  du  temps  jadis  pour  leur 
substituer  les  hauts-reliefs  ou  la  ronde  bosse1 2 3.  Si  quelques  retardataires,  tels 
que  Simone  Mosca,  développent  encore  avec  amour  l’arabesque,  toute  l’École  de 
Michel-Ange  recherche  des  motifs  plus  robustes  et  plus  hardis.  Il  en  résulte  une 
double  innovation  : l’architecture,  profitant  du  discrédit  dans  lequel  était 
tombée  l’ornementation  plane,  convertit  en  éléments  de  construction  les  sur- 
faces naguère  occupées  par  des  arabesques,  des  rinceaux,  des  armoiries,  etc.  La 
sculpture  d’histoire,  par  contre,  empiète  sur  l’architecture  dans  toutes  les  circon- 
stances où,  les  deux  arts  étant  appelés  à concourir,  le  sculpteur  sera  assez  fort 
pour  imposer  sa  volonté  à l’architecte. 

On  a affirmé  que  la  statuaire  succéda  à la  sculpture  décorative  ".  En  réalité, 
le  rôle  de  celle-ci  grandit  ou  diminua  selon  les  tendances  des  architectes  appelés 
à en  régler  l’emploi.  Sauf  chez  Michel-Ange  et  ses  imitateurs,  la  fusion  des 
deux  arts  devint  plus  complète;  aux  bas-reliefs  du  xvc  siècle,  se  déroulant  un 
peu  au  hasard  autour  des  portes  ou  sur  les  parois  (constructions  de  l’École 
lombarde,  oratoire  de  Saint-Bernardin  à Pérouse,  temple  de  Saint-François  à 
Rimini),  succèdent  les  cariatides,  les  statues  assises  sous  la  retombée  des  arcs, 

1.  Montaigne  constate  qu’en  Italie,  de  même  qu’en  Allemagne,  tout  le  monde,  jusqu’aux 
marchands,  avait  son  blason.  Pour  se  conformer  aux  habitudes  de  ses  hôtes,  notre  illustre 
compatriote  fit  exécuter  par  un  peintre  de  Pise  un  superbe  écusson,  enrichi  d’or  et  de  belles 
couleurs,  destiné  à perpétuer,  dans  un  des  hôtels  des  bains  de  Lucques,  le  souvenir  de  son 
passage.  Il  ne  lui  en  coûta  qu’un  écu  et  demi  de  France.  Ailleurs  il  ajoute  que  « les  Italiens 
n’ont  pas  faute  d’inscriptions;  car  il  n’y  a rabillage  de  petite  goutière  où  ils  ne  facent  mettre, 
et  en  la  ville,  et  sur  les  chemins,  le  nom  du  Podesta  et  de  l’artisan».  (Voyage,  édit.  d’Ancona, 

p.  122.) 

2.  La  villa  de  Santa  Colomba,  prés  de  Sienne  (parfois  attribuée  à Peruzzi),  nous  offre  une 
application  des  plus  heureuses  de  bas-reliefs  à la  décoration  d’une  façade.  Les  motifs  n’ont  que 
peu  de  saillie  et  les  ouvertures  ne  sont  qu’en  petit  nombre;  mais  quelle  variété  dans  les  lausses 
arcades,  sur  lesquelles  se  détachent  des  fenêtres  aux  chambranles  excessivement  étudiés,  et 
comme  la  juxtaposition  des  pilastres  qui  encadrent  ces  fausses  arcades,  avec  les  pilastres,  plus 
grands,  qui  les  séparent  les  unes  des  autres,  occupe  l’attention,  charme  l’œil  et  donne  1 impres- 
sion d’une  œuvre  à la  fois  ample  et  détaillée! 

3.  Palustre,  V Architecture  de  la  Renaissance,  p.  96. 


Les  Cariatides  au  xvt  siècle.  Le  palais  de  Leone  Leoni  a Milan. 


3l2 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


les  statues  se  profilant  sur  les  balustrades,  bref  une  série  de  motifs  faisant  corps 
avec  l’architecture,  la  complétant  et  la  renforçant. 

Par  suite  d’une  fatalité  à laquelle  il  ne  pouvait  échapper,  l’art  de  la  Renais- 
sance suivit  les  mêmes  errements  que  son  prototype  l’art  romain.  Vitruve  s’était 
élevé  contre  l’invraisemblance  de  certaines  décorations  (livre  VII,  chap.  5);  il 
s’était  plaint  de  ce  que  l’on  ne  peignait  plus  de  sujets  ayant  une  signification 
réelle,  de  ce  que  l’on  faisait  porter  des  édicules  sur  des  candélabres,  de  ce  que 
l’on  remplaçait  les  frontons  par  des  consoles  cannelées,  ornées  de  feuilles 
retroussées  et  de  volutes.  Toutes  ces  critiques  auraient  pu  être  rééditées  au 
xvE  siècle  à l’adresse  de  Michel-Ange  et  de  son  école. 

Après  avoir  cherché  à justifier  l’emploi  de  l’ordre  composite,  Vasari  célèbre 
les  innovations  introduites  par  Michel-Ange  dans  les  portes,  les  taber- 
nacles, les  vases,  les  colonnes,  les  chapiteaux,  les  corniches,  les  consoles,  soit 
dans  la  sacristie  de  Saint-Laurent  et  la  bibliothèque  Laurentienne,  soit  dans  la 
corniche  du  palais  Farnèse,  ou  le  second  ordre  de  la  cour  du  même  édifice,  soit 
enfin  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre.  Il  le  félicite  d’avoir  découvert  tant  d’or- 
nements variés  extraordinaires  («  stravaganti  »),  tant  de  belles  moulures,  tant 
de  corniches,  tant  de  tabernacles  divers  et  une  infinité  d’autres  motifs,  diffé- 
rents de  ceux  de  l’antiquité  ’. 

Le  premier,  en  effet,  Michel-Ange  rompit  l’accord,  l’union  féconde, 
auxquels  la  Première  Renaissance  avait  dû  la  belle  ordonnance  de  ses  façades, 
de  ses  tombeaux,  de  ses  tabernacles;  il  sacrifia  les  données  constructives,  pour 
permettre  à ses  colosses  de  marbre  de  se  mouvoir  en  toute  spontanéité  : bientôt 
on  profitera  de  n’importe  quel  prétexte  pour  prodiguer  les  figures  drapées  ou 
nues,  les  cariatides,  les  bustes,  les  hennés  ",  les  termes,  etc.;  jamais  encore 
l’abus  des  ornements  anthropomorphiques  n’avait  été  poussé  si  loin. 

Mais  même  considéré  en  lui-même  le  système  décoratif  adopté  par  Michel- 
Ange  n’est  pas  exempt  d’erreurs  : celles-ci  proviennent  principalement  du 
manque  de  proportions  entre  les  figures  des  diverses  compositions  : tantôt  ces 
figures  sont  gigantesques,  tantôt  elles  sont  microscopiques  : ce  qui  donne  à l’en- 
semble quelque  chose  d’inégal  et  de  heurté;  conséquent  avec  lui-même,  le 
Buonarroti  réduisait  en  même  temps  à son  strict  minimum  le  rôle  de  l’orne- 
mentation plane3.  Si  néanmoins  le  tombeau  de  Jules  II  pèche  par  l’abondance 
des  arabesques,  etc.,  la  responsabilité  en  remonte  certainement,  non  au  maître, 

].  Dans  une  lettre  adressée  au  cardinal  Rod.  de  Carpi  (i.56o),  Michel-Ange  déclare  que  les 
membres  de  l’architecture  dépendent  des  membres  de  l’homme;  il  ajoute  que  celui  qui  n’est 
pas  un  « buon  maestro  di  figure  »,  et  surtout  qui  ne  connaît  pas  bien  l’anatomie,  n’y  peut  rien 
comprendre.  Il  insiste  en  outre  sur  la  nécessité  de  la  symétrie  ( 'Lettere , p.  55q.  Voy.  aussi 
p.  5oo,  5oi,  sa  définition  de  l’architecture  d’après  Vitruve). 

2.  Voy.  sur  ce  genre  d’ornements  l’ouvrage  de  M.  Meyer:  Studien  %ur  Gcschichte  der  plasti- 
dien  Darstcllungs-foriiicn.  I.  Zur  Gcschichte  der  Renaissance  Hernie.  Leipzig,  1894. 

3.  « Les  ornements  («  intagli  »),  disait  Michel-Ange,  donnent  de  la  richesse  à l’ouvrage,  mais 
jettent  de  la  confusion  dans  les  figures.  » (Vasari,  t.  VIII,  p.  3o8.) 


L’ORNEMENTATION 


O I O 


qui  s’était  depuis  si  longtemps  désintéressé  de  ce  monument,  mais  bien  aux 
auxiliaires  auxquels  il  en  avait  abandonné  l’achèvement  : ces  satyres,  ces  gro- 


: 


La  Décoration  intérieure  au  xvi”  siècle. 

La  Salle  des  Cinq  Cents  au  Palais  Vieux  de  Florence. 


tesques,  et  autres  motifs,  aussi  mesquins  que  vides,  jurent  véritablement  trop 
avec  la  majesté  terrible  du  Moïse . 


La  Fin  de  la  Renaissance  avait  encore  trop  de  vigueur  intellectuelle  pour  s’en 


E.  Müntz.  — 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance 


oi4 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


tenir  servilement  aux  systèmes  et  aux  règles,  comme  devaient  le  faire  plus  tard 
certaines  Écoles  plus  pédantes.  Ainsi  s’explique  comment,  malgré  la  dictature 
exercée  par  un  Michel-Ange,  un  Vignole,  un  San  Micheli,  un  Sansovino  ou  un 
Palladio,  la  peinture  des  façades — cette  négation  de  tous  les  principes  de  l’archi- 
tecture — se  maintint  si  longtemps  en  honneur.  Inconciliable  avec  l’appareil 
rustique,  en  raison  des  inégalités  dans  la  surface  des  matériaux,  la  polychromie  se 
donna  carrière  sur  une  foule  de  constructions  moins  monumentales.  A Rome, 
à Florence,  à Venise  et  dans  toute  la  Lombardie,  les  façades  peintes  alternent 
avec  les  façades  privées  de  couleur.  La  différence  se  borne  à l’intensité  ou  à la 
variété  des  tons.  Dans  la  Haute-Italie,  les  artistes  prodiguent  toutes  les  ressources 
de  leur  palette,  tandis  que  le  camaïeu  domine  à Rome.  Comme  contre-partie, 
nous  constatons  qu’il  n’y  eut  guère  de  peintre  au  xvic  siècle,  même  parmi  les 
plus  grands,  qui  n’acceptât  ces  tâches  aujourd’hui  si  dédaignées.  Qu’importait 
le  peu  de  durée  de  tels  ouvrages!  Un  Titien,  un  Paul  Véronèse,  un  Tintoret, 
se  sentaient  assez  d’énergie  pour  les  remplacer  quand  les  intempéries  les 
auraient  détruits. 

Quant  aux  sujets  mis  en  œuvre,  ils  étaient  des  plus  variés.  Outre  les  divi- 
nités de  l’Olympe  et  les  héros  de  la  Grèce  et  de  Rome,  on  représentait  les  Ver- 
tus théologales,  Rome,  sous  la  figure  de  la  Foi,  armée  du  calice  et  de  l’hostie, 
recevant  le  tribut  de  tous  les  peuples,  pendant  que  les  Turcs  convertis  détrui- 
saient le  tombeau  de  Mahomet;  puis  des  batailles  (la  Prise  de  la  Goulette,  peinte 
par  Gir.  de  Carpi  à Ferrare),  des  combats  d’animaux,  etc.  La  fantaisie  jouissait 
de  plus  de  liberté  que  dans  les  compositions  destinées  aux  intérieurs. 

La  décoration  intérieure  met  tour  à tour  en  œuvre  les  sculptures  en  mar- 
bre, en  stuc,  en  bois,  et  la  peinture  sous  ses  formes  les  plus  variées.  Un  des 
exemples  les  plus  riches,  sinon  les  plus  purs,  nous  est  fourni  par  la  Salle  royale 
du  Vatican,  décorée,  sous  la  direction  de  San  Gallo  par  Perino  del  Vaga  et 
Daniel  de  Volterra.  Au  Palais  Vieux  de  Florence,  la  décoration  de  la  Salle  des 
Cinq  Cents,  sous  la  direction  de  Vasari,  fut  trop  hâtive  pour  servir  de  modèle. 
Au  palais  de  Mantoue,  Jules  Romain  prodigua  toutes  les  ressources  de  son 
talent  si  varié.  A Venise,  le  palais  des  Doges  nous  oftre  des  enfilades  de  salles, 
aux  tonalités  nourries,  harmonieuses  et  graves,  où  la  peinture  à l’huile  s’allie 
aux  boiseries  dorées. 

Il  semblait  qu’il  ne  restât  rien  à faire  pour  l’aménagement  des  escaliers,  et 
cependant  ici  encore  le  progrès  est  frappant.  Tantôt  c’est  Michel-Ange  qui  se 
plaît  à disloquer,  à briser,  à pétrir  comme  de  la  cire  molle,  l’escalier  qui  doit 
conduire  à la  bibliothèque  Laurentienne;  tantôt  c’est  Ant.  da  San  Gallo  qui, 
dans  le  fameux  puits  d’Orvieto,  tait  creuser  l’un  au-dessous  de  l’autre  deux 
escaliers  en  spirale,  disposés  de  telle  façon  que  les  bêtes  de  somme  employées 
à puiser  l’eau  arrivent  jusqu’au  tond  par  l’un  de  ces  escaliers,  et  remontent 


3ANDE  SALLE  DU  PALAIS  DES  ÜOGES  A VENISE. 


3 1 6 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


par  l’autre,  sans  être  obligées  de  rebrousser  chemin.  Particulièrement  remar- 
quables sont  les  escaliers  des  palais  de  Gênes  : rien  de  plus  noble  que  ces  rampes 
parallèles  se  développant  avec  une  aisance  et  une  souplesse  parfaites,  tout  en 
ménageant  les  perspectives  les  plus  pittoresques. 

Nous  venons  de  passer  en  revue  quelques-uns  des  éléments  généraux  qui 
interviennent  dans  toute  construction,  quelle  qu’en  soit  la  destination.  Exami- 
nons à leur  tour  les  différentes  formes  d’édifices. 

Si  nous  nous  attachons  en  premier  lieu  à I’architecture  religieuse,  nous 
rencontrons  plus  de  fondations  encore,  si  possible,  qu’à  l’époque  de  Jules  II  et 
de  Léon  X.  Gênes,  Milan,  Vérone,  Vicence,  Venise,  Mantoue,  Bologne,  Flo- 
rence, Assise,  Rome,  Naples,  capitales  ou  bourgs  perdus,  s’enrichissent  de 
monuments  destinés  à affirmer  le  retour  de  la  ferveur.  L’Eglise,  plus  puissante 
que  jamais,  grâce  à la  réforme  intérieure  sanctionnée  par  le  Concile  de  Trente, 
favorise  ce  genre  de  luxe,  le  seul  que  des  rigoristes  tels  que  saint  Pie  V con- 
sentent à admettre.  En  même  temps,  l’aménagement  ainsi  que  la  décoration 
des  sanctuaires  révèlent  une  discipline  plus  sévère,  qui  n’exclut  toutefois 
pas  la  richesse.  Le  style  jésuite  se  prépare  à prendre  la  place  du  style  de  la 
Renaissance  ! 

Seule  en  Europe  l’Italie  avait  encore  une  vraie  architecture  religieuse.  Un 
historien  d’art  contemporain,  qui  ne  pèche  point  par  excès  de  tendresse  pour 
nos  voisins,  constate  en  outre  que  le  plan  de  leurs  basiliques  à coupoles,  bien 
qu’emprunté  en  apparence,  soit  à l’antiquité,  soit  à l’époque  byzantine,  témoigne 
d’une  grande  originalité  '. 

Néanmoins  il  n’y  aurait  plus  grand  intérêt  désormais  à décrire  ces  com- 
binaisons si  variées  : il  en  est  du  choix  des  types  d’églises,  comme  du  choix 
des  sujets  (voy.  p.  96)  : étant  données  la  multiplicité  des  modèles  et  les  faci- 
lités de  l’assimilation,  l’adoption  de  tel  ou  tel  plan  n’indique  plus  une  convic- 
tion véritable.  J’ajouterai  que  l’immense  majorité  de  ces  constructions,  qu’elles 
soient  à base  de  croix  grecque  ou  à base  de  croix  latine,  respirent  l’ennui, 
toutes  savantes  qu’elles  soient  ou  peut-être  par  cela  même  qu’elles  sont  si 
savantes.  A Sainte-Marie-des-Anges,  près  d’Assise,  à la  cathédrale  de  Mantoue, 
à Sainte-Marie  de  Carignan,  on  admire  l’ampleur  du  plan,  l’harmonie  des  pro- 
portions ou  la  science  des  combinaisons  pittoresques;  mais  on  éprouve  en 
même  temps  je  ne  sais  quelle  impression  de  vide  et  de  froid. 

Il  y aurait  de  l’injustice  à nier,  malgré  ces  lacunes,  l’énorme  effort  tenté  par 
les  derniers  grands  architectes  du  xvf  siècle.  Pour  se  rendre  compte  de  la  gym- 
nastique intellectuelle  à laquelle  ont  été  obligés  de  se  livrer  les  Michel- Ange, 
les  Jules  Romain,  les  Genga,  les  San  Mieheli,  les  Vignole,  les  Alessi,  les  Palla- 
dio, les  délia  Porta,  les  Fontana,  il  faut  se  rappeler  qu’ils  s’efforcèrent  tous  de 


I.  Palustre,  V Architecture  de  ici  Renaissance,  p.  100.  Cf.  p.  97. 


L’ARCHITECTURE  RELIGIEUSE. 


3 1 7 


conserver  à leurs  constructions  le  caractère  de  sanctuaires  chrétiens,  et  que  pas 
un  ne  songea  à copier  un  temple  périptère  ou  même  un  portique  hexastyle  ou 
octostyle.  L’imitation  se  bornait  aux  détails  de  la  construction  ou  de  l’ornemen- 
tation, et  ici  même  les  tentatives  d’appropriation  perçaient  partout. 

Non  moins  nombreux  que  les  églises  lurent  les  couvents  élevés  pendant  la 
dernière  période  de  la  Renaissance.  Bologne  concentra  ses  efforts  sur  San 
Michèle  in  Bosco;  Rome  sur  les  thermes  de  Dioclétien,  que  Michel-Ange  trans- 


L'Escalier  de  la  Bibliothèque  Laurentienne,  par  Michel-Ange. 

forma  en  Chartreuse,  sous  le  titre  de  Santa  Maria  degli  Angeli,  et  où  il  établit 
le  fameux  cloître  aux  cent  colonnes. 

L architecture  funéraire  s’inspire  des  modèles  grandioses  créés  par  Michel- 
Ange  : le  mausolée  de  Jules  II,  la  chapelle  des  Médicis,  deviennent  le  proto- 
type  d innombrables  sépultures,  dans  lesquelles  le  sculpteur  prend  le  pas  sur 
1 architecte.  Tantôt  les  figures  allégoriques  sont  étendues  ou  accoudées  sur 
le  couvercle  du  sarcophage,  comme  le  Jour,  la  Nuit,  le  Crépuscule  et  Y Aurore 
(tombeau  du  pape  Paul  III,  à Saint-Pierre,  par  J.  délia  Porta);  tantôt  elles  sont 
assises  aux  côtés  du  défunt  (mausolée  de  l’évêque  Andreasi,  par  Prospero  Spani, 
dans  1 église  Saint-André  de  Mantoue,  1 55  i ; tombeau  de  Bart.  Prato  par  le 
même,  au  dôme  de  Parme;  tombeau  du  marquis  de  Marignan,  par  Leone 
Leoni,  au  dôme  de  Milan,  etc.). 


3 1 8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Les  combinaisons  nouvelles  n’apparaissent  guère  que  dans  l’Italie  septen- 
trionale. AMantoue,  le  tombeau  de  Pierre  Strozzi  (f  1529),  dans  l’église  Saint- 
André,  a pour  principal  motif  quatre  belles  statues  de  femmes  debout,  en  guise 
de  cariatides. 

A Venise,  malgré  tous  les  efforts  de  Sansovino,  sculpteur  insigne  en  même 
temps  que  grand  architecte,  l’architecture  funéraire  ne  sortit  pas  de  la  voie  des 
tâtonnements  : le  monument  de  l’évêque  Nichesola,  composé  par  le  maître 
pour  la  cathédrale  de  Vérone,  appartient  plus  encore  au  style  hésitant  qu’au 
style  de  transition.  L’ordonnance  n’en  est  pas  plus  heureuse  que  ne  le  sont  les 
proportions  des  figures  (le  défunt  étendu,  au-dessus  de  lui  la  Vierge,  saint 
Jean-Baptiste  et  saint  Sébastien).  A Venise  même,  dans  l’église  San  Salvatore, 
le  tombeau  du  doge  Venier,  également  dessiné  par  Sansovino  ( 1 556),  se  rap- 
proche encore  davantage  de  la  donnée  ancienne. 

Particulièrement  malencontreux  sont  les  mausolées  composés  par  San 
Micheli.  Rien  de  plus  raide,  rien  de  plus  glacial  que  le  tombeau  de  Bembo  au 
Santo  de  Padoue  : un  buste  placé  dans  une  niche  encadrée  par  quatre  colonnes, 
voilà  tout  le  monument.  Plus  bizarre  encore  est  le  tombeau  d’Alessandro 
Contarini,  également  au  Santo  de  Padoue  (1 555).  San  Micheli  résolut  — c’est 
Vasari  qui  l’affirme  — de  rompre  avec  les  données  traditionnelles  et  de  mon- 
trer qu’un  tombeau  ne  devait  ressembler  ni  à un  autel  ni  à une  chapelle.  Il 
appropria  les  ornements  à la  personnalité  du  défunt,  qui  avait  commandé  en 
chef  les  armées  vénitiennes,  et  fit  choix  de  trophées  et  autres  motifs  empruntés 
à l’art  militaire.  N’en  déplaise  à Vasari,  ce  mausolée  de  Contarini  est  littéraire, 
sec  et  pauvre  au  possible;  il  reste  peu  de  chose  pour  l’inspiration  quand  la 
raison  a tracé  un  programme  aussi  rigoureux.  En  outre,  la  forme  adoptée  par 
San  Micheli  conviendrait  à une  cheminée  plutôt  qu’à  un  tombeau. 

Nous  reviendrons  plus  loin,  dans  le  livre  consacré  à la  sculpture,  sur  les 
statues  ou  bas-reliefs  qui  ornent  les  mausolées  de  la  Fin  de  la  Renaissance. 

Un  mot  encore  ici  sur  le  type  d’architecture  funéraire  réalisé  à Florence 
dans  la  chapelle  des  Princes  ou  chapelle  des  pierres  dures,  construite  par  les 
Médicis  à côté  de  l’église  Saint-Laurent  : l’ordonnance,  malgré  sa  lourdeur,  est 
somme  toute  fort  grave  et  véritablement  imposante. 

L’architecture  religieuse  de  la  Fin  de  la  Renaissance  soulève,  on  l’a  vu,  plus 
d’une  critique;  il  n’en  est  pas  de  même  de  1 architecture  civile  : elle  a droit 
à toute  notre  estime,  à toute  notre  sympathie.  Pour  un  temps  encore,  dans 
les  habitations  particulières  aussi  bien  que  dans  les  palais  des  souverains,  les 
architectes  s’efforcent  de  concilier  le  confort,  comme  nous  dirions  aujourd’hui, 
avec  l’élégance.  Ne  croyons  pas  que  dès  lors  tout  fut  sacrifié  à l’ordonnance,  aux 
profils.  Les  contemporains  ne  manquent  jamais  de  signaler  la  commodité  de  la 
distribution  intérieure,  la  facilité  des  communications,  l’organisation  de  l’éclai- 
rage. San  Gallo,  San  Micheli  étaient  passés  maîtres  dans  cet  art.  On  trouvera 


LES  CONSTRUCTIONS  D’UTILITÉ  PUBLIQUE. 


plus  loin,  dans  le  chapitre  consacré  aux  différentes  écoles,  la  description  et 
l’appréciation  des  types  de  palais  les  plus  marquants. 

Il  est  peu  de  constructions  d’utilité  publique  pour  lesquelles  la  Fin  de  la 
Renaissance  ne  nous  ait  pas  laissé  de  modèles  à la  fois  pratiques  et  élégants  : 
hôtels  des  Monnaies  (construction  de  Sansovino  à Venise),  halles  («  Mercato 
nuovo  »,  construit  à Florence  par  Tasso,  avec  ses  arcades  amples  et  élevées), 
greniers  publics  (construction  d’A- 
lessi  à Gênes),  etc. 

Les  constructions  péni- 
tentiaires à leur  tour  comptent 
quelques  types  curieux.  Les  Pri- 
sons de  Venise , construites  en 
1689  par  Antonio  da  Ponte,  à 
côté  du  Palais  Ducal,  offrent  sur  le 
« Rio  di  Palazzo  » une  façade  en 
harmonie  avec  leur  destination , 
tandis  que , sur  la  « Riva  degli 
Schiavoni  » , elles  pèchent  par  un 
excès  d’élégance. 

Quelque  spéciale  que  fût  leur 
affectation , plusieurs  établisse- 
ments hospitaliers  répondirent 
aux  exigences  les  plus  sévères  de 
l’art.  On  cite  comme  un  modèle 
d’installation  pratique,  en  même 
temps  que  de  noblesse,  l’hospice 
« San  Giacomo  degli  Incurabili  », 
à Rome,  dont  Peruzzi  composa  le  plan.  A Vérone,  San  Micheli  construisit 
un  lazaret. 

Avec  ces  asiles  de  la  souffrance  physique  alternaient  les  lieux  consacrés  au 
délassement  : théâtres,  salles  de  concert1.  Malgré  la  multiplicité  des  modèles 
légués  par  l’antiquité,  les  architectes  italiens  cherchaient  depuis  longtemps  un 
type  qui  répondît  aux  exigences  modernes.  C’est  ainsi  que  Serlio,  qu’aucun 
radotage  n’effraye,  examine  tour  à tour  l’installation  de  la  scène  comique, 
celle  de  la  scène  tragique  et  de  la  scène  satirique  ! Palladio  trouva  enfin  la 
formule  définitive  dans  son  théâtre  olympique  de  Vicence  (terminé  en  i58d), 
où  il  sut  concilier  les  préceptes  de  Vitruve  avec  les  besoins  de  la  société  con- 
temporaine. Il  adopta,  pour  la  partie  circulaire,  la  forme  elliptique,  éleva  une 

I.  Bibl.  Burckhardt,  Gesch.  dcr  Renaissance,  p.  224.  — Bapst,  Essai  sur  l'histoire  du  Théâtre; 
Paris,  1898,  p.  244  et  suiv.  — Flechsig,  die  Dekoration  dcr  moderneu  Biihne  in  Italien  von  den 
Anfàugcn  bis  4 mu  Schluss  des  .VI 7 Jahrliunderts.  Dresde,  1894. 


320 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


colonnade  corinthienne  ornée  de  niches  et  de  statues  au-dessus  des  gradins 
correspondant  au  parterre,  et  donna  pour  fond  à la  scène  une  splendide  façade 
à portiques,  avec  des  dégagements  dont  chacun  constituait  une  véritable 
avenue. 

Dès  le  début  du  xv°  siècle,  la  construction  d’édifices  spéciaux  devant  ser- 
vir de  bibliothèques  avait 
donné  lieu  à d’intéressantes 
tentatives.  La  Fin  de  la  Re- 
naissance compte  à son  ac- 
tif deux  nouveaux  chefs- 
d’œuvre  : la  Laurentienne 
de  Florence,  la  bibliothè- 
que de  Saint-Marc  à Ve- 
nise. Le  contraste  entre  la 
création  de  Michel -Ange 
et  celle  de  Sansovino  est 
frappant  : dans  la  première 
l’extérieur  est  sacrifié;  tout 
l’effort  porte  sur  l’aména- 
gement de  la  salle  de  lec- 
ture, qui  est  claire  et  sans 
prétention,  avec  une  déco- 
ration élégante  plutôt  que 
riche  ; Sansovino,  au  con- 
traire, s’est  ingénié  à pro- 
diguer sur  sa  façade  toutes 
les  ressources  de  l’architec- 
ture et  de  l’ornementation  ; 
il  a créé  l’ensemble  le  plus 
éblouissant  que  l’Italie  eût 
vu  jusqu’alors.  — Après  de 
telles  pages,  on  hésite  à citer  la  nouvelle  bibliothèque  du  Vatican,  établie  par 
Sixte-Quint  : les  formes  y sont  lourdes,  la  décoration  vulgaire. 

Où  la  Fin  de  la  Renaissance  excelle,  c’est  dans  les  grands  travaux  cI’édilité, 
l’aménagement  des  places,  des  rues,  des  voies  de  communication  de  toutes 
sortes  (voy.  p.  3oo). 

La  règle,  à l’avenir,  c’est  que  les  portes  donnant  accès  dans  une  ville  ou 
dans  un  quartier  offrent  un  caractère  véritablement  monumental.  Sur  ce  point, 
princes,  souverains  et  municipalités  sont  d’accord.  Mais  les  divergences  s’ac- 
cusent lorsqu’il  s’agit  de  choisir  entre  les  différents  types  : les  uns  penchent 


Porte  de  San  Zenone  à Vérone,  par  San  Micheli. 


LES  PORTES  ET  LES  PONTS 


02  I 


pour  l’imitation  des  arcs  de  triomphe;  il  leur  faut  des  colonnes,  des  bas- 
reliefs,  des  statues  ; c’est  le  système  qui  prévaut  à Rome,  notamment  dans  la 
porte  du  Peuple,  élevée  sous  le  pape  Pie  IV  et  décorée  de  quatre  colonnes 
doriques,  aux  formes  aussi  pleines  que  banales.  Les  autres  — et  à leur  tête  San 
Micheli  — traitent  les  portes  comme  des  poternes  fortifiées.  Rien  de  plus 
opposé  aux  modèles  à la  Michel-Ange,  à la  « porta  Pia  »,  avec  ses  ornements  de 
mauvais  goût,  ses  créneaux  terminés  par  une  volute  ionique  et  couronnés 
par  un  boulet,  ses  lourds  festons,  ses  chambranles  compliqués,  que  les  portes 
construites  par  San  Micheli  : ici  le  dorique  domine,  avec  une  sévérité  qui 
ne  va  pas  toutefois  jusqu’à  la  nudité.  La  « porta  del  Palio  » à Vérone  est 


Le  Pont  du  Rialto  à Venise. 


ornée  de  colonnes  et  de  pilastres  cannelés,  de  boucliers  et  de  bucrânes.  A 
Gênes,  dans  la  « porta  del  Molo  »,  Alessi  s’inspire  également  du  style  dorique. 

La  construction  des  ponts  fixa  l’attention  de  plusieurs  architectes  éminents, 
qui  s’efforcèrent  d’y  concilier  la  science  de  l’ingénieur  avec  la  pureté  des 
profils  ou  la  richesse  de  la  décoration.  On  vante  le  pont  de  la  Trinité  à Flo- 
rence, avec  ses  élégantes  arches  aplaties,  construit  de  iSüp  à i5po  par  Amma- 
nati,  qui,  en  diminuant  les  piles  et  en  surbaissant  les  voûtes,  facilita  le  passage 
des  eaux.  Plus  pittoresque,  mais  aussi  moins  monumental,  est  le  pont  du 
Rialto  à Venise,  construit  de  1 588  à 1 5q2  par  Antonio  da  Ponte.  La  même 
ville  montre  avec  orgueil  l’élégant  pont  des  Soupirs  (attribué  à Antonio  Con- 
tino,  le  neveu  de  Giovanni  da  Ponte),  dont  l’arche  unique,  jetée  par-dessus 
un  canal,  relie  aux  Prisons  le  premier  étage  du  Palais  des  Doges.  On  trouve 
dans  le  livre  III  du  Traité  de  Palladio  la  description  de  plusieurs  ponts 
construits  par  ce  grand  artiste. 


E.  Müntz, 


III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Par  leur  nombre  non  moins  que  par  leurs  dimensions  et  leur  richesse,  les 
fontaines  de  la  Fin  de  la  Renaissance  relèguent  dans  l’oubli  leurs  aînées,  sans 
exception  aucune.  L’élément  architectonique  y lutte  jusqu’à  la  fin  avec  l’élé- 
ment plastique.  Si  la  fontaine  d’Ammanati  à Florence,  celle  de  Jean  Bologne, 
dans  la  ville  du  même  nom,  celle  des  « Tartarughe  » à Rome,  font  la  part 
la  plus  large  à la  sculpture,  la  belle  fontaine  de  la  place  « délia  Rocca  » à 
Viterbe,  attribuée  à Vignole  (gravée  p.  2q5),  et  les  nombreuses  fontaines 
élevées  à Rome  sur  les  dessins  de  Giacomo  délia  Porta',  affirment  les  droits 
de  l’architecture. 

A Venise,  des  margelles  de  puits  monumentales  tiennent  lieu  de  fontaines. 

Des  fondeurs  célèbres, 
notamment  les  Alber- 
ghetti , ont  attaché  leur 
nom  à ces  ouvrages. 

Les  villas  et  les  jar- 
dins n’avaient  cessé  dé- 
tenir une  place  d’hon- 
neur dans  l’architecture 
italienne  (t.  II,  p.  35q- 
358).  La  Fin  de  la 
Renaissance  donna  plus 
d’importance  encore,  si 
possible,  à ces  créations 
dans  lesquelles  l’art  se 
mariait  si  agréablement 
à la  nature.  Fontaines, 
jets  d’eau  et  cascades,  bocages,  berceaux  et  haies,  treilles  et  treillages,  fleurs 
d’agrément  et  plantes  médicinales,  grottes  et  souterrains,  volières  et  orgues 
hydrauliques,  statues  et  groupes,  obélisques,  vases,  pavillons  et  promenoirs 
couverts,  salles  de  bains,  tout  y était  réuni  pour  charmer  le  regard  ou  favo- 
riser le  recueillement. 

Ce  que  l’on  recherche  avant  tout,  c’est  la  pureté  et  la  fraîcheur  de  l’air,  qui 
ne  s’obtiennent  que  sur  les  hauteurs;  puis  l’étendue  ou  la  beauté  de  la  vue, 
qui  sont  intimement  liées,  elles  aussi,  à l’élévation  du  site"  (on  ne  compren- 
drait pas  une  villa  dans  un  bas-fond).  Aussi  l’aménagement  abonde-t-il  en 
contrastes,  offrant  à chaque  détour  un  nouveau  panorama. 

1.  Voy.  le  recueil  de  Falda,  le  Fontane  cli  Routa  iiellc  piayye  e luoglii  piibhlici  délia  cilla.  Rome 

(Ryô). 

2.  « Les  Vignes,  qui  sont  des  jardins  et  lieues  de  plesir,  de  beauté  singulière,  et  là  où  j’ai 
aprins  combien  l’art  se  pouvoit  servir  bien  à pouint  d’un  lieu  bossu,  montueus,  et  inégal;  car 
eus  ils  en  tirent  des  grâces  inimitables  à nos  lieus  pleins,  et  se  prævalent  très  artificielemant  de 
cete  diversité.  » (Montaigne,  Voyage , p.  3iq.  Cf.  p.  498.) 


LES  VILLAS  ET  LES  JARDINS. 


Riches  et  pittoresques  entre  toutes  sont  les  villas  de  Rome  et  des  environs,  la 
« Vigna  di  papa  Giulio  »,  la  villa  Pia,  la  villa  Médicis,  le  Palatin  («  Orti  Farne- 
siani  »),  les  villas  des  Farnèse  à Caprarole,  des  d’Este  à Tivoli  (gravée  p.  77) 


La  Fontaine  des  Tortues  à Rome,  par  Tad.  Landini. 


la  « villa  Lante  alla  Bagnaja  »,  près  de  Viterbe'.  En  Toscane,  le  jardin  Boboli, 
les  villas  de  Castello  et  de  Pratolino 1  2 le  cèdent  à peine  en  magnificence  et  en 
variété  aux  créations  des  Etats  pontificaux.  Dans  le  voisinage  de  Pesaro,  Monte 

1 . Yoy.  Montaigne,  Voyage,  p.  .S27-.S28. 

2.  Ibid.,  p.  161  et  suiv. 


324 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


impériale  perpétue  jusqu’à  nos  jours  le  souvenir  de  la  libéralité  des  ducs 
d’Urbin  et  du  goût  de  son  constructeur  G.  Genga'.  Mantoue  cite  avec  orgueil 
le  palais  du  Té  (la  villa  de  Marmirolo  n’existe  plus  depuis  longtemps).  Près 
de  Vicence,  la  Rotonde  et  la  villa  Maser  (voy.  p.  278)  proclament  la  fantaisie 
et  l’élégance  de  Palladio. 

Tout  jardin  a pour  complément  des  grottes,  que  l’on  varie  à l’infini,  au 
moyen  d’incrustations  de  coquillages  ou  de  pierres  de  couleur,  de  stalac- 
tites, etc.  fi 

A Castello,  on  poussa  le  luxe  jusqu’à  peupler  ces  grottes  d’une  ména- 
gerie en  marbre  ou  en  bronze,  sculptée  ou  fondue  sous  la  direction  de  Jean 
Bologne. 

L’architecture  joue  le  rôle  principal  dans  le  jardin  italien  (le  moyen  de  ne 
pas  tirer  parti  des  différences  de  niveau  pour  provoquer  des  contrastes!)  : ce  ne 
sont  que  rampes  et  escaliers,  terrasses  et  souterrains.  Cette  tyrannie  s’étend 
jusqu’à  la  composition  des  parterres.  Si  déjà  au  moyen  âge  on  s’était  servi 
de  fleurs  naturelles  pour  dessiner  des  ornements,  dans  ces  jardins  italiens  de 
la  Renaissance  on  violenta  la  végétation  au  point  de  lui  donner  l’aspect 
d’édifices  en  pierre  : à la  villa  d’Este,  les  haies  furent  taillées  de  façon  à imiter 
des  murs. 

A Venise3,  les  jardins  étaient  garnis  de  plantes  médicinales,  de  jets  d’eau, 
de  statues,  de  peintures,  d’édifices  de  toute  nature  4.  Simone  Santo,  secrétaire 
de  la  République,  avait  fait  établir  le  sien  sur  le  toit  de  son  palais”. 

Jamais  encore  le  génie  militaire  et  l’architecture  civile  n’avaient  contracté 
une  alliance  aussi  étroite.  Il  n’y  eut  guère  de  grand  architecte  de  ce  temps  — 
rappelons  seulement  Peruzzi,  San  Gallo,  Michel-Ange,  San  Micheli,  Alessi  — 
qui  n’excellât  à la  fois  dans  les  deux  arts  et,  par  une  conséquence  facile  à 
deviner,  il  y eut  peu  d’ouvrages  militaires  qui  ne  fussent  en  même  temps  des 
modèles  de  goût.  La  scission  cependant  ne  devait  pas  tarder  à se  produire. 
Girolamo  Genga  déjà  manifestait,  au  dire  de  Vasari,  son  peu  d’intérêt  pour  ce 

].  Voy.  ci-dessus,  p.  255.  Cf.  Thode,  dans  Y Annuaire  lies  Musées  de  Berlin , 1 838,  t.  IX, 
p.  162-184. 

2.  Ant.  da  San  Gallo,  dans  une  lettre  écrite  en  1.546  au  duc  de  Florence,  lui  signale  les 
incrustations  («  tarteri  corne  diaccioli  »)  que  l’on  observe  dans  une  villa  de  Tivoli  et  qui 
étaient  employées  dès  lors  dans  les  constructions  similaires  de  Rome  (Gaye,  Cartcggio , t.  II, 
P.  344). 

3.  Sansovino,  Venetia,  livre  VIII,  fol.  107. 

4.  A Tivoli,  on  admirait  les  berceaux,  pavillons  et  temples  de  treillage  exécutés  sous  la 
direction  de  Gir.  da  Carpi  : ils  ne  sauraient  être,  déclare  Vasari,  ni  plus  beaux  ni  plus  variés. 
Ces  élégants  petits  édifices,  recouverts  de  magnifiques  feuillages,  servaient  d’abri  à des  statues 
antiques. 

5.  A Tivoli  également,  on  avait  poussé  le  raffinement  jusqu’à  faire  mouvoir  par  l’eau  des 
orgues  et  autres  instruments  de  musique  (Montaigne,  Voyage,  édit.  d’Ancône,  p.  323  et 
suiv.). 


LES  VILLAS  ET  LES  JARDINS. 


020 


genre  de  constructions,  qui  lui  semblaient  dépourvues  d’élévation.  D’un  autre 
côté,  à partir  du  milieu  du  siècle,  bon  nombre  d’ingénieurs  militaires  — les 
Castrioti , les  Paciotti  et  les  Lanzia  d’Urbin,  les  Francesco  de’  Mardi  i , les 


La  Grotte  du  jardin  Boboli  a Florence,  par  Buontalenti. 


Girolamo  Cataneo  de  Novare  (i58q),  commencent  à ne  plus  tenir  compte  que 
des  exigences  spéciales  de  la  défense  ou  de  l’attaque,  ouvrant  ainsi  un  abîme 
qui  est  allé  se  creusant  d’âge  en  âge.  Aucun  d’eux  n’a,  que  je  sache,  marqué 
comme  architecte. 

Laissant  de  côté  les  innovations  capitales  réalisées  par  San  Micheli,  qui  le 


326 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


premier,  affirme-t-on  donna  aux  bastions  la  forme  de  triangles  ou  de  penta- 
gones, je  mentionnerai  les  grands  ensembles  auxquels  San  Gallo  a attaché 
son  nom  : les  fortifications  du  Borgo  à Rome,  celles  de  Cività-Vecchia,  de 
Ncpi,  d’Ancône,  de  Pérouse;  puis  le  môle  de  Cività-Vecchia,  achevé  par 
Michel-Ange;  la  forteresse  du  Belvédère,  à Florence,  commencée  par  Buon- 
talenti  en  1090,  celle  du  Lido  à Venise,  un  des  tours  de  force  réalisés  par 
San  Micheli.  Dans  le  port  de  Gênes,  Galeazzo  Alessi  éleva  un  portique  d’ordre 
dorique,  avec  une  entrée  flanquée  de  colonnes  rustiques,  et  prolongea  le 
môle  dans  la  mer. 

1.  Notons  toutefois  que  le  premier  germe  des  bastions  à cinq  lignes  se  trouve  en  France, 
dans  les  tours  à bec,  usitées  de  la  fin  du  xne  siècle  au  milieu  du  xv°  (Palustre,  Y Architecture  de 
la  Renaissance,  p.  69). 


Marque  typographique  des  Giolito. 

Tirée  des  « Transformation!  » de  Doni  (Venise,  i553). 


Fragment  d’un  des  plafonds  du  château  de  Mantoue. 


CHAPITRE  II 

LES  ÉCOLES  D’ARCHITECTURE  DE  LA  FIN  DE  LA  RENAISSANCE.  — FLORENCE  ET 
ROME  : PERUZZI,  SAN  GALLO , MICHEL- ANGE  ET  VIGNOLE.  — VENISE, 

VÉRONE  ET  VICENCE  : SANSOVINO,  SAN  MICF1  ELI  ET  PALLADIO. 


a division  par  Écoles,  si  tranchée  lorsque  l’on  considère 
la  peinture  de  la  Fin  de  la  Renaissance,  s’affirme  avec 
beaucoup  moins  de  netteté  dans  l’architecture.  Cette 
différence  entre  l’évolution  des  deux  grands  arts  tient, 
d’une  part,  à ce  que  tous  les  architectes,  quel  que  fût 
leur  lieu  d’origine,  venaient  étudier  à Rome;  de  I autre, 
à ce  que  ce  fut  un  Florentin  — Sansovino  — qui 
fonda  l’École  vénitienne,  tandis  qu’un  citoyen  de  Rome,  Jules  Romain,  ton- 
dait l’École  de  Mantoue  et  étendait  son  influence  jusqu’à  Vérone.  11  en  est  de 
même  de  l’École  génoise  : elle  eut  pour  initiateur  un  Ombrien,  Galeazzo  Alessi. 
Dans  la  peinture,  au  contraire,  les  chefs  des  principales  Écoles,  à Venise,  à Parme, 
à Brescia,  et  même  à Milan  pour  la  période  postérieure  à Léonard  de  Vinci,  sont 
tous  nés  dans  la  région  qu’ils  devaient  illustrer. 

S'il  est  difficile  d’établir  une  ligne  de  démarcation  parfaitement  tranchée  entre 
les  architectes  de  l’Italie  centrale  et  ceux  de  la  Haute-Italie,  à plus  forte  raison 
ne  saurait -on  distinguer  les  représentants  de  l’architecture  florentine  des 
représentants  de  l’architecture  romaine.  Il  y a,  d’une  ville  à l’autre,  un  va-et- 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


328 


vient,  un  chassé-croisé  continuel,  avec  cette  différence  toutefois  que  Flo- 
rence fournit  les  artistes,  tandis  que  la  part  contributive  de  Rome  se  borne,  d’une 
part,  à la  communication  des  modèles  antiques,  qu’elle  livre  à tout  venant  ; de 
l’autre,  à l’inspiration  qui  émane  de  la  Papauté. 

A ne  supputer  que  le  nombre  des  architectes  célèbres  nés  à Florence,  on 
serait  exposé  à s’exagérer  l’importance  de  cette  École;  d’autre  part,  à ne  tenir 
compte  que  des  ouvrages  qui  ont  pris  naissance  sur  les  bords  de  l’Arno,  on  ris- 
querait de  s’en  faire  une  idée  trop  imparfaite.  La  vérité  est  que,  si  Rome  et 
Venise  ont  dû  leurs  principaux  monuments  à des  architectes  florentins  (il  suffit 
de  rappeler  les  noms  d’Ant.  da  San  Gallo,  de  Michel-Ange,  d’Ammanati,  de 

Jac.  Sansovino,  sans  omettre  Bal.  Peruzzi,  dont  la 


Portrait  de  Baccio  d’Agnolo. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


famille  était  originaire  de  Florence),  c’est  au  dehors 
que  le  talent  de  ces  maîtres  a reçu  son  empreinte; 
leur  ville  natale  ne  peut  donc  les  revendiquer  qu’en 
partie.  Aussi  nous  bornerons-nous  à mentionner  ici 
et  San  Gallo  et  Michel-Ange,  et  Peruzzi  et  Sansovino, 
sauf  à étudier  en  détail  leur  œuvre  dans  les  centres 
où  s’est  exercée  leur  activité. 

Florentine  ou  lombarde  jusqu’au  début  du  xvf  siè- 
cle, l’architecture  de  la  Renaissance  reçut  de  Bra- 
mante, affirme-t-on,  le  caractère  italien  et  le  caractère 
universel,  formant  le  style  qui,  en  somme,  domine 
de  nos  jours  encore.  De  la  dernière  manière  de  ce 
grand  artiste  procèdent  Peruzzi , Antonio  da  San 


Gallo,  San  Micheli,  Sansovino,  Raphaël  et  Jules 
Romain,  Palladio,  de  même  que  Philibert  de  l’Orme  et  Pierre  Lescot1.  — 
Sans  contester  la  justesse  de  cette  observation,  il  convient  d’ajouter  que  l’imi- 
tation de  plus  en  plus  rigoureuse  des  formes  antiques  était  dans  la  logique  : 
préconisée  par  Brunellesco  dès  le  début  du  xve  siècle,  elle  devait,  à chaque  nou- 
velle étape,  gagner  en  précision,  en  même  temps  que,  par  une  loi  inéluctable, 
les  formes  deviendraient  plus  pleines,  pour  ne  pas  dire  plus  rondes  (voy. 
p.  108-110).  L’influence  de  Rome,  où  s’élabora  la  dernière  manifestation  de 
la  Renaissance,  fit  le  reste;  la  Ville  éternelle  n’est -elle  pas,  pour  parler 
comme  Montaigne,  « la  plus  commune  ville  du  monde,  et  où  l’étrangeté 
et  différence  des  nations  se  considère  le  moins,  car,  de  sa  nature,  c’est  une  ville 


rapiécée  d’étrangers;  chacun  y est  comme  chez  soi  »? 

Avant  de  suivre  à Rome  les  chefs  de  l’École  florentine,  rappelons  brièvement 
les  travaux  exécutés  dans  la  capitale  même  de  la  Toscane  : la  chapelle  des 
Médicis  et  la  bibliothèque  Laurentienne,  sur  lesquelles  nous  reviendrons  dans 


1.  Le  Cicérone , p.  221.  — De  Geymüller,  The  Sehool  of  Bramante,  p.  125  et  suiv.  Londres, 
1891.  — Cf.  Palustre,  V Architecture  de  la  Renaissance,  p.  95-96. 


LES  ARCHITECTES  FLORENTINS. 


un  instant,  en  étudiant  l’œuvre  de  Michel-Ange,  le  palais  Uguccioni,  construit 
par  Zanobi  Folfi  (voy.  p.  3o5),  la  loge  du  Marché  Neuf,  claire,  élégante,  mais 
déjà  trop  facile,  élevée  de  1647  à i55o  par  G. -B.  del  Tasso,  sans  compter  un 


Le  Palais  des  Offices  à Florence,  par  Vasari. 

certain  nombre  d’édifices  d’un  intérêt  moindre,  tels  que  les  palais  appar- 
tenant à la  dernière  manière  de  Baccio  d’Agnolo  (y  i5q3;  voy.  t.  II,  p.  4 1 5- 
416). 

Parmi  les  architectes  dont  l’activité  profita  plus  spécialement  à Florence, 
quatre  méritent  mieux  qu’une  simple  mention. 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  42 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


33o 


Giovanni  Antonio  Dosio  de  San  Gimignano  (né  en  1 533  ; vivait  encore 
en  1 5 78  *)  s’est  fait  un  nom  comme  archéologue  (il  a publié  en  1 569  un 
recueil  des  monuments  antiques  de  Rome)  et  comme  architecte.  A Flo- 
rence, il  a marqué  sa  trace  par  le  palais  Larderel-Comini,  la  plus  exquise 
demeure  — ce  sont  les  termes  de  Burckhardt  — de  la  Renaissance  italienne,  et 
par  une  série  d’autres  édifices  dont  on  trouvera  la  description  dans  les  ouvrages 
spéciaux.  Le  palais  Larderel,  le  seul  dont  je  m’occuperai  ici,  n’a  que  trois 
fenêtres  de  façade,  mais  les  proportions  en  sont  si  harmonieuses  qu’il  est  impos- 
sible de  se  dérober  au  charme  qui  s’en  dégage.  L’appareil  est  tout  uni,  sauf 
aux  angles,  où  des  pilastres  à refends  se  détachent  sur  le  corps  de  l’édifice.  Au 

rez-de-chaussée,  une  porte  et  deux  fenêtres,  cha- 
cune surmontée  d’un  fronton  triangulaire;  au  pre- 
mier étage,  un  fronton  de  même  nature  et  deux 
frontons  senti -circulaires;  au  second  étage,  trois 
frontons  triangulaires;  puis  des  bandeaux  qui  mar- 
quent les  divisions  par  étages,  et  un  entablement 
avec  une  belle  corniche  couronnant  le  tout  : telles 
sont  les  ressources,  des  plus  élémentaires,  à l’aide 
desquelles  ce  bijou  a été  créé. 

Georges  Vasari  (voy.  p.  178)  a laissé  son  chef- 
d’œuvre  dans  le  palais  des  Offices,  où  la  sobriété 
n’exclut  pas  l’élégance.  On  a fait  valoir  comme  cir- 
constance atténuante  pour  certaines  imperfections 
que  l’auteur  n’avait  pas  toute  la  liberté  de  mouve- 
ments désirable,  qu’il  était  torcé  de  tenir  compte 
des  substructions  existantes,  comme  aussi  de  la  destination  de  l’édifice,  qui 
devait  être  affecté  aux  Offices,  c’est-à-dire  aux  bureaux. 

Bartolommeo  Ammanati  (né  en  1 5 1 1 à Settignano,  mort  en  i5ç)2)  étudia 
d’abord  la  sculpture  sous  Bandinelli  et  Jac.  Sansovino;  une  série  de  statues  ou 
de  bas-reliefs  exécutés  à Florence,  à Urbin,  à Naples,  à Venise,  à Rome,  lui 
avaient  valu  la  notoriété,  sinon  la  célébrité,  lorsqu’il  se  manifesta  comme  archi- 
tecte. A Rome,  il  construisit,  outre  le  palais  Ruccellai  («  Caffé  Nuovo  »),  la 
façade  et  la  cour  du  Collège  Romain;  à Florence,  la  façade  postérieure  du  palais 
Pitti  (voy.  p.  3 06)  et  le  pont  de  la  Trinité  (voy.  p.  021),  sans  compter  le 
second  cloître  de  San  Spirito,  les  palais  Guigni,  Montalvi,  Ramirez,  etc.;  à 
Lucques,  le  Palais  Ducal,  qui  fut  continué  par  Pin i et  Juvara,  et  une  série 
d’habitations  particulières.  Ses  créations  se  distinguent  par  l’ampleur  plutôt 
que  par  la  finesse  et  l’élégance. 

Un  autre  Florentin,  Bernardo  Buontalenti  (i536-iôo8),  doit  sa  réputation 
à la  construction  de  la  villa  de  Pratolino,  à l’agrandissement  (si  malencontreux) 


Portrait  de  Bald.  Peruzzi. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


1.  Voy.  mes  Historiens  et  Critiques  de  Raphaël,  p.  147. 


BALD.  PERUZZI. 


ool 


du  Palais  Vieux,  à l’établissement  de  la  tribune  des  Offices,  du  corridor  qui 
relie  ce  palais  au  palais  Pitti,  puis  aux  plans  pour  les  forteresses  de  Porto 
Ferrajo,  de  Livourne,  de  Grosseto,  enfin  à la  série  des  palais  dont  il  dota 
Florence.  Ce  maître  sacrifie  déjà  au  style  baroque. 

Le  plus  élégant,  le  plus  fin,  le  plus  indépendant  des  architectes  qui  cher- 
chèrent fortune  à Rome  pendant  le  premier  tiers  du  xvi°  siècle,  Baldassare 
Peruzzi  (1481-1 536)  appartient  par  ses  origines  à plusieurs  cités  (ses  parents 


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3SB  In^iflyBSSSS 

La  Farnésine,  par  Peruzzi. 


avaient  pour  patrie  Florence;  lui-même  naquit  à Volterra  et  fut  élevé  à Sienne), 
de  même  que  par  la  chronologie  de  ses  œuvres  il  se  rattache  tout  ensemble  à 
l’Age  d’Or  et  à la  Fin  de  la  Renaissance.  Peintre  de  profession,  il  se  familiarisa 
par  des  études  assidues  avec  les  secrets  de  l’art  de  bâtir.  Malheureusement  une 
modestie  ou  plutôt  une  timidité  invincibles  l’empêchèrent  toute  sa  vie  de 
mettre  en  pleine  lumière  un  talent  véritablement  transcendant.  Fixé  à Rome 
vers  i5o3,  il  se  signala  tour  à tour  comme  fresquiste,  comme  organisateur 


1.  Bibl.  : Suys  et  Haudebourt,  Palais  Massimi  à Rome.  Paris,  1818,  in-fol.  pl. — Redtenbacher, 
Mittheilungen  ans  der  Sanimlung  architehtonhcher  Handgeiclmungen  in  der  Galle  rie  der  Uffigîen  7 a 
Floreii'.  I.  Baldassare  Peruggi  uni  seine  JVcrke.  Carlsrulie,  187.5.  — Donati,  Elogiodi  Baldassare 
Peruggi.  Sienne,  1879.  — Weese,  Baldassare  Peruggis  Anteil  an  dem  malerischen  Schmuclie  der  Villa 
Farnesina  ucht  einem  Anhange  : « Il  taccuino  di  Baldassare  Pent^gi  » in  der  Communal  Biblio- 
tlich  gti  S ii  'lia.  Leipzig,  1894. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


O O _ 

DO  2 


de  fêtes,  comme  architecte.  Dans  ce  dernier  domaine  son  activité  profita,  non 
seulement  à la  Ville  éternelle,  mais  encore  à Sienne,  à Bologne,  peut-être  aussi 
à Carpi.  Nul  ne  connaissait  mieux  que  lui  l’art  de  tirer  parti  des  matériaux 
les  plus  humbles  — la  brique,  par  exemple,  — et  des  moyens  les  plus  simples, 
pour  animer  et  faire  chanter  en  quelque  sorte  des  façades  dépourvues  de  toute 
ornementation. 

A Rome,  une  des  premières  créations  de  Peruzzi,  la  villa  d’Ag.  Chigi  (la  Far- 
nésine),  achevée  en  i5ii-i5i2,  n’a  cessé  de  séduire  par  le  mélange  d’ingé- 


Façade  du  Palais  Massimi  à Rome,  par  Peruzzi. 


nuité  et  d’élégance,  d’aisance  et  d’harmonie.  Si  la  critique  a pu  reprocher  au 
maître,  avec  un  semblant  de  raison,  d’avoir  répété  le  même  motif  — des 
pilastres  doriques  — au  rez-de-chaussée  et  au  premier  étage,  elle  a aussi  été 
unanime  à admirer  l’art  avec  lequel  il  a marié  les  deux  ailes  au  corps  principal, 
la  lumière,  le  mouvement  et  la  vie  qu’il  a obtenus,  rien  que  par  l’alternance 
des  pilastres,  des  fenêtres  et  des  moulures.  Les  ornements  de  la  frise  — des 
génies,  des  candélabres  et  des  festons  — forment  le  plus  heureux  contraste  avec 
la  simplicité  du  fonds  même  de  la  villa.  Vasari  a caractérisé  la  Farnésine  en 
disant  qu’elle  paraissait  née,  c’est-à-dire  créée  d’un  souffle,  plutôt  que  bâtie, 
et  Quatremère  de  Quincy  a qualifié  d’élégance  attique  la  pureté  de  ses 
profils. 

S’il  n’a  pas  été  donné  à Peruzzi,  par  suite  de  toutes  sortes  de  difficultés, 
financières  et  autres,  de  marquer  sa  trace  dans  la  reconstruction  de  la  basilique 


BALD.  PERUZZI. 


333 


de  Saint-Pierre,  à laquelle  il  fut  préposé  pendant  plusieurs  années  (de  i5'20  à 
1 5 2 7 , de  1 532  à 1 536),  par  compensation  il  a doté  Rome  d’un  monument 
élégant  et  noble  entre  tous,  le  palais  Massimi.  L’histoire  de  cette  construction 
n’est  pas  encore  parfaitement  élucidée.  Il  paraît  certain  que  Peruzzi  n’a  dirigé 
que  le  début  des  travaux  ( 1 535)  : de  là  toutes  les  imperfections  qui  déparent 
l’édifice.  La  tâche  était  des  plus  ardues  : il  s’agissait  d’utiliser  d’anciennes  fon- 


Le  Cloître  de  l’Oratoire  de  Sainte-Catherine  à Sienne,  par  Peruzzi. 


dations  et  de  relier  deux  habitations  distinctes  appartenant  à plusieurs  membres 
de  la  même  famille.  Peruzzi  tira  le  parti  le  plus  heureux  d’un  site  ingrat,  étroit 
et  irrégulier;  la  disposition  qu’il  adopta,  cette  courbe  d’un  si  grand  effet,  « est 
telle  qu  on  la  croirait  une  invention  libre  et  non  pas  conçue  sous  la  dictée  du 
besoin.  » (Quatremère.)  L’auteur  n’a  eu  recours  aux  colonnes  et  aux  pilastres 
que  pour  le  rez-de-chaussée  : dans  les  étages  supérieurs,  la  disposition  si  ingé- 
nieuse des  fenêtres  et  des  mezzanines,  leur  alternance  avec  le  bel  appareil  à 
refends,  lui  ont  suffi  pour  obtenir  la  variété  et  l’animation.  Quant  au  « cor- 
tile  »,  il  se  compose  de  deux  ordres  de  colonnes,  séparées  par  des  ouvertures 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


334 


rectangulaires,  des  espèces  de  fenêtres  mezzanines,  d’un  effet  assez  bizarre 

Les  travaux  exécutés  à Sienne  par  Peruzzi  sont  la  plupart  postérieurs  au  sac 
de  Rome  (1527)  et  appartiennent  à la  dernière  période  d’une  carrière  féconde 
plutôt  que  longue.  On  lui  attribue,  sans  certitude  absolue,  la  petite  cour,  si 
svelte  et  si  éthérée,  de  l’oratoire  de  Sainte-Catherine.  En  ce  qui  touche  le  palais 
Belcaro,  situé  en  dehors  de  la  porte  Fontebranda,  les  dessins  conservés  au 
musée  des  Offices  permettent  de  se  rendre  compte  de  ce  qu’eût  été  cet  édifice 
s’il  avait  été  achevé. 

A Bologne,  on  fait  honneur  à Peruzzi  de  la  façade  du  palais  Albergati,  ou 
du  moins  du  premier  étage  de  cette  façade.  C’est  une  œuvre  véritablement 

monumentale,  qui  doit  son  effet  aux  moyens  les 
plus  simples  (le  fond  de  l’édifice  ne  se  compose  que 
de  briques)  : l’écartement  et  la  rareté  des  fenêtres 
lui  donnent  un  aspect  de  tranquillité  et  de  noblesse 
qui  est  encore  relevé  par  une  superbe  frise  à bucrânes 
et  à disques.  Peruzzi  a en  outre  — et  cette  lois  l’at- 
tribution est  certaine  — fourni  les  plans  du  palais 
Lambertino.  Il  est  fort  probable  qu’il  a également 
composé  le  modèle  du  portail  du  couvent  de  San 
Michèle  in  Bosco. 

S’il  n’est  pas  démontré  par  des  textes  authen- 
tiques que  la  cathédrale  et  le  palais  ducal  de  Carpi 
(t.  II,  p.  422)  soient  l’œuvre  de  Peruzzi,  ces  édifices 
se  rapprochent  toutefois  de  sa  manière  : on  admire 
dans  la  cour  du  palais  une  pureté  et  une  chasteté 
de  formes  qui  sentent  encore  leur  xve  siècle. 

Peruzzi  est  le  dernier  harmoniste,  à la  façon  de  Bramante;  comme  celui-ci,  il 
sait  tirer  des  combinaisons  les  plus  élémentaires,  des  refends,  des  moulures,  des 
pilastres,  l’intérêt,  la  vie  et  la  couleur. 

Le  plus  marquant  des  élèves  de  Peruzzi  fut  Serlio  : le  IVe  livre  de  son  Traite 
d’ Architecture  est  composé  presque  en  entier  de  dessins  de  son  maître. 

La  carrière  du  Florentin  Antonio  da  San  Gallo  ou  Cordiani  (iqBS-iSqO)  est 
un  exemple  d’activité  incessante  et  fébrile1 2.  11  ne  lui  suffit  pas  d’élaborer  sans 
relâche  des  projets  de  construction  ou  de  décoration  pour  satisfaire  les  fantaisies 
de  ses  patrons,  il  inspecte,  revise  ou  expertise  au  loin,  comme  ingénieur  rnili- 

1.  On  attribue  à Peruzzi  plusieurs  autres  palais  romains,  parmi  lesquels  la  cour  du  palais 
Altemps,  composée  de  deux  rangées  d’arcades,  que  séparent  des  pilastres,  et  d’un  attique; 
mais  l’ordonnance  m’en  semble  déjà  trop  facile,  et  les  profils  trop  lourds  pour  un  tel  puriste. 

2.  Bibl.  : T.  II,  p.  402.  — On  trouvera  dans  le  recueil  de  Vasari  et  dans  la  monographie 
de  M.  Ravioli  des  détails  suffisants  sur  les  travaux  des  autres  membres  de  la  famille  San  Gallo, 
Bastiano  ou  Aristotele  (148.5-1. 55 1),  Francesco  (1494-1576),  Giovanni  Francesco  (4  i.53o). 


Portrait  d’Arist.  da  San  Gallo. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


ANT.  DA  SAN  GALLO. 


335 


taire  aussi  bien  que  comme  architecte  proprement  dit.  Une  fois  il  fut  obligé 
de  diriger  à la  fois,  dans  cinq  villes  éloignées  les  unes  des  autres,  des  travaux  de 
la  plus  haute  importance  : la  construction  de  la  forteresse  de  Florence  et  de 
celle  d’Ancône,  la  restauration  de  l’église  de  Lorette,  l’agrandissement  du  palais 
du  Vatican,  l’établissement  du  puits  d’Orvieto;  mais  il  savait  se  multiplier  de 
telle  sorte  qu’il  put  suffire  à tout  en  se  faisant  seulement  suppléer  au  besoin 
par  son  frère  Battista.  Ajoutons  qu’une  partie  de  l’existence  de  San  Gallo  se 
passa  en  travaux  de  consolidation,  de  réfection  : la  basilique  de  Saint-Pierre, 
les  loges  du  Vatican,  la  coupole  de  l’église  de  Lorette. 

Dans  l’impossibilité  où  je  me  trouve  d’entrer  dans  le  détail  de  tant  d’églises, 
de  chapelles,  de  palais,  de  citadelles,  de  portes  mo- 
numentales, élevés  par  San  Gallo  à Rome  et  dans  tout 
l’Etat  pontifical,  je  me  bornerai  à analyser  ses  deux 
ouvrages  principaux  : son  projet  pour  Saint-Pierre 
de  Rome  et  le  palais  Farnèse. 

Malgré  son  goût  et  son  talent,  San  Gallo  n’était 
pas  à la  hauteur  d’une  tâche  telle  que  la  réédification 
de  Saint-Pierre.  Son  projet  (voy.  p.  Soi)  péchait 
par  la  multiplicité  des  ressauts,  par  la  petitesse  des 
colonnes  et  des  profils  : ce  n’étaient  qu’arcades  sur 
arcades,  ordonnances  sur  ordonnances,  amas  de  clo- 
chers, de  pyramides  et  de  pointes  : aussi  les  contem- 
porains lui  reprochaient-ils  — et  c’était  un  crime  à 
leurs  yeux  — de  s’être  inspiré  plutôt  de  la  manière 
gothique  que  de  la  bonne  architecture  classique. 

Le  palais  Farnèse  ne  comportait  à l’origine,  affirme-t-on,  que  des  dimensions 
restreintes;  grâce  à l’excellence  du  plan  primitif,  il  put  être  développé  sans  que 
les  accroissements  nuisissent  à l’aspect  des  parties  antérieurement  construites'. 
La  façade  rappelle  l’arrangement  des  anciens  palais  florentins  : ici  comme  là,  un 
intervalle  énorme  sépare  les  fenêtres  du  premier  étage — au  nombre  de  treize  — 
de  celles  du  second.  Par  contre,  l’intervalle  entre  la  porte  principale  et  les 
fenêtres  qui  l’accostent  est  infiniment  trop  rapproché,  erreur  qui  se  reproduit 
pour  les  fenêtres  encadrant  la  loge  du  premier  étage.  Au  rez-de-chaussée,  ces 
fenêtres  — rectangulaires  — n’ont  pas  de  frontons,  tandis  qu’au  premier  étage, 

I.  Je  dois  à l’obligeance  de  M.  de  Navenne,  premier  secrétaire  de  l’ambassade  de  France  près 
le  Saint-Siège,  d’intéressantes  notices  sur  l’historique  de  ce  monument.  En  149.5,  le  cardinal 
Al.  Farnèse  (plus  tard  Paul  III)  acheta  l’habitation,  qui,  transformée,  est  devenue  le  palais 
actuel.  Les  achats  de  terrain  nécessités  par  les  agrandissements  successits  se  continuèrent 
jusque  vers  le  milieu  du  xvr  siècle.  Quant  aux  travaux,  ils  commencèrent  en  1.017  au  plus 
tard.  En  1.519,  Léon  X visita  la  construction  en  train  et  lui  donna  son  approbation.  En  i53q,  à 
l’avènement  de  Paul  III,  Ant.  de  San  Gallo  fit  de  nouveaux  plans  et  commença  la  construction 
du  palais,  tout  en  tirant  parti,  — ce  fait  résulte  jusqu’à  l’évidence  des  recherches  de  M.  de  Na- 
venne, — des  constructions  ou  substructions  antérieures. 


Portrait  d'Ant.  da  San  Gallo. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


où  elles  sont  également  rectangulaires,  elles  sont  surmontées  de  frontons  alter- 
nativement circulaires  et  angulaires,  et  au  second  étage,  où  elles  sont  cintrées, 
de  frontons  tous  pyramidaux.  Chaque  rangée  de  fenêtres  s’appuie  sur  un 
bandeau  monumental. 

Si  le  corps  même  de  la  façade  du  palais  Farnèse  a donné  lieu  à toutes  sortes 
de  critiques  (voy.  entre  autres  celles  formulées  dans  le  Cicérone'),  il  n’y  a eu 
qu’une  voix  pour  célébrer  la  beauté  de  la  corniche  placée  par  Michel-Ange  sur 
l’œuvre  de  San  Gallo  ; elle  est  d’une  telle  pureté  et  d’une  telle  noblesse,  que 


La  Cour  du  Palais  Farnèse,  par  Ant.  da  San  Gallo. 

Letarouilly,  son  dernier  historien,  a supposé  que  Vignole  y avait  collaboré  (il 
paraît  en  effet  établi  que  dès  le  début  des  travaux  — 1047  — Michel-Ange 
s’était  adjoint  cet  habile  et  savant  architecte). 

Dans  la  cour  du  palais,  les  deux  étages  inférieurs,  imités  du  théâtre  de 
Marcellus,  sont  l’œuvre  de  San  Gallo,  tandis  que  l’étage  supérieur,  d’ordre 
corinthien,  appartient  à Michel-Ange,  à qui  l’on  a reproché  de  s’être  écarté,  sans 
nécessité  appréciable,  du  plan  de  son  prédécesseur.  Tout  ici  est  digne  d’admi- 
ration : les  proportions,  non  moins  que  l’ornementation  (festons,  mascarons, 
trophées,  fleurs  de  lis  des  Farnèse,  vases  se  détachant  sur  des  boucliers  d’une 
beauté  accomplie). 

La  façade  postérieure  du  palais,  du  côté  du  Tibre,  avec  sa  « loggia  », 
construite  soit  par  Vignole,  soit  par  Giacomo  délia  Porta,  reproduit  le  motif 
adopté  par  Michel-Ange  pour  le  dernier  étage  de  la  cour. 


MICI I EL-ANGE  ARCHITECTE . 


337 


Le  palais  Farnèse  a été  proclamé  le  chef-d’œuvre  de  la  Renaissance  romaine  : 
« il  n’est  aucun  autre  édifice,  déclare  Letarouilly,  qui  réunisse  à une  masse  plus 
grandiose  des  lignes  plus  belles,  des  proportions  plus  justes,  enfin  des  détails 
mieux  étudiés  et  d’un  caractère  plus  élevé;  il  est  supérieur  à tous  par  l’excel- 
lence de  sa  structure...;  sa  constitution  forte  et  robuste  lui  assure  encore  après 
trois  siècles  une  longue  existence  » . 

Du  palais  Farnèse  procèdent  de  nombreux  palais,  entre  autres  celui  du 
Latran,  construit  par  Domenico  Fontana  pendant  le  pontificat  de  Sixte-Quint. 


La  Façade  postérieure  du  Palais  Farnèse,  par  Michel-Ange  et  G.  délia  Porta. 


Quelle  que  fût  sa  valeur,  San  Gallo,  tout  comme  Peruzzi,  lut  éclipsé  par  celui 
de  ses  concitoyens  qui  n’avait  qu’à  se  montrer  pour  être  proclamé  partout 
le  premier.  Que  pouvaient  la  finesse  d’un  Peruzzi,  la  science  d’un  San  Gallo, 
en  regard  du  génie  transcendant,  de  la  « terribilità  » d’un  Michel-Ange! 

Disciple,  affirme-t-on,  de  son  ami  Giuliano  da  San  Gallo,  Michel-Ange 
n’aborda  que  relativement  tard  la  pratique  de  l’art  de  bâtir.  La  façade  qu’il 
composa  pour  la  basilique  de  Saint-Laurent,  — son  coup  d’essai,  selon  toute 
vraisemblance,  — resta  à l’état  de  projet.  Il  fut  plus  heureux  en  dotant  la 
même  basilique  de  la  sacristie  neuve  ou  chapelle  des  Médicis.  Quelques 
mots  sur  ce  monument  en  miniature  : La  chapelle  forme  un  carré  surmonté 
d’une  coupole;  des  pilastres  cannelés  et  des  niches  couronnées  de  frontons 
accentuent  les  différentes  parties  de  la  construction  et  produisent  l’alternance 
de  lignes  nécessaire.  C’est  un  ensemble  à la  fois  simple  et  noble,  aux  reliefs 

E.  Miinlz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


43 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


déjà  amples,  mais  d’une  rare  tenue;  on  sent  d’un  bout  à l’autre  une  pensée 
unique,  fortement  concentrée,  pour  ne  pas  dire  comprimée,  et  animant  toutes 
les  parties  de  l’édifice.  Certains  détails,  d’un  goût  moins  pur  et  moins  sévère, 
n’affaiblissent  pas  l’impression. 

Michel-Ange  est  de  la  famille  de  Brunellesco  : même  tendance  à l’abstraction. 
Comme  son  grand  précurseur,  il  supprime  les  ornements  intimes,  familiers,  qui 
donnent  tant  de  saveur  à l’architecture  du  xvp  siècle  ; comme  leurs  modèles 
communs,  les  Grecs  et  les  Romains,  il  n’admet  que  des  motifs  d’ordre  stricte- 
ment architectonique,  oves,  consoles,  rais  de  cœur,  astragales,  etc.  Parmi  tant 
d’emprunts  laits  à l’antiquité,  c’est  dans  le  domaine  de  l’architecture  que  l’imi- 
tation est  la  plus  sensible  chez  lui.  Mais  cette  architecture  même,  il  ne  la  copie 
pas  servilement  : il  la  reprend  au  point  où  l’avait  laissée  la  civilisation  romaine, 
vers  le  me  siècle,  avec  la  recherche  d’un  mouvement  excessif  : la  ligne  droite  lui 
est  odieuse,  il  éprouve  le  besoin  de  la  briser  sans  cesse;  des  pilastres,  des  niches, 
des  festons  sans  nombre  viennent  interrompre  la  monotonie  de  l’ancienne 
façade  florentine,  si  calme  et  si  pure  : tout  n’est  plus  que  vie,  agitation,  on 
serait  tenté  de  dire  violence1. 

A la  chapelle  des  Médicis  fait  suite  la  Bibliothèque  Laurentienne,  commencée 
en  1025,  terminée  seulement  vers  1 56o.  Ici  encore,  l’œuvre  de  Michel-Ange  a 
donné  lieu  à d’amères  critiques.  On  a reproché  à ses  colonnes  accouplées  de 
manquer  d’air;  à son  escalier,  de  former  un  véritable  casse-cou.  La  conception 
n’en  est  pas  moins  hardie,  l’effet  saisissant. 

Ce  fut  surtout  à Rome  que  Michel-Ange  se  révéla  comme  chef  d’une  nou- 
velle école  d’architecture  : de  même  que  Raphaël,  il  consacra  ses  derniers  eflorts 
à l’art  de  bâtir  et  la  tâche  suprême  qu’il  assuma  fut  précisément  la  succession 
de  Raphaël,  l’achèvement  de  la  basilique  de  Saint-Pierre. 

Mais  procédons  avec  ordre.  Le  premier  grand  ouvrage  confié  à Michel-Ange 
fut  le  remaniement  de  la  place  du  Capitole  : les  travaux  traînèrent  malheureu- 
sement en  longueur  et  la  pensée  du  maître  lut  plus  d’une  lois  dénaturée  par 
ses  continuateurs2. 


1.  J’ai  à toucher  ici  à un  problème  délicat  : qui  ne  se  rappelle  les  attaques,  aussi  spirituelles 
que  violentes,  dirigées  contre  Michel-Ange  par  l’éminent  architecte  de  l’Opéra,  M.  Charles 
Garnier,  dans  le  volume  publié  par  la  Galette  des  Beaux-Artsl  M.  Garnier  n’a  pas  hésité  à accuser 
Michel-Ange  d’ignorer  la  langue  de  l’architecture.  « Il  a,  ajoute-t-il,  le  trait,  la  force,  l’ampleur, 
la  volonté,  la  personnalité,  ce  qui  fait  le  grand  compositeur;  mais  il  ne  sait  pas  la  grammaire  et 
c’est  à peine  s’il  sait  écrire.»  L’attaque  de  M.  Garnier  a rencontré  dès  le  début  de  vives  protes- 
tations. Il  n’entre  pas  dans  mes  vues  de  renouveler  ici  le  débat.  Je  me  bornerai  à déclarer  que, 
si  Michel-Ange  a commis  des  erreurs,  ce  sont  des  erreurs  heureuses,  puisqu’elles  ont  si  com- 
plètement renouvelé  l’art  de  bâtir  et  nous  ont  valu  des  merveilles  telles  que  la  chapelle  des 
Médicis  et  la  coupole  de  Saint-Pierre  de  Rome. 

2.  Quelques  points  de  repère  sur  l’histoire  de  la  construction  ne  seront  pas  oiseux.  L'instal- 
lation, sur  la  place  du  Capitole,  en  1 5.38,  de  la  statue  équestre  de  Marc-Aurèle  fut  comme  la 
pierre  d’attente  des  travaux  de  réédification.  Une  gravure  de  du  Pérac,  exécutée  en  1,569 
d’après  le  plan  autographe  de  Michel-Ange  («  ex  ipso  exemplari  Michaelis  Angeli  Bonaroti  ») 


MICHEL-ANGE  ARCHITECTE. 


339 


La  reconstruction  du  Capitole  était  à peine  commencée,  que  déjà  Paul  III 
demandait  à Michel-Ange  d’entrer  en  lice  pour  le  projet  d entablement  du 
palais  Farnèse  : on  sait  comment  l’incomparable  corniche  composée  par  le 
maître,  modèle  de  proportion  et  d’ampleur,  fut  mise  en  œuvre,  de  préférence  à 
celle  de  San  Gallo,  l’architecte  en  titre  du  palais.  Michel-Ange  fournit  en  outre 
le  plan  de  l’étage  supérieur  sur  la  cour  (voy.  p.  336). 

La  mort  de  San  Gallo  réservait  à Michel-Ange  une  mission  encore  plus  glo- 
rieuse : la  continuation  des  travaux  de  Saint-Pierre  (i5_|Ç).  Avec  une  indépen- 


La  Bibliothèque  Laurentienne,  par  Michel-Ange. 


dance  qui  l’honore,  il  entreprit  la  justification  du  projet  primitif  imaginé 

et  publiée  dans  le  Spéculum  romande  Magnificcntiae  de  Lafreri,  fait  connaître  les  projets  auxquels 
le  maître  s’était  arrêté.  Cette  gravure  concorde  avec  la  description  de  Vasari;  elle  ne  diffère  que 
par  les  détails  de  la  disposition  actuelle  : la  principale  différence  porte  sur  le  Palais  du  Séna- 
teur : au  sommet  de  l’escalier  s’élève  un  portique  surmonté  de  pilastres;  en  outre,  les  fenêtres 
de  l’étage  supérieur  sont  plus  élevées  et  d’une  ordonnance  plus  nette  que  dans  l’édifice  définitif; 
enfin  le  campanile  est  couronné  de  créneaux  comme  une  forteresse.  En  1Ô46,  Michel-Ange 
mit  la  première  main  à la  reconstruction  du  Palais  du  Sénateur,  travail  qui  fut  achevé  en  i568, 
après  un  intervalle  de  vingt-deux  années.  Entre  les  années  i55o  et  1 555  on  construisit,  d’après 
les  plans  de  Vignole,  les  deux  escaliers  conduisant  à l’Aracœli  et  à la  roche  Tarpéienne,  ainsi 
que  les  deux  portiques  qui  les  couronnent.  Une  série  de  gravures,  publiées  par  M.  Michaelis, 
nous  font  connaître  l’état  des  travaux  dans  les  dernières  années  de  Michel-Ange.  Ce  11e  fut 
qu 'après  la  mort  de  celui-ci  que  le  Palais  des  Conservateurs  reçut,  d’après  ses  plans  d’ailleurs, 
sa  façade  actuelle.  En  1.579,  Grégoire  XIII  fit  remplacer  la  tour  du  moyen  âge  par  un  campa- 
nile plus  élégant,  dessiné  par  Martino  Lunghi.  En  1 583,  on  installa  au  sommet  de  la  « cordo- 


340 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


par  son  ennemi  Bramante,  et  le  lit  substituer  au  projet  de  San  Gallo.  En 
1046,  avant  même  de  prendre  en  main  la  direction  des  travaux,  il  écrivit  à 
Ammanati  cette  lettre  curieuse  : « On  11e  saurait  nier  que  Bramante  n’ait  été 
aussi  habile  dans  l’architecture  que  pas  un  depuis  les  temps  antiques.  Il  fit  le 
premier  projet  pour  Saint-Pierre,  un  projet  exempt  de  confusion,  mais  clair  et 
simple,  clair  de  toutes  parts  et  isolé  de  tous  côtés,  de  sorte  que  l’église  ne  nuisait 
en  rien  au  palais  (du  Vatican).  Ce  plan  a toujours  été  considéré  comme  une 
belle  chose,  et  c’est  ainsi  que  tous  ceux  qui  se  sont  écartés  de  la  disposition 
adoptée  par  Bramante,  comme  l’a  fait  San  Gallo,  se  sont  en  même  temps  écartés 
de  la  vérité.  » 

Quoique  Michel-Ange  11e  se  donnât  que  pour  le  continuateur  de  Bramante, 
il  imprima  à la  construction  un  caractère  qui  lui  est  bien  personnel,  le  cachet 
de  son  génie  si  despotique  : il  concentra  davantage,  d’après  l’expression  de 
Springer,  les  membres  de  la  construction  ; en  même  temps  il  substitua,  aux 
profils  si  purs  et  si  élégants  de  Bramante,  des  reliefs  plus  vigoureux,  peut-être 
aussi  plus  lourds.  Je  ne  saurais  entrer  ici  dans  les  détails  de  cette  vaste  con- 
struction, qui  occupa  Michel-Ange  pendant  les  seize  dernières  années  de  sa 
vie  : il  me  suffira  de  dire  que  sa  conception  la  plus  belle  et  la  plus  gran- 
diose est  la  fameuse  coupole,  cette  coupole  qui,  depuis  trois  siècles,  a été  le 
modèle  de  centaines,  de  milliers  d’autres,  et  qui  éclipse  la  coupole  octogonale 
de  Brunellesco  au  Dôme  de  Florence,  autant  que  celle-ci  avait  éclipsé  la  coupole 
du  Dôme  de  Pise.  Chez  Brunellesco  on  sent  encore  l’effort  du  calculateur;  chez 
Michel-Ange,  dans  ces  lignes  d’une  suavité  incomparable,  l’artiste  seul  paraît. 
« C’est  — pour  parler  avec  M.  Charles  Garnier  — la  courbe  donnée  à la  cou- 
pole qui  charme,  séduit  et  lait  de  ce  couronnement,  unique  au  monde...,  une 
création  d’une  majestueuse  harmonie;  c’est  cette  courbe,  qui  a été  bien  souvent 
étudiée,  que  l’on  a appelée  chaînette,  parabole,  ellipse,  qui  tient  de  tout  cela, 
pour  n’être  en  somme  qu’une  courbe  de  sentiment,  qu’un  éclair  enfanté  par 
le  génie.  » Il  est  impossible  en  effet  de  se  servir  ici  de  formules  mathéma- 
tiques : rarement  la  Renaissance  du  xvf  siècle  a accordé  à la  fantaisie  une  place 
si  grande  à côté  de  la  science.  Michel-Ange  n’eut  pas  la  joie  de  contempler  de 
ses  yeux  le  chef-d’œuvre;  les  travaux  n’étaient  arrivés  que  jusqu’au  tambour 
quand  il  mourut.  Mais  une  seule  année  suffit  à Giacomo  délia  Porta  pour 
achever  le  travail. 


nata  » les  deux  groupes  des  Dioscures , auxquels  firent  suite,  en  i.5ço,  les  soi-disant  trophées  de 
Marius.  Sous  Clément  VIII,  de  1,592  à 1.598,  les  projets  de  Michel-Ange  reçurent  enfin  leur 
complément.  La  façade  du  Palais  du  Sénateur  fut  reconstruite  avec  certaines  modifications 
dont  on  trouvera  le  détail  dans  le  travail  de  M.  Michaelis.  Quant  au  musée  du  Capitole,  qui 
fait  face  au  Palais  des  Conservateurs,  à peine  si  l’on  en  jeta  les  fondations.  Il  faut  aller 
jusqu’au  pontificat  d’innocent  X pour  voir  reprendre  les  travaux  (1644);  l’architecte  Rainaldi  eut 
enfin  la  satisfaction  de  les  mener  à fin  au  bout  d’une  dizaine  d’années.  — J’emprunte  les  élé- 
ments de  cette  notice  au  travail  publié  par  M.  Michaelis  dans  la  Zeitschrift  fïtr  hildcnde  Kunst, 
1891,  t.  II,  p.  184  et  suiv. 


MICHEL-ANGE  ARCHITECTE. 


841 


A cette  dernière  période  appartiennent  également  la  transformation  en  sanc- 
tuaire chrétien  des  Thermes  de  Dioclétien,  sous  le  vocable  de  Sainte-Marie-des- 
Anges,  la  construction  du  couvent  des  Chartreux  accolé  à cette  église,  et  celle 
de  la  porte  Pie  (voy.  p.  3-2 1). 

Michel-Ange,  définitivement  entraîné  vers  l’architecture  par  un  besoin  irré- 
sistible, conçut  vers  cette  époque  une  foule  de  plans  gigantesques,  mais  qui 
restèrent  à l’état  de  simples  projets,  en  raison  même  de  leur  étendue.  C’est 
ainsi  qu’il  proposa  de  continuer  tout  autour  de  la  place  de  la  Seigneurie,  à Flo- 
rence, les  arcades  de  la  Loge  des  Lanzi,  d’établir  dans  la  cour  du  Belvédère  une 
fontaine  composée  d’un  rocher  et  d’une  statue  — un  Moïse  — qui  en  ferait 
jaillir  l’eau,  de  relier  le  palais  Farnèse  à la  Farnésine  par 


un  pont,  etc. 

Partout,  on  le  voit,  éclate  la  passion  pour  le  colos- 
sal, à un  degré  où  nul  esprit  humain  n’a  jamais 
atteint. 

Michel-Ange  ne  forma  que  peu  d’élèves  directs,  — 
parmi  les  plus  marquants  furent  Gai.  Alessi  et  Giacomo 
délia  Porta,  — mais  son  enseignement  domina  tout  le 
xvic  et  tout  le  xvne  siècle;  il  fut  le  véritable  père  du 
style  baroque.  Sachons  distinguer,  ici  encore,  entre 
l’œuvre  du  maître  et  celui  des  disciples  : assurément  le 
style  inauguré  par  Michel-Ange  renferme  les  germes 
les  plus  dangereux  ; mais  les  abus  commis  par  de 
médiocres  imitateurs  nous  autorisent- ils  à rejeter  la 
fautes  sur  le  glorieux  initiateur? 


La  Coupole 

de  Saint-Pierre  de  Rome. 
Par  Michel-Ange. 


responsabilité  de  leurs 


Le  nom  d’un  des  collaborateurs  de  Michel-Ange,  Vignole,  personnifie  une 
nouvelle  évolution  de  l’architecture  de  la  Renaissance. 

Jacopo  Barozzi  ( 1 5oy—  1 5y3)  avait  pour  patrie  Vignola,  dans  les  environs  de 
Modène,  d’où  le  surnom  sous  lequel  il  est  connu 1 2  3.  Après  avoir  flotté  quelque 
temps  entre  la  peinture  et  l’architecture,  il  se  consacra  définitivement  au  second 
de  ces  arts,  et  n’eut  pas  à le  regretter.  Il  travaillait  à Rome  pour  la  cour  ponti- 
ficale ( 1 535  et  années  suivantes),  lorsqu’il  fit  la  connaissance  du  Primatice, 
envoyé  en  Italie  en  i53q-i5qo,  et  reçut  de  lui  la  mission  de  surveiller  le  mou- 
lage d’un  certain  nombre  de  statues  antiques.  Emmené  en  France  par  le  célèbre 
surintendant  des  beaux-arts  de  François  Lr,  il  passa  deux  années  dans  notre 
pays,  sans  trouver  toutefois,  à ce  qu’il  semble,  l’occasion  de  s’y  signaler  par 
quelque  construction.  De  retour  à Rome,  il  fut  chargé  par  la  docte  Académie 

1.  Voy.  Springer,  Michel-Angelo  und  Raffael,  t.  II,  p.  3qo  et  suiv. 

2.  Bibl.  : voy.  ci-dessus  p.  299.  — Œuvres  complètes  de  Jacques  Baro^pi  de  Vignola;  édit.  Lebas 

et  Debret.  Paris,  i8i5.  — Ronchini,  I due  Vignola.  Modène,  1866. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


.342 


vitruvienne  de  relever  les  antiquités  de  la  Ville  éternelle.  Nous  le  trouvons 
ensuite  à Bologne,  où  il  s’occupa  d’une  tâche  ingrate  entre  toutes,  l’achève- 
ment de  la  façade  de  San  Petronio;  il  y établit  également  un  canal.  L’avè- 
nement de  Jules  III,  qui  avait  été  légat  dans  la  capitale  de  l’Emilie,  lui  fournit 
enfin  l’occasion  de  s’exercer  sur  un  plus  vaste  théâtre.  Rappelé  à Rome  par  le 
nouveau  pape,  il  dirigea  d’abord  les  travaux  de  1’  « Acqua  Vergine  »,  puis  ceux 

de  la  célèbre  villa  que 
Jules  III  fit  élever  en 
dehors  de  la  porte  du 
Peuple,  la  « Vigna  di 
papa  Giulio1  ».  Il  y mon- 
tra une  variété  et  une 
liberté  de  combinaisons 
qui  surprennent  chez  un 
esprit  aussi  réfléchi. 

Après  la  mort  de  Ju- 
les III,  en  1 555,  Vignole 
entra  au  service  du  car- 
dinal Al.  Farnèse.  Ce 
Mécène  le  chargea  de  tra- 
vaux plus  considérables 
encore,  si  possible  : la 
construction  de  la  villa 
de  Caprarole  et  l’organi- 
sation des  jardins  Far- 
nèse, dont  la  façade  a 
été  détruite  il  y a peu 
d’années,  à l’occasion  des 
fouilles  du  Forum. 

Caprarole  est  une  des 
créations  les  plus  savantes 
et  les  mieux  déduites  de  la  Renaissance.  Le  plan  lui-même  — ce  pentagone  qui 
rappelle  les  aménagements  de  l’architecture  militaire  — est  plein  d imprévu  ". 
Si  nous  abordons  le  détail,  nous  rencontrons  une  longue  série  de  morceaux  de 
bravoure  : l’escalier  principal  à rampes  et  le  grand  escalier  à vis,  dans  lesquels 
Vignole  se  joue  des  difficultés  avec  lesquelles  Bramante  en  était  encore  réduit 

1.  Le  cc  casino  » de  la  Vigne,  commencé  en  1 534  Pour  L cardinal  Antonio  di  Monte,  a été 
tour  à tour  attribué  à Sansovino  et  à Peruzzi. 

2.  D’après  M.  Gurlitt,  le  voyage  de  Vignole  en  France  n’aurait  pas  été  sans  influence  sur 
l’élaboration  du  plan  de  la  villa  de  Caprarole  : ce  serait  dans  notre  pays  que  le  maître  aurait  pris 
l’idée  d’un  compromis  entre  le  château-forteresse  et  la  maison  de  plaisance.  Mais  cette  hypo- 
thèse tombe  devant  le  fait  que  déjà  Peruzzi  avait  donné  la  forme  pentagonale  à son  projet  pour 
la  même  villa. 


Villa  de  Caprarole,  par  Vignole  , d'après  la  gravure  éditée  a Rome  en  1699. 


344 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


à compter  dans  son  palais  du  Belvédère,  les  galeries  de  la  cour,  les  agencements 
intérieurs  les  plus  ingénieux. 

La  réputation  de  Vignole  ne  tarda  pas  à franchir  les  limites  des  États  ponti- 
ficaux. Les  souverains  de  Plaisance  lui  demandèrent  de  construire  leur  palais; 
les  fidèles  d’Assise  le  chargèrent  d’élever  l’église  Santa-Maria  degli  Angeli,  qui 
fut  continuée  par  Giulio  Danti  et  Gai.  Alessi.  Ses  derniers  efforts  profitèrent  à 
Rome  : il  y commença  l’église  du  Gesù  ( 1 568),  terminée  par  Giacomo  délia 
Porta,  et  remplaça  Michel-Ange  comme  architecte  en  chef  de  Saint- 
Pierre  ( i56q). 

L’amour  de  la  régularité  et  de  la  correction  compte  parmi  les  traits  distinctifs 
de  ce  laborieux  codificateur,  mais  la  lourdeur  en  est  un  autre  : rien  de  plus 
massif  que  son  église  de  Saint-André,  près  de  Rome,  son  palais  Farnèse  à Plai- 
sance, avec  ses  cinq  étages  de  fenêtres,  les  unes  pleinement  développées,  les 
autres  comme  coupées  en  deux,  son  « portico  dei  Banchi  » à Bologne,  son 
projet  de  façade  pour  l’église  San  Petronio,  dans  la  même  ville.  Il  y abuse  véri- 
tablement d’un  artifice  mis  en  œuvre  par  les  quattrocentistes  florentins  : la 
rareté  des  ouvertures.  Avant  tout  lait  de  science  et  de  logique,  le  talent  de 
Vignole  semble  incompatible  avec  l’expression  d’un  sentiment  : la  grâce  lui  est 
inconnue  au  même  point  que  la  fierté.  On  chercherait  en  vain  chez  lui  la  corde 
vibrante;  tout  se  réduit  à des  formules;  c’est  le  créateur  du  style  académique. 

Plus  encore  que  les  constructions  de  Vignole,  son  Traité  d’Architecture, 
publié  en  1 563,  exerça  au  loin  une  influence  énorme  et  pesa  trois  siècles  durant 
sur  les  évolutions  de  l’art  de  bâtir. 

Le  Napolitain  Pirro  Ligorio  est  aussi  connu  comme  archéologue  et  comme 
faussaire1  que  comme  architecte.  De  fait,  l’archéologie  a autant  de  part  que 
l’art  à la  villa  Pia,  qu’il  édifia  dans  les  jardins  du  Vatican  pour  les  papes  Paul  IV 
et  Pie  IV  : c’est  une  vraie  maison  pompéienne,  pleine  de  fantaisie  et  de  pitto- 
resque, avec  ses  portiques  et  ses  loges,  ses  ailes  en  hémicycle,  ses  rampes,  ses 
fontaines,  ses  obélisques,  ses  cariatides  en  forme  de  satyres,  tous  les  raffinements 
de  son  ornementation.  Il  semble  que  l’œuvre  architectural  de  Ligorio  se  borne 
à cette  création,  que  l’on  a appelée  « la  plus  originale  peut-être  de  l’architecture 
moderne  ».  Quoique  mêlé  aux  travaux  du  palais  du  Vatican  et  de  la  basilique 
de  Saint-Pierre,  il  n’y  a pas  laissé  sa  marque.  Il  ne  fut  ni  plus  heureux  ni 
plus  actif  à Ferrare,  où  il  s’établit  en  1 568,  en  qualité  d’antiquaire  du  duc 
Alphonse  II,  et  où  il  mourut  au  mois  d’octobre  1 583 . 

L’architecture  romaine  de  la  fin  du  xvi°  siècle  a compté  quelques  autres 
représentants  aussi  habiles  que  féconds  : les  Lombards  Giacomo  délia  Porta 

I.  Bibl.  : Bouchet,  la  Villa  Pia.  Paris,  1 83y . — Henzen,  Zu  den  Fàlschungen  des  Pirro  Ligorio, 
s.  1.  n.  d.  — Ronchini  : Atti  c Memoric...  Se^ionc  di  Panrn,  vol.  III,  p.  109-114.  — Lanciani  : 
Biillcltino  délia  Commissionc  archeologica  coiminale  di  Roma,  1882,  p.  29  et  suiv.  — De  Nolhac, 
Pirro  Ligorio.  Paris,  ] 886  (extr.  des  Mélangés  Renier).  — Plon,  Leone  Leoni,  p.  176-179. 


JULES  ROMAIN  ARCHITECTE. 


345 


(1541-1604)  et  Domenico  Fontana  (1548-1607),  l’architecte  en  titre  de  Sixte- 
Quint.  Mais  leurs  créations  ne  respirent  déjà  plus  l’esprit  de  la  Renaissance.  Le 
passage  à un  style  nouveau  — le  baroque  — se  trahit  par  la  lourdeur  ou  la 
vulgarité  des  formes,  par  la  recherche  du  mouvement  et  de  la  couleur,  la  dispa- 
rition du  rythme  et  de  l’harmonie. 


Laissant  de  côté  Bologne,  où  surgissent  quelques  palais  élégants  ou  riches, 
mais  sans  accent  particulier,  Ferrare,  où  Girolamo  da  Carpi  éleva  le  palais 
Crispi,  dont  d’élégants  cartouches  forment  le  principal  ornement  ',  puis  Urbin 
et  Pesaro,  où  régnaient  les  Genga  (voy.  p.  284),  je  m’attacherai  à Mantoue, 
où  un  élève  de  Raphaël  et  de  Bramante  opéra  une 
renaissance  s ni  generis  dans  l’art  de  bâtir. 

A Rome,  l’œuvre  architectural  de  Jules  Romain 
s’était  borné  à quelques  constructions  plus  ou  moins 
fragmentaires,  dont  la  plus  importante  est  la  villa 
Lante,  et  à la  continuation  de  la  villa  Madame  (t.  II, 
p.  356).  A Mantoue,  le  maître  eut  à diriger  de  grands 
travaux  d’édilité,  en  même  temps  qu’à  créer  de  vastes 
ensembles.  Il  ne  leur  donna  pas  précisément  la  légè- 
reté, la  grâce,  l’éloquence;  tout  dans  ses  construc- 
tions respire  la  réflexion  et  l’effort;  rien  la  spon- 
tanéité ou  la  fantaisie  (quoi  de  plus  lourd  que  le 
mausolée  des  Andreasi  - Gonzaga,  dans  l’église  Sant’ 

Andrea,  avec  un  soubassement  prétentieux  supportant 

un  sarcophage  d’une  raideur  sans  pareille!)  Le  palais  qu’il  construisit  pour  son 
usage  personnel  (gravé  p.  191)  est  tout  aussi  massif  et  tout  aussi  vide;  les  fenê- 
tres occupent  tout  l’espace  entre  le  rez-de-chaussée  et  l’entablement.  Ces 
fenêtres,  circulaires,  encadrent  un  fronton  triangulaire,  tandis  que  les  pierres 
qui  en  dessinent  l’arc  se  prolongent,  comme  il  a été  dit,  jusqu’à  l’entablement, 
sans  repos  pour  l’œil.  Mais  prenons  même  le  palais  du  Té,  avec  ses  épais  et 
monotones  pilastres  doriques  : il  appartient  au  style  sévère  plutôt  que  gracieux 
et  riant,  tel  qu’il  aurait  convenu  à une  villa1 2’. 

Pour  être  un  homme  de  talent,  Jules  Romain  n’était  pas  un  homme  d’es- 
prit, ce  qui  n’est  pas  la  même  chose.  Il  ne  devinait  pas  que  le  développement 
logique,  par  conséquent  uniforme  et  ennuyeux,  d’un  thème  déterminé,  - 
mettons  l’ordre  dorique,  — ne  suffisait  pas  pour  animer  une  façade;  qu’il  y 
fallait  toutes  sortes  d’inspirations  et  toutes  sortes  de  libertés,  les  hésitations, 
les  surprises,  les  élans. 


Portrait  de  Gir.  Genga. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


1.  Voy.,  pour  les  architectes  et  les  palais  de  Ferrare,  le  travail  de  M.  Gustave  Gruver  dans 
les  Notes  d’art  et  d’archéologie  de  1891 . 

2.  Je  suis  heureux  de  me  trouver  d’accord  sur  ce  point  avec  M.  Palustre,  dont  le  jugement 
doit  être  opposé  à celui  de  M.  Burckhardt,  qui  est  infiniment  trop  favorable. 

E.  Münlz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  44 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


346 


En  imposant  à la  Renaissance  comme  but  suprême  l’expression  de  la  sévérité 
et  de  la  force,  les  champions  du  style  dorique,  Jules  Romain  aussi  bien  que 
San  Micheli,  ont,  à mon  avis,  commis  une  erreur  capitale  : ils  n’ont  pas  com- 
pris que  leur  époque,  leur  patrie,  cette  Italie,  si  faible  comme  nation,  étaient 
avant  tout  faites  de  légèreté  et  de  grâce;  que  la  société  à laquelle  ils  apparte- 
naient n’avait  plus  rien  des  inébranlables  convictions,  du  dévouement  patrio- 
tique, propres  à l’ancienne  Egypte,  à la  Grèce  des  guerres  médiques,  à la  Répu- 
blique romaine;  que  leur  rôle,  à eux  représentants  de  la  Renaissance,  était  de 
charmer.  On  ne  se  fatigue  pas  de  voir  répéter  les  motifs  élégants  et  gracieux, 
parce  qu’ils  semblent  se  renouveler  sans  cesse  par  la  vertu  immanente  d’une 
éternelle  jeunesse.  Mais  les  créations  de  Jules  Romain  ou  de  San  Micheli,  si 
sérieuses,  parfois  si  sèches,  si  maussades,  auraient  véritablement  gagné  à ne  pas 
être  propagées  à l’envi  par  le  génie  militaire  ou  par  les  architectes  des 
anciennes  barrières  de  Paris  ! Toutefois,  et  là  est  leur  excuse,  si  ces  maîtres 
sc  sont  trompés  à ce  point  sur  leur  propre  essence,  c’est  que  certains  de  leurs 
prédécesseurs  du  xvs  siècle,  Brunellesco  en  tête,  leur  avaient  donné  l’exemple 
de  si  hautes  ambitions. 

La  biographie  du  principal  élève  de  Jules  Romain,  G.  B.  Bcrtani  (iSçd- 
i5p5),  à la  fois  architecte,  peintre  et  sculpteur,  est  des  plus  confuses  : les  bio- 
graphes l’ont  tour  à tour  désigné  sous  les  noms  de  Briziano,  Britano,  Ber- 
tano,  Ghisi,  Brizza,  etc.;  son  vrai  nom  semble  avoir  été  Scultori.  Cet  artiste 
éleva  l’église  de  Sainte-Barbe  ( 1 565)  et  le  Palais  de  Justice,  édifice  de  beau- 
coup de  caractère,  où  perce  une  volonté  ferme,  mais  qui  relève  déjà  du  style 
baroque. 

Le  chef  de  l’Ecole  véronaise,  que  j’ai  rapproché  tout  à l’heure  de  Jules  Ro- 
main, Michèle  San  Micheli  ( 1 484—  1 55o),  appartient  par  la  date  de  sa  naissance 
à la  période  que  j’ai  désignée  sous  le  titre  d’Age  d’Or,  mais  ne  se  manifesta  que 
relativement  tard  comme  architecte  créateur2.  Longtemps  des  travaux  secon- 
daires (avec  lesquels  alternèrent  jusqu’à  la  fin  de  ses  jours  des  constructions 
relevant  de  l’art  militaire)  absorbèrent  son  talent,  principalement  à Orvieto. 
Enfin  il  lui  fut  donné  de  doter  Montefiascone  de  sa  cathédrale,  qu’il  surmonta 
d’une  coupole  à huit  pans.  La  seconde  partie  de  la  carrière  de  San  Micheli  lut 
consacrée  en  partie  à Vérone,  sa  ville  natale,  en  partie  à Venise.  Ingénieur 
autant  qu’architecte , il  dédaignait  l’ornementation  raffinée,  chère  aux  Véni- 
tiens : ses  prédilections  étaient  acquises  au  style  dorique  et  à l’appareil  rustique, 
qui  lui  semblaient  tous  deux  plus  propres  à frire  prévaloir  les  grandes  lignes 
de  la  construction.  Trop  souvent,  par  crainte  de  la  morbidesse,  il  tomba  dans 

].  Bertolotti,  Arcbitctti,  p.  36.  — Vasari,  t.  VI,  p.  490. 

2.  Bibl.  : Salva,  Elogio  di  Michel  Sammichcli . Rome,  1814.  — Ronzani  et  Luciolli,  le • Fabh riche 
civil i,  ecclesiastiche  c militari  di  Michèle  San  Micheli.  Venise,  i832. 


SAN  MIC  H ELI. 


347 


la  sécheresse.  On  dirait  parfois  un  élève  de  notre  École  polytechnique  s’ingé- 
niant à jouer  le  rôle  d’architecte. 

Quoique  San  Micheli  ait  élevé  plusieurs  édifices  religieux  (la  cathédrale  de 
Montefiascone,  mentionnée  il  y a un  instant,  la  « Madonna  di  campagna  »,  à 
Vérone,  construite  après  sa  mort  sur  ses  plans),  c’est  surtout  par  les  palais  et  les 
constructions  militaires  que  ce  maître  a fait  école.  D’ordinaire  il  adopte  pour  ses 
soubassements  un  parti  dont  on  peut  voir  de  nombreuses  applications  dans 
notre  Paris  du  xix°  siècle  : il  fit  choix  d’un  rez-de-chaussée  des  plus  développés 
pour  mettre  en  lumière,  aux  étages  supérieurs,  ses  ordonnances  de  colonnes 
et  de  pilastres  (qui  ne  sont  pas  toujours  irréprochables  comme  galbe).  Plusieurs 
de  ses  palais  de  Vérone  ont  véritablement  de  l’origi- 
nalité et  de  l’allure  : tels  sont  les  palais  Bevilacqua 
et  Canossa,  le  premier  reconnaissable  à ses  colonnes 
cannelées  ou  en  spirale,  le  second  à ses  pilastres  ac- 
couplés. Le  palais  Pompéi  (Musée  Civique)  est  plus 
massif  (appareil  rustique  au  rez-de-chaussée;  lourdes 
colonnes  au  premier  étage;  mascarons  au-dessus  des 
fenêtres).  Quant  au  palais  Verzi,  il  est  robuste  jus- 
qu’à la  brutalité.  Rien  de  plus  lourd  que  ses  pilastres 
cannelés;  rien  de  plus  pauvre  que  ses  consoles  (quatre 
par  travée,  soit  seize  pour  toute  la  façade).  Parmi  les 
palais  élevés  à Venise  par  San  Micheli,  le  palais 
Grimani,  sur  le  grand  canal,  est  un  édifice  ample, 
large  et  ultra-mouvementé,  mais  qui  est  déparé  par 
des  vides,  par  des  fenêtres  énormes  (il  y en  a cinq 
par  étage,  alternativement  rectangulaires  ou  cintrées); 
pour  ornement  des  pilastres  accouplés;  le  premier  et  le  second  étage,  des 
colonnes  accouplées  et  des  pilastres  aux  angles.  Le  palais  Cornaro  Mocenigo 
est  également  trop  artificiel  et  trop  vide  : on  est  choqué  de  toutes  ces  ouver- 
tures superposées. 

Particulièrement  célèbres  sont  les  portes  dont  San  Micheli  a doté  et  Vérone 
(voy.  p.  32 1)  et  Venise  : il  s’y  est  astreint  à la  fermeté  et  à la  sévérité,  sans 
proscrire  triglyphes,  boucliers,  ni  bucrânes.  Il  en  est  de  même  du  lazaret  de 
Vérone  et  de  diverses  autres  constructions  utilitaires.  Il  m’est  impossible,  quant 
à moi,  de  regarder  ces  ouvrages  si  honorables  sans  évoquer  le  souvenir  de 
certaines  imitations  parisiennes  trop  consciencieuses  : telles  que  l’Odéon.  Et 
ce  n est  pas  là  un  aveu  timide;  mon  impression  est  qu’il  faut  reviser  les 
jugements  trop  favorables  portés  par  l’école  allemande,  (.  Burckhardt  en  tète, 
sur  bon  nombre  de  monuments  de  la  Fin  de  la  Renaissance,  et  les  baisser  de 
plusieurs  tons. 

San  Micheli  fut  précédé  dans  la  Haute-Italie  par  son  compatriote  le  peintre 


Portrait  de  San  Micheli. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


le  rez-de-chaussée  a 


3^8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


architecte  Giovanni  Maria  Falconetto  de  Vérone  ( 1 468 - 1 534 ; voy.  t.  II, 
P-  4^),  clue  Vasari  cite  comme  ayant  le  plus  contribué,  avec  lui,  Fra  Giocondo 
et  Sansovino,  à la  rénovation  de  l’art  de  bâtir  dans  les  États  de  Venise.  Ce 
maître  a fourni  les  plans  de  plusieurs  des  portes  de  Padoue  et  surtout  du  palais 
Giustiniani,  qu’il  construisit  pour  son  ami  et  protecteur  Luigi  Cornaro.  Le 
rez-de-chaussée  est  percé  d arcades;  au  premier  étage,  des  fenêtres,  tour  à tour 
ornées  de  frontons  triangulaires  et  cintrés,  alternent  avec  des  niches  renfermant 
des  statues.  C’est  un  édifice  facile,  élégant,  mais  manquant  d’accent  et  de  fer- 


La  Porte  du  fort  Saint-André  au  Lido  de  Venise,  par  San  Micheli. 


meté.  Nous  savons  par  la  description  de  Marc  Antonio  Michiel  (l’Anonyme 
de  Morelli)  qu’au  xvie  siècle  la  sculpture  et  la  peinture  étaient  représentées 
dans  une  proportion  égale  au  palais  Giustiniani  : Falconetto , le  sculpteur 
Zuan  Padouan,  les  peintres  Domenico  Veneziano,  élève  de  Giulio  Campagnola, 
et  Jeronimo  Padonno  y avaient  pris  part. 

Pendant  que  Michel-Ange  et  Vignole  faisaient  à tour  de  rôle  triompher  leur 
idéal  dans  l’Italie  centrale,  les  architectes  de  Venise  parvenaient  à créer  un  style 
aussi  savoureux  que  souple,  aussi  coloré  qu’harmonieux.  Aux  conquêtes  de 
Bramante,  de  Luciano  de  Laurana,  d’Alberti,  de  Brunellesco,  aux  enseigne- 
ments des  anciens,  ils  ajoutèrent  des  combinaisons  qui  eurent  pour  résultat  de 
renouveler  complètement  leur  art.  Autant  il  y a de  volonté  et  de  mouvement 
dans  les  créations  de  Michel-Ange,  autant  il  y a de  sécheresse  et  de  dureté  dans 
celles  d’un  Jules  Romain  ou  d’un  San  Micheli,  autant  il  y a de  grâce  et  de 


JACOPO  SANSOVINO  ARCHITECTE. 


349 


couleur  chez  Sansovino  et  chez  Palladio  : on  dirait  une  race  de  peintres,  par 
opposition  à une  race  de  dessinateurs.  Avec  quelle  suavité  ne  marient-ils  pas 
les  lignes!  avec  quel  art  ne  ménagent-ils  pas  les  transitions!  quelle  harmonie 
ne  mettent-ils  pas  dans  l’ornementation!  C’est  que,  de  toutes  les  Ecoles  de  la 
Péninsule,  celle  de  Venise  avait  gardé  jusque  vers  le  second  tiers  du  siècle  le 
plus  d’indépendance,  peut-être  le  plus  de  laisser  aller.  Serlio  y signale  et  y 
critique  tout  ensemble  les  loges  à balcons,  qui  avancent  en  dehors  des  fenêtres; 
« ces  balcons,  ajoute-t-il, 
forment  un  grand  motif 
d’ornement  ; ils  consti- 
tuent pourtant  une  erreur, 
en  dehors  de  l’utilité  de 
la  construction  et  de  sa 
sévérité,  parce  qu’en  les 
faisant  ainsi  surplomber 
on  ne  leur  donne  pour  sup- 
ports que  des  consoles  ». 

Quelle  féconde  et  noble 
carrière  que  celle  du  sculp- 
teur-architecte Jacopo  San- 
sovino, dont  les  oeuvres 
font  l’ornement  de  trois 
grandes  villes  : Florence, 

Rome  et  Venise  ! Jacopo 
Tatti,  plus  célèbre  sous  le 
nom  de  Sansovino  (1477- 
i5~o),  avait  fait  ses  pre- 
mières armes  dans  sa  pa- 
trie, sous  la  direction 
d’Andrea  Sansovino  : d’où  le  surnom  qui  lui  demeura  toute  sa  vie  '. 

Dès  son  séjour  à Rome,  Sansovino  avait  composé  les  modèles  d’un  certain 
nombre  de  palais  ou  de  villas.  On  sait  que  Léon  X donna  la  préférence  à son 
projet  pour  l’église  Saint-Jean  des  Florentins.  Fixé  ù Venise  après  le  sac  de 
Rome,  il  ne  tarda  pas  à y conquérir  une  situation  prépondérante  : bientôt  il  y 
devint  le  véritable  surintendant  des  Beaux-Arts  (voy.  p.  O1-O2  et  279).  Toute- 
tois,  si  chez  lui  l’organisateur  rivalisait  avec  l’artiste,  le  constructeur  n’égalait 
pas  l’architecte.  Il  crut  sage  d’abandonner  les  travaux  de  Saint-Jean  des  Flo- 
rentins, parce  qu’il  s’était  engagé  dans  un  système  de  substructions  qui  aurait 
absorbé,  ou  peu  s’en  fuit,  le  crédit  affecté  à l’édifice  entier.  A Venise  il  eut 

1.  Bibl.  : Temanza,  Vita  di  Jacopo  Sansovino.  Venise,  17.52.  — Sagredo,  di  Jacopo  Sansovino 
(Venise,  i83o).  — Schoenfeld,  Andrea  Sansovino  and  seine  Scinde.  Stuttgart,  1881. 


35o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


la  douleur  de  voir  s’écrouler  la 
voûte  de  sa  Bibliothèque  de 
Saint-Marc;  de  même,  dans  les 
« Fabbriche  nuove  del  Rialto  », 
une  erreur  commise  par  lui  dans 
l’agencement  des  murs  inté- 
rieurs, qui  ne  portaient  pas  d’a- 
plomb les  uns  sur  les  autres, 
nécessita  de  nombreuses  répa- 
rations. 

On  considère  comme  le  pre- 
mier en  date  des  monuments 
élevés  à Venise  par  Sansovino, 
le  palais  Corner  délia  Cà  Grande, 
aujourd’hui  la  Préfecture  ( 1 5 3 2 ) , 
édifice  ample  et  harmonieux, 
exempt  de  la  sécheresse  qui  dé- 
parait dès  lors  les  constructions 
florentines.  A peu  d’années  de 
là  ( 1 536)  furent  jetées,  sur  la 
« Piazzetta  »,  les  fondations  de 
la  Bibliothèque  de  Saint -Marc, 
la  reine  des  bibliothèques,  des- 
tinée à abriter  les  manuscrits 
légués  à la  République  par  Pé- 
trarque et  Bessarion  (formant 
aujourd’hui  une  partie  du  Palais 
royal).  L’édifice  se  compose 
d’une  double  ordonnance  d’ar- 
cades séparées  par  des  colonnes 
engagées,  avec  un  entablement 
merveilleux  ( mesurant , pour 
l’ordre  dorique  le  tiers  de  la 
colonne,  et  pour  l’ordre  ionique 
la  moitié  de  la  colonne) , un 
mélange  inimitable  de  reliefs  et 
d’ouvertures,  une  souplesse  et 
une  harmonie  qui  défient  toute 
analyse. 

A la  Bibliothèque  firent  suite 
la  Monnaie,  simple  et  sobre,  la 
loge  du  campanile  de  la  place  de 


mit 


liMnEMIUIiU 


Une  travée  de  la  bibliothèque  de  Saint-Marc 
Par  Sansovino. 


LOGE  DU  CAMPANILE  DE  LA  PLACE  SaINT-MaRC,  PAR  SaNSOVINO. 


352 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Saint-Marc  (1640),  l’église  Saint-Georges  des  Grecs  (i55o),  la  façade  de  la 
« Scuola  » de  Saint -Georges  des  Esclavons  (i55i),  et  de  nombreux  autres 
édifices  religieux  ou  civils. 

A Padoue,  Sansovino  construisit  la  cour  de  l’Université,  composée  de  deux 
rangs  de  colonnes  superposées  et  d’un  riche  entablement.  C’est  un  ensemble 
élégant,  mais  dans  lequel  on  voudrait  plus  de  fermeté,  pour  ne  pas  dire  de 
stabilité. 

Outre  les  édifices  dont  il  dirigea  la  construction,  J.  Sansovino  élabora  les 
plans  de  soixante  temples  et  édifices,  que  son  fils  se  proposait  de  publier  en 
gravure. 


Sansovino  eut  pour  émule  et  pour  continuateur  un  artiste  qui  s’entendait 
mieux  encore  que  lui  à faire  à la  fois  simple  et  grand  : Andrea  Palladio  de 
Vicence  (?  i5o8-i58o),  le  dernier  architecte  de  génie  selon  le  cœur  de  la 
Renaissance  '. 

Tout  est  mystère  dans  la  biographie  de  ce  maître.  « Figurez-vous  — c’est 
M.  Boito  qui  parle  ainsi  — qu’un  si  grand  homme  11’avait  même  pas  de  nom 
de  famille;  son  père,  voilà  tout  ce  que  l’on  sait,  était  meunier  et  s’appelait 
Pierre.  On  discute  sur  l’année  de  sa  naissance;  on  ignore  dans  quelle  maison  il 
vint  au  monde  et  dans  quelle  maison  il  mourut;  la  famille  et  le  nom  de  sa 
femme  nous  sont  également  inconnus!  » 

Le  dernier  en  date  des  biographes  de  Palladio,  M.  Melani,  est  disposé  à 
admettre  que  son  héros  naquit  en  i5o8,  et  que  le  surnom  de  Palladio  lui  fut 
donné  par  son  protecteur,  le  poète  Trissin.  Ses  débuts  furent  des  plus  humbles  : 
il  travaillait  comme  simple  tailleur  de  pierres  lorsqu’il  eut  le  bonheur  de  fixer 
l’attention  de  Trissin,  qui  le  prit  en  affection,  dirigea  ses  études  et  l’emmena 
trois  fois  à Rome,  où  Palladio  fit  en  tout  cinq  séjours.  Familiarisé  avec  les 
langues  et  les  auteurs  classiques,  notamment  avec  Vitruve,  Palladio  se  révéla 
tout  ensemble  comme  archéologue  et  comme  architecte  : son  traité  des 
Antichità  di  Roma  (i55q)  ne  compta  pas  moins  de  vingt-deux  éditions.  C’était 
en  outre,  affirment  les  contemporains,  un  homme  aimable,  courtois,  gai,  aussi 
passionné  pour  son  art  qu’indifférent  vis-à-vis  des  questions  d’intérêt. 

A Venise,  les  églises  construites  par  Palladio  (San  Giorgio  Maggiore,  com- 
mencée en  1 56o  ; la  façade  de  San  Francesco  alla  Vigna,  1 568  ; il  Redentore, 
i5f<>)  furent  une  véritable  révolution.  En  doublant  ou  en  triplant  les  propor- 
tions de  certains  facteurs,  en  donnant  aux  colonnes  ou  aux  pilastres  la  hauteur 
de  la  façade  entière  (comme  jadis  L.  B.  Alberti  dans  l’église  Sant’  Andrea  de 

I.  Bibi..  : Voy.  ci-dessus  p.  299.  Les  Bdtimens  et  les  Dessins  d’André  Palladio,  recueillis  et  illustrés 
par  Octave  Bertotti  Scanio^i.  Vicence,  1776-1781.  4 vol.  in  fol.  — Magrini,  Memorie  intorno  la 
vita  c h opère  di  Andrea  Palladio.  Padoue,  184.5.  — Ferrari,  Palladio  c Vcncgia.  Venise,  1880.  — 
Zanella,  Vita  di  Andrea  Palladio.  Milan,  1880.  — Boito,  Leonardo,  Michel -An g elo,  Andrea 
Palladio.  Milan,  1 883,  — Alfred  Melani  : l’Art,  octobre  1890. 


PALLADIO. 


Mantoue),  il  unit  la  simplicité  à la  grandeur.  Son  idéal,  c’était  de  concilier  les 
formes  des  temples  antiques  avec  les  exigences  du  culte  chrétien. 

Non  moins  original  est  le  cloître  de  Santa  Giustina  à Padoue.  Tout  s’en- 
chaîne, on  serait  tenté  de  dire  s’emboîte,  rigoureusement  ; une  volonté  claire 
et  ferme  éclate  jusque  dans  les  moindres  détails. 

Mais  c’est  surtout  dans  sa  ville  natale,  à Vicence,  que  le  grand  artiste  a laissé 
ses  œuvres  maîtresses  : la  construction  de  la  basilique,  du  théâtre  Olympique, 
de  la  « loggia  del  Delegato  »,  de  la  Rotonde,  d’innombrables  palais  ou  mai- 


La  Basilique  de  Vicence,  par  Palladio. 


sons  de  campagne,  firent  de  cette  ville,  naguère  si  effacée,  une  des  plus  éblouis- 
santes de  l’Italie. 

Dans  la  basilique,  où  il  s’agissait  de  consolider  extérieurement  un  vieil  édi- 
fice gothique,  et  de  lui  donner  une  façade  en  harmonie  avec  le  goût  de  la 
Renaissance,  Palladio  réalisa  un  double  tour  de  force,  et  comme  appropriation 
et  comme  décoration.  Il  montra  que,  pour  innover,  il  suffisait  de  combiner 
d’une  manière  différente  les  colonnes  engagées,  les  colonnes  accouplées,  les 
arcs,  les  balustrades,  les  oculi,  les  statues  placées  sur  l’axe  des  colonnes,  c’est- 
à-dire  des  éléments  mis  en  œuvre  depuis  un  siècle  et  demi.  C’est  ainsi  qu’il 
réussit  à obtenir  une  extrême  variété  et  une  grande  hardiesse  de  combinai- 
sons, des  lignes  pures  et  cependant  mouvementées,  des  formes  amples  sans 
lourdeur. 

Le  théâtre  Olympique  (voy.  p.  3iq-32o)  est  un  mirage  — du  Paul  Véronèse 

45 


E.  Müntz  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


354 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


en  architecture,  — avec  sa  profusion  de  statues  sur  des  colonnes  et  de  statues 
dans  les  niches,  de  bas-reliefs,  de  perspectives  étourdissantes;  ses  dégagements 
grandioses  comme  des  boulevards  modernes;  et  cependant  les  lignes  générales 
sont  encore  nobles  et  calmes. 

En  un  mot,  comme  Quatremère  de  Quincy  l’a  déclaré  en  termes  excellents, 
« on  constate  dans  les  dessins  des  édifices  de  Palladio  une  raison  toujours 
claire,  une  marche  simple,  un  accord  satisfaisant  entre  ce  que  commande  le 
besoin  et  ce  que  le  plaisir  demande,  enfin  une  telle  harmonie  dans  leur  con- 
cordance qu’on  ne  saurait  dire  lequel  a reçu  la  loi  de  l’autre.  Sa  manière  pré- 
sente à tous  les  pays  une  imitation  facile  ». 

Avec  Sansovino  et  Palladio,  l’architecture  vénitienne  avait  réalisé  un  idéal 
de  richesse  et  d’harmonie  comparable  à celui  auquel  la  peinture  avait  atteint 
dans  la  même  ville.  Leurs  églises  et  leurs  palais  étaient  bien  les  monuments 
dignes  d’abriter  ces  grands  seigneurs,  aux  manières  si  aisées  et  si  nobles,  d’une 
si  belle  tournure,  d’une  souveraine  distinction.  C’était  plus  et  mieux  qu’un  art 
d’apparat,  comme  devait  l’être  celui  du  siècle  suivant  : on  y sent  encore  les 
pulsations  d’une  race  ayant  conservé  un  fonds  de  vigueur  et  de  générosité,  et 
cette  vie  immanente,  cetrc  douce  chaleur,  qui  sont  le  plus  précieux  des  privi- 
lèges de  la  Renaissance. 


Sansovino  et  Palladio  comptèrent  d’innombrables  disciples  dans  tout  l’État 
vénitien.  Si  aucun  d’eux  ne  les  égala1,  la  plupart  cependant  s’efforcèrent  de 
maintenir  la  tradition  inaugurée  par  eux  : au  xvii1'  siècle  encore  les  palais 
construits  à Venise  par  Longhena,  les  palais  Pesaro  et  Rezzonico,  gardèrent 
quelque  chose  de  l’ampleur  et  de  l’harmonie  propres  aux  glorieux  fondateurs  de 
l’École  vénéto-vicentine. 

Nous  pourrions  à la  rigueur  nous  dispenser  d’étudier  les  monuments  élevés 
dans  la  partie  occidentale  de  la  Haute  Italie,  car  ils  appartiennent  déjà,  pour 
l’immense  majorité,  au  style  que  l’on  désigne  sous  le  nom  de  baroque.  A Milan 
comme  à Gênes,  l’architecture  a passé,  presque  sans  transition,  de  l’adolescence 
à la  décadence.  Comment  aux  créations  si  fraîches,  si  délicates,  si  généreuses, 
de  Bramante,  ont  pu  succéder  si  rapidement  les  compositions  d’un  Alessi  et  d’un 
Tibaldi?  C’est  là  un  de  ces  problèmes  dont  il  faut  chercher  la  solution  dans 
toutes  sortes  de  circonstances  fortuites  : les  troubles  politiques,  l’absence  de 
quelque  initiateur  transcendant. 

L’École  milanaise  indigène  est  représentée  par  plusieurs  artistes  du  troisième 

i.  Rappelons  ici  Giovanni  da  Ponte  ( 1 5 1 2- 1 697),  l’architecte  des  prisons  et  du  pont  du 
Rialto  ; Giorgio  Spavento,  qui  construisit  en  i53q  l’église  San  Salvatore;  Vincenzo  Scamozzi 
(i55a-i6i6),  qui  construisit  en  1.584  les  Nouvelles  Procuraties. 


LES  ARCHITECTES  MILANAIS. 


et  du  quatrième  ordre  : Cesare  Cesariano  (1483-1040)',  plus  connu  par  son 
commentaire  sur  Vitruve  (voy.  p.  298)  que  par  ses  propies  constructions,  le 
peintre-architecte  Bramantino  Suardi  (vivait  encore  en  1 536),  qui  doit,  lui  aussi, 
sa  notoriété  à un  travail  d’archéologie,  le  recueil  des  vues  de  Rome-.  Sa  princi- 
pale création  originale,  le  vestibule  de  1 église  San  Nazaio,  avec  les  tombeaux 
des  Trivulce,  ne  se  distingue  que  par  un  mauvais  goût  insigne. 

Par  contre,  deux  étrangers,  originaires,  l’un  de  Pérouse,  1 autre  de  Bologne, 


Le  Théâtre  Olympique  de  Vicence,  par  Palladio. 


ont  doté  Milan  des  édifices  auxquels  cette  ville  doit  aujourd’hui  encore  son 
cachet.  Le  premier,  Galeazzo  Alessi  (iSoo-iSpi),  élève  de  son  compatriote 
Caporali  (p.  298)  et  imitateur  de  Michel-Ange,  s’était  fixé  en  i5q9  à Gènes, 
d’où  il  entreprit  plus  d’une  excursion  à Milan.  Il  commença,  dans  cette  der- 
nière ville,  en  1 558,  le  palais  Marini  (p.  288,  296),  auquel  firent  suite  la 
façade  de  « Santa  Maria  presso  San  Celso  »,  la  salle  de  1’  « Auditorio  del 
Cambio  »,  l’église  San  Vittore,  etc. 

Autant  Palladio  et  son  école  savaient  mettre  de  grandeur  dans  la  simplicité, 
autant  Alessi  s’attache  à la  poursuite  de  la  richesse.  Prenez  son  palais  Marini  : 

1.  De  Pagave  et  Casati,  Vita  di  Cesare  Cesariano.  Milan,  1878. 

2.  Le  Roui  ne  di  Ronia  al  principio  del  secolo  XVI.  Slndi  del  Bramantino  (Barloloineo  Suardi): 
publiées  par  G.  Mongeri.  Milan,  1880.' 


356 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


quel  luxe  de  détails!  A chaque  étage  les  fenêtres  ont  un  encadrement  spécial  : ici 
des  colonnes  rustiques,  encadrées  à leur  tour  par  des  colonnes  composites;  là 
des  pilastres  en  forme  de  gaines,  séparés  les  uns  des  autres  par  des  pilastres 
corinthiens.  Et  encore  je  ne  parle  pas  des  balustres  qui  ornent  le  bas  des  fenêtres, 
des  frontons  qui  les  surmontent,  des  fenêtres  mezzanines,  avec  leurs  accolades, 

des  frises,  des  corniches, 
des  ornements  de  toute 
nature;  bref,  il  n’est  pas 
une  surface  qui  ne  soit 
ouvragée;  nulle  détente 
pour  l’esprit,  nul  repos 
pour  l’œil;  la  cour  sur- 
tout, surchargée  de  sculp- 
tures, n’a  plus  rien  à faire 
avec  l’esprit  de  la  Renais- 
sance 

Quant  à Pellegrino  Ti- 
baldi  (1527-1598),  l’ar- 
chitecte favori  de  saint 
Charles  Borromée,  il  ap- 
pliqua les  principes  de 
Vignole  à la  construction 
d’une  série  d’églises  et  de 
palais  (la  façade  de  la 
cathédrale , l’église  San 
Fedele , commencée  en 
1 56c>,  la  cour  du  palais  ar- 
chiépiscopal, iSpo,  etc.), 
qui  témoignent  de  sa 
science  et  de  son  talent, 
mais  où  l’on  chercherait 
vainement  le  recueille- 
ment , la  fraîcheur  et  la 
distinction,  sans  lesquelles  il  n’y  a pas  de  Renaissance. 

A plus  forte  raison  pouvons-nous  passer  sous  silence  les  constructions  de  ses 
disciples  milanais,  les  Meda  et  les  Seregni  (voy.  p.  289). 

A G ênes,  plus  encore  qu’à  Milan,  Alessi  élabora  un  style  qui,  pour  être 
étranger  quant  à ses  origines,  11’en  revêtit  pas  moins  un  caractère  régional  bien 

I.  Voy.  'Julio  Massarani,  del  Salonc  di  Pada^o  Marini.  Milan,  1 88 1 . — Beltrami,  Rela^ione... 
snl  Progetto  di  coinbleincnto  del  Pala^go  Marini  nella  f route  verso  Piaçga  délia  S cala.  Milan,  s.  d.  ; 
planches. 


GALEAZZO  ALESSI. 


357 


tranché1.  Si  dans  l’église  Sainte-Marie  de  Carignan  il  reproduisit,  en  petit,  le 
plan  composé  par  Michel-Ange  pour  Saint-Pierre  de  Rome,  dans  les  nombreux 
palais  dont  il  enrichit  principalement  la  « Via  Nuova  »,  dans  la  « Loggia  dei 
Banchi  »,  dans  la  porte  du  vieux  Môle  et  dans  une  foule  d’autres  édifices,  il 
s’efforça  d’unir  le  mouvement  à l’ampleur.  Tantôt  il  se  sert  de  beaux  refends, 
tantôt  de  fenêtres  ingénieusement  disposées,  tantôt  de  riches  balustrades,  pour 
varier  ses  façades;  il  inonde  de  lumière  ses  superbes  portiques,  aux  lointaines 
perspectives.  Assurément  la  forme  n’est  plus  châtiée,  comme  chez  les  architectes 
de  l’Age  d’Or;  mais  du  moment  où  l’art  italien  avait  dit  adieu  à ces  hautes 
aspirations,  il  était  impossible  de  lui  demander 
plus  de  vie,  d’éclat  et  d’harmonie.  J’insiste  sur 
cette  dernière  qualité  : si  011  la  rencontre  encore 
dans  les  palais  construits  à Gênes  par  Alessi, 
notamment  dans  les  palais  Sauli,  Adorno,  Spi— 
nola,  etc.,  011  la  chercherait  en  vain  dans  le  palais 
Marini  de  Milan,  qui  est  postérieur  (voy.  p.  356)  : 
la  décadence  avait  marché  bien  vite  ! 

Si  nous  essayons  de  résumer  cette  rapide  inves- 
tigation sur  les  vicissitudes  de  l’architecture  vers 
la  fin  de  la  Renaissance,  nous  découvrons  que  le 
trait  dominant,  c’est  l’existence  de  deux  écoles 
absolument  distinctes  : l’une,  représentée  princi- 
palement par  Michel-Ange,  qui  recherche  avant 
tout  le  mouvement  et  le  brio  et  qui  prépare 
l’avènement  du  style  baroque2;  l’autre,  inspirée 
par  Palladio,  qui  s’efforce  de  sauvegarder  les  droits 
du  style,  de  faire  triompher  la  pondération  et  l’harmonie;  une  vraie  école 
classique  en  un  mot.  Les  deux  courants  se  maintiennent  l’un  à côté  de  l’autre 
jusqu’en  plein  xvn°  siècle;  il  arriva  parfois  que  le  même  artiste  les  suivît  tour 
à tour  : tel  lut  le  cas  du  Bernin,  qui,  dans  sa  colonnade  de  Saint-Pierre,  sacri- 
fia à la  noblesse  et  à la  pureté  des  lignes,  et  dans  presque  toutes  ses  autres 
constructions  à un  déplorable  besoin  d’agitation. 

Au  fond,  la  diversité  des  tendances  et  la  multiplicité  des  efforts  sont  dominées 
par  une  loi  unique  : les  combinaisons  à l’avenir  seront  raisonnées  et  voulues. 
A l’ère  de  l’inspiration,  aux  intuitions  du  génie,  ont  succédé  les  patients  et 
laborieux  calculs.  La  pleine  possession  de  tous  les  secrets  de  l’art  classique 

1.  Biisl.  : Rubens,  Palaçf  di  Gemma.  Anvers,  1622.  — Gauthier,  Les  plus  beaux  Edifices  de  la 
ville  de  Gènes  et  de  ses  environs.  Paris,  1 88 1 - 1 83a . — Vita  di  Galeaggo  Alessi , architetto  perugino, 
per  Giorgio  Vasari , con  note.  Pérouse,  187.3.  — Julius  Meyer  : Allgemeines  Kïinstler-Lexikon,  t.  I, 
p.  274  et  suiv. 

2.  Voy.  le  travail  de  M.  Wôlfflin,  Renaissance  und  Barock.  Munich,  1888. 


ML 


Modèle  de  vase  composé 
par  Serlio. 

(Traité  d’architecture,  liv.  I.) 


358 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


explique  comment  les  uns  ont  pu  s’attacher  ainsi  au  rythme,  les  autres  à l’éclat. 
Rien  de  plus  aisé,  quand  les  convictions  et  la  spontanéité  ont  faibli,  que  de 
choisir  entre  les  extrêmes.  Les  représentants  de  l’Age  d’Or  et  les  Primitifs 
auraient  été  fort  embarrassés  d’en  agir  de  même  : bien  loin  de  pouvoir  exercer 
leur  critique  en  toute  liberté,  ils  obéissaient  à cette  sorte  de  nécessité  intime 
sans  laquelle  toute  production  est  artificielle,  sans  laquelle  la  facilité,  la  banalité, 
ce  que  j’appellerai  des  idées  de  cerveaux  brûlés,  se  substituent  à la  saveur  et 
à la  poésie,  à la  grâce  ou  à la  fierté. 


Plat  de  Caffagiuolo. 

(Ancienne  collection  du  comte  de  Nieuwerkerque.) 


;/LlBRO  d'antonio 

L ADACCO 

APPAR  FEN  ENTE  A L’ 
;\  ARCIIITETTVRA  ,/, 
NTL  q_VAL  SI  FIGVRANQ 
A 4 L C V N £ NOTABIL ïM 


LIVRE  IV 


LA  SCULPTURE 


MICHEL-ANGE 


NEsiîr 


IN  Venf.tia 
irolamo  Porro  oodlxxvi 


Frontispice  du  Traité  d’Architecture  de  Labacco  (Venise,  1576). 


La  Diane  de  Benvenuto  Cellini.  (Musée  du  Louvre.) 


CHAPITRE  I 


LA  SCULPTURE  DE  LA  FIN  DE  LA  RENAISSANCE.  — LES  PROCEDES.  — LES  IDEES 

ET  LES  SUJETS.  — LE  STYLE. 


ichel-Ange  n’éclipse  pas  seulement  tous  ses  contem- 
porains, il  est  encore  le  seul  sculpteur  de  race  que 
compte  la  Renaissance  parvenue  à son  apogée.  Cet  art, 
si  florissant  au  xv1'  siècle,  s’étiole  et  meurt  au  siècle 
suivant.  Aussi  bien  avait-il  été  trop  en  avance  sur  la 
peinture;  il  était  naturel  qu’ayant  mûri  avant  celle-ci, 
il  se  soit  aussi  flétri  plus  tôt  1 . 

Ce  qui  manque  à la  majorité  des  sculpteurs  de  la  Fin  de  la  Renaissance,  ce 
n’est  pas  tant  le  talent  que  la  faculté  de  voir  par  eux-mêmes  et  de  frire  partager 
leurs  impressions  à leurs  contemporains,  à la  postérité.  Il  faut  ajouter  immédia- 
tement qu’ils  sont  nés  à un  moment  peu  favorable  : la  hauteur  du  génie  de 
Michel-Ange  ne  laissait  plus  de  place  pour  les  productions  indépendantes  des 
siennes  ; elle  condamnait  tous  ses  contemporains  au  rôle  d’imitateurs. 

I.  Bibl.  : t.  II,  p.  2q3.  — Burckhardt  et  Bode,  le  Cicérone,  6e  édit.  — Bode,  die  italienische 
Plastili.  Berlin,  1891.  — Le  même,  DenkiiiaJer  der  Renaissance-Shilptur  Toscanas.  Munich,  1892 
et  suiv. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


362 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Il  y eut  une  autre  cause  de  décadence  encore  : tous  les  problèmes  essentiels 
de  la  sculpture  ayant  été  brillamment  résolus  par  Michel-Ange,  ses  confrères, 
dispensés  désormais  de  chercher,  contractèrent  des  habitudes  de  travail  facile,  et 
en  arrivèrent  rapidement  à copier  des  formules  toutes  fûtes,  ce  qui  est  la  fin  de 
tout  art. 

Assurément,  la  recherche  du  caractère  et  du  mouvement  se  trouvait  en 
germe  dans  les  œuvres  de  Donatello',  mais  tempérée  par  une  forte  dose  de 
naturalisme;  la  matière  en  elles  contre-balançait  sans  cesse  l’esprit.  Chez  les 
successeurs  de  Michel-Ange,  au  contraire,  il  n’y  a plus  place  que  pour  la 
névrose  ; tout  ce  qui  s’appelle  structure  osseuse,  chairs,  vie,  santé,  est  relégué 
à l’arrière-plan.  Qui  consentira  encore  à s’arrêter  aux  « impedimenta  » ! Et 
cependant  ce  sont  eux  qui,  assimilés,  vaincus,  donnent  la  force  et  la  saveur  à 
l’ensemble. 

Dans  l’introduction  placée  en  tête  des  biographies,  morceau  capital  que 
M.  Leclanché,  par  une  inexplicable  incurie,  a négligé  de  traduire,  Vasari  décrit 
les  procédés  usités  par  les  sculpteurs  du  temps  : il  passe  en  revue  la  confection 
des  modèles  en  cire  et  en  terre,  les  moyens  employés  pour  les  grandir,  les 
bas-reliefs  et  les  hauts-reliefs,  la  lonte,  le  travail  du  stuc,  la  sculpture  en  bois. 
Cellini,  de  son  côté,  nous  offre  dans  ses  Mémoires,  comme  dans  son  Traité  de 
Sculpture,  une  série  de  renseignements  pratiques  dont  la  précision  ne  laisse  rien 
à désirer. 

Depuis  les  débuts  de  la  Renaissance,  la  sculpture  en  marbre  et  la  sculpture 
en  bronze  se  partageaient  la  faveur  du  public.  On  aurait  pu  croire  que  la  prédi- 
lection témoignée  par  Michel-Ange  au  premier  de  ces  procédés  ferait  pencher 
la  balance  en  sa  faveur  : il  n’en  fut  rien;  tous  deux  continuèrent  à être  employés 
indifféremment,  soit  pour  la  ronde  bosse,  soit  pour  le  bas-relief  L 

Quelques  détails  empruntés  à la  biographie  de  Jean  Bologne  nous  permettent 
de  nous  rendre  compte  de  l’organisation  d’un  atelier  de  sculpteur  à cette 
époque r’  : le  maître  exécutait  de  sa  main  les  ouvrages  en  marbre  d’un  petit 

1.  On  n’a  pas  suffisamment  tenu  compte  jusqu’ici  de  l’action  exercée  par  Donatello  jusqu’en 
plein  xvi‘  siècle  : les  écrivains  d’art  ne  cessent  de  chanter  ses  louanges  (Castiglione,  dans  ses 
Ricordi , § cix;  Cellini,  Vasari,  Borghini),  les  artistes  de  le  mettre  à contribution.  Son  influence 
lutte  à tout  instant  avec  celle  de  Michel-Ange,  surtout  dans  l’art  du  bas-relief,  si  peu  cultivé 
par  le  Buonarroti.  C’est  à Donatello  que  Rustici  et  Bandinelli  ont  pris  ces  types  farouches,  aux 
longues  barbes,  aux  vêtements  en  désordre  ; c’est  de  ses  Miracles  de  saint  Antoine  que  procède  le 
Martyre  de  saint  Laurent,  gravé  par  Marc-Antoine  (voy.  p.  127). 

2.  Au  sujet  du  choix  des  marbres,  je  n’ai  guère  d’observation  à ajoutera  celles  qui  sont  con- 
signées dans  mon  précédent  volume  (p.  4.53).  La  seule  innovation,  c’est  l’emploi  des  marbres 
de  Seravezza  à partir  de  1.569  : le  premier  bloc  tiré  de  ces  carrières  servit  à l’exécution  de  la 
Florence  de  Jean  Bologne  (Desjardins  et  Foucques  de  Vagnonville,  la  Vie  et  l’Œuvre  de  Jean 
Bologne , p.  3o-3i.  — Voy.  aussi  Cellini,  Traité  de  Sculpture,  ch.  iv). 

3.  Desjardins,  la  Vie  et  l'œuvre  de  Jean  Bologne,  p.  38.  — Dans  l’importante  bulle  du  3 mars 
1 53g  (voy.  p.  2.84),  le  pape  Paul  III  distingue  expressément  entre  « l’Arte  del  scalpellino  » et  la 


LES  PROCEDES  DE  LA  SCULPTURE. 


363 


modèle;  s’agissait-il  de  compositions  plus  considérables,  il  se  faisait  aider  dans 
la  plus  large  mesure.  En  ce  qui  concerne  les  statuettes  en  bronze,  il  se  bornait 
à l’exécution  des  modèles  en  cire  ou  en  terre,  ce  qui  lui  demandait  peu  de 
temps,  et  confiait  le  reste  à des  aides,  mis  à sa  disposition  par  le  grand-duc. 

L’exécution  d’une  sculpture  en  marbre  passait  par  les  mêmes  phases  qu’au- 
jourd  hui  (voy.  t.  II,  p.  qqg-qSô).  On  a cru  à tort  que  Michel-Ange  avait 
l’habitude  de  dégrossir  le 
marbre  aussitôt  après  l’a- 
chèvement d’une  maquette 
de  petites  dimensions.  Cel- 
lini  affirme  formellement 
que,  s’il  s’était  d’abord  con- 
tenté de  ce  procédé  som- 
maire, le  maître  posa  en 
principe  l’exécution  préli- 
minaire d’un  modèle  en 
terre  de  la  dimension  de 
l’ouvrage  définitif.  « C’est 
ce  que  j’ai  vu,  déclare-t-il, 
de  mes  propres  yeux  à Flo- 
rence. Pendant  qu’il  tra- 
vaillait dans  la  sacristie  de 
Saint  - Laurent , Michel  - 
Ange  — ajoute  Cellini  — 
observait  cette  méthode , 
non  seulement  pour  les 
statues,  mais  encore  pour 
les  ouvrages  d’architecture. 

Bien  souvent  il  se  rendait 
compte  des  ornements  de 
ses  fabriques,  au  moyen  de 
modèles  qu’il  frisait  exac- 
tement de  la  grandeur  que  devaient  avoir  ses  sculptures.  — Lorsque  l’artiste 
sera  satisfrit  de  son  modèle,  il  prendra  un  charbon  et  dessinera  avec  soin  sa 
statue  sous  son  principal  aspect.  Faute  de  cette  précaution,  il  pourrait  ensuite 
se  trouver  facilement  trompé  par  son  ciseau.  Jusqu’à  présent  la  meilleure  mé- 
thode est  celle  qui  a été  trouvée  par  le  Buonarroti  ; la  voici  : après  avoir 


La  Sculpture  polychrome  au  xvi°  siècle. 
La  Vierge  avec  l'Enfant,  par  J.  Sansovino 
(Musée  du  Louvre.) 


« Statuaria  ».  Leur  différence  ne  vient  pas,  déclare  le  pape,  de  ce  que  les  statuaires  emploient 
uniquement  le  marbre  (ils  travaillent  également  le  métal,  la  terre,  la  cire,  le  bois  et  d’autres 
matières),  mais  bien  de  ce  qu’ils  ne  travaillent  que  d’après  nature  : « la  quale  arte  solo  si  piace 
de  studj  délia  natura  ».  (Missirini,  Meinorie  per  servira  alla  storia  ddla  Romana  Accitdemia  t/i 
S.  Litca,  p.  io.) 


364 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


dessiné  son  modèle  sous  son  principal  aspect,  on  doit  commencer  à reproduire 
ce  dessin  avec  le  ciseau,  en  procédant  de  la  même  façon  que  si  l’on  sculptait 
une  figure  en  demi-relief.  C’est  ainsi  que  ce  merveilleux  artiste  arrivait  peu 
à peu  à dégrossir  ses  figures  dans  le  marbre  »'. 

Mais  si,  de  ce  côté,  Michel-Ange  s’entourait  de  toutes  sortes  de  précautions, 
il  négligeait  trop  souvent  la  mise  au  point  (t.  II,  p.  449-462,  464-456).  Atta- 
quant directement  le  marbre,  avec  la  fougue  qui  le  caractérisait,  il  s’exposa  à 
plus  d’une  mésaventure  : nous  en  avons  pour  preuve  le  bras  droit,  littérale- 
ment atrophié  et  estropié,  de  la  Vierge  de  la  chapelle  des  Médicis. 

Quoique  les  partisans  de  la  Polychromie  se  fissent  de  moins  en  moins 
nombreux  (t.  II,  p.  462),  la  sculpture  en  marbres  de  couleur  trouva  faveur 
pendant  un  temps.  L’invention,  ou  plutôt  le  perfectionnement  de  procédés 
permettant  de  travailler  le  porphyre  (t.  I,  p.  68,  609),  nous  a valu  quelques 
statues  taillées  dans  cette  matière  rebelle.  Parfois  on  associait  des  marbres  de 
couleurs  différentes.  Ainsi  firent  les  frères  Casignuola  de  Milan  dans  la  statue 
funéraire  du  pape  Paul  IV.  C’était,  déclare  Vasari,  une  innovation  destinée  à 
permettre  à la  sculpture  de  rivaliser  avec  la  peinture.  Dans  la  Louve  allaitant 
Romains  et  Renias,  au  Musée  du  Louvre,  l’animal  est  en  rouge  antique  et  les 
enfants  en  marbre  blanc. 

La  terre  cuite  ne  compte  plus  qu’un  petit  nombre  de  fidèles  (t.  II,  p.  466). 
Rustici  s’en  servit  pour  modeler  des  statuettes  de  chevaux,  ainsi  qu’une  Appa- 
rition du  Christ  à la  Madeleine,  qu’il  fit  recouvrir  d’une  couche  d’émail  par  Gio- 
vanni délia  Robbia;  Montorsoli  recourut  également  à ce  procédé,  que  ses 
contemporains  dédaignaient  en  raison  du  peu  de  valeur  de  la  matière  première. 
Jac.  Sansovino  l’employa  pour  une  statue  de  Madone  destinée  à la  loge  du  cam- 
panile de  Venise,  statue  qu’il  fit  dorer  après  la  cuisson.  Ce  maître  coloria  en 
outre  quelques-uns  de  ses  hauts-reliefs,  telle  la  Madone  avec  l’enfant,  aujour- 
d’hui au  Musée  du  Louvre.  Il  existe  également  un  certain  nombre  de  terres 
cuites  de  Begarelli  et  d’Alt.  Cittadella,  entre  autres  la  Lamentation  sur  le 
cadavre  da  Christ,  à la  cathédrale  de  Bologne. 

Quant  aux  terres  cuites  émaillées,  à la  façon  des  délia  Robbia,  elles  sont 
décidément  reléguées  dans  les  campagnes  (t.  II,  p.  481-482).  Il  serait  difficile 

1.  Ed.  Milanesi,  p.  198;  trad.  Leclanché,  t.  II,  p.  388.  — Le  musée  de  South-Kensington 
possède  une  série  de  maquettes,  en  cire  de  couleur  naturelle  ou  en  cire  rouge,  sous  lesquelles 
M.  Robinson,  l’éminent  connaisseur,  n’a  pas  hésité  à inscrire  le  nom  de  Michel-Ange. 

2.  Les  contemporains  sont  unanimes  à blâmer  l’emploi  de  pièces  de  rapport,  tel  que  le 
pratiquait  Bandinelli.  Celui-ci  n’avait-il  pas  modifié  et  ajouté  après  coup  une  des  tètes  de  son 
Cerbère,  la  draperie  de  son  Saint  Pierre,  ainsi  qu’une  des  parties  de  son  Cacus\  Pietro  Tacca 
procéda  de  même  pour  la  statue  en  porphyre  de  la  Justice,  placée  sur  la  colonne  de  la  place  de 
la  Trinité;  comme  elle  paraissait  un  peu  grêle,  il  y ajouta  une  draperie  en  bronze.  — Un  autre 
sculpteur,  Leone  Leoni,  après  avoir  jeté  en  bronze  la  statue  de  Charles-Quint , plus  grande  que 
nature,  exécuta  une  armure  qui  s’adaptait  ou  qui  s’enlevait  avec  une  merveilleuse  simplicité. 


LES  PROCÉDÉS  DE  LA  SCULPTURE. 


365 


de  citer  — en  dehors  de  Rustici  — quelque  artiste  de  marque  consentant  à 
exploiter  encore  ce  procédé,  considéré  comme  archaïque. 


La  fonte  en  bronze  comportait  bien  des  surprises,  bien  des  déceptions1. 
L’exécution  de  la  statue  équestre  d’ Henri  II,  par  Daniel  de  Volterra,  manqua 
la  première  fois  ; celle  du  groupe  à’ Hercule 
et  Alitée,  par  Vinc.  Danti,  échoua  malgré 
des  tentatives  multiples.  On  sait  com- 
ment Benvenuto  Cellini  a immortalisé, 
dans  son  langage  imagé  et  dramatique, 
les  péripéties  de  la  fonte  du  Persée.  Plus 
experts  étaient  Rustici,  les  deux  Leoni  et 
leur  quasi -compatriote  le  Milanais  Gu- 
glielmo  délia  Porta.  Quant  à Bandinelli, 
qui  fit  couler  en  bronze  une  foule  de  figu- 
rines, telles  que  des  Hercule,  des  Vénus, 
des  Apollon,  des  Lcda,  il  s’en  remettait  de 
ce  soin  à d’autres.  Il  en  lut  de  même 
de  )ean  Bologne  : il  confia  la  fonte  des 
portes  du  dôme  de  Pise  et  des  sculp- 
tures de  la  chapelle  Salviati  au  Père  Dom. 

Portigiani,  celle  de  la  statue  de  Cosnie  Ier 
à Giovanni  Alberghetti2. 

Lorsque  les  bronzes  avaient  été  retou- 
chés et  polis,  on  leur  donnait  une  patine; 
à cet  effet,  on  les  recouvrait  de  plusieurs 
couches  d’huile  de  noix,  sur  lesquelles  on 
appliquait  une  couche  très  mince  de  ver- 
nis colorié  : en  général  on  choisissait  la 
couleur  de  châtaigne,  parfois  aussi  le  vert’. 


La  sculpture  en  bois  tonne  doréna- 
vant l’apanage  des  étrangers.  Un  Français 

^ J La  Sculpture  eu  stuc  au  xvi"  siècle, 

du  nom  de  Janni  se  signala  par  sa  statue  Colonne  historiée 

de  Saint  Roch,  à l’Annunziata  de  Flo-  de  la  cour  du  Palais  Vieux  de  Florence  (,565). 
rence;  un  autre  de  nos  compatriotes, 

le  Rouannais  Richard  Taurin,  par  ses  stalles  du  choeur  de  Sainte- Justine, 
à Padoue. 


1.  Sur  les  procédés  de  la  fonte  au  xvt  siècle,  voy.  le  Traité  de  Sculpture  de  Cellini  et  la 
note  placée  à la  fin  du  Jean  Bologne  de  M.  Desjardins  (p.  197-201). 

2.  Voy.  sur  Portigiani  les  Memorie  du  P.  Marchese,  et  sur  les  Alberghetti  le  Dictionnaire 
des  Fondeurs  de  M.  de  Champeaux. 

3*  Desjardins  et  Foucques,  l’Œuvre  et  la  vie  de  Jean  Bologne,  p.  200. 


366 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


La  sculpture  en  ivoire  n’est  guère  mieux  partagée  1 : elle  ne  prendra  sa 
revanche  qu’au  siècle  suivant. 

La  sculpture  en  stuc  compte  plus  de  partisans  encore  que  par  le  passé 
(t.  II,  p.  460-461)  : Gir.  Genga,  son  élève  Fr.  Menzocchi  et  le  Fis  de  celui-ci, 
Pietro  Paolo  Menzocchi,  Al f.  Cittadella,  Daniel  de  Volterra  et  ses  élèves, 
notamment  Giulio  Mazzoni  de  Plaisance;  puis,  à Padoue  et  à Venise,  les  Fal- 

conetto,  ainsi  que  Bartol. 
Ridolfi,  de  Vérone,  le  gen- 
dre de  G.  M.  Falconetto, 
AL  Vittoria,  Tommaso  da 
Lugano  et  bien  d’autres  y 
excellèrent.  J.  Sansovino  et 
Bandinelli  en  firent  usage 
pour  exécuter,  le  premier 
un  Laocoon,  une  Venus  et 
une  Madone ; le  second, 
deux  statues  hautes  de 
huit  brasses. 

Le  Siennois  Pastorino 
inventa  un  stuc  qui  ren- 
dait, à l’aide  de  couleurs, 
la  coloration  de  la  barbe, 
des  cheveux  et  de  la  peau, 
de  façon  que  les  figures 
semblaient  vivantes.  Va- 
sari  signale  également  les 
portraits  en  stuc  colorié, 
exécutés  par  Mario  Capo- 

La  Sculpture  en  marbre  au  xvi«  siècle.  caccia  et  les  fils  de  Poli- 

La  Main  du  Penseur  de  Michel -Ange. 

doro  de  Pérouse. 


Le  carton-Pate  («  carta  pesca  »)  fut  fréquemment  employé,  soit  pour 
reproduire  les  œuvres  des  maîtres  (reproductions  peintes  ou  dorées,  d’après  les 
bas-reliefs  de  J.  Sansovino),  soit  pour  exécuter  des  ornements  (trophées  et 
sculptures  analogues,  modelés  par  Tad.  Zucchero  à l’occasion  de  la  cérémonie 
célébrée  à Rome  après  la  mort  de  Charles-Quint). 

La  sculpture  en  cire  enfin  (t.  II,  p.  461)  prit  un  brillant  essor.  Au  temps 
de  Vasari,  il  n’y  avait  pas  un  orfèvre  qui  ne  se  mêlât  de  modeler  des  effigies 
à l’aide  de  cette  matière2.  A côté  des  médaillons  de  Rosso  de  Giugni  et  de 

1 . Maskell,  A Description  of  the  Ivories  ancienl  and  médiéval  in  the  South  Kensington  Muséum, 
p.  20.3. 

2.  T.  V,  p.  3go. 


LA  SCULPTURE  FUNERAIRE. 


867 


J.  B.  Sozzini,  ceux  d’Al.  Citadella  frappèrent  d’admiration  les  contemporains. 


Ben.  Cellini  nous  a laissé  le  médaillon  en  cire  coloriée  du  grand-duc  Franc. 


de  Médicis  ( collection 
L.  Vaï,  à Florence  '). 

Dans  le  style , plus 
encore  que  dans  la  tech- 
nique , la  sculpture  de 
la  Fin  de  la  Renaissance 
est  dominée  et  comme 
écrasée  par  Michel-Ange. 
Est-il  nécessaire  d’ajou- 
ter que  cette  influence, 
en  raison  même  de  l’é- 
clatante supériorité  du 
Buonarroti,  a été  plus 
souvent  nuisible  que  fé- 
conde! Le  maître  s’était 
attaché  à la  sobriété  et  à 
la  concision;  ses  imita- 
teurs 11’engendrèrent  le 
plus  souvent  que  des 
œuvres  vides,  d’une  pau- 
vreté insigne.  Le  maître 
avait  recherché  les  for- 
mes amples  et  robustes, 
les  contours  ressentis  : 
ses  imitateurs  tombèrent 
dans  la  lourdeur,  l’en- 
flure, la  boursouflure;  il 
avait  exalté  et  exaspéré 
toutes  les  passions  : ce 
qui  avait  été  chez  lui 
émotion  et  éloquence, 
devint  déclamation.  Il 
avait  relevé  par  l’expres- 


La Sculpture  d’ornement  au  xvi’  siècle. 

Le  monument  commémoratif  de  la  bataille  de  Ravenne  ( 1 557). 


sion  morale  la  manifes- 
tation de  la  force  mus- 
culaire : après  lui  on 

s’en  tint  à la  dernière.  Si  les  Primitifs  s’étaient  rapprochés,  par  la  maigreur 
et  la  distinction  de  leurs  formes,  des  sculpteurs  grecs  archaïques,  si  Michel- 


1.  Publié  par  M.  Plon  dans  le  Nouvel  Appendice  consacré  à Cellini. 


368 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Ange  s’était  rencontré  avec  Phidias  dans  ses  tombeaux  des  Médicis,  les  der- 
niers champions  de  la  Renaissance  semblent  avoir  pris  pour  modèles  les 
sculptures  romaines  de  la  décadence  : l’ Hercule  Farnèse.  La  portée  morale  si 
haute,  les  problèmes  psychologiques  si  émouvants,  l’expression  de  la  passiono- 
logie  chrétienne,  avec  sa  mélancolie  et  sa  morbidesse,  poursuivies  par  le  maître, 
les  Esclaves  du  Louvre,  le  Penseur , le  Moïse,  toutes  ces  œuvres  encore  plus 
belles  par  le  sentiment  qu’elles  expriment  que  par  la  facture,  ne  suscitèrent  pas 
une  seule  tentative  d’imitation.  Il  semblait  que,  pour  les  Bandinelli,  les  Amma- 
nati,  les  Tribolo,  les  Benvenuto  Cellini,  Michel-Ange  n’eût  jamais  sculpté  que 
le  Bacchus,  X Adonis,  le  Cupidon,  bref  qu’il  n’eût  jamais  traité  que  des  motifs 
païens.  Ici,  en  effet,  l’influence  antique  vient  se  mêler  à l’influence  de  Michel- 
Ange  pour  achever  de  ruiner  l’art  italien.  Au  lieu  de  puiser  dans  les  sentiments 
modernes,  les  épigones  ne  s’occupèrent  plus  que  de  représenter  les  dieux 
de  l’Olympe,  les  héros  de  la  Grèce  ou  de  Rome,  bref  d’illustrer  un  monde 
mort,  et  mort  bien  irrévocablement.  Or,  si  déjà  la  facture  de  ces  statues  est  si 
maniérée,  si  sommaire,  si  vide,  et  si  l’expression  en  est  complètement  absente, 
qu’y  reste-t-il?  Rien,  si  ce  n’est  un  invincible  ennui. 

D’autre  part,  la  recherche  à outrance  de  la  souplesse  et  du  mouvement, 
jointe  à la  passion  pour  les  tours  de  force,  devait  fatalement  pousser  au  manié- 
risme. Quoi  de  plus  prétentieux  et  de  moins  monumental  que  toutes  ces 
statues  (le  Jules  II  de  Saint-Pierre  ès  Liens,  le  Paul  Jovc  et  le  Pierre  de  Médicis 
de  Franc,  da  San  Gallo,  etc.)!  Ce  sont  des  prodiges  peut-être  en  tant  que  rac- 
courcis ; mais  quelles  lignes  heurtées  et  disgracieuses,  quel  manque  de  noblesse  ! 

La  sculpture  funéraire  reflète  mieux  que  n’importe  quelle  autre  branche 
toutes  ces  luttes,  tous  ces  conflits,  tous  ces  excès.  Examinons  rapidement  quel- 
ques-unes de  ses  productions. 

Dans  le  nord  de  l’Italie  la  donnée  architecturale  ancienne  conserve  encore 
des  partisans,  entre  autres  Sansovino  et  San  Micheli  (voy.  p.  3i8),  puis  l’au- 
teur du  tombeau  de  Jac.  Soriano  de  Rimini,  dans  l’église  Santo  Stefano  de 
Venise  (i  535);  c’est  une  sorte  d’enfeu,  encadré  par  deux  colonnes  et  occupé 
par  un  sarcophage  supportant  la  statue  du  défunt. 

Dans  le  centre,  au  contraire,  les  tombeaux  de  Jules  II  et  des  Médicis,  où 
l’architecture  abdique  si  complètement  devant  la  sculpture,  font  universelle- 
ment loi.  Voici  en  quoi  consistent  les  principales  innovations  réalisées  dans  ces 
monuments  par  Michel-Ange  : au  xve  siècle,  les  figures  allégoriques,  presque 
invariablement  de  petites  dimensions,  avaient  été  complètement  subordonnées 
à la  statue  du  défunt;  chez  Michel-Ange,  les  figures  allégoriques,  souvent  plus 
propres  à enflammer  l’imagination  de  l’artiste,  prirent  une  place  prépondérante. 
Cette  façon  de  comprendre  la  sculpture  funéraire  était  nouvelle  pour  l’Italie  : 
elle  ne  l’était  pas  au  même  point  pour  la  France,  par  exemple.  Ne  voyons-nous 
pas,  dans  les  tombeaux  des  ducs  de  Bourgogne  à Dijon,  dans  celui  du  duc  de 


LA  SCULPTURE  FUNERAIRE. 


36g 


Berry  à Bourges,  des  pleureurs,  c’est-à-dire  les  parents  ou  les  familiers  du 
défunt,  rangés  autour  du  tombeau,  exprimant  toutes  les  variantes  de  la  dou- 
leur ! Mais  là  s’arrête  l’analogie  : autant  il  y a de  réalisme  dans  les  figurines  de 
Dijon  ou  de  Bourges,  autant  il  y a de  hautes  aspirations  spiritualistes  dans  les 
colosses  de  Michel-Ange  : ils  incarnent  en  eux  tout  un  monde  d’impressions 
abstraites.  Ce  n’est  plus,  est-il  nécessaire  de  l’ajouter,  l’allégorie  froide  et  banale 
du  xv°  siècle;  ce  ne  sont  plus  les  Vertus  théologales,  les  Vertus  cardinales,  les  Arts 
ou  les  Sciences,  figures  au  repos,  et  il  faut  bien  le  dire,  motifs  en  quelque  sorte 
parasites,  rangés  placidement  les  uns  à côté  des  autres.  Michel-Ange  aime  à 
pénétrer  plus  profondément  dans  la  conception  d’un  sujet  : pour  lui,  tous  ces 
personnages  allégoriques  se  rattachent  intimement  au  mort  dont  il  célèbre  les 
vertus;  ces  prisonniers  qui  s’indignent  ou  qui  s’humilient,  ces  vainqueurs  tout 
entiers  à la  joie  du  triomphe,  ces  personnifications  des  forces  de  la  nature. 
Fleuves,  Jour,  Nuit,  Crépuscule,  Aurore,  autant  de  cordes  que  fait  vibrer,  en 
tirant  de  chacune  d’elles  un  son  différent,  l’âme  du  mort  : le  souvenir  de  ses 
hautes  qualités,  l’éclat  de  ses  victoires,  la  douleur  causée  par  sa  fin  prématurée. 
Ce  sont,  en  un  mot,  les  acteurs  d’un  drame  dont  le  héros  sera  Jules  II,  Julien 
ou  Laurent  de  Médicis.  Combien  cette  conception  n’est-elle  pas  plus  drama- 
tique que  celle  des  Primitifs  ! 

Bientôt  le  besoin  de  mouvement  devient  tel,  que  l’on  ne  peut  plus  se  résoudre 
à représenter  les  défunts  dans  l’attitude  du  repos  éternel  : ils  s’accoudent,  parlent 
ou  agissent.  Au  Mont  Cassin,  Pierre  de  Médicis  est  assis,  les  jambes  croisées, 
sur  son  sarcophage;  il  en  est  de  même  des  trois  jeunes  Sanseverino  sculptés  à 
Naples,  dans  l’église  Sanseverino,  par  Jean  de  Noie.  A la  cathédrale  de  Milan, 
le  marquis  de  Marignan  se  tient  debout  sur  son  tombeau,  dans  une  attitude 
provocante. 

Nous  attachons-nous  aux  sujets  interprétés  par  les  derniers  sculpteurs  de  la 
Renaissance,  la  théorie  de  l’art  pour  l’art  l’emporte  de  plus  en  plus  sur  l’expres- 
sion des  idées  ou  des  sentiments  généreux.  Rien  de  plus  édifiant  à cet  égard 
qu’une  comparaison  entre  les  sculptures  commandées  par  la  République  floren- 
tine pour  la  Place  de  la  Seigneurie  ou  la  Loge  des  Lanzi,  et  les  sculptures  com- 
mandées par  les  Médicis  du  xvie  siècle  : la  République  expose  sous  la  Loge  le 
groupe  de  Donatello,  Judith  cl  Holopherne,  après  avoir  eu  soin  d’y  faire  ajouter 
une  inscription  rappelant  que  l’exploit  de  l'héroïne  juive  est  un  avertissement 
aux  tyrans;  la  République  désigne  pour  sujet  de  la  statue  colossale  qu’elle  confie 
à Michel-Ange,  David,  le  jeune  pâtre  dont  l’héroïsme  a sauvé  sa  patrie  du  joug 
des  Philistins.  Voyez  au  contraire  en  quoi  consistent  les  préoccupations  des 
Médicis  : ils  ne  songent  qu’à  orner  la  place  de  belles  sculptures,  dépourvues  de 
toute  signification,  en  un  mot  essentiellement  platoniques  : tels  sont  Y Hercule 
et  Cacus,  le  Neptune,  le  Persée,  Y Enlèvement  des  Sahines.  Il  fallait  que  le  culte  de 
l’art  eût  singulièrement  étouffé  le  patriotisme  pour  que  les  Florentins  du 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  47 


370 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


xvie  siècle  acceptassent  avec  tant  d’empressement,  au  lieu  de  la  glorification 
d’un  saint  ou  d’un  héros  populaire,  ou  de  quelque  grande  victoire,  des  compo- 
sitions n’ayant  plus  pour  elles  que  leur  seul  mérite  artistique. 

Les  Médicis  sacrifièrent  à bien  d’autres  fantaisies  encore  : ils  commandèrent 
à Valerio  Cioli  de  Settignano  les  statues  de  deux  de  leurs  nains,  le  Morgante, 
qu’ils  firent  représenter  tout  nu,  et  le  Barbiano.  D’autres  amateurs  poussèrent 
le  raffinement  jusqu’à  frire  copier  des  Dianes  d’Ephêse  (statue  de  Tribolo  au 
Louvre)  ou  même  des  statues  égyptiennes  (personnage  debout,  en  marbre 
noir;  également  au  Louvre). 

Quand  l’art  devient  artificiel  à ce  point,  que  peut-il  rester  encore  pour 
l’émotion,  l’inspiration  ou  seulement  la  conviction  ! 


Médaillon  en  cire  du  xvi*  siècle. 
(Ancienne  collection  de  Spitzer.  ) 


Modèle  de  broderie  du  xvr  siècle. 

La  « vera  PerfeUione  del  Disegno.  » (Venise,  1 5g i . ) 


CHAPITRE  II 


MICHEL-ANGE  SCULPTEUR. 


...  E quel  che  al  par  sculpe  e colora, 

Michel,  pi ù che  rnortal,  Angiol  divino. 

( L’Arioste.) 

ien  que  Michel-Ange  ait  brillé  à la  fois  comme  sculpteur, 
comme  peintre  et  comme  architecte,  c’est  la  sculpture  qui 
fut  l’objet  de  sa  plus  constante  et  ardente  prédilection  (la 
qualification  de  « scultore  » était  la  seule  qu’il  ajoutât  à 
son  nom).  C’est  donc  dans  la  section  consacrée  à cette 
branche  qu’il  convient  de  retracer  la  biographie  et  de  carac- 
tériser l’effort  de  ce  prodigieux  artiste'. 

En  se  plaçant  au  point  de  vue  chronologique,  il  semble  que  Michel-Ange 

I.  Bibl.  : Parmi  les  innombrables  publications  consacrées  à Michel-Ange  je  me  bornerai  à 
citer,  outre  les  biographies  de  Vasari  et  de  Condivi,  l’ouvrage  bien  connu  de  M.  Hermann 
Grimm,  dans  lequel  l’imagination  tient  une  si  large  place;  la  Vita  di  Michel  Angclo  Buonarroti  de 
M.  Gotti  (Florence,  1875)  ; le  Life  and  Works  of  Michel  Angclo  Buonarroti  de  M.  Heath  Wilson 
(Londres,  1876);  Y Œuvre  et  la  Vie  de  Michel-Ange,  publiée  par  la  Galette  des  Beaux-Arts  (Paris, 
1876);  le  Rafael  und  Michel  Angclo  de  Springer  (2°  édit.,  Leipzig,  i883);  le  Michel- Angelo  de 
M.  de  Scheffer  (Altenberg,  [892);  the  Life  of  Michel-Angelo  Buonarroti  de  Symonds  (Londres, 
1893).  Pour  les  lettres  de  Michel-Ange  on  se  servira  de  l’édition  publiée  à Florence  en  1870 
par  M.  Gaetano  Milanesi;  pour  ses  poésies,  de  l’édition  publiée  à la  même  date,  dans  la  même 
ville,  par  Cesare  Guasti.  — Plusieurs  parties  de  l’œuvre  de  Michel-Ange  ont  été  analysées  dans 
mon  précédent  volume  : sur  ses  rapports  avec  l’antiquité,  voy.  p.  74,  445-448;  sur  ses  por- 


372 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


soit  le  puîné  de  Raphaël.  Ici,  en  effet,  les  dates  ont  tort  : Michel-Ange  repré- 
sente l’ère  moderne  avec  infiniment  plus  de  fidélité  que  ces  génies  d’une  sou- 
veraine sérénité,  Léonard  et  Raphaël.  Misanthrope  sublime,  il  a deviné  notre 
mélancolie,  nos  angoisses,  les  doutes  de  l’âme  sur  elle-même  et  ses  révoltes 
contre  la  société,  et  il  les  a traduits  avec  la  véhémence  qui  n’appartient  qu’à 
lui.  « Comme  l’homme  a grandi  et  souffert!  répétera-t-on  avec  H.  Taine, 
devant  les  tombeaux  de  Médicis.  Comme  il  a formé  et  dégagé  sa  conception 
originale  de  la  vie!  Voilà  l’art  moderne  tout  personnel  et  manifestant  un 
individu  qui  est  l’artiste,  par  opposition  à l’art  antique  tout  impersonnel  et 
manifestant  une  chose  générale  qui  est  la  cité.  La  même  différence  se  rencontre 
entre  Homère  et  Dante,  entre  Sophocle  et  Shakespeare;  de  plus  en  plus  l’art 
devient  une  confidence,  celle  d’une  âme  individuelle,  qui  s’exprime  et  se  rend 
visible  tout  entière  à l’assemblée  dispersée,  indéfinie,  des  autres  âmes.  » 

Les  recherches  les  plus  pénétrantes  sur  l’histoire  de  l’École  florentine  sont 
impuissantes  à nous  expliquer  la  genèse  de  Michel-Ange  : elle  a été  aussi 
éclatante  qu’imprévue.  Après  l’assoupissement,  relativement  long,  de  la  sta- 
tuaire italienne,  et  lorsque  l’on  pouvait  la  considérer  comme  parvenue  ad  terme 
de  son  évolution,  voilà  tout  à coup  cette  apparition  surnaturelle,  éclipsant  tout 
le  passé,  renouvelant  tout  le  présent,  le  plus  prodigieux  tempérament  de  sta- 
tuaire que  le  monde  eût  vu  depuis  Phidias.  Quelle  place  ne  faut-il  pas  faire  au 
hasard  à côté  des  lois  historiques! 

Michel-Ange  naquit  le  6 mars  1475  au  château  de  Caprese,  dans  la  province 
du  Casentin,  et  dans  le  diocèse  d’Arezzo,  à peu  de  distance  du  fameux 
couvent  franciscain  de  la  Vernia,  immortalisé  par  les  visions  de  saint  François 
d’Assise.  C’est  un  des  paysages  les  plus  âpres  et  les  plus  grandioses  de  la  Tos- 
cane, avec  ses  gigantesques  rochers  dénudés,  ses  forêts  de  hêtres  séculaires,  l’air 
pur  et  vif  d’une  des  plus  hautes  cimes  des  Apennins. 

Le  père,  Louis  Buonarroti  (né  en  1444,  mort  en  1684  à l’âge  de  quatre- 
vingt-dix  ans),  remplissait  à ce  moment  pour  le  compte  du  gouvernement 
florentin  les  fonctions  de  podestat  des  petits  bourgs  de  Caprese  et  de  Chiusi 
(qu’il  faut  bien  se  garder  de  confondre  avec  l’antique  cité  de  Chiusi  sur  les 
confins  de  la  Toscane  et  de  l’État  pontifical).  Il  appartenait  à une  famille  fort 
ancienne,  que  les  généalogistes  du  xvie  siècle  ont  voulu  rattacher  aux  comtes 
de  Canossa;  mais  on  sait  ce  qu’il  faut  penser  de  ces  anoblissements  rétrospectifs, 
qui  sont  surtout  ridicules  quand  il  s’agit  d’un  ancêtre  tel  que  Michel-Ange.  A 
l’expiration  de  son  mandat,  qui  n’était  que  de  six  mois,  Louis  retourna  à 
Florence,  ou  plus  exactement  à Settignano,  où  il  avait  une  petite  propriété 
d’un  revenu  de  vingt  florins,  — un  millier  de  francs,  — et  y mit  le  jeune 
Michel-Ange  en  nourrice  chez  la  femme  d’un  tailleur  de  pierres. 

traits,  p.  446,  sur  la  Madone  de  la  Casa  Buonarroti,  le  Combat  des  Centaures  et  des  Lapithes,  la  Pietà 
de  Saint-Pierre  de  Rome,  p.  448-449.  Je  prends  également  la  liberté  de  renvoyer  à mes  articles 
de  la  Revue  des  Deux  Mondes  (i5  décembre  1892)  et  de  l 'Athcmcum  de  Londres  (1892-1893). 


L’ENFANCE  DE  MICHEL-ANGE. 


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070 


Tout  nous  autorise  à croire  que  Tentant  se  distinguait  dès  le  principe  par  ce 
caractère  réfléchi,  cet  éloignement  pour  les  distractions  et  les  vanités  mondaines, 
et,  disons  le  mot,  par  cette  humeur  sombre  qui  lui  valurent  dans  la  suite  tant 
d’inimitiés  et  de  chagrins.  Personne  ne  montra  plus  de  sobriété,  même  dans  la 
sobre  Italie;  personne  n’afficha  plus  de  simplicité  dans  sa  mise,  dans  sa  manière 
de  vivre,  dans  ses  goûts.  Grâce  à une  constitution  extraordinairement  robuste, 
qui  le  plaçait  en  quelque  sorte  en  dehors  et  au-dessus  des  besoins  de  la  nature 
humaine,  l’esprit  pouvait  se  consacrer  librement  chez  lui  aux  problèmes  les  plus 
transcendants.  Il  était  de 
la  même  race  que  Bru- 
nellesco,  le  grand  archi- 
tecte ; doué  d’une  éner- 
gie indomptable,  se  pro- 
posant les  tâches  les  plus 
ardues,  ne  vivant  que 
pour  son  art,  dur  pour 
les  autres  comme  pour 
lui  - même  ; d’humeur 
frondeuse  ; le  plus  mau- 
vais courtisan  qui  se  pût 
imaginer. 

De  bonne  heure , la 
vocation  de  l’enfant  s’ac- 
cusa avec  une  irrésistible 
énergie  : il  ne  frisait 
que  dessiner , ce  qui 
l’exposait  aux  incessants 
reproches  et  même  aux 
mauvais  traitements  des 

siens.  Plus  d’une  fois,  son  père  et  ses  oncles  le  battirent  cruellement  pour  le 
faire  renoncer  à des  études  qu’ils  considéraient  comme  indignes  de  leur  race. 
Force  lui  fut  de  suivre  quelque  temps  les  cours  d’un  maître  de  grammaire 
fixé  à Florence,  un  certain  Francesco  d’Urbin. 

Pendant  cette  période  de  luttes  avec  sa  famille,  Michel-Ange  fit  la  connais- 
sance du  jeune  Franc.  Granacci,  un  peu  moins  âgé  que  lui  (il  était  né  en 
1477  et  mourut  en  i5q3),  qui  travaillait  chez  le  plus  célèbre  des  peintres 
florentins  du  temps,  Domenico  Ghirlandajo.  Granacci  prêtait  à son  ami  des 
modèles  et  parfois  l’emmenait  à l’atelier  de  son  maître.  Lorsque  ses  parents 
renoncèrent  enfin  à contrarier  sa  vocation,  le  nom  de  Ghirlandajo  se  présenta 
donc  tout  naturellement  à eux  comme  celui  de  l’artiste  le  plus  apte  à diriger 
les  études  de  Tenfant-prodige.  Ce  choix  surprendrait  à juste  titre,  si  nous  ne 
savions  que  Verrocchio,  le  seul  maître  désigné  pour  recevoir  un  élève  tel  que 


Portrait  de  Michel-Ange  à l’âge  de  soixante-douze  ans. 
D’après  la  gravure  de  Bonasone  (1546). 


374 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Michel-Ange,  s’était  hxé  à Venise  depuis  plusieurs  années  et  qu’il  mourut  pré- 
cisément en  1488.  Ghirlandajo,  quel  que  fût  son  talent,  n’était  pas  un  de  ces 
esprits  suggestifs  qui,  à l’instar  de  Verrocchio  ou  de  Pollajuolo,  en  creusant 
l’une  ou  l’autre  des  faces  de  la  technique,  pouvaient  espérer  de  renouveler  l’art. 
On  admire  la  fierté  ou  la  précision  de  ses  lignes,  la  netteté  de  sa  caractéristique, 
mais  on  chercherait  en  vain  chez  lui  quelque  principe  fécond,  quelque  vue 
supérieure. 

L’éducation  première  de  Michel-Ange  n’a  jamais  fait  l’objet  d’une  étude 
approfondie.  J’ai  le  devoir  d’insister  sur  cette  période,  trop  peu  connue,  de  son 
développement  artistique.  Je  constaterai  tout  d’abord  que  les  influences  du 
dehors  ont  peu  de  prise  sur  des  génies  aussi  fermes.  Malgré  la  diversité  des 
productions  qui  le  composent,  l’œuvre  de  Michel-Ange  est  un,  depuis  ses  pre- 
miers essais  à Florence  jusqu’aux  figures  que  peignait  ou  que  modelait  à Rome 
sa  main  déjà  à moitié  glacée.  On  a beau  chercher  : impossible  de  distinguer  par 
exemple,  comme  chez  Raphaël,  une  période  florentine  et  une  période  romaine, 
pour  ne  point  parler  d’une  période  ombrienne.  Tout  au  plus  découvre-t-on 
des  différences  dans  le  mérite  des  ouvrages  appartenant  aux  différentes  étapes 
de  sa  longue  existence  : quant  à leur  caractère  intrinsèque,  il  ne  varie  pas.  Par 
là  Michel-Ange,  suprême  représentant  de  la  conviction  et  de  la  volonté,  se 
rapproche  du  sublime  fantaisiste  qui  s’appelle  Léonard  de  Vinci.  C’est  que  tous 
deux  ont  apporté  leur  idéal  avec  eux  en  venant  au  monde,  tandis  que  Raphaël 
n’a  que  graduellement  élaboré  le  sien  en  s’inspirant  des  modèles  qui  l’entou- 
raient. Michel-Ange  a fort  bien  saisi  ce  trait  du  génie  de  son  jeune  rival  en 
déclarant  que  Raphaël  ne  tenait  pas  sa  supériorité  de  la  nature,  mais  de  T étude. 

Je  n’irai  cependant  pas  jusqu’à  dire,  avec  M.  Klaczko1,  que  « Michel-Ange 
apparaît  solitaire  et  hautain,  sans  lien  de  parenté  avec  l’École  de  son  temps, 
sans  filiation  avec  celle  du  passé  ».  Il  m’est  difficile  de  croire  à de  tels  cas  de 
génération  spontanée.  On  verra  tout  à l’heure  que  Michel-Ange  n’a  nulle- 
ment dédaigné  de  s’inspirer  de  l’œuvre  de  ses  prédécesseurs.  Je  me  hâte 
d’ajouter  qu’en  recherchant  les  affinités  entre  son  style  et  celui  des  Donatello 
ou  des  Jacopo  délia  Quercia,  je  ne  cède  pas  à la  pensée  de  rabaisser  ce  colosse 
qui  est  au-dessus  de  toute  atteinte  : je  voudrais  plutôt  montrer  par  quelles 
racines  il  se  rattache  à son  époque,  et  qu’à  son  insu  peut-être  il  a repris  des 
traditions  que  l’on  pouvait  croire  interrompues. 

Les  premiers  modèles  étudiés  par  le  débutant  furent  ceux  devant  lesquels  se 
formait  alors  toute  la  jeunesse  artiste  de  Florence,  d’une  part  les  marbres 
antiques  réunis  dans  le  jardin  des  Médicis,  de  l’autre  les  fresques  de  Masaccio 
au  Carminé  (ce  fut  pendant  une  séance  faite  dans  cette  chapelle  que  l’adolescent 
reçut  d’un  de  ses  condisciples,  le  sculpteur  Torrigiano,  le  coup  de  poing  qui  lui 
brisa  le  nez  et  le  défigura  pour  la  vie)2. 

1.  Cimso  tes  florentines.  Dante  et  Michel-Ange  ; Paris,  1880,  p.  26. 

2.  Plusieurs  dessins  conservés  au  Louvre,  au  Cabinet  des  Estampes  de  Munich  et  dans  la 


MICHEL-ANGE,  DONATELLO,  J AC.  DELLA  QUERCIA. 


375 


Si  le  style,  la  manière,  de  Michel-Ange  étaient  dès  lors  nettement  arrêtés, 
en  revanche  ses  convictions  avaient  encore  quelque  chose  de  flottant.  Nous  le 
voyons  par  la  diversité  de  ses  études  : c’est  ainsi  qu’il  s’amusa  à copier  en  pein- 
ture une  estampe  du  peintre-graveur  alsacien  Martin  Schoen,  la  Tentation  de 
saint  Antoine,  ouvrage  absolument  placé  en  dehors  du  cercle  de  ses  préoccu- 
pations; car  que  pouvait-il  y avoir  de  commun  entre  ce  jeune  génie,  amou- 
reux de  formes  pleines  et  amples,  et  les  figures  maigres,  tourmentées,  frisant 
presque  la  caricature,  du  brave  maître  de  Colmar  ? 

D’autres  modèles  fixaient  dès  lors  l’attention  de  Michel-Ange.  Parmi  les 
morts,  c’était  tout  d’abord  Donatello,  dont  l’enseignement  continuait  de 
vivre,  soit  dans  les  nombreux  ouvrages  dont  il  avait  orné  Florence,  soit  dans 
la  tradition  qu’avaient  recueillie  plusieurs  de  ses  élèves  (parmi  eux  Bertoldo), 
qui  toutefois  sacrifiaient  de  plus  en  plus  au  maniérisme.  Michel-Ange  ne 
pouvait  manquer  de  subir  la  fascination  de  ce  puissant  génie,  que  tant  de 
qualités  communes  rapprochaient  de  lui  ; il  l’étudia  avec  ardeur,  non  sans 
jeter  parfois  un  coup  d’œil  complaisant  sur  le  chef-d’œuvre  de  Ghiberti,  sur 
ces  portes  du  baptistère  qu’il  proclamait  dignes  de  figurer  à l’entrée  du 
paradis  '. 

Je  mentionnerai  aussi  dès  à présent,  quoiqu’elle  11e  se  soit  manifestée  que 
plus  tard,  après  son  voyage  à Bologne,  l’influence  si  profonde,  si  persistante, 
exercée  sur  le  jeune  sculpteur  florentin  par  Jacopo  ou  Giacomo  délia  Quercia, 
le  puissant  sculpteur  siennois  ( 1 3p  1-1488)  h 

Collection  Albertine,  nous  montrent  Michel-Ange  s’inspirant  des  ouvrages  des  trecentistes,  entre 
autres  de  Giotto,  puis  de  ceux  de  Masaccio.  Dans  le  dessin  du  Louvre  (Braun,  n°  5cj),  il  a copié 
deux  des  figures  peintes  par  Giotto  dans  la  chapelle  des  Peruzzi  à Santa  Croce  : tes  Disciples  de 
saint  Jean  découvrant  le  tombeau  vide  (Portheim  : Répertoriant,  1889,  p.  141).  Dans  le  dessin  de 
l’ Albertine  (Ecole  romaine,  n°  i5o),  il  a reproduit  la  composition  d’un  maître  plus  ancien.  Enfin, 
dans  le  dessin  de  Munich,  il  a copié  un  des  personnages  du  Denier  de  Saint  Pierre  de  Masaccio 
(Portheim  : Repertorium,  1889,  p.  142). 

1.  L’imitation  de  Donatello  fut  chez  lui  tantôt  volontaire,  tantôt  inconsciente,  et  elle  se 
poursuivit,  à travers  de  nombreuses  interruptions,  depuis  ses  débuts,  la  Madonna  delta  casa  Buo- 
narroti  (voy.  t.  II,  p.  448),  jusqu’à  son  Moïse,  inspiré,  comme  je  l’ai  établi  ailleurs,  du  Saint 
Jean  sculpté  par  Donatello  pour  la  cathédrale  de  Florence.  Michel-Ange  lui  prit  le  secret  même 
de  son  style,  cet  art  de  faire  vibrer  les  figures  et  de  les  animer  comme  par  une  secousse  élec- 
trique, de  mettre  de  la  passion  et  de  l’éloquence  jusque  dans  les  draperies,  en  un  mot,  ce 
sentiment  dramatique  si  profond  et  cette  agitation  fébrile,  signes  distinctifs  des  temps  nouveaux. 
Mais  nous  avons  des  emprunts  plus  directs  encore  : un  des  personnages  des  portes  de  bronze 
de  Donatello,  à San  Lorenzo,  debout,  tourné  à droite,  la  main  gauche  étendue,  annonce  le  Père 
éternel  qui  figure  dans  la  Création  d’Eve  de  la  chapelle  Sixtine.  Le  mouvement  de  la  tête  est 
presque  identique;  le  type  même  offre  une  grande  analogie;  seul  le  bras  est  plus  élevé  chez 
Michel-Ange,  de  même  que  les  draperies  sont  infiniment  mieux  arrangées  chez  l’élève  que 
chez  le  précurseur.  On  constatera  également  la  ressemblance  du  type  de  la  Madone  de  Bruges 
avec  la  Judith  exposée  sous  la  Loge  des  « Lanzi,  » et  du  type  de  David  avec  le  Saint  Georges  du 
même  maître.  Voy.  Wilson,  The  Life  and  Works  of  Michel  Angelo  Bitonar rôti,  p.  52  et  XXXVIII. 
— La  Vie  et  l'Œuvre  de  Michel-Ange,  p.  64.  Cf.  ci-dessus,  p.  362. 

2.  Voy.,  à ce  sujet,  le  travail,  d’une  éloquence  si  pénétrante,  consacré  à Michel-Ange  par 
M.  Eug.  Guillaume,  dans  le  volume  publié  par  la  Galette  des  Beaux-Arts  (réimprimé  dans  les 


376 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Mais  Michel-Ange  n’a-t-il  rien  pris  ù ses  prédécesseurs  immédiats,  à ces 
charmants  quattrocentistes  florentins,  si  Ans  et  si  purs  1 ? J’en  ai  douté  jusqu’au 
jour  où  le  hasard  a placé  sous  mes  yeux  une  série  de  statues  de  Saint  Sébastien , 
sculptées  par  Mino  de  Fiesole,  Antonio  Rossellino  et  Benedetto  da  Majano. 
L’incertitude  n’est  plus  possible  : quoique  ces  figures  ne  soient  pas  encore  assez 
fermement  posées  et  qu’elles  manquent  d’accent,  de  parti  pris,  elles  annoncent 
Y Esclave  ou  le  Prisonnier  endormi,  du  musée  du  Louvre,  et  forment  les  échelons 
qui  aboutissent  à cette  merveille.  Il  iaut  surtout  comparer  Y Esclave  du  Louvre 
au  Saint  Sebastien  de  Benedetto  da  Majano,  dans  l’église  de  la  Miséricorde  à 
Florence  (photographie  d’Alinari,  n°  4901)  : la  tête  y est  renversée  de  même 
en  arrière,  et  les  jambes  portent  d’une  manière  analogue.  Mais  Michel-Ange, 
au  lieu  de  lier  les  deux  bras  derrière  le  dos,  les  a ramenés,  l’un  sur  la  poi- 
trine, l’autre  sur  la  tète,  trait  de  génie  qui  donne  à la  figure  une  éloquence 
et  un  pathétique  inattendus. 

Vis-à-vis  d’un  autre  artiste  que  l’on  range  d’ordinaire  parmi  les  précurseurs 
de  Michel-Ange,  le  problème  est  plus  compliqué  : je  veux  parler  de  Luca  Signo- 
relli,  le  peintre  du  Jugement  dernier  d’Orviéto.  Que  de  fois  n’a-t-on  pas  affirmé 
que  les  études  anatomiques  de  Signorelli  avaient  servi  de  point  de  départ  à 
celles  de  Michel-Ange,  de  même  que  sa  recherche  de  la  musculature  et  sa  pas- 
sion pour  les  effets  de  torse!  On  s’est  fondé  entre  autres  sur  la  ressemblance 
entre  les  enfants  nus  placés  au  fond  de  la  Madone  de  Boni  et  ceux  de  la  Madone 
de  Signorelli,  aujourd’hui  conservée,  comme  le  tableau  de  Michel-Ange,  au 
musée  des  Offices.  En  réalité,  le  Jugement  dernier  d’Orviéto,  commencé  en  1499 
seulement,  n’a  été  terminé  que  vers  i5o5.  Or,  longtemps  auparavant,  dans  le 
Combat  des  Centaures  et  des  Lapithes  notamment,  Michel-Ange  avait  montré  à 
quel  point  il  possédait  la  connaissance  de  la  structure  anatomique  du  corps 
humain  et  avec  quelle  puissance  il  savait  la  mettre  en  relief.  Ce  ne  fut  que 
dans  le  Jugement,  dernier  de  la  chapelle  Sixtine  qu’il  s’inspira  du  Jugement  dernier 
de  Signorelli  (le  démon  qui  descend,  portant  une  femme  sur  le  dos,  rappelle, 
par  sa  disposition  générale,  le  motif  analogue  peint  à Orviéto).  Mais  la  force 
aveugle  qui  s’appelle  le  destin  eut  plus  de  part  à cette  rencontre  que  la  volonté 
bien  réfléchie  de  Michel-Ange  : celui-ci  certainement  ne  s’appliqua  jamais,  de 
propos  délibéré,  à imiter  Signorelli,  artiste  encore  passablement  archaïque, 
comme  il  avait  imité,  par  exemple,  l’antiquité  ou  Jacopo  délia  Quercia.  Bien 
plus,  Signorelli,  à son  tour,  devint  tributaire  de  celui  que  l’on  a représenté 
comme  son  plagiaire  : il  copia  en  grisaille  la  Pieta  de  Saint-Pierre  de  Rome. 

Éludes  d'art  antique  et  moderne  du  même  auteur.  — Voy.  aussi  l’article  de  M.  Claude  Phillips 
dans  the  Magazine  of  Art  ( 1 88g,  p.  257-261)  et  la  brochure  de  M.  Wickhoff  : die  Antike  iiu 
Bildiingsgange  Michel- Angeles,  p.  2.3. 

1.  D’après  M.  Bode  (Italienische  Bildhauer  der  Renaissance,  p.  57),  la  « Madonna  de  la  CasaBuo- 
narroti  » serait  imitée  d’un  bas-relief  de  la  collection  Gustave  Dreyfus,  attribué  à Desiderio  da 
Settignano,  bas-relief  que  Michel-Ange  a textuellement  copié  dans  un  dessin  de  la  collection 
Hcseltinc  à Londres  (Strzygowski  : Annuaire  des  Musées  de  Berlin,  1891,  p.  2l2-2i3). 


Etude  d’Homme,  par  Michel-Ange  (Université  d’Oxford). 


LES  PREMIERS  OUVRAGES  DE  MICHEL-ANGE. 


377 


Si  l’on  tient  à découvrir  sous  ce  rapport  des  précurseurs  à Michel-Ange, 
pourquoi  ne  pas  évoquer  le  souvenir  d’Andrea  Verroechio  et  d’ Antonio  Polla- 
juolo,  dont  les  recherches  persistantes  firent  faire  un  si  grand  pas  aux  études 
anatomiques?  Tous  deux,  il  est  vrai,  avaient  depuis  longtemps  quitté  leur  ville 
natale,  pour  se  fixer,  l’un  à Venise,  l’autre  à Rome;  mais,  dans  un  milieu  aussi 
effervescent  que  Florence,  leurs  enseignements,  même  indirects,  ne  pouvaient 
manquer  de  laisser  une  trace  durable1. 

J’ai  réservé  pour  la  lin  de  cette  première  section  la  mention  des  relations 
de  Michel-Ange  avec  Domenico  Ghirlandajo  : c’est  qu’en  réalité  le  prétendu 
maître  n’a  ni  dirigé  ni  influencé  le  prétendu  élève2. 

On  n’a  pas  tenu  assez  de  compte,  à mon  avis,  de  l’influence  que  le  séjour 
chez  les  Médicis  exerça  sur  le  développement  intellectuel  de  leur  jeune  protégé. 
C’est  au  milieu  de  leurs  collections  inappréciables  que  celui-ci  se  familiarisa 
avec  les  moindres  secrets  de  l’art  antique. 

Pour  ce  qui  est  d’énumérer  ces  emprunts,  est-ce  en  quelques  pages  que  je 
puis  essayer  de  résoudre  un  problème  si  compliqué  "?  Rappelons  que  si  l’anti- 
quité a fourni  en  abondance  à l’artiste  de  la  Renaissance  et  des  idées  et  des 
motifs,  si  elle  lui  a inspiré  son  culte  de  la  forme,  si  elle  a favorisé  son  goût 
pour  l’abstraction,  à tout  instant  aussi  l’idéal  de  Michel-Ange  se  trouve  en 
opposition  avec  celui  des  Grecs.  Considérons,  par  exemple,  sa  tendance  à subor- 
donner à une  impression  unique,  non  seulement  les  membres  et  les  organes 
qui  traduisent  les  mouvements  de  l’âme,  les  yeux,  la  bouché,  les  mains,  mais 
encore  des  parties  du  corps  en  quelque  sorte  inconscientes,  le  torse,  et  jusqu’aux 
draperies  ; attachons-nous,  en  un  mot,  à cette  habitude  de  faire  vibrer  tout 
l’être  humain  sur  une  note  unique,  sur  une  note  qui  exprime  l’émotion  la 
plus  forte,  le  pathétique  suprême  : est-il  rien  qui  jure  davantage  avec  les  erre- 
ments des  sculpteurs  de  la  belle  période  classique,  préoccupés  de  nous  offrir 
un  galbe  pur  et  harmonieux  avant  de  songer  à traduire  les  mouvements  de 
l’âme  ? 

On  sait  comment  le  hasard  plaça  Michel-Ange  sur  le  passage  de  Laurent 
le  Magnifique,  qui,  frappé  de  ses  dispositions  et  surtout  de  son  Masque  de  Satyre 
(gravé  p.  80),  le  prit  en  affection  et  se  chargea  de  son  avenir. 

Le  plus  important  des  ouvrages  exécutés  par  le  débutant  sous  le  toit  des 

1.  Voy.  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  i5  décembre  1892,  p.  884. 

2.  On  n'a  pu  signaler  jusqu’ici  que  deux  dessins  de  Michel-Ange  inspirés  de  Ghirlandajo, 
1 un  conservé  au  Louvre  (Braun,  n"  04),  l’autre  à l’Albertine  (Portheim  : Repertorium  Jin 
Kunsluiisscnschaft , 1889,  p.  142). 

o.  Voy.  notre  t.  II,  p.  74,  44.5-448;  — Die  Menschen  des  Michel-Angelo  im  Vergleich  mit  der 
Antike  de  l’anatomiste  Henke  (Rostock,  1871);  — lu  Vie  et  l'Œuvre  de  Michel-Ange,  p.  09-42, 
44-46,  52,  62-63,  82-83,  90-91,  100,  108;  — Die  Antike  im  Bildungsgcinge  Michcl-Angelos  de 
M.  Wickhoff  (Jnnspruck,  1882). 

4» 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance, 


378 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Médicis  est  le  bas-relief  de  la  « Casa  Buonarroti  » représentant  le  Combat  des 
Centaures  et  des  Lapithes  (d’après  M.  Strzygowski , le  Combat  d’ Hercule  avec 
Enrytion  pour  la  possession  de  Déjanire;  voy.  notre  tome  II,  p.  448). 

Le  grand  sculpteur  est  déjà  là  tout  entier  ; il  nous  révèle,  non  seulement 
cette  science  consommée  de  l’anatomie,  qui  devait  faire  le  désespoir  de  ses 
rivaux  et  l’admiration  de  la  postérité,  mais  encore  cette  fierté  d’âme  et  cette 
puissance  dramatique  qui,  à mon  avis,  sont  encore  plus  inimitables.  Emportés 
par  l’ardeur  de  la  lutte,  les  combattants,  de  vrais  athlètes,  aux  bras  musculeux, 
à la  poitrine  jetée  en  avant,  experts  dans  tous  les  exercices  de  la  palestre, 
trouvent  cependant  encore  de  ces  regards  de  défi  qui,  associant  la  puissance 
morale  à la  force  physique,  jettent  dans  tous  les  ouvrages  de  Michel-Ange  une 
note  si  pathétique,  si  saisissante.  De  même  que  cet  admirable  Esclave  du 
Louvre,  qui  est  peut-être  la  formule  suprême  de  l’art  du  maître,  ils  sem- 
blent braver,  non  seulement  leurs  adversaires,  mais  encore  les  dieux,  et  je 
ne  connais  point,  pour  ma  part,  de  plus  éloquente  manifestation  de  ce  qui 
s’appelle  la  liberté  de  l’esprit  humain'. 

La  mort  de  Laurent  le  Magnifique,  au  mois  d’avril  1492,  mit  fin  à la  situation 
si  enviable  de  Michel-Ange.  Pierre,  le  fils  de  Laurent,  était  un  jeune  homme 
arrogant  et  sans  goût  véritable  pour  les  études  qui  avaient  fait  le  bonheur  et  la 
gloire  de  son  père.  On  raconte  qu’il  employa  Michel-Ange,  tantôt  à rechercher 
des  pierres  gravées  — camées  et  intailles,  — tantôt  à modeler  une  statue  en  neige. 
L’adolescent  fit  un  meilleur  usage  de  son  temps  en  sculptant  l'Hercule  en 
marbre,  que  l’on  put  longtemps  admirer  au  château  de  Fontainebleau  (il  a 
disparu  depuis  le  xviL  siècle),  et  un  Crucifix  en  bois,  destiné  au  couvent  de 
Santo  Spirito,  à Florence,  ouvrage  dont  on  a également  perdu  toute  trace. 

L’orage  qui  devait  ruiner  la  domination  des  Médicis  n’allait  d’ailleurs  pas 
tardera  éclater.  O11  sait  comment,  le  8 novembre  1494,  à la  veille  de  l’entrée 
de  l’armée  française,  Pierre,  repoussé  par  ses  compatriotes,  prit  honteusement 
la  fuite  et  quitta  sa  ville  natale,  qu’il  ne  devait  plus  revoir. 

Michel-Ange  n’avait  pas  attendu  jusque-là  pour  quitter  subrepticement  Flo- 
rence. Un  chanteur  attaché  aux  Médicis,  un  certain  Cardiere,  l’ayant  entretenu 
d’une  vision  qu’il  avait  eue  à deux  reprises  différentes,  — Laurent  le  Magni- 
fique lui  était  apparu,  n’ayant  pour  vêtement  qu’une  chemise  noire  déchirée, 
et  l’avait  chargé  de  dire  à son  fils  Pierre  qu’il  ne  tarderait  pas  à être  chassé,  — 
le  jeune  artiste  courut  d’une  traite  à Bologne,  en  compagnie  de  deux  de  ses 
camarades.  Étant  donnée  la  tension  d’esprit  extraordinaire  que  s’imposait 
Michel-Ange,  ces  brusques  dépressions  n’ont  rien  de  surprenant  : la  nature, 
contrariée  et  violentée  par  le  travailleur  opiniâtre,  prenait  subitement  sa 

1 . Les  ouvrages  de  la  jeunesse  de  Michel-Ange  ont  fait  dans  ces  dernières  années  l’objet  de 
plusieurs  monographies  distinguées,  parmi  lesquelles  je  citerai  l’article  de  Portheim  dans  le 
Repertorium  filr  Runstwissenschaft  (1889),  la  brochure  de  M.  Wôlfflin  : die  Jugcndvjerlic  des  Michel 
Aiigelo  (Munich,  1891),  et  l’article  de  M.  Strzygowski  dans  V Annuaire  des  Musées  de  Berlin  (1891). 


MICHEL-ANGE  A BOLOGNE. 


379 


revanche.  C’est  ainsi  qu’il  s’enfuit  de  Rome  en  i5o6,  persuadé  que  le  pape 
Jules  II  voulait  le  faire  assassiner;  c’est  ainsi  encore  qu’il  abandonna  subitement 
Florence  pendant  le  siège  de  1029,  sauf  à venir  reprendre  bravement  son  rang 
parmi  ses  concitoyens,  le  premier  moment  d’affolement  passé. 

A Bologne  le  jeune  artiste  florentin  se  vit  confier  une  tâche  des  plus  flat- 
teuses : l’exécution  de  plusieurs  figures  destinées  à la  châsse  de  Saint-Domi- 
nique, monument  célèbre,  commencé  au  xmc  siècle  par  Nicolas  de  Pise,  con- 
tinué au  xve  siècle  par  Nicolas  de  Bari,  ou  Niccolô  dell’  Area,  et  qui  incarne  les 
évolutions  de  la  sculpture  toscane  depuis  ses  débuts  jusqu’à  son  déclin.  Michel- 
Arme  l’orna  de  la  statue  de  Saint  Petronius 1 et  de  la  statuette  d’un  Aime  tenant 

o 

un  candélabre  (gravée  t.  II,  p.  52 1),  ouvrage  au  sujet  duquel  une  singulière  con- 
fusion a régné  jusqu’à  ces  derniers  temps  : 011  a,  en  eftet,  attribué  à Michel-Ange 
l’œuvre  de  Niccolô  dell’  Area,  et  vice  versa.  Le  doute  cependant  n’est  pas  pos- 
sible et  un  examen  approfondi  de  la  statuette  vient  ici  confirmer  le  témoignage 
des  pièces  d’archives  : cet  enfant  athlétique  qui,  pour  soutenir  un  flambeau, 
déploie  autant  de  force  qu’il  en  faudrait  à Atlas  pour  supporter  le  globe  terrestre, 
cet  enfant  à l’expression  sombre,  au  torse  gigantesque,  cet  enfant,  que  dis-je? 
cet  homme  en  miniature,  ne  saurait  provenir  que  du  ciseau  du  Buonarroti. 
Admirable  en  lui-même,  par  le  spectacle  de  la  vigueur  concentrée,  l’ange  de  la 
châsse  de  Saint-Dominique  pèche  par  la  vraisemblance.  Qu’avons-nous  affaire, 
pour  tenir  un  flambeau,  d’un  ange  taillé  en  Hercule!  Son  caractère  et  son 
rôle  exigeraient  plutôt  la  suavité,  et,  à cet  égard,  le  prédécesseur  de  Michel- 
Ange,  Niccolô  dell’  Area,  s’est  bien  autrement  pénétré  des  exigences  de  son 
sujet  : sa  figure  offre  une  grâce  et  un  charme  inexprimables. 

En  considérant  les  différents  ouvrages  que  nous  savons,  de  source  certaine, 
dater  de  la  jeunesse  de  Michel-Ange,  le  Combat  des  Lapithes  et  des  Centaures , 
l 'Ange  de  la  châsse  de  Saint- Dominique  de  Bologne,  la  Sainte  Famille  de 
Doni,  on  est  frappé  de  l’importance  que  l’artiste  accorde  à la  musculature  de 
ses  héros;  ses  enfants  mêmes,  au  lieu  d’être  gras  et  potelés,  semblent  déjà  avoir 
exercé  leurs  bras  aux  plus  rudes  labeurs  ou  aux  luttes  les  plus  énergiques;  c’est 
que  ce  révolté  rêve,  comme  H.  Taine  l’a  montré  en  termes  éloquents,  une 
humanité  plus  robuste,  des  corps  mieux  découplés,  des  membres  plus  vigou- 

1.  Je  n’insisterai  pas  sur  le  Saint  Petronius,  représenté  debout,  la  mitre  en  tête,  les  pieds 
nus,  le  modèle  de  l’église  sur  les  bras;  c’est  une  figure  mouvementée,  et  presque  tourmentée, 
avec  un  effet  de  draperie  qui  n’est  pas  des  plus  heureux.  Les  auteurs  du  Cicerone  ont  constaté  la 
ressemblance  de  cette  statue  avec  celle  du  même  saint,  sculptée  par  Jacopo  délia  Quercia  pour 
la  façade  de  l’église  San  Petronio.  Le  buste  des  deux  figures  offre,  en  effet,  des  analogies  frap- 
pantes : type,  coiffure,  arrangement  du  manteau.  Michel -Ange  ne  reprend  son  indépendance 
qu  en  abordant  la  partie  inférieure,  et  nous  venons  de  voir  qu’ici  la  comparaison  n’est  pas  à son 
avantage.  Une  autre  statue,  Saint  Proculus,  a disparu  depuis  longtemps;  elle  a été  remplacée 
en  1572  par  une  statuette  de  Prospéra  Clementi. 


38o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


reux.  L’expression  morale  l’occupe  peu  encore;  ce  sont,  en  général,  des  physio- 
nomies moroses  ou  impassibles;  comme  les  Grecs  de  la  période  archaïque,  il 
sacrifie  les  visages  aux  torses. 

La  période  de  1494  à 1604  environ  fut  la  seule  pendant  laquelle  Michel- 
Ange  excella  dans  la  reproduction  de  l’enfance  : le  petit  Jésus  de  la  Sainte 
Famille  de  Doni,  aussi  bien  que  celui  des  deux  Madones  circulaires  en  bas- 
relief  (Musée  national  de  Florence  et  Académie  de  Londres;  voy.  les  gravures 
des  p.  3,  198,  27 2),  enfin  celui  de  la  Madone  de  Bruges,  ont  bien  les  formes 
pleines,  rebondies  et  l’expression  souriante  de  vrais  enfants,  tandis  qu’avant, 
comme  après,  les  enfants  de  Michel-Ange  ressemblent  à des  athlètes. 

De  retour  à Florence,  Michel-Ange  sculpta,  pour  un  Médicis  de  la  branche 
populaire,  un  petit  Saint  Jean-Baptiste  en  marbre,  un  Giovannino,  comme  disent 
les  Italiens.  On  identifie  cette  statue  à celle  qui  a été  retrouvée  à Pise  il  y a 
quelques  années,  et  qui  figure  aujourd’hui  au  musée  de  Berlin,  œuvre  passa- 
blement froide  et  guindée,  dont  tous  les  juges,  et  parmi  eux  M.  Eugène  Guil- 
laume et  M.  Wôlfflin,  n’admettent  pas  l’authenticité.  Disons  que,  parmi  les 
faces  si  variées  sous  lesquelles  le  précurseur  se  présentait  à l’imagination  des 
contemporains  de  Michel-Ange,  tantôt  comme  un  adolescent  plein  de  grâce 
(c’était  là  le  type  de  prédilection  de  Donatello),  tantôt  comme  un  anachorète 
maigri  par  les  jeûnes,  tantôt  comme  un  prophète  inspiré,  Michel-Ange  choisit 
celle  qui,  en  apparence,  convenait  le  moins  à son  génie;  son  saint,  jeune, 
presque  souriant,  regarde  avec  tendresse  le  morceau  de  miel  qu’il  tient  de  la 
main  gauche,  tandis  que  sa  droite,  ramenée  vers  le  cœur,  semble  proclamer 
l’ardeur  de  sa  foi. 

La  période  qui  suit  le  retour  de  Michel-Ange  dans  sa  ville  natale  est  celle 
pendant  laquelle  l’artiste  montre  le  plus  de  sérénité,  on  serait  tenté  de  dire 
d’impassibilité. 

Au  pied  de  la  chaire  d’où  tonnaient  les  sinistres  avertissements  de  Savo- 
narole,  il  crée,  outre  le  Saint  Jean-Baptiste,  le  Cupidon  endormi  et  le  Cupidon  age- 
nouillé (Apollon  (?)  au  Musée  de  South  Ivensington),  le  Bacchus  ivre  (1497, 
au  Musée  national  de  Florence),  Y Adonis  mort  (au  même  Musée),  enfin  le 
David  de  marbre,  c’est-à-dire  ceux  de  ses  ouvrages  qui  se  distinguent  par  l’ab- 
sence la  plus  complète  de  fougue,  de  véhémence  ou  de  pathétique. 

Un  si  brusque  retour  sur  lui-même  s’explique  par  l’influence  des  modèles 
antiques,  influence  parvenue  à son  maximum  d’intensité. 

On  ne  saurait  assez  insister  sur  cette  série  de  productions  : elles  nous  prou- 
vent qu’avant  le  Michel-Ange  tragique  il  y a eu  un  Michel  calme,  souriant, 
et  comme  frappé  d’un  reflet  de  la  beauté  antique. 

Pour  apprécier  l’effort  immense  réalisé  par  Michel-Ange  pendant  le  petit 
nombre  d’années  qui  séparent  son  entrée  dans  l’atelier  de  Ghirlandajo  du 
Bacchus,  du  Cupidon  et  de  Y Adonis,  pour  comprendre  à quel  point  cet  affran- 
chissement de  toute  entrave  fut  prompt,  décisif,  presque  miraculeux,  il  faut 


LES  MADONES  DE  MICHEL-ANGE. 


38 1 


rapprocher  ces  figures  de  celles  qui  prirent  naissance,  vers  la  même  époque, 
dans  l’atelier  des  statuaires  les  plus  éminents  de  la  Toscane.  Benedetto  da 
Majano  (y  1497),  Civitale  (f  i5oi),  Benedetto  da  Rovezzano,  ou  encore 
Andrea  Bregno  (-[-  i5o6). 

E11  examinant  leurs  ou- 
vrages, on  ne  peut  s’em- 
pêcher d’y  constater,  à 
côté  de  la  finesse  du  mo- 
delé ou  de  la  pureté  des 
contours , le  manque  de 
liberté,  d’ampleur,  d’har- 


monie, Dret  ces  défauts 
charmants  qui  constituent 
le  style  des  Primitifs. 

Chez  Michel -Ange,  au 
contraire,  quelle  ignorance 
admirable  de  toutes  les 
difficultés  qui  ont  arrêté 
ses  prédécesseurs  ! Il  taille 
le  marbre  comme  il  pétri- 
rait une  cire  molle  ; quant 
à la  figure  humaine,  il  la 
tourne  et  la  retourne  en 
tous  sens  avec  une  aisance 
parfaite,  s’essayant  dans  les 
attitudes  les  plus  compli- 
quées et  frappant  toujours 
juste.  On  serait  tenté  de 
dire  qu’il  aime  à se  jouer 
des  obstacles,  s’il  n’y  avait 
pas,  d’un  bout  à l’autre 
de  son  art , une  probité 
et  une  conviction  si  tou- 
chantes. En  un  mot,  si, 
avant  lui,  la  sculpture  avait 
encore  bien  des  conquêtes 
à réaliser,  avec  lui  elle  at- 
teint la  limite  extrême  de  la  perfection, 
d’être  allé  plus  loin. 

A quelques  années  de  là,  Michel-Ang 
quoique  cette  branche  de  la  sculpture  n 
(gravé  p.  198),  destiné  à Taddeo  Taddei 


l Madone  de  Bruges,  par  Michel-Ange. 

(Cathédrale  de  Bruges.) 

et  personne,  depuis,  ne  peut  se  vanter 

e ébaucha  deux  bas-reliefs  circulaires, 
e lui  souriât  que  médiocrement.  L’un 
, l’amateur  florentin  honoré  de  l’amitié 


382 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  Raphaël,  se  trouve  aujourd’hui  au  Musée  national  de  Florence;  l’autre 
(gravé  p.  272),  commandé  par  Bartolommeo  Pitti,  est  allé  échouer  à l’Académie 
des  Beaux-Arts  de  Londres. 

Dans  le  médaillon  du  Musée  national  de  Florence,  la  Vierge,  assise  sur  un 
bloc  de  pierre  (remarquez  l’éloignement  de  Michel-Ange  pour  toutes  les  inven- 
tions des  arts  décoratifs,  baldaquins,  trônes,  etc.),  tient  de  la  main  gauche 
l’Enfant  Jésus  debout  devant  elle  et  accoudé,  tout  endormi,  sur  le  livre  qui 
repose  sur  les  genoux  de  sa  mère;  celle-ci,  ramassée  sur  elle-même  (peut-être 
le  raccourci  manque-t-il  d’ampleur),  dans  une  pose  d’une  liberté  et  d’une 
grâce  parfaites,  regarde  du  côté  du  spectateur.  Derrière  elle,  à gauche,  au 
second  plan,  apparaît  la  tète  du  petit  Saint  Jean-Baptiste.  Le  motif  est  des  plus 
simples,  mais  il  est  plein  à la  lois  de  charme  et  de  puissance;  il  nous  montre  un 
Michel-Ange  jeune,  accessible  aux  impressions  fraîches  et  riantes. 

Dans  le  bas-relief  de  Londres,  la  Vierge  est  également  assise,  ou  plutôt 
étendue.  L’Enfant  Jésus,  tout  nu,  se  serre  contre  elle,  comme  s’il  avait  peur 
de  son  jeune  compagnon,  le  petit  Saint  Jean-Baptiste,  qui,  debout  à gauche, 
lui  montre  un  philactère.  La  composition  a peut-être  plus  de  liberté  que  celle 
du  bas-relief  de  Florence. 

Le  groupe  de  marbre  connu  sous  le  nom  de  Madone  de  Bruges  semble  être 
contemporain  des  deux  médaillons  du  Musée  national  de  Florence  et  de  l’Aca- 
démie de  Londres.  Commandé  par  des  marchands  flamands,  les  Moscheroni, 
il  prit  en  i5o6  le  chemin  de  Bruges  et  y trouva  un  asile  dans  l’église  de  Notre- 
Dame,  qu’il  n’a  pas  quittée  depuis.  Hâtons-nous  d’ajouter  qu’admiré  en  1021 
encore  par  Dürer  comme  une  oeuvre  de  Michel-Ange,  ce  monument,  d’une 
facture  si  large  et  d’un  sentiment  si  élevé,  n’a  retrouvé  ses  titres  de  noblesse 
que  de  nos  jours,  grâce  surtout  aux  recherches  de  M.  Reiset. 

Vers  la  même  époque  Michel-Ange  sculpta  le  mystérieux  Cupidon  endormi, 
grand  comme  nature,  sous  les  traits  d’un  enfant  ailé1. 

Le  succès  de  cette  statue  fut  la  cause  déterminante  du  voyage  du  jeune 
débutant  à Rome,  où  il  arriva  le  25  juin  1496  : il  comptait  vingt  et  un  ans. 

Si  la  vue  des  merveilles  qui  peuplaient  alors  la  Ville  éternelle  dut  agir  pro- 
fondément sur  le  jeune  artiste  et  s’il  contracta  de  ce  chef  une  lourde  dette  de 
gratitude  envers  cette  cité  qui  a nourri  tant  de  nobles  génies,  pouvait-il  se 
douter  que  lui-même  contribuerait  plus  puissamment  que  nul  autre  â impri- 
mer sur  elle  son  cachet,  la  griffe  du  lion,  en  la  dotant  des  fresques  de  la  chapelle 
Sixtine,  du  Moïse , du  Palais  des  Conservateurs  au  Capitole,  enfin  de  la  cou- 
pole de  Saint-Pierre  ! Dès  lors  s’établit  entre  Rome  et  lui  un  lien  mystique, 
qu’il  n’eût  pas  été  en  son  pouvoir  de  rompre,  quelques  épreuves  qu'il  eût 
à traverser  dans  ce  commerce  de  près  de  trois  quarts  de  siècle,  quelque  doulou- 
reux que  fût  pour  lui  ce  qu’il  appelait  la  tragédie  du  tombeau  de  Jules  IL  C’est 


1.  Voy.,  sur  le  Cupidon , l’ouvrage  de  MM.  Luzio  et  Renier  : Mantova  e Urbino , p.  170-171. 


LES  MADONES  DE  MICHEL-ANGE. 


383 


qu’à  une  ville  telle  que  Rome  il  fallait  un  homme  tel  que  Michel-Ange,  et 
que  devant  des  arrêts  aussi  nettement  formulés  par  le  destin,  nul  n’est  libre  de 
reculer  ni  de  se  démettre. 

En  1498  prenait  naissance  la  Pietà  de  Saint-Pierre  de  Rome,  le  groupe  le 
plus  pathétique  que  Michel- 
Ange  eût  créé  jusque-là 
et  aussi  le  plus  populaire. 

J’ai  donné  dans  mon  se- 
cond volume  (p.  448-449) 
l’analyse  de  cette  grande 
page  : il  me  suffira  de  là 
mentionner  ici. 

Dans  cet  horizon  jus- 
que-là sans  nuages,  c’est 
le  premier  signe  précurseur 
de  tant  d’orages  intimes,  le 
premier  symptôme  de  cette 
mélancolie,  de  plus  en  plus 
profonde , qui  a fait  de 
Michel  - Ange  l’interprète 
par  excellence  de  la  dou- 
leur. 

Un  gentilhomme  ro- 
main, Jacopo  Galli,  com- 
manda au  jeune  Florentin 
le  Bacchus  ivre  et  le  Citpi- 
don  agenouillé,  et  le  mit  en 
outre  en  relations  avec  de 
puissants  protecteurs. 

Bacchus  (Musée  national 
de  Florence),  la  démarche 
légèrement  chancelante , 
tenant  négligemment  de  la 
main  gauche  une  grappe 
de  raisin,  qu’un  petit  sa- 
tyre s’apprête  à lui  dérober,  élevant  de  la  droite  une  coupe  pleine,  comme 
pour  faire  raison  au  spectateur,  est  une  vision  de  l’antiquité,  telle  qu’on  ne  la 
trouve  pas  deux  fois  dans  l’œuvre  de  Michel-Ange  h La  vie  et  la  joie,  une  joie- 
saine  et  robuste,  débordent  dans  cette  figure  juvénile,  où  la  plénitude  de 


Le  Cupidon  agenouillé  de  Michel-Ange. 
(Musée  de  South  Kensington.) 


1 . Le  prototype  du  Bacclms  ivre  est  aujourd’hui  connu  : c'est  un  marbre  antique  du  Musée 
des  Offices,  que  M.  Springer  a fait  reproduire  en  contre-partie,  pour  montrer  plus  clairement 
les  relations  des  deux  figures  ( Annuaire  des  Musées  de  Berlin,  i88q,  p.  329-332).  Est-il  néces- 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


OO4 


formes  qui  caractérise  l’homme  se  mêle,  comme  dans  les  androgynes,  à la 
délicatesse  de  la  femme,  et  que  l’on  dirait  créée  aux  jours  les  plus  radieux 
de  l’hellénisme,  n’était  la  vivacité  d’impression  et  un  accent  personnel  tout 
modernes. 

Le  Cupidon  agenouille  (au  Musée  de  South  Kensington  à Londres),  occupé  à 
tendre  son  arc,  a fourni  à Michel-Ange  l’occasion  de  s’essayer  dans  un  de  ces 
effets  de  raccourci  qui  devaient  tenir  de  plus  en  plus  de  place  dans  ses  prédilec- 
tions. Le  motif  est  aussi  pittoresque  et  élégant  qu’original.  Le  grand  sculpteur 
11’entendait  laisser  aucune  des  faces  de  son  art  sans  s’y  attaquer  et  sans  la  renou- 
veler. — On  place  d’ordinaire  le  Cupidon  au  début  du  séjour  de  Michel-Ange 
à Rome.  M.  Guillaume  est  disposé  à admettre  une  date  un  peu  postérieure. 

Dans  Y Adonis  mourant  (Musée  national  de  Florence),  Michel-Ange  s’attaque 
à un  autre  motif  de  raccourci;  seulement  ici  le  personnage  est  à moitié  couché; 
un  bras  soutient  la  tête,  l’autre,  jeté  avec  abandon  par-dessus  la  poitrine,  va 
rejoindre  le  sol;  les  jambes  elles-mêmes  sont  repliées  sur  le  sanglier,  dont  la 
présence  donne  à la  scène  sa  signification  véritable.  Quel  sculpteur  du  xvc  siècle 
eût  osé  rêver  pour  une  de  ses  figures  une  attitude  aussi  savante  et  à la  fois  aussi 
naturelle  ! 

Le  premier  séjour  de  Michel-Ange  à Rome  avait  duré  de  1496  à i5oi  envi- 
ron. Le  jeune  maître  revint  à Florence,  rappelé  par  des  amis  qui  avaient  réussi 
à obtenir  pour  lui  une  commande  destinée  à mettre  son  nom  plus  encore  en 
lumière  que  la  Fiel  à de  Saint-Pierre  : je  veux  parler  de  l’exécution  de  la  statue 
la  plus  gigantesque  que  l’Italie  eût  vue  depuis  la  chute  de  l’Empire  romain, 
le  David  de  marbre. 

Le  David,  autrefois  placé  devant  le  Palais  Vieux  de  Florence,  aujourd’hui 
transporté  à l’Académie  des  Beaux-Arts  de  la  même  ville,  a pris  naissance  entre 
i5oi  et  i5o3;  c’est  tout  un  roman  que  son  histoire  : l’œuvre  de  la  cathédrale 
de  Florence  avait  chargé,  en  1468,  un  certain  Bartolommeo  di  Pietro  d’ébau- 
cher à Carrare,  et  ensuite  de  terminer  à Florence,  une  statue  de  David  de 
neuf  brasses  de  haut,  moyennant  une  rétribution  de  3oo  florins1.  Son  travail 
n’ayant  pas  plu,  l’œuvre  de  la  cathédrale  l’indemnisa,  tout  en  gardant  le  bloc 
gigantesque.  Après  une  tentative  d’Andrea  Sansovino  pour  obtenir  qu’on  lui 
confiât  le  monolithe,  on  chargea,  le  16  août  i5oi,  Michel-Ange  de  mener  à 

saire  d’ajouter  que  Michel-Ange,  par  les  changements  introduits  dans  sa  statue,  l’a  faite  sienne 
et  que  le  mot  de  plagiat  ne  doit  jamais  être  prononcé  devant  lui.  Dans  le  marbre  antique 
Bacchus  baisse  la  tête  et  fixe  les  regards  sur  le  jeune  homme  assis  à ses  pieds  ; chez  Michel- 
Ange  il  lève  le  regard,  ce  qui  donne  immédiatement  à la  figure  une  signification  et  un  accent 
tout  différents.  Et  que  le  motif  de  ce  petit  satyre,  grignotant  en  cachette  la  grappe  de  raisin,  est 
vif  et  spirituel,  comparé  à celui  de  l'adolescent  qui  embrasse  les  genoux  de  Bacchus!  Pour  une 
fois,  Michel  a montré  qu’il  savait  allier  la  légèreté,  l’esprit  et  la  grâce  à tant  de  qualités 
sublimes. 

1.  Vasari,  t.  VII,  p.  1 53.  — Voy.  en  outre  Landucci,  Diario  fioreittino,  p.  268,  272.  — La 
tête  du  David  est  gravée  dans  notre  tome  I,  page  14. 


LE  DAVID  DE  MICHEL-ANGE. 


385 


bonne  fin  ce  travail  colossal.  Il  devait  recevoir  6 florins  d’or  (environ  3oo  francs) 
par  mois,  non  compris  la  gratification  supplémentaire,  qui  fut  fixée  à 400  livres. 

Michel-Ange,  qui  revenait  de  Rome,  tira  parti  des  études  qu’il  y avait  laites 
sur  les  Dioscures  de  Monte-Cavallo.  Son  David,  toutefois,  comme  M.  Eugène 
Guillaume  l’a  fait  observer  avec  beaucoup  de  raison,  est  absolument  indépen- 
dant des  deux  marbres  grecs.  En  se  mettant  à l’œuvre,  le  jeune  maître  commit 
une  erreur  des  plus  graves  : oubliant  que  les  personnes  adultes  seules  se  prêtent 
à des  agrandissements1,  tels  que  celui  qu’exigeait  le  monolithe,  il  prit  pour 
modèle  un  jeune  garçon  incomplètement  développé  : de  là  vient  que  la  statue 
a quelque  chose  de  vide  qui  jure  avec  ses  dimensions  colossales.  Le  même 
inconvénient  ne  se  serait  pas  produit  s’il  avait  choisi  un  adolescent  ou  un 
homme  dans  la  force  de  l’âge,  car  alors  il  aurait  pu  donner  au  système  mus- 
culaire toute  l’importance  nécessaire  pour  animer  et  soutenir  le  colosse. 

L’attitude  est  des  plus  simples;  aussi  bien,  étant  données  les  dimensions  du 
bloc,  une  attitude  mouvementée,  des  gestes  violents,  en  eussent-ils  compromis 
l’équilibre.  Peut-être  l’état  d’avancement  des  travaux,  au  moment  où  Michel- 
Ange  prit  possession  du  monolithe,  ne  laissait-il  pas  non  plus  une  saillie  suf- 
fisante. Ce  fut  un  tour  de  force,  en  tout  état  de  cause,  que  d’avoir  tiré  de  cette 
masse,  qui  affectait  la  forme  d’un  rectangle  démesurément  allongé,  une  figure 
aussi  noble  et  aussi  animée  que  le  David. 

Debout,  le  corps  portant  sur  la  jambe  droite,  la  jambe  gauche  avancée,  le 
jeune  héros,  on  serait  tenté  de  dire  le  jeune  dieu,  laisse  tomber  le  bras  droit  le 
long  de  sa  cuisse,  tandis  qu’il  ramène  le  bras  gauche  à la  hauteur  de  l’épaule. 
Le  regard  hardi,  mais  l’expression  réfléchie,  il  attend  de  pied  ferme  son  adver- 
saire, tout  en  calculant  posément,  en  vrai  Llorentin,  les  chances  du  combat, 
tout  en  préparant  une  attaque  qui  n’est  peut-être  pas  d’une  loyauté  parfaite. 

L’effet  de  ces  premiers  chefs-d’œuvre  fut  foudroyant.  Jamais  encore  la 
sceptique  Llorence  n’avait  vu  pareille  explosion  d’enthousiasme. 

Dès  lors  Michel-Ange,  quoiqu’il  n’eût  à se  plaindre  ni  de  la  fortune,  ni  des 
hommes,  donnait  des  signes  de  cette  humeur  sombre  et  de  cette  critique  acerbe 
qui  lui  suscitèrent  tant  d’obstacles  et  tant  d’ennemis.  On  connaît  sa  sortie 
contre  le  Pérugin,  qu’il  traita  publiquement  de  ganache,  sa  réponse  imperti- 
nente à Léonard  de  Vinci,  à qui  il  reprocha  si  amèrement  d’avoir  abandonné, 
sans  la  mener  à fin,  la  statue  équestre  de  Lrançois  Sforza,  et  vingt  autres  traits 
pareils.  Ses  compatriotes  néanmoins  avaient  des  trésors  d’indulgence  pour  lui, 
et  le  vieux  Soderini,  gonfalonier  perpétuel  de  la  République,  ne  négligea  pas 
une  occasion  pour  lui  confier  des  travaux,  pas  une  occasion  pour  le  mettre  en 
vue.  Coup  sur  coup,  le  jeune  artiste  reçut  une  série  de  commandes  flatteuses, 
entre  autres  celle  du  David  de  bronze,  destiné  au  maréchal  de  Gié  (i5û2)  et 

I.  J’emprunte  cette  ingénieuse  observation  au  Cicerone,  de  Burckhardt. 


E.  Müntz.  — 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


49 


386 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


qui  a depuis  longtemps  disparu  (voy.  le  croquis  gravé  t.  II,  p.  q53),  puis  celle 
des  Douze.  Apôtres  destinés  à la  cathédrale  de  Florence  (le  Saint  Mathieu  seul 
fut  exécuté). 

Vers  la  même  époque  prirent  naissance  plusieurs  des  peintures  les  plus 
importantes  de  Michel-Ange  : la  Sainte  Famille  de  Doni,  peut-être  aussi  la 
Madone  de  Manchester,  enfin  le  carton  de  la  Guerre  de  Pise.  On  trouvera  plus 
loin,  dans  notre  cinquième  livre,  l’appréciation  de  ces  ouvrages. 

Le  carton  de  la  Guerre  de  Pise  avait  été  livré  au  mois  d’août  i5o5.  Son  auteur 
n’avait  pas  attendu  jusque-là  pour  retourner  à Rome.  Le  Ier  novembre  i5o3, 
le  cardinal  Julien  délia  Rovere,  neveu  de  Sixte  IV,  avait  été  élu  pape  en  rem- 
placement de  Pie  III  : l’avènement  de  ce  pontife,  qui  rendit  si  célèbre  le  nom 
de  Jules  II,  excita  les  espérances  de  tout  ce  que  l’Italie  comptait  d’artistes 
éminents.  Michel-Ange  ne  fut  pas  des  derniers  à tenter  la  fortune  auprès  d’un 
Mécène  aussi  passionné  que  magnifique.  Il  allait  se  trouver  aux  prises  avec  une 
volonté  aussi  forte  que  la  sienne,  avec  un  maître  qui  n’admettait  pas  de 
réplique.  Cette  lutte  à bras-le-corps  surexcita  ses  facultés,  en  même  temps  que 
le  despote  qui  s’appelait  Jules  II  proposa  à son  ambition  la  tâche  la  plus 
splendide  qu’il  eût  été  donné  à un  peintre  ou  à un  sculpteur  de  rêver.  Sous  ce 
rapport,  le  vieux  pontife  et  le  jeune  sculpteur  étaient  dignes  de  s’entendre,  et 
il  serait  difficile  de  décider  lequel  des  deux  il  faut  le  plus  féliciter  de  leur  colla- 
boration : le  souverain  qui  doit  à cette  initiative  le  meilleur  de  sa  gloire, 
l’artiste  qui  y trouva  l’occasion  de  réaliser  son  chef-d’œuvre.  N’oublions  pas 
d’ajouter  que,  dans  ce  duel  entre  deux  esprits  également  opiniâtres,  le  dernier 
mot  ne  resta  pas  toujours  à Jules  II;  il  le  reconnut  lors  de  la  fameuse  entrevue 
de  Bologne  : « Oui,  au  lieu  de  venir  nous  trouver,  tu  as  attendu  que  nous 
vinssions  te  trouver » 

Les  différents  ouvrages  que  Michel-Ange  avait  exécutés  jusque-là  avaient  un 
défaut  indépendant  de  la  volonté  de  leur  auteur  : celui  d’être  isolés,  sans  lieu 
commun.  C’étaient  autant  de  coups  de  génie,  mais  sans  l’esprit  de  synthèse  qui, 
en  les  reliant  les  uns  aux  autres,  devait  en  doubler  l’importance  et  l’effet. 
Jules  II  ne  tarda  pas  à fournir  au  jeune  maître  l’occasion  de  grouper  en  faisceau 
ses  efforts  épars  en  lui  confiant  l’exécution  de  son  tombeau1.  La  commande 
semble  avoir  été  donnée  vers  le  mois  d’avril  i5o5  : l’artiste  se  mit  à l’œuvre 
immédiatement,  tout  en  terminant  le  carton  de  la  Guerre  de  Pise.  Vers  la  fin  de 
l’année  nous  le  trouvons  à Carrare,  au  milieu  des  carrières  qui,  à diverses 
reprises,  devaient  le  retenir  si  longtemps.  Cette  fois  il  y passa  huit  mois.  Ce 
qui  le  fixait  dans  ces  parages,  ce  n’était  pas  seulement  la  nécessité  de  choisir 
lui-même  les  blocs  de  marbre  les  plus  convenables,  mais  encore  le  désir  de 
diminuer  les  frais  de  transport  en  les  dégrossissant  sur  place.  Quoi  qu’il  en  soit, 

i.  Bilsl.  : Schmarsow  : Annuaire  îles  Musées  île  Berlin,  t.  V,  p.  63-7 7- 


LE  TOMBEAU  DE  JULES  II. 


387 


il  est  profondément  regrettable  qu’une  si  grande  partie  de  son  existence  se  soit 
passée  dans  une  surveillance  et  des  travaux  indignes  de  lui. 

Les  détails  de  la  brouille  de  l’artiste  avec  le  souverain  pontife,  sa  fuite  à 
Florence,  son  entrevue  avec  Jules  II  à Bologne,  sont  trop  connus  pour  qu’il 
soit  nécessaire  de  les  raconter  à nouveau.  Il  me  suffira  de  mentionner  ici  le 
nouvel  ouvrage  qui  lui  fut 
commandé  pour  cette  der- 
nière ville , la  statue  de 
bronze  du  pape.  Il  se  mit 
à l’œuvre  sur-le-champ,  et 
la  statue  réussit  au  delà  de 
toute  espérance.  Jules  II 
était  représenté  assis,  la 
tiare  en  tête , bénissant 
d’une  main,  tenant  de 
l’autre  les  clefs  de  saint 
Pierre.  On  connaît  la  ré- 
plique du  pape  à Michel- 
Ange  qui  voulait  le  repré- 
senter un  livre  à la  main. 

« Quoi,  un  livre!  je  ne 
suis  pas  un  lettré,  moi  ; 
donne -moi  une  épée.  » 

Mais  Michel -Ange  n’était 
pas  familiarisé  avec  la  pra- 
tique de  la  fonte  : de  là 
d’innombrables  ennuis  et 
retards.  Ce  ne  fut  que 
quinze  mois  après  son  ar- 
mée à Bologne  que  la  études  pour  les  Esclaves  du  tombeau  de  Jules  II. 

statue  put  être  enfin  instal-  Dessin  de  Michel-Ange.  (Université  d’Oxford.) 

lée  et  inaugurée,  le  21  fé- 
vrier i5o8.  Lors  de  la  révolution  de  1 5 1 1 les  Bolonais  la  renversèrent  et  la 
donnèrent  au  duc  de  Ferrare,  qui  s’en  servit  pour  fondre  un  canon,  la  Julienne. 
La  tète  — elle  pesait  600  livres,  — conservée  du  temps  de  Vasari  dans  le 
palais  ducal,  a disparu  depuis,  et  il  ne  reste  pas  le  moindre  souvenir  graphique 
de  cette  page  importante. 

Au  printemps  de  l’année  i5o8,  Michel-Ange  était  de  retour  à Rome.  Il 
semblait  qu’il  dût  reprendre  sans  tarder  les  travaux  du  tombeau  papal.  En 
aucune  façon.  Quoique  commencé  deux  années  auparavant,  ce  monument 
ne  fut  terminé,  et  encore  ne  le  fut-il  qu’imparfaitement,  que  longtemps  plus 
tard.  Pour  n’en  pas  scinder  l’histoire,  je  raconterai  dès  à présent  les  péripéties 


388 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  ce  que  l’artiste  appelait  la  tragédie  de  sa  vie,  et  de  fait,  pendant  plus  de 
quarante  ans,  le  tombeau  de  Jules  II  pesa  comme  un  cauchemar  sur  l’imagi- 
nation de  son  auteur. 

D’après  le  projet  auquel  le  pape  et  l’artiste  s’arrêtèrent,  vers  1 5 1 2,  le  mau- 
solée devait  comprendre,  autour  d’un  sarcophage  colossal,  une  enceinte  en 
marbre  avec  des  statues,  les  unes  placées  dans  des  niches,  les  autres  devant  des 
piliers,  les  premières  représentant  des  Victoires  et  des  Provinces  vaincues-,  les 
secondes,  les  Arts  libéraux.  Un  second  étage  devait  recevoir  quatre  statues  de 
plus  grande  dimension. 

En  1 5 1 3,  à la  mort  du  pape,  un  nouveau  contrat  tut  conclu  entre  le  sculpteur 
et  les  héritiers  de  Jules  II;  l’artiste  s’engageait  à terminer  le  travail  en  sept 
années,  moyennant  la  somme  de  i65oo  ducats  (environ  825  000  francs,  en 
comptant  le  ducat  à 5o  francs  de  notre  monnaie),  y compris  les  acomptes  déjà 
touchés.  Le  monument  allait  donc  être  plus  magnifique  que  Jules  II  ne  l’avait 
rêvé,  puisque  celui-ci  n’y  avait  affecté  qu’un  legs  de  10000  ducats.  En  1 5 1 6 
nouveau  contrat;  cette  lois  on  accorde  neuf  années;  l’ensemble  devait  com- 
prendre, en  dehors  de  l’encadrement  architectural  et  des  bas-reliefs,  trente 
statues.  L’artiste,  comme  la  première  fois,  se  rendit  à Carrare  pour  y surveiller 
l’extraction  des  marbres.  Mais  Léon  X avait  formé  d’autres  projets  pour  lui. 
Quoique  Michel-Ange  n’eût  pas  fait  jusqu’alors  preuve  d’architecte,  le  nou- 
veau pape  résolut  de  le  charger  de  construire  la  façade  de  l’église  Saint-Laurent 
de  Florence,  paroisse  des  Médicis.  Michel-Ange  eut  beau  résister,  se  fondant 
sur  les  engagements  contractés  envers  les  héritiers  de  Jules  II,  il  lui  fallut 
obéir.  Il  le  fit  avec  une  douleur  profonde,  et  pleura,  dit  Condivi,  en  aban- 
donnant ce  travail  qui  promettait  d’être  son  œuvre  maîtresse.  En  1 532  nouveau 
contrat  : Michel-Ange,  qui  à ce  moment  avait  reçu  8000  ducats,  ne  s’engage 
plus  qu’à  livrer  six  statues  finies  de  sa  main,  et  parmi  elles  la  Vie  active,  la  Vie 
contemplative,  enfin  le  Moïse.  Cependant,  en  1 5.42,  l’ouvrage  était  loin  d’être 
terminé.  Michel-Ange,  malgré  sa  répugnance  pour  toute  espèce  de  collabora- 
tion, dut  s’adjoindre  différents  auxiliaires.  Ce  ne  fut  que  vers  i5q5,  après  des 
vicissitudes  sans  nombre,  que  le  monument,  réduit  à sa  plus  simple  expression 
(au  début  Michel-Ange  avait  calculé  qu’il  y faudrait  2000  quintaux  de  mar- 
bre!), put  enfin  être  installé  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre-ès-Liens. 

Les  statues  destinées  au  mausolée  forment  aujourd’hui  quatre  groupes  dis- 
tincts : les  deux  Esclaves  du  Louvre,  les  quatre  autres  statues  d 'Esclaves  — à 
peine  ébauchées  — du  jardin  Boboli  à Florence,  le  Génie  de  la  Victoire,  au 
Musée  national  de  Florence,  enfin  la  partie  du  monument  conservée  à Saint- 
Pierre-ès-Liens,  avec  les  statues  de  Moïse,  de  la  Vie  active  et  de  la  Vie  contem- 
plative. 

Michel-Ange  commença  par  les  statues  de  Prisonniers  ou  d 'Esclaves  (un 
dessin  de  l’Université  d’Oxford  contient  des  esquisses  pour  des  figures  enchaî- 
nées, les  bras  liés  derrière  le  dos,  les  jambes  croisées,  dans  les  attitudes  les  plus 


LE  TOMBEAU  DE  JULES  IL 


389 


dramatiques).  Il  exécuta  en  premier  lieu  (vers  i5i2,  d’après  Springer)  les  deux 
statues  d 'Esclaves,  aujourd’hui  la  gloire  du  Musée  du  Louvre.  Comme,  par 
suite  des  nombreuses  transformations  que  subit  le  projet  primitif,  elles  ne 
purent  être  utilisées,  l’artiste  les  donna,  vers  i5qq,  à son  ami  Robert  Strozzi, 
de  Rome , des  mains  duquel 
elles  passèrent  en  France.  On 
les  trouve  ensuite  au  château 
d’Ecouen,  la  résidence  princière 
du  connétable  de  Montmoren- 
cy, puis,  au  siècle  suivant,  en 
la  possession  du  cardinal  de  Ri- 
chelieu. 

La  signification  des  deux  sta- 
tues a donné  lieu  à une  foule 
d’hypothèses.  Le  système  le 
plus  rationnel  est  celui  auquel 
s’est  arrêté  M.  de  Montaiglon  : 
s’inspirant  du  texte  de  Condivi, 
le  biographe  qui  écrivit  presque 
sous  la  dictée  de  Michel-Ange, 
il  considère  ces  statues,  liées  à 
la  façon  des  prisonniers,  comme 
les  personnifications  des  Arts 
libéraux  : la  Peinture,  la  Sculp- 
ture et  l’Architecture,  chacune 
représentée  avec  ses  attributs 
caractéristiques,  de  manière  à 
être  facilement  reconnue.  « Elles 
expriment  en  même  temps  que 
toutes  les  Vertus  sont  prison- 
nières de  la  Mort  avec  le  pape 
Jules  et  qu’elles  ne  sont  pas 
pour  trouver  jamais  quelqu’un 
pour  les  favoriser  et  les  entre- 
tenir comme  lui.  » 

Il  est  impossible  d’imaginer  un  contraste  plus  éloquent  que  les  deux  Pri- 
sonniers ou  Esclaves  du  Louvre.  L’un,  un  adolescent,  debout,  les  yeux  fermés, 
un  bras  pressé  contre  sa  poitrine,  l’autre  levé  et  soutenant  sa  tête  fatiguée,  a 
renoncé  à la  lutte;  épuisé  par  ses  efforts,  il  s’est  endormi  du  sommeil  doux  et 
tranquille  de  la  jeunesse;  un  sourire  erre  sur  ses  lèvres;  pour  quelques  instants, 
il  est  au-dessus  des  doutes  et  des  misères  d’ici— bas  (Springer  s’est  figuré  à tort 
qu  il  agonisait).  Tout  autre  est  son  compagnon,  un  lutteur  dans  la  force  de 


3go 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


l’âge;  les  deux  mains  liées  derrière  le  dos,  un  pied  posé  sur  le  sol,  l’autre  sur 
un  bloc  de  pierre,  il  lève  vers  le  ciel  des  regards  ardents,  autant  pour  supplier 
que  pour  protester  : dans  ce  regard,  l’artiste  a mis  tout  son  cœur,  toute  son 
âme,  son  farouche  amour  de  la  liberté  et  de  la  justice.  Ce  n’est  plus  une  figure 
symbolique  que  nous  avons  devant  nous;  c’est  Prométhée  lui-même,  Pro- 
méthée  fixé  sur  son  rocher  par  une  volonté  implacable  et  défiant  encore  les 
dieux.  Admirable  exemple  de  la  force  morale  qui  reste  à l’homme  quand  le 
corps  est  réduit  à l’impuissance. 

Il  faut  renoncer  à analyser  les  beautés  plastiques  des  Esclaves  du  Louvre, 
ces  deux  chefs-d’œuvre,  qui  ont  été  vengés,  dans  les  dernières  années  seu- 
lement, d’un  injuste  oubli.  Ou  admire,  chez  l’adolescent,  la  morbidesse  des 
chairs,  l’élégance  du  modelé  et  la  suavité  des  contours,  ainsi  que  l’art  con- 
sommé avec  lequel  le  maître  a représenté  la  langueur,  le  corps  humain  s’aban- 
donnant en  quelque  sorte.  Autant  il  y a de  grâce  chez  le  prisonnier  endormi, 
autant  il  y a de  fierté  chez  le  prisonnier  révolté  : le  corps,  ramassé  sur  lui- 
même,  ressemble  à un  ressort  momentanément  plié,  mais  qui  ne  se  détendra 
qu’avec  plus  de  puissance.  Les  membres  et  les  muscles  trahissent  une  rare 
vigueur,  sans  que  cependant  ici  la  recherche  de  la  force  physique  nuise  à celle 
de  la  noblesse. 

Quant  aux  statues  exposées  à Florence,  dans  la  grotte  du  jardin  Boboli,  ce 
ne  sont  en  réalité  que  des  ébauches,  mais  des  ébauches  admirables  en  tant 
qu’indication  des  mouvements. 

Les  Prisonniers  ont  pour  pendant  la  Victoire  ou  plutôt  le  Génie  victorieux, 
conservé  au  Musée  national  de  Florence.  Aux  sentiments  qui  animent  les 
vaincus,  l’artiste  a opposé  ceux  qui  transportent  les  vainqueurs  : la  fierté  et  le 
dédain.  Sûr  de  lui-même,  l’adolescent  du  Musée  national,  un  bras  étendu  le 
long  du  corps,  l’autre  ramené  sur  l’épaule  pour  relever  sa  chlamyde  tombée,  un 
genou  appuyé  sur  la  nuque  d’un  prisonnier  agenouillé  devant  lui,  semble  défier 
les  adversaires  à venir,  prêt  à bondir  sur  eux  au  premier  signal.  Comparé  au 
Saint  Georges  de  Donatello,  c’est  la  névrose  du  courage  opposée  à une  assurance 
calme  et  digne.  On  a remarqué  avec  beaucoup  de  justesse  que  cette  statue 
a quelque  chose  d’incomplet,  et  on  l’a  rapprochée  d’un  dessin  du  musée  Buo- 
narroti  dans  lequel  elle  porte  des  ailes1  : c’était  là  eu  efFet  le  complément  obligé 
de  la  figure,  et  nous  devons  par  la  pensée  reconstituer,  comme  il  vient  d’être 
dit,  l’œuvre  du  maître. 

Il  fuit  admirer  dans  le  Génie  victorieux  la  liberté  presque  excessive  de  l’atti- 
tude : cette  jambe  repliée  sur  le  vaincu,  ce  bras  ramené  vers  la  poitrine  et  la 
flexion  violente  du  torse,  qui  est  rejeté  en  arrière  vers  la  gauche,  tandis  que  la 
tête,  tournée  du  côté  opposé,  et  se  montrant  de  profil,  prolonge  presque  la 
ligne  formée  par  l’épaule  droite. 


I.  E.  Guillaume,  Études  d'art  antique  et  moderne. 


LE  TOMBEAU  DE  JULES  FI. 


39 1 


C’est  que  la  tentation  était  grande  pour  l’artiste,  après  avoir  surmonté  toutes 
les  difficultés  techniques,  de  braver  les  obstacles  et  de  se  jouer  d’eux  aux  yeux 
du  public  ébloui.  Si  Michel-Ange  ne  sut  pas  se  garder  de  ces  excès,  du  moins 
son  génie  suffisait-il  pour  le  sauver  d’un  échec.  Mais  que  sera-ce  quand  des 
disciples,  d’un  mérite  absolument  infé- 
rieur, s’essayeront  dans  les  tours  de  force 
dont  le  maître  leur  avait  donné  l’exem- 
ple et  dont  il  avait  gardé  le  secret. 


Des  six  statues  destinées  à la  partie 
supérieure  du  mausolée  de  Jules  II, 
une  seule  a été  exécutée  et  s’est  con- 
servée jusqu’à  nos  jours  : le  Moïse. 

Dans  la  thèse  de  Springer,  ce  chef- 
d’œuvre  fut  commencé  entre  les  années 
1 5 1 3 et  1 5 1 6,  alors  que  l’imagination 
de  l’artiste  était  encore  pleine  des  gran- 
dioses figures  de  Prophètes  de  la  Six- 
tine  ; il  ne  fut  toutefois  achevé  que 
de  longues  années  après.  L’inspiration 
est  identique  à celle  qui  domine  dans 
les  fresques  : mêmes  formes  robustes, 
même  intensité  d’expression , même 
grandeur  sauvage. 

Qui  11e  connaît  le  Moïse  ! Assis  sur 
un  socle,  une  tunique  sans  manches 
négligemment  jetée  sur  son  corps,  les 
jambes  protégées  par  une  sorte  de  pan- 
talon pareil  à celui  des  prisonniers  bar- 
bares que  l’on  voit  sur  les  arcs  de 
triomphe , le  législateur  tient  de  la 
main  droite  le  livre,  tandis  que  sa 

A Le  Prisonnier  révolté,  par  Michel-Ange, 

gauche  est  posée  sur  ses  genoux.  Ses  (Musée  du  Louvre.) 

bras  nus,  aux  veines  gonflées,  son  torse 

puissant,  trahissent  une  force  surhumaine,  tandis  que  ses  traits,  d’une  dureté 
implacable,  avec  les  cheveux  plantés  drus  sur  un  crâne  étroit,  sa  barbe  longue 
comme  celle  d’un  monarque  asiatique,  mais  inculte,  révèlent  le  législateur 
qu’aucune  considération  de  pitié  ne  saurait  arrêter.  C’est  bien  là  l’homme  qui 
a reçu  sur  le  mont  Sinaï  les  confidences  de  Jéhovah  : ses  regards  planent 
encore  au-dessus  de  la  masse  des  mortels;  ils  sont  fixés  sur  les  mystères  que, 
seul  d’entre  eux,  il  a entrevus1. 

1.  On  a prétendu  que  Michel-Ange  a représenté  Moïse  au  moment  où,  apprenant  que  le 


392 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Deux  statues  de  femmes,  la  Vie  active  et  la  Vie  contemplative,  ou  Lia  et  Rachel, 
ont  pris  place  dans  le  monument  de  Saint-Pierre-ès-Liens,  aux  côtés  de  Moïse. 
Michel-Ange  s’y  est  inspiré  de  ces  beaux  vers  de  Dante  (Purgatoire,  ch.  xxvn)  : 
« Que  quiconque  demande  mon  nom  sache  que  je  suis  Lia,  et  je  vais  portant 
de  tous  côtés  mes  belles  mains  pour  me  faire  une  guirlande.  C’est  pour  me 
plaire  à mon  miroir  que  je  me  pare;  ma  sœur  Rachel  ne  se  détourne  jamais  du 
sien,  mais  elle  demeure  assise  devant  lui  tout  le  jour.  Elle  est  avide  de  voir  ses 
beaux  yeux,  comme  moi  de  me  parer  avec  mes  mains.  Son  bonheur  est  de 
contempler  et  le  mien  d’agir.  » 

Ces  deux  statues  datent  de  la  vieillesse  de  Michel-Ange  (elles  étaient  com- 
mencées en  i5q2).  Si  Lia  offre  une  expression  assez  énigmatique,  Rachel,  avec 
ses  mains  jointes,  comme  la  Foi  de  Civitale,  est  d’une  grâce  parfaite.  Michel- 
Ange,  qui  s’était  uniquement  appliqué  jusqu’alors  à l’expression  de  la  force  et 
de  la  passion,  s’est  laissé  aller  sur  ses  vieux  jours  à l’élégance,  presque  à 
l’afféterie. 

Le  monument  misérable  qui  se  dresse  aujourd’hui  contre  les  parois  de  la 
basilique  de  Saint-Pierre-ès-Liens1  — le  monument  primitif,  on  s’en  souvient, 
devait  être  isolé  de  toutes  parts  — contient,  outre  le  Moïse,  la  Lia  et  la  Rachel, 
des  Hermès,  du  style  le  plus  mesquin,  sculptés  par  Giacomo  del  Duca,  une 
statue  de  Prophète  et  une  statue  de  Sibylle,  par  Raffaele  da  Montelupo,  et  enfin 
une  statue  couchée  du  Pape,  d’un  style  véritablement  grotesque,  par  Maso 
Boscoli  de  Fiesole. 

Michel-Ange,  en  contemplant  l’œuvre  de  ses  disciples,  pouvait  se  figurer 
qu’il  se  survivait  à lui-même  : la  médiocrité  avait  rapidement  exagéré,  exas- 
péré les  éléments  de  décadence  qu’il  avait  introduits  dans  l’art  italien.  Son 
style,  si  différent  de  celui  de  Giotto,  de  Masaccio,  de  Raphaël  même,  en  pous- 
sant toutes  les  sensations  à leur  maximum,  n’admettait  que  l’intervention  de 
l’homme  de  génie.  Aussi  le  spectacle  de  la  décadence,  d’une  décadence  lamen- 
table, dut-il  épouvanter  plus  d’une  fois  le  promoteur,  bien  inconscient  et  bien 
involontaire,  de  tant  de  désastres. 

De  1 5o8  à 1 5 1 2 Michel-Ange  se  consacra  exclusivement  aux  fresques  de  la 
voûte  de  la  chapelle  Sixtine.  Nous  revenons  plus  loin,  dans  le  livre  V,  sur  cette 
création  grandiose. 

Pendant  le  pontificat  de  Jules  II,  en  qui  l’énergie  s’incarnait  non  moins  que 
la  violence,  Michel-Ange  avait  exécuté  plus  de  chefs-d’œuvre  encore  qu’il 
n’avait  conçu  de  projets.  Ce  fut  l’inverse  qui  arriva  sous  le  règne  du  magnifique 

peuple  d’Israël  adorait  le  Veau  d’or,  il  bondit  sur  son  siège.  Mais  dans  ce  cas  sa  main  ne 
jouerait  pas  avec  sa  barbe. 

r.  Jules  II  avait  choisi  pour  son  lieu  de  sépulture  cette  basilique  parce  qu’elle  avait  été  son 
titre  cardinalice. 


MICHEL-ANGE  ET  LEON  X. 


393 


et  voluptueux  successeur  de  Jules  II,  Léon  X de  Médicis.  Ces  huit  années  ( 1 5 1 3— 
1 5 2 1 ) se  passèrent  presque  intégralement  en  élaboration  de  plans  de  toutes 
sortes,  en  tâtonnements,  en  travaux  commencés  et  abandonnés.  C’est  qu’au 
fond  ces  deux  tempéraments  n’éprouvaient  nulle  sympathie  l’un  pour  l’autre  : 
l’un  morose  et  misanthrope,  l’autre  véritable  épicurien,  tout  entier  aux  plaisirs, 
je  parle  des  plaisirs  de  l’ordre  le  plus  relevé.  Or,  pour  faire  vibrer  une  âme  telle 
que  celle  de  Michel-Ange,  il  fallait  une  certaine  communauté  d’aspirations,  et 
autant  Léon  X se  rapprochait  de  Raphaël,  dont  il  sut  tirer  le  plus  merveilleux 


Moïse  entre  Lia  et  Rachel,  par  Michel-Ange. 
(Basilique  de  Saint-Pierre-ès-Liens.) 


parti,  autant  il  s’éloignait  du  Ruonarroti.  En  réalité  il  avait  peur  de  ce  grand 
justicier  qui,  à diverses  reprises,  s’était  exprimé  si  durement  sur  le  compte 
de  ses  bienfaiteurs,  les  Medicis  : « Michel-Ange  — Léon  X le  déclara  en  propres 
termes  à Sebastiano  del  Piombo  en  i520  — est  un  homme  terrible,  on  ne  sau- 
rait s’entendre  avec  lui  ». 

La  continuation  du  tombeau  de  Jules  II,  les  travaux  de  la  façade  de  l’église 
Saint-Laurent  à Florence,  le  commencement  des  tombeaux  des  Médicis,  l’exé- 
cution de  la  statue  du  Christ,  destinée  à l'église  romaine  de  la  Minerve,  telles 
huent  les  taches  diverses  auxquelles  Michel-Ange  se  consacra  pendant  cette 
période.  Le  sculpteur,  comme  on  voit,  éclipse  complètement  le  peintre,  et 
1 architecte  commence  à poindre.  Notons  que  c’est  par  l’architecture  que 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


5o 


394 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Michel-Ange  finit,  tout  comme  son  rival  Raphaël  : c’est  qu’exigeant  plus  de 
réflexion  et  plus  de  science,  cet  art  convenait  mieux  à des  maîtres  parvenus 
à leur  maturité.  Il  est  cruel  de  penser  que  le  peintre,  qui  venait  de  terminer 
les  prodigieuses  fresques  de  la  chapelle  Sixtine,  dut  attendre  jusqu’à  la  fin  du 
pontificat  de  Clément  VII,  c’est-à-dire  jusqu’en  i53q,  pour  se  voir  confier  de 
nouveau  des  peintures! 

Le  Christ  de  l’église  de  la  Minerve  (commandé  en  1 5 1 4,  terminé  en  1 5 2 1 ) 
est  la  seule  statue  de  quelque  importance  qu’il  exécuta  dans  cet  intervalle 
pour  la  Ville  éternelle.  L’essai  ne  fut  pas  heureux  : la  figure  trahit  une 
recherche  de  l’élégance  qui  nous  surprend  chez  ce  grand  lutteur  et  qui  n’a  pas 
été  heureuse,  il  faut  bien  le  reconnaître;  la  tête  est  trop  petite,  le  mouvement 
forcé,  l’attitude  guindée,  le  torse  même  atrophié.  Dès  cette  époque,  Michel- 
Ange  avait  perdu  le  sentiment  de  la  forme  calme  et  harmonieuse  : l’expression 
des  passions  seule  l’attirait  et  le  séduisait.  Or,  celles-ci  une  fois  déchaînées  chez 
l’artiste,  mieux  valait  s’y  abandonner  que  de  cherchera  remonter  le  courant. 

Pour  une  période  de  près  de  vingt  ans,  le  théâtre  des  exploits  de  Michel- 
Ange  ne  sera  plus  Rome,  mais  Florence,  la  cité  aux  impressions  plus  fraîches 
et  plus  vives,  mais  nullement  aussi  grandioses  que  celles  que  provoque  la  Ville 
éternelle.  Léon  X,  si  mal  inspiré  lorsqu’il  força  Michel-Ange  d’interrompre  le 
mausolée  de  Jules  II  pour  se  consacrer  à la  façade  de  Saint-Laurent  — cette 
façade  qui  manque  aujourd’hui  encore,  car  tout  se  passa  en  projets  et  contre- 
projets,  — a mieux  mérité  de  l’artiste  et  de  la  postérité  en  commandant  les 
tombeaux  de  ses  parents,  Julien  et  Laurent  de  Médicis,  pour  cette  même  église 
de  Saint-Laurent.  La  tâche  assignée  à Michel-Ange  était  des  plus  enviables  : 
non  seulement  il  sculptait  toutes  les  statues  destinées  à orner  le  sanctuaire, 
il  construisait  encore  l’encadrement  destiné  à les  renfermer1. 

1.  La  pensée  première  de  la  chapelle  dite  des  Médicis  remonte  à 1 5 1 9,  l’année  même  de  la 
mort  de  Laurent  le  jeune,  duc  d’Urbin  et  neveu  de  Léon  X.  A son  mausolée  devaient  s’ajouter 
ceux  de  Julien,  duc  de  Nemours,  frère  de  Léon  X,  puis  ceux  du  père  du  pape,  Laurent  le 
Magnifique,  et  de  son  bisaïeul,  le  grand  Cosme,  Père  de  la  Patrie,  le  tout  décoré  de  nom- 
breuses figures  allégoriques,  le  Ciel , la  Terre , les  Fleuves,  etc...,  ensemble  rare  et  magnifique, 
digne  pendant  du  fameux  mausolée  de  Jules  II. 

La  décoration  primitive  était  fort  riche.  Une  esquisse  du  musée  des  Offices  montre  des  anges 
soulevant  des  tentures,  comme  dans  les  statuettes  de  la  sacristie  du  Dôme  ; mais  que  ces  anges 
et  ces  tentures  sont  mouvementés!  Michel- Ange  se  proposait  de  placer,  à côté  de  la  statue  de 
Julien,  deux  statues  représentant,  l’une  la  Terre  couronnée  de  cyprès  et  la  tête  inclinée, 
pleurant  la  perte  du  jeune  prince,  l’autre  le  Ciel  joyeux  de  recevoir  son  âme.  (Vasari,  Vie  de 
Tribolo .) 

De  même  que  le  tombeau  de  Jules  II,  ceux  des  Médicis  subirent  de  nombreuses  modifi- 
cations avant  d’aboutir  à leur  forme  actuelle.  Au  mois  de  mai  i.52q,  Clément  VII  eut  l’idée 
d’y  ajouter  son  propre  tombeau  et  celui  de  son  oncle  Léon  X.  Un  monument,  composé  de 
deux  sarcophages,  devait  être  élevé  à Cosme  l’Ancien  et  à Laurent  le  Magnifique,  un  autre, 
également  orné  de  deux  sarcophages,  aux  ducs  Julien  et  Laurent  de  Médicis,  enfin  un  monu- 
ment distinct  à chacun  des  deux  papes.  Mais  ce  projet  fut  abandonné,  de  même  que  l’idée  de 
perpétuer  le  souvenir  de  Cosme  et  de  Laurent  le  Magnifique,  et  il  ne  fut  plus  question  que 
des  mausolées  de  Julien  et  de  Laurent. 


LA  CHAPELLE  DES  MÉDICIS. 


3q5 


Saint-Laurent  possède  en  effet  trois  chapelles  funéraires,  toutes  trois  consa- 
crées aux  Médicis  : i°  la  Sacristie  ancienne,  construite  par  Brunellesco,  et  ornée 
des  tombeaux  d’Averardo,  de  Cosme  l’Ancien  et  de  son  fils  Pierre,  par  Dona- 
tello  et  Verrocchio;  2°  la  Sacristie  nouvelle,  avec  les  tombeaux  des  ducs  Julien 
et  Laurent  le  jeune;  3°  la  chapelle  dite  des  Princes,  avec  les  tombeaux  des 
grands-ducs  de  la  famille  des  Médicis  depuis  Cosme  Ier. 

La  mort  de  Léon  X suspendit  les  travaux.  Les  héritiers  de  Jules  II  trouvèrent 
un  accueil  favorable  auprès  du  nouveau  pape,  Adrien  VI,  lorsque,  se  iondant 


La  Chapelle  des  Médicis. 


sur  la  toi  des  conventions,  ils  firent  à ce  moment  de  nouveau  valoir  leurs 
prétentions.  Michel-Ange  dut  interrompre  les  tombeaux  des  Médicis  pour 
revenir  à celui  de  Jules  IL  Heureusement,  le  cardinal  Jules  de  Médicis,  élu  pape 
sous  le  nom  de  Clément  VII,  appréciait  et  admirait  le  maître  comme  il  le  méri- 
tait. Une  nouvelle  épreuve  bien  autrement  cruelle  vint  suspendre  le  travail. 
Au  mois  de  mai  iSap,  à la  suite  de  la  prise  de  Rome  par  les  Impériaux,  Flo- 
rence s’était  soulevée  et  avait  secoué  le  joug  des  Médicis.  La  réconciliation  du 
pape  et  de  l’empereur  eut  pour  résultat  la  mise  en  siège  de  la  ville  rebelle 
(septembre  iSaç).  On  sait  comment,  après  une  résistance  héroïque,  Florence 
fut  forcée  de  capituler,  le  12  août  i53o,  après  avoir  gardé  son  indépendance 
pendant  un  peu  plus  de  trois  ans. 

Avant  même  que  le  siège  eût  commencé,  Michel-Ange  avait  été  élu,  le 


5q6 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


6 avril  1629,  gouverneur  et  intendant  général  des  fortifications.  Il  se  mit  à 
l’œuvre  avec  ardeur  et  l’ingénieur  militaire  improvisé  fit  preuve  de  la  même 
supériorité  de  vues  que  l’artiste,  notamment  dans  les  travaux  de  défense  de  la 
colline  de  San  Miniato.  Mais  tout  à coup,  comme  lors  de  ses  premiers  rapports 
avec  Jules  II,  une  panique  sans  nom  s’empara  de  lui  : il  se  sauva,  emportant 
avec  lui  tout  son  argent  comptant  : 3 000  ducats,  environ  ifioooo  francs  de 
notre  monnaie.  Ne  se  croyant  pas  en  sûreté  dans  le  voisinage  de  la  cité  rebelle, 
il  courut  jusqu’à  Venise;  de  là,  il  entama  des  négociations  avec  François  Ier, 
qui  brûlait  d’attacher  à son  service  un  artiste  de  cette  valeur.  Cependant  la 
Seigneurie  de  Florence  l’avait  déclaré  rebelle,  en  compagnie  de  douze  autres 
de  ses  concitoyens,  qui  avaient  pris  la  fuite  comme  lui.  Elle  rapporta  plus 
tard  cette  décision  et  accorda  un  pardon  complet  lorsque  l’artiste  offrit  de 
revenir.  Il  revint  en  effet  et  fit  bravement  son  devoir  jusqu’à  la  capitulation. 
Clément  VII  tenait  trop  à son  sculpteur  pour  lui  garder  rancune  d’avoir  porté 
les  armes  contre  lui  ; il  lui  accorda  à son  tour  son  pardon,  en  lui  demandant 
d’achever  sans  retard  les  tombeaux  de  Saint-Laurent. 

Tel  fut  l’acharnement  avec  lequel  le  maître  reprit  le  travail,  que  sa  santé  en 
souffrit  et  que  ses  amis  firent  des  démarches  auprès  du  pape  pour  le  décider  à 
modérer  son  ardeur.  Comme  Clément  VII  savait  que  le  chagrin  de  ne  pouvoir 
tenir  les  engagements  contractés  au  sujet  du  tombeau  de  Jules  II  entrait  pour 
quelque  chose  dans  la  maladie  de  Michel-Ange,  il  lui  défendit,  sous  peine  d’ex- 
communication majeure,  de  travailler  pour  d’autres  que  pour  lui.  Plus  d’un 
artiste  se  fût  tranquillisé  devant  ce  cas  de  force  majeure.  Mais  Michel-Ange 
était  de  ceux  qui  estiment  qu’il  est  des  obligations  de  conscience  dont  nul 
pouvoir  humain  ou  divin  ne  peut  décharger.  Il  se  rendit  donc  à Rome  au 
printemps  de  l’année  1 532  pour  signer  un  nouveau  traité  avec  les  héritiers  de 
Jules  II,  puis  reprit  l’exécution  des  tombeaux,  auxquels  il  travailla  sans  relâche 
jusqu’à  la  mort  de  Clément  VII,  c’est-à-dire  jusqu’en  i53q. 

Ce  chef-d’œuvre  avait  donc  exigé  une  douzaine  d’années,  de  i5iq  à 1 533 ; 
il  est  vrai  que  de  nombreux  autres  travaux  étaient  venus  l’interrompre  à tout 
instant.  L’ensemble  était  terminé  ou  du  moins  ébauché  avant  le  siège  de  1629; 
seul,  d’après  Springer,  le  Pensieroso  est  postérieur. 

Après  ces  préliminaires  indispensables,  venons-en  à l’étude  même  de  la 
chapelle  et  des  statues  qui  la  décorent. 

L’ordonnance  est  des  plus  simples  : chacune  des  deux  parois  principales 
renferme  trois  niches  rectangulaires  ; celle  du  milieu  occupée  par  la  statue  d’un 
des  Médicis;  les  deux  autres  restées  vides.  Au-dessous,  se  détachant  par  une 
forte  saillie,  un  sarcophage  dont  le  couvercle,  à volutes,  supporte  deux  figures 
à moitié  couchées,  se  tournant  le  dos,  un  homme  et  une  femme. 

La  science  des  proportions  et  du  rythme  n’était  pas  la  qualité  maîtresse  de 
cet  esprit  fougueux,  impatient  de  toute  discipline.  Aussi  les  sarcophages  sont-ils 
beaucoup  trop  petits  pour  les  colosses  qu’ils  supportent  : c’est  à peine  s’ils  leur 


LA  CHAPELLE  DES  MEDICIS. 


3q7 


offrent  un  point  d’appui  suffisant  ; mais  si  la  position  est  moins  commode, 
l’effet  n’en  est  que  plus  saisissant1. 

Le  lecteur  connaît  maintenant  le  cadre  : il  nous  reste  à étudier  la  composition 
même,  ces  figures  prodigieuses  du  Penseur,  du  Jour  et  de  la  Nuit,  du  Crépus- 
cule et  de  Y Aurore,  tout  ce  monde  de  créations  héroïques  dans  lequel  Michel- 
Ange  s’est  montré  le  rival  des  plus  grands  sculpteurs  de  l’antiquité. 

La  liberté,  l’aisance,  que  l’artiste  a mises  dans  le  Julien  de  Médicis,  sans  que 
cependant  la  noblesse  en  souffre,  montre  que  dès  lors  l’art  n’avait  plus  de 
problèmes  à résoudre.  Costumé  en  triomphateur  romain,  la  tête  nue,  la  poitrine 
couverte  d’une  riche  cuirasse,  les  jambes  nues,  les  pieds  chaussés  de  brodequins, 
le  sceptre  du  commandement  posé  sur  les  genoux,  le  frère  de  Léon  X tourne 
tranquillement  la  tête  vers  la  gauche  : il  est  dans  l’attitude  du  triomphe  calme 
et  sûr  de  lui-même. 

Si  Julien  de  Médicis,  avec  sa  tête  découverte  et  la  franchise  empreinte  sur 
ses  traits,  arrête  les  regards  sur  le  spectateur,  sans  toutefois  le  regarder  en  face, 
Laurent  de  Médicis,  qui  lui  fait  pendant,  est  absorbé  par  des  méditations  pro- 
fondes. Son  visage  disparaît  dans  la  pénombre  de  son  casque,  par  un  effet 
de  clair-obscur  qui  est  du  domaine  de  la  peinture  plutôt  que  de  celui  de  la 
statuaire.  Appuyant  son  menton  sur  sa  main  gauche,  tandis  que  la  droite  est 
nonchalamment  posée  contre  son  genou,  le  buste  et  les  jambes  comme  envahis 
par  une  sorte  de  somnolence,  il  traduit  admirablement  le  travail  intime  de  la 
pensée  — à quoi  peut-il  penser,  grands  dieux!  à ses  projets  ambitieux  si  brus- 
quement arrêtés,  à la  vanité  des  choses  humaines!  — Le  surnom  de  Pensieroso, 
le  Penseur,  lui  a été  confirmé  par  l’admiration  de  trois  siècles  et  demi. 

Rien  ne  montre  plus  clairement  que  ces  deux  statues  le  souverain  mépris  de 
Michel-Ange  pour  la  vérité  historique  et  la  ressemblance  individuelle.  Et  tout 
d’abord,  c’est  à peine  si  l’on  retrouve  dans  les  deux  figures  l’indication  géné- 
rale de  la  physionomie  de  Julien  et  de  Laurent  (Julien,  nous  le  savons  par  sa 
médaille,  portait  effectivement,  à un  certain  moment,  de  courts  favoris  — plus 
tard  il  laissa  pousser  sa  barbe,  — et  son  visage  se  distinguait  par  des  traits  régu- 
liers, mais  peu  accentués. 

Mais  si  nous  passons  au  caractère  moral  des  deux  Médicis,  surtout  du  second, 
quelle  contradiction  ! Laurent,  l’ambitieux  insatiable,  est  représenté  comme  le 
génie  de  la  rêverie  : il  n’est  pas  jusqu’aux  doigts  de  sa  main  droite,  .à  moitié 
fermée,  qui  ne  semblent  absorbés  par  le  mouvement  de  la  pensée,  geste  qui, 
soit  dit  entre  parenthèses,  se  retrouve  déjà  dans  le  Jérémie  de  la  chapelle  Sixtinc 
(gravé  t.  II,  p.  23). 

I.  Dans  une  esquisse  conservée  à Florence,  Michel-Ange  était  allé  au-devant  de  cette 
objection  : le  couvercle  des  sarcophages,  évasé  dans  le  milieu  et  beaucoup  plus  long,  y sert 
plus  commodément  de  support  aux  figures.  Mais  ici  même  celles-ci  l’écrasent;  aussi,  du  mo- 
ment où  l’artiste  s’est  décidé  à sacrifier  aux  figures  l’encadrement  architectural  et  les  conve- 
nances décoratives,  mieux  valait,  somme  toute,  prendre  franchement,  comme  il  l’a  fait,  son 
parti  de  cette  violation  des  règles  de  la  vraisemblance. 


3q8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


La  seule  concession  que  Michel-Ange  ait  faite  aux  mœurs  de  son  temps,  c’est 
de  revêtir  les  deux  Médicis  d’un  costume  se  rapprochant,  du  moins  dans  ses 
lignes  générales,  de  celui  du  xvie  siècle.  La  tentation  devait  être  grande  chez 

lui  de  les  représenter,  soit 
sans  vêtements,  comme 
Canova  le  fit  plus  tard  pour 
Napoléon  Ier  dans  la  fa- 
meuse statue  du  musée  de 
Brera  à Milan,  soit  de  les 
draper  dans  des  toges  à 
l’antique.  Il  a su  résister  à 
cette  tentation,  et  il  faut 
nous  en  féliciter.  Jamais 
Julien  de  Médicis  et  le 
Penseur  n’auraient  obtenu 
le  succès,  la  popularité, 
dont  ils  ne  cessent  de 
jouir  depuis  si  longtemps 
s’ils  avaient  été  costumés 
comme  des  Romains.  Il 
semble  que  chacun  de 
nous , en  donnant  asile 
dans  son  intérieur,  sur  sa 
cheminée , aux  reproduc- 
tions des  deux  chefs-d’œu- 
vre , veuille  témoigner  à 
l’artiste  sa  gratitude  pour 
la  concession  qu’il  nous  a 
faite,  en  rapprochant  ses 
héros  de  notre  temps,  en 
les  faisant  entrer  dans  notre 
atmosphère , dans  notre 
milieu. 

Les  chefs  - d’œuvre  des 
chefs-d’œuvre,  ce  sont  les 
quatre  figures  étendues  sur 
les  sarcophages,  le  Jour  et 
la  Nuit,  le  Crépuscule  et  Y Aurore  (les  attitudes  rappellent  certains  motifs 
antiques  et  aussi  les  deux  femmes  couchées  placées  par  Bertoldo  au  revers  de 
sa  médaille  de  Mahomet  II).  Dans  ces  personnifications  grandioses,  telles 
qu’aucune  œuvre  moderne  ne  saurait  en  donner  l’idée,  Michel-Ange  s’est  élevé 
à une  hauteur,  à une  puissance,  à une  éloquence,  qui  nous  font  perdre  de  vue 


Julien  de  Médicis,  par  Michel-Ange. 
(Chapelle  des  Médicis.) 


LA  CHAPELLE  DES  MEDICIS. 


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l’espèce  humaine  et  ses  misérables  préoccupations.  Dans  l’antiquité  même,  le 
Thésée  et  Yllyssus,  ainsi  que  les  Parques  sculptées  par  Phidias  sur  le  fronton  du 
Parthénon,  les  Atlantes  du 
théâtre  de  Bacchus,  entrés 
au  Musée  du  Louvre,  n’ap- 
prochent point  de  cette 
fierté  de  style. 

Au  point  de  vue  phy- 
sique, tout  est  force  et 
puissance  dans  ces  créations 
surhumaines;  au  point  de 
vue  de  l’expression , tout 
est  indifférence  pour  les 
luttes  mesquines  qui  se  dé- 
veloppent devant  elles.  De 
la  race  des  géants,  elles  ont, 
avec  la  force  nécessaire  pour 
triompher  de  toute  résis- 
tance, le  calme  du  mépris 
pour  une  offense  qui  n’ar- 
rive pas  jusqu’à  elles;  il 
semble  qu’elles  n’auraient 
qu’à  se  retourner  et  à se 
dresser  sur  leur  séant  pour 
nous  foudroyer. 

Dans  une  note  conser- 
vée à la  Casa  Buonarroti, 

Michel  - Ange  a marqué 
lui -même  la  signification, 
passablement  subtile , des 
quatre  figures  allégoriques 
qu’il  préparait  : « Le  Ciel 
et  la  Terre,  le  Jour  et  la 
Nuit  parlent  et  disent  : 

Dans  notre  cours  rapide 
nous  avons  conduit  à la 

Laurent  de  Médieis  (le  Penseur),  par  Michel-Ange, 
mort  le  duc  Julien.  Il  est  (Chapelle  des  Médieis.) 

donc  juste  qu’il  se  venge. 

Sa  vengeance  consiste  en  ce  que  maintenant  que  nous  l’avons  tué  il  nous  a 
ravi  la  lumière,  et  de  ses  yeux  fermés  a fermé  les  nôtres,  de  manière  que  nous 


ne  luisons  plus  sur  terre.  Que  n’eût-il  pas  fût  de  nous,  s’il  fût  resté  en  vie?  » 
Les  figures  du  Ciel  et  de  la  Terre  n’ont  pas  été  exécutées,  ainsi  qu’il  vient 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


400 


d’être  dit.  Quant  à la  signification  du  Jour  et  de  la  Nuit,  elle  a pris,  à l’insu 
peut-être  de  l’artiste,  un  tour  différent  de  celui  qu’il  a indiqué  dans  ce  pro- 
gramme quintessencié.  Le  propre  du  génie  n’est-il  pas  en  effet  de  refléter  sans 
cesse,  souvent  de  la  façon  la  plus  inconsciente,  les  sentiments  communs  à 
l’humanité  entière,  et  de  se  prêter  aux  interprétations  les  plus  diverses,  en 
raison  même  de  la  multiplicité  des  faces  que  présente  chacune  de  ses  pro- 
ductions si  riches  et  si  pleines? 

Le  regard  de  Michel-Ange  semble  avoir  plongé  dans  les  abîmes  où  la  pensée 
et  la  forme  se  dégagent  laborieusement  du  chaos;  il  a entrevu  les  mystères  de 
ces  luttes  grandioses  entre  les  forces  de  la  nature  et  la  volonté  des  divinités 
intelligentes,  qui  se  trouvent  au  début  de  toutes  les  religions.  Les  figures  de  la 
chapelle  des  Médicis  appartiennent  à la  dynastie  de  géants  qui  a précédé  les 
dieux  de  l’Olympe. 

Nonchalamment  accoudé,  un  bras  posé  sur  son  torse  herculéen , l’autre 
ramené  sur  sa  poitrine,  une  jambe  à moitié  étendue,  l’autre  posée  sur  la  pre- 
mière, par  un  geste  d’une  souveraine  liberté,  et  qui  ne  semble  pas  familier 
tant  il  est  hautain,  le  Jour  regarde  par-dessus  son  épaule,  d’un  air  maussade, 
comme  ennuyé  d’être  tiré  de  son  sommeil.  C’est  un  torse  admirable  de  vigueur 
et  d’ampleur,  et  en  même  temps  la  plus  hautaine  incarnation  du  mépris  propre 
aux  forts1. 

La  Nuit  est  plongée  dans  un  sommeil  profond  ; près  d’elle  la  chouette, 
son  oiseau  favori  : si  son  compagnon  personnifie  le  dédain,  elle  personnifie 
l’ignorance.  Comme  lui,  d’ailleurs,  elle  appartient  à la  race  des  Titans  : ses 
membres  robustes  n’ont  rien  de  la  grâce  féminine,  cette  grâce  si  rarement 
entrevue  par  le  maître  ; ses  flancs  puissants  semblent  formés  pour  porter  une 
race  de  colosses;  quant  à ses  traits  durs  et  hébétés  par  le  sommeil,  l’expression 
d’un  sentiment  quelconque  en  est  absente,  et  il  ne  reste  qu’une  indication 
vague,  latente,  de  la  vie. 

Telle  quelle  est  cependant,  elle  nous  terrifie,  et  l’on  sent  un  frisson  mysté- 
rieux devant  cette  image  du  repos,  mais  d’un  repos  sombre,  et  dont  le  réveil 
doit  être  terrible.  Le  visiteur  se  recueille  involontairement;  à son  insu  il  parle 
bas2. 

1.  On  pense  au  beau  vers  de  Dante  : « a foggia  di  leone  quando  si  posa  »,  à la  manière 
du  lion  quand  il  se  repose. 

2.  Qui  ne  connaît  les  vers  que  Jean-Baptiste  Strozzi  traça  sous  la  statue  de  la  Nuit  : « La 
Nuit  que  tu  vois  ici  plongée  dans  un  doux  sommeil,  un  Ange  (allusion  au  prénom  de  1 artiste) 
l’a  sculptée  dans  un  marbre;  elle  dort,  donc  elle  vit.  Si  tu  ne  le  crois  pas,  réveille-la,  elle  te 
parlera.  » Et  Michel-Ange  de  répondre  par  ce  quatrain  immortel  : « Il  m'est  doux  de  dormir 
et  plus  encore  d’être  de  marbre,  tant  que  le  péril  et  la  honte  durent.  Ne  point  voir,  ne  point 
sentir,  est  un  grand  bonheur  pour  moi.  C’est  pourquoi  ne  me  réveille  pas;  de  grâce,  parle 
bas.  » 

Quoique  ce  tournoi  ait  eu  lieu  une  dizaine  d’années  après  l’achèvement  delà  statue,  il 
exprime  néanmoins  les  sentiments  qui  animaient  Michel-Ange  au  moment  où  il  sculptait  son 
chef-d’œuvre.  — Les  images  rappellent  singulièrement  l’épigramme  attribuée  à Platon  à propos 


La  Vierge  et  l’Enfant  Jésus.  Étude  pour  le  groupe  de  la  chapelle  des  M ldi  ci  s, 
par  Miciiel-Ange.  (Musée  du  Louvre.) 


LA  CHAPELLE  DES  MÉDICIS. 


401 


Le  contraste  entre  le  Jour  et  la  Nuit,  d’un  côté,  de  l’autre,  le  Crépuscule  et 
l’Aurore,  est  ménagé  de  main  de  maître  : le  Jour  tourne  le  dos  au  spectateur, 
le  Crépuscule  au  contraire  lui  présente  la  poitrine,  au  modelé  d’une  souplesse  et 
d une  fermeté  inimitables,  et  arrête  ses  regards  indifférents  sur  les  pygmées 
qui  s agitent  au-dessous  de  lui.  Ce  n’est  pas  le  philosophe  de  Lucrèce  con- 
templant du  haut  de  son  rocher  la  tempête  déchaînée  à ses  pieds  (c’est  ainsi 
que  Raphaël,  dans  1 École  d’ Athènes,  s’est  plu  à représenter  ses  philosophes), 
c’est  quelque  dieu  de 
l’Olympe  primitif,  Sa- 
turne par  exemple,  avec 
son  front  ravagé,  sa  barbe 
inculte,  son  rictus,  Sa- 
turne chargé  d’années, 
mais  toujours  vigoureux 
( cruda  deo  viridisque  se- 
nectus ),  puisant  dans  son 
immortalité  et  dans  l’ex- 
périence accumulée  de 
tant  de  siècles  le  plus 
profond  mépris  pour  la 
race  des  mortels.  On  se 
sent  aussi  intimidé  sous 
son  regard  nonchalent 
que  sous  le  geste  de  son 
voisin  le  Jour. 

Il  y a plus  de  fraîcheur 
et  moins  de  misanthro- 
pie dans  la  figure  de 
1 Aurore.  Etendue  comme 
ses  compagnons,  mais  dans  une  pose  moins  indifférente,  la  tête  relevée, 
ainsi  que  le  bras  gauche,  elle  est  sur  le  point  de  se  réveiller.  C’est  le  moment 
charmant  où  le  sentiment  de  la  réalité  revient  et  chasse  les  ombres  de  la 
nuit,  les  visions  maladives,  les  cauchemars,  hôtes  des  ténèbres.  A ces  images 
sombres,  l’Aurore  mêle  une  note  plus  fraîche,  plus  réconfortante  : elle  annonce 
que,  malgré  les  tristesses  du  temps  présent,  toute  espérance  n’est  point  per- 
due pour  Florence;  elle  donne,  si  ce  n’est  un  gage,  du  moins  une  promesse 
de  bonheur  et  d’avenir. 

La  statue  de  la  Vierge,  placée  au  centre  de  la  chapelle  des  Médicis,  Lit  partie 
du  projet  primitif;  dès  1 5 2 1 , dans  le  traité  conclu  avec  les  marbriers  de  Carrare, 


L’Aurore,  de  Michel-Antre. 


d un  satyre  ciselé  par  Diodore  sur  un  vase  d’argent  : « Ce  satyre  a été  endormi  et  non  sculpté 
par  Diodore  : Si  tu  le  touches,  tu  l’éveilleras;  l’argent  est  assoupi.  » 

E.  Müntz.  — 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  Si 


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HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


il  est  question  d’un  bloc  de  marbre  destiné  à être  converti  en  une  Madone 
assise.  La  statue  était  déjà  à moitié  terminée,  lorsque  Michel-Ange  s’aperçut 
qu’il  avait  commis  une  erreur  de  calcul,  et  que  le  bloc  ne  serait  pas  suffisant 
pour  permettre  de  donner  au  bras  droit  de  la  Vierge  tout  le  développement 
nécessaire;  il  se  contenta  donc  d’indiquer  sommairement  ce  bras  et  laissa  la 
figure  inachevée. 

Pour  ne  pas  scinder  l’étude  de  l’œuvre  sculptural  de  Michel-Ange,  je  passerai 
rapidement  en  revue  ici  les  sculptures,  peu  nombreuses  d’ailleurs,  qu’il  exé- 
cuta pendant  ses  dernières  années. 

Le  siège  de  Florence  inspira  au  maître,  par  un  contraste  bizarre,  les  deux 
ouvrages  les  plus  opposés  comme  sujet  aux  préoccupations  avec  lesquelles 
il  avait  alors  à compter  : la  Léda,  un  de  ses  rares  tableaux1,  et  la  statue 
ébauchée  de  Y Apollon  portant  la  main  à son  carquois  (au  Musée  national  de 
Florence),  ce  dernier  destiné  à Baccio  Valori,  pour  prix  des  services  qu’il  avait 
rendus  à Michel-Ange  après  le  siège.  C’est  une  figure  libre  et  hardie,  dans  le 
genre  de  YEsclave  révolté  du  Louvre. 

Le  buste  de  Brillas  (gravé  p.  2),  au  Musée  national  de  Florence  (commencé 
après  iSqo),  continué,  mais  non  terminé,  par  Tiberio  Calcagni,  est  un  sacrifice 
fait  à cette  passion  de  la  liberté  qui  11e  cessait  d’animer  l’artiste,  condamné  par 
la  fatalité  à toujours  servir  des  despotes.  La  tête,  imitée,  affirme-t-on,  d’une 
pierre  gravée  antique,  est  superbe  de  vie  et  de  mouvement  : c’est  sinon  le 
portrait  de  Brutus,  du  moins  le  type  de  l’homme  fier  et  courageux2. 

Vers  la  fin  de  sa  longue  carrière,  Michel-Ange  reprit,  mais  en  l’élargissant, 
le  thème  qu’il  avait  traité  avec  tant  de  pathétique  à Saint-Pierre  de  Rome.  La 
P ici  à ou,  plus  exactement,  la  Descente  de  croix,  groupe  colossal  en  marbre, 
exposé  depuis  1722  à la  cathédrale  de  Florence,  peut  passer  pour  son  testa- 
ment d’artiste.  Il  y a réuni  trois  figures  : une  d’homme,  debout,  la  tête  cou- 
verte d’un  capuchon,  probablement  joseph  d’Arimathie,  et  deux  femmes,  la 
Vierge  et  sainte  Madeleine,  qui  soutiennent  le  cadavre  du  supplicié  : celui-ci, 
s’abandonnant  entre  les  bras  qui  l’ont  recueilli,  s’affaisse  lourdement,  dans  une 
position  très  naturelle  peut-être,  mais  qui  n’a  rien  de  noble.  L’impression 
générale  est  une  sorte  de  douleur  obtuse,  impersonnelle,  qui  est  restée  à l’état 
latent,  au  lieu  d’éclater  avec  cette  franchise,  cette  netteté,  cette  force,  dont 
Michel-Ange  avait  Lit  la  loi  de  son  art. 

Dans  cet  ouvrage,  le  maître  a montré  une  lois  de  plus  que  la  composition 
d’un  groupe  lui  était  aussi  peu  familière  que  celle  d’un  bas-relief.  Non  seule- 
ment il  n’a  pas  marié  les  figures  les  unes  aux  autres,  il  ne  les  a pas  même 

1.  La  Le'ila,  commandée  par  le  duc  de  Ferrure,  et  vendue  à François  Ier,  se  trouve  aujour- 
d'hui à la  National  Gallery.  Elle  est  à moitié  repeinte.  Voy.  Reiset,  Une  Visite  à la  National 
Gallery  en  1S76  (p.  89-96),  et  Frizzoni,  Arte  italiana  dcl  Rinascimento  (p.  266). 

2.  Voy.,  sur  le  Brutus,  le  Répertoriant  de  1889,  p.  1 55-1 56.  . 


LES  DERNIERS  OUVRAGES  DE  MICHEL-ANGE. 


40.3 


réduites  à une  échelle  uniforme.  Le  manque  de  proportions  se  fait  surtout  sentir 
dans  la  tête  de  la  Madeleine,  infiniment  trop  petite.  La  Descente  de  croix  le 


La  « Pielà  » de  Michel-Ange  (Cathédrale  de  Florence.) 


satisfaisait  d’ailleurs  si  peu,  qu’après  l’avoir  laissée  à l’état  d’ébauche,  il  la  brisa 
en  morceaux.  Ses  amis  obtinrent  plus  tard  de  lui  la  permission  de  faire  réparer 
le  groupe,  dont  la  remise  en  état  fut  confiée  à Calcagni. 


404 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Clément  VII,  si  faible  comme  souverain,  et  d’un  goût  si  indécis  en  tant 
qu’amateur,  semble  n’avoir  fait  preuve  de  clairvoyance  que  vis-à-vis  de  Michel- 
Ange  : après  lui  avoir  commandé  les  tombeaux  des  Médicis  et  la  bibliothèque 
Laurentienne,  il  le  chargea  de  peindre  dans  la  chapelle  Sixtine  le  Jugement 
dernier , permettant  ainsi  à ce  noble  génie  de  se  déployer  sous  ses  trois  faces, 
comme  sculpteur,  comme  architecte  et  comme  peintre. 

L’achèvement  des  peintures  de  la  chapelle  Sixtine,  c’est-à-dire  la  décoration 
des  parois  situées  aux  deux  extrémités,  tel  fut  le  rôle  assigné  à Michel-Ange. 
Ces  parois  toutefois  n’étaient  pas  nues  : sur  l’une  le  Pérugin  avait  peint 
Y Assomption  de  la  Vierge,  la  Nativité  et  Moïse  trouvé  sur  les  eaux;  il  fallait  en 
outre  sacrifier  deux  des  lunettes  antérieurement  peintes  par  Michel-Ange.  La 
Chute  des  Anges  rebelles  d’un  côté,  et  de  l’autre  le  Jugement  dernier,  tels  furent 
les  sujets  choisis  par  le  maître.  Constatons  la  persistance  avec  laquelle  celui-ci 
revient  sur  ce  thème,  les  anges  rebelles,  en  d’autres  termes  la  révolte  des 
géants  contre  les  dieux  de  l’Olympe.  La  Chute  des  Anges  rebelles  ne  fut  d’ail- 
leurs pas  terminée.  Une  mauvaise  peinture  de  la  Trinité  des  Monts,  à Rome, 
en  conserva  quelque  temps  les  lignes  générales;  puis  cette  peinture  disparut  à 
son  tour  sans  laisser  de  traces. 

Clément  VII  put  à peine  voir  le  début  du  travail,  les  esquisses  préparatoires; 
il  mourut  au  mois  de  septembre  i53q,  avant  que  la  peinture  même  fût  sérieu- 
sement commencée) 

A sa  mort,  Michel-Ange  s’affranchit  de  la  tutelle  de  cette  famille  des  Médicis, 
à laquelle  il  avait  tant  d’obligations,  mais  qu’il  haïssait  intimement,  parce  qu’il 
ne  voyait  en  elle  que  les  oppresseurs  de  sa  patrie.  Quelque  brillantes  que  fus- 
sent les  offres  que  lui  fit  faire  le  duc  Cosme,  il  refusa  obstinément  de  retour- 
ner dans  sa  patrie  ; Rome,  telle  fut  désormais,  pendant  les  trente  dernières 
années  de  sa  vie  ( iSSq-ifiôq),  sa  résidence  favorite.  Aussi  bien  les  papes  seuls, 
avec  leurs  ressources  inépuisables  d’une  part,  et  de  l’autre  avec  l’importance  des 
intérêts  moraux  dont  ils  avaient  la  garde,  pouvaient-ils  proposer  à un  tel  génie 
une  tâche  véritablement  diyne  de  lui. 

L’avènement  de  Paul  III  Farnèse  mit  le  comble  à la  faveur  de  Michel- 
Ange.  Parvenu  à cette  période  de  son  existence,  le  Buonarroti  pouvait  passer, 
non  plus  pour  un  simple  mortel,  mais  pour  un  dieu.  Nul  artiste  n’avait  jamais 
reçu  de  tels  témoignages  de  vénération  de  la  part  des  grands  de  ce  monde.  Il 
entrait  tout  vivant  dans  l’immortalité.  Le  nouveau  pape  renchérit  encore  sur 
ses  prédécesseurs.  Lorsque  Michel-Ange  lui  objecta,  en  réponse  à ses  ouvertures, 
la  nécessité  de  remplir  les  engagements  contractés  vis-à-vis  des  héritiers  de 
Jules  II  : « Où  est  le  contrat,  s’écria-t-il,  que  je  le  déchire.  Comment,  voilà 
trente  ans  que  je  nourris  le  désir  de  t’occuper,  et  maintenant  que  je  suis  pape,  je 
ne  pourrais  pas  le  satisfaire!  » Accompagné  d’une  brillante  suite  de  cardinaux, 
il  visita  l’artiste  dans  son  atelier,  y admira  l’esquisse  du  Jugement  dernier  et  les 
statues  du  tombeau  de  Jules  II,  ces  statues  dont  une  seule,  le  Moïse,  était  plus 


LES  DERNIERS  OUVRAGES  DE  MICHEL-ANGE. 


4o5 


que  suffisante,  — ainsi  parlait  le  cardinal  Sigismond  Gonzague,  habile  courtisan, 
— « pour  honorer  à jamais  le  mausolée  ». 

Paul  III,  non  content  d’avoir  présidé  à l’achèvement  du  Jugement  dernier, 
voulut  que  Michel-Ange  exécutât  un  ouvrage  de  peinture  dont  l’initiative  et 
l’honneur  lui  revinssent  à lui  seul.  Il  avait  fiait  construire  au  Vatican,  par 
Antonio  da  San  Gallo,  une  chapelle  à laquelle  il  donna  son  nom,  la  chapelle 
Pauline.  Perino  del  Vaga  devait  en  décorer  la  voûte  : Michel-Ange  s’était 
réservé  l’honneur  d’en  décorer  les  parois.  Les  sujets  choisis  furent  la  Conversion 
de  saint  Paul  et  la  Crucifixion  de  saint  Pierre.  Commencées  en  T 642,  les 
fresques,  œuvre  véritablement  sénile,  furent  terminées  vers  i55o.  L’artiste 
comptait  alors  soixante-quinze  ans. 

On  a attribué  à Michel-Ange  le  dessin  du  mausolée  que  le  pape  Pie  IV  fit 
élever  à son  frère,  le  marquis  de  Marignan,  dans  la  cathédrale  de  Milan  (i56o). 
L’auteur  des  statues,  Leone  Leoni,  n’aurait  fiait  que  traduire  les  idées  du  maître. 
Mais  le  dernier  biographe  de  Leoni,  M.  Plon,  révoque  en  doute  l’intervention 
du  Buonarroti. 

L’œuvre  architectural  de  Michel-Ange  a été  étudié  dans  le  livre  précédent 
(p.  337-349).  Bornons-nous  ici  à rappeler  que  ce  fut  à l’art  de  bâtir  que  le 
maître  consacra  ses  dernières  années. 

On  trouvera  d’autre  part,  dans  notre  Ve  livre  (chap.  1 et  11),  l’appréciation 
de  l’œuvre  dessiné  et  peint  du  maître. 

Après  avoir  signalé  les  dernières  productions  de  l’artiste,  je  dois  faire  con- 
naître les  dernières  aspirations  de  l’homme,  cet  homme  si  généreux,  malgré  ses 
colères,  et  dire  en  même  temps  un  mot  du  penseur  et  du  poète. 

Quelques  détails  d’abord  sur  l’extérieur  de  Michel-Ange.  Il  était  d’assez 
petite  taille,  trapu  comme  les  grands  travailleurs,  tout  nerfs  et  muscles.  Sa  tête 
osseuse,  avec  une  indéfinissable  expression  de  conviction  et  d’opiniâtreté,  prit, 
par  suite  du  coup  de  poing  de  Torrigiani,  le  caractère  si  frappant  d’un  masque 
de  lion. 

La  sobriété  de  Michel-Ange  était  extrême;  quand  il  travaillait,  il  se  contentait 
le  plus  souvent  d’un  morceau  de  pain,  qu’il  mangeait  tout  en  continuant  sa 
tâche.  Lui-même  disait  à son  biographe  Condivi  : « Quoique  riche,  j’ai  toujours 
vécu  en  pauvre  ».  Il  dormait  aussi  peu  qu’il  mangeait  : le  sommeil  était  pour 
lui  comme  une  souffrance;  il  éprouvait  presque  continuellement,  pendant  qu’il 
reposait,  des  maux  de  tête.  Même  dans  la  force  de  l’âge,  il  se  couchait  souvent 
tout  habillé  et  tout  chaussé.  Sa  négligence  en  matière  de  toilette  finit  par 
aller  si  loin,  qu’à  force  de  garder  ses  bottes,  celles-ci  se  collaient  contre  la  peau 
qu’elles  emportaient  avec  elles  quand  on  les  retirait  (Condivi). 

Ennemi  des  plaisirs  et  des  fêtes,  Michel-Ange  déployait  une  activité  sans 
pareille  : il  ne  lui  suffisait  pas  d’avoir  arraché  leurs  derniers  secrets  à chacune 


406 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


des  branches  de  l’art,  il  voulut  en  outre  s’attaquer  à la  littérature,  et  ce  fut  un 
nouveau  triomphe. 

Les  sciences  naturelles  et  physiques,  avec  la  philosophie  qui  en  découle  et  la 
morale,  tel  avait  été  l’objectif  de  Léonard  de  Vinci  lorsqu’il  quittait  le  pinceau 
pour  prendre  en  main  la  plume  : la  poésie,  telle  fut  la  Muse  courtisée  par 
Michel-Ange,  et  de  fait,  au  lieu  de  laisser  errer  son  imagination  comme  son 
émule,  il  se  plaisait  à la  concentrer;  il  lui  fallait  la  difficulté  vaincue.  Aussi  le 
sonnet,  avec  son  mécanisme  compliqué  et  sa  souveraine  concision,  fut-il  la 
tonne  qui  le  séduisit  le  plus  (voy.  p.  88). 

Malgré  son  humeur  caustique  et  ombrageuse,  Michel-Ange  comptait  une 
foule  d’amis  dévoués.  Lui-même  était  bon  et  affectueux  pour  les  personnes  de 
son  entourage,  notamment  pour  son  serviteur  Urbino.  Rappelons  aussi  la  pure 
et  noble  affection  qui  a rendu  inséparables  les  noms  de  Michel-Ange  et  de 
Vittoria  Colonna. 

Les  dernières  années  de  Michel-Ange  ne  furent  qu’une  longue  suite  de 
triomphes.  Aux  honneurs,  aux  largesses,  dont  l’accablaient  les  Papes,  les  empe- 
reurs, les  rois  de  France,  bref  tout  ce  que  l’Europe  comptait  de  potentats  amis 
des  arts,  se  joignait  la  respectueuse  vénération  des  amis  et  des  disciples.  Sa 
fortune,  dont  il  usait  libéralement,  lui  permit  d’assurer  l’opulence  à ses  neveux 
de  Florence. 

Malgré  sa  vigueur,  l’âge  finit  par  refroidir  l’ardeur  de  son  cœur,  par  ralentir 
l’essor  de  son  imagination.  Se  rendit-il  compte  de  son  infériorité?  Toujours 
est-il  qu’il  affirma  une  fois,  non  sans  mélancolie,  devant  Vasari,  qu’il  en  savait 
plus  quand  il  était  jeune  que  maintenant  qu’il  était  si  vieux. 

Depuis  longtemps  le  maître  déclinait  et  s’affaiblissait  visiblement.  Le  samedi 
12  février  1 56 4 il  travailla  toute  la  journée;  le  lendemain,  ne  se  souvenant 
pas  que  ce  fût  un  dimanche,  — ce  que  lui  rappela  Antonio  del  Francese,  le 
serviteur  qui  avait  remplacé  Urbino,  — il  voulait  aussi  se  rendre  à son  atelier. 
Le  lundi  il  se  sentit  malade  et  pris  de  somnolence  invincible,  si  bien  que 
le  i5  « il  voulut,  pour  la  vaincre,  monter  à cheval,  selon  son  habitude  de 
chaque  soir,  quand  le  temps  était  beau;  mais  le  froid  de  la  saison  et  la  faiblesse 
de  ses  jambes  et  de  sa  tête  l’en  empêchèrent.  Il  s’en  retourna  alors  s’asseoir 
auprès  du  feu  sur  un  siège,  où  il  reste  beaucoup  plus  volontiers  que  dans  le  lit1  ». 
Malgré  les  soins  de  ses  médecins  et  amis,  et  après  être  resté  seulement  trois  jours 
au  lit,  il  rendit  sa  grande  âme  le  vendredi  18  février.  Il  avait  exactement  qua- 
tre-vingt-huit ans  et  quinze  jours. 

Jamais  funérailles  d’artiste  11e  furent  célébrées  avec  une  pompe  pareille. 

Aujourd’hui,  dans  l’église  Santa  Croce,  un  superbe  mausolée,  exécuté, 
d’après  les  plans  de  Vasari,  par  Giovanni  dell’Opera,  Cioli  et  Lorenzi,  perpétue 


1.  Voy.  la  Vie  cl  VŒuvrc  de  Michel-Ange , p.  294-29.5. 


407 


LE  GÉNIE  DE  MICHEL-ANGE. 


le  souvenir  du  grand  artiste  florentin.  Ce  mausolée  se  dresse  à côté  de  ceux 
de  Dante,  de  Machiavel  et  de  Galilée,  souveraines  illustrations  du  génie  toscan, 
flambeaux  immortels  de  l’humanité. 

Après  la  discussion  à laquelle  j’ai  soumis  chacun  des  chefs-d’œuvre  de  Michel- 
Ange,  il  me  sera  facile  de  résumer  les  principaux  traits  de  son  génie. 

L’universalité  du  maître,  telle  est  la  faculté  qui  s’impose  d’abord  à notre 
admiration.  Avoir  créé  à la  lois  la  Pietà,  les  fresques  de  la  chapelle  Sixtine, 
le  tombeau  de  Jules  II,  le  tombeau  des  Médicis,  la  coupole  de  Saint-Pierre  de 
Rome,  quelle  tâche  sur- 
humaine, et  comme  il  fal- 
lait que  son  organisation 
fût  véritablement  encyclo- 
pédique pour  s’attaquer  à 
tant  de  tâches  diverses  ! 

Assurément , Léonard  et 
Raphaël  touchèrent  égale- 
ment à tous  les  arts;  mais, 
comparés  à Michel-Ange, 
ils  semblent,  dans  le  do- 
maine de  la  sculpture  et 
de  l’architecture,  des  ama- 
teurs plutôt  que  des  hom- 
mes du  métier. 

Le  destin  a placé  au 
seuil  de  l’ère  éclose  , 
comme  une  antithèse  vi- 
vante , Michel  - Ange  et 
Raphaël,  l’un  emporté  au  milieu  même  de  son  triomphe,  l’autre  se  sur- 
vivant; l’un  succombant  avant  d’avoir  pu  donner  toute  la  mesure  de  son 
génie,  l’autre  promenant  à travers  les  générations  son  indomptable  activité 
et  ne  laissant  aucun  problème  sans  l’avoir  abordé. 

Ce  dut  être  pour  le  vieillard  une  épreuve  douloureuse  que  d’assister  ainsi, 
dans  la  pleine  possession  de  ses  facultés  critiques,  aux  résultats,  que  dis-je!  aux 
conséquences  extrêmes  de  ses  théories.  Avant  son  apparition,  on  avait  vu  un  art 
qui  montait,  montait  toujours,  parce  que,  plus  ou  moins  enchaîné  par  la  timi- 
dit  é ou  l’inexpérience  des  Primitifs,  il  avait  sans  cesse  à lutter,  et,  en  outre, 
parce  que,  s’imposant  de  propos  délibéré  une  certaine  réserve,  évitant  de  forcer 
les  expressions1,  il  laissait  invariablement  quelque  problème  nouveau  à résoudre 
aux  générations  à venir;  en  un  mot,  un  art  plein  de  scrupules,  de  pudeur,  de 


Portrait  de  Michel-Ange  dans  l’extrême  vieillesse. 
D’après  le  dessin  de  Francesco  da  Olanda. 
(Bibliothèque  de  l’Escurial.) 


i . Voy.  t.  I,  p.  449-450. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


408 


défiance.  Après  des  merveilles  telles  que  les  fresques  de  la  Sixtine,  les  Esclaves 
du  Louvre,  le  Moïse,  les  tombeaux  des  Médicis,  après  ces  sublimes  audaces,  les 
artistes  pouvaient  au  contraire  dire  adieu  à toute  espérance  : renonçant  à créer, 
ils  se  voyaient  condamnés  à ne  plus  être  que  des  copistes. 

Sachons  faire  abstraction  des  conséquences  inséparables  de  toute  grande 
conquête,  pour  ne  nous  attacher  qu’à  ces  conquêtes  prises  en  elles-mêmes.  Que 
de  suprêmes  triomphes!  L’affranchissement  définitif  des  trois  grands  arts,  une 
liberté  d’expression  illimitée,  s’alliant  à la  liberté  absolue  des  mouvements  et 
des  attitudes,  tout  un  monde  de  sentiments  généreux  ou  d’impressions  pathé- 
tiques, — la  majesté,  la  fierté,  la  mélancolie,  la  terreur,  l’amour  de  la  justice, 
— portés  à leur  maximum  d’intensité  ou  résumés  dans  des  chefs-d’œuvre  que 
rien  11e  frisait  pressentir  et  que  personne  depuis  n’a  su  égaler  : telle  est  la 
part  de  Michel-Ange  dans  l’évolution  de  la  Renaissance! 


Jupiter  trônant  entre  les  signes  du  Zodiaque. 
D’après  la  gravure  de  Marc-Antoine. 


La  Naissance  de  la  Vierge,  par  Bandinelli  et  Raf.  da  Montelupo. 
(«  Casa  Santa  » de  Lorette). 


CHAPITRE  III 

LES  DERNIERS  SCULPTEURS  DE  LA  RENAISSANCE.  — RUSTICI  ET  JAC.  SANSOVINO. 
— CELLINI.  — LEONE  LEONI.  — JEAN  BOLOGNE.  — LES  SCULPTEURS  DE 
NAPLES,  DE  LA  SICILE  ET  DE  VENISE. 


a critique  n’a  pas  précisément  réservé  sa  tendresse  pour 
les  derniers  représentants  de  la  sculpture  italienne,  pour 
les  contemporains  de  Michel-Ange.  Et  cependant  que 
de  talent  encore  chez  ces  épigones  ! quelle  variété  dans 
leurs  aspirations  ! 

A Florence,  tout  un  groupe  poursuit  sa  voie  à part, 
s’inspirant  à l’occasion  des  modèles  créés  par  Michel- 
Ange,  mais  sans  entendre  abdiquer  devant  lui. 

Tel  est  en  premier  lieu  Giovanni  Francesco  Rustici  (1474-1 55q).  Représen- 
tant d’une  famille  florentine  fort  aisée  et  qui  comptait  plusieurs  artistes  (son 
grand-père  l’orfèvre  Marc,  puis  son  cousin,  le  peintre  Gabriel),  Rustici  se  lia 
intimement  avec  Féonard  de  Vinci,  dont  il  admirait  le  génie  et  dont  il  parta- 
geait les  goûts  : comme  lui,  il  aimait  passionnément  les  animaux  (il  entretenait 
dans  sa  maison  une  véritable  ménagerie);  comme  lui,  il  fonda  une  sorte 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


52 


4io 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


d’académie,  mais  où  l’on  s’occupait  de  fêtes  et  de  bonne  chère  plus  que  d’es- 
thétique ou  de  science. 

En  i5oô,  la  corporation  des  marchands  lui  commanda  trois  statues  en  bronze 
qui  devaient  prendre  place  au-dessus  d’une  des  portes  de  Ghiberti  : Saint  Jean- 
Baptiste  prêchant  entre  un  Lévite  et  un  Pharisien.  Léonard  de  Vinci,  à ce  qu’af- 
firme Vasari,  aurait  aidé  Rustici  à confectionner  les  formes  et  les  armatures 
de  fer  destinées  à protéger  les  bronzes,  et  lui  aurait  donné  les  meilleurs 
conseils  pour  la  fonte.  Quelques-uns  même  croient,  ajoute  Vasari  (qui  ne 
se  prononce  pas  sur  ce  point),  que  Léonard  travailla  de  sa  main  aux  modèles. 
Ailleurs,  Vasari  déclare  que  les  trois  statues  furent  « ordinate  col  consiglio  di 

Leonardo  » ; il  ajoute  que,  comme  dessin  et  comme 
perfection,  c’est  la  plus  belle  fonte  qui  se  soit  vue 
dans  les  temps  modernes. 

Au  récit  de  Vasari  M.  Milanesi  a fait  une  objec- 
tion, à savoir  qu’en  i5o6  Léonard  se  trouvait  à 
Milan,  non  à Florence,  et  que,  par  conséquent,  il  ne 
pouvait  seconder  Rustici.  Mais  nous  savons  d’autre 
part  que  les  trois  statues  ne  furent  mises  en  place 
que  le  24  juin  1 5 1 1 1 , : or  dans  cet  intervalle  Léonard 
séjourna  plus  d’une  fois  à Florence,  par  exemple  le 
18  septembre  iSop2.  Maintenons  donc,  jusqu’à 
preuve  du  contraire,  l’exactitude  de  l’assertion  de 
Vasari. 

Dans  les  statues  du  Baptistère,  l’influence  de  Do- 
natello  lutte  avec  celle  de  Michel-Ange.  Le  person- 
nage chauve,  debout  à droite,  rappelle  d’une  manière  saisissante  le  Zuccone, 
placé  à quelques  pas  de  là,  dans  une  des  niches  du  Campanile;  de  même  les 
paquets  de  draperies  — qu’on  me  passe  cette  expression,  j’entends  par  là  des 
draperies  qui  ne  sont  pas  analysées,  pas  développées,  pas  rythmées  — sont 
tout  à fait  dans  la  manière  de  Donatello,  suivi  en  cela  par  Michel -Ange, 


Portrait  de  Rustici. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


notamment  dans  la  Pie/à  et  dans  le  Moïse.  Par  contre,  la  forte  musculature 
des  bras  du  personnage  debout  à gauche  proclame,  à n’en  pas  douter,  l’in- 
fluence de  Michel-Ange;  j’en  dirai  autant  des  types.  Que  reste-t-il  dès  lors 
pour  la  prétendue  intervention  de  Léonard?  M.  Courajod,  le  savant  conser- 
vateur de  la  sculpture  au  Musée  du  Louvre,  déclare  qu’après  avoir  longtemps 
étudié  les  statues  du  Baptistère,  il  n’y  a pas  senti  autre  chose  qu’une  influence 
très  prononcée  du  style  de  Michel-Ange.  La  seule  trace  de  goût  milanais  se 
trouve,  selon  lui,  dans  le  dessin  tout  léonardesque  de  la  bordure  des  vête- 
ments des  compagnons  de  saint  Jean.  Dans  un  ouvrage  postérieur,  M.  Cou- 


1.  Landucci,  Diario , p.  3oq.  — Les  trois  statues  furent  payées  environ  1200  florins  (Mila- 
nesi, Sulla  Storia  dell’ Arte  toscana , p.  248-250,  2.55-26i). 

2.  Richter,  the  Jiterary  Works  of  Leonardo  da  Vinci,  t.  I,  p.  402-408. 


G. -F.  RUST1CI. 


411 


rajod  reconnaît  toutefois  que  la  tète  chauve  du  Lévite  rappelle  indiscutable- 
ment la  manière  de  Léonard1. 

De  même  que  celui-ci,  Rustici  finit  ses  jours  en  France.  Engagé  au  service 
de  François  Lr  et  d’Henri  II,  il  modela  pour  le  premier  de  ces  princes  une  statue 
équestre,  qui  ne  fut  toutefois  pas  coulée  en  bronze.  Il  mourut  en  i55q  à Tours, 
dans  cette  même  Touraine  qui  contenait  déjà  le  tombeau  de  son  maître  et  ami. 

Un  autre  sculpteur  florentin  célèbre,  Pietro  Torrigiano  (1472- 1622),  ne 


Sr.int  Jean-Baptiste  entre  le  Lévite  et  le  Pharisien,  par  Rustici. 

(Baptistère  de  Florence.) 

semble  pas  avoir  laissé  d’ouvrages  dans  sa  patrie.  Nous  le  retrouverons  en  étu- 
diant 1 histoire  de  la  Renaissance  en  Angleterre  et  en  Espagne. 

Jacopo  Tatti  (i486- 1070),  surnommé  Sansovino,  en  souvenir  de  son  maître 
Andrea  Sansovino,  a marqué  au  même  titre  comme  sculpteur  et  comme  archi- 
tecte (voy.  p.  34g-352).  Les  connaisseurs  11’hésitaient  pas  à le  comparer  à 
Michel-Ange.  Tout  en  déclarant  qu’il  lui  était  inférieur  d’une  manière  géné- 
rale, ils  le  plaçaient  au-dessus  de  lui  pour  l’exécution  des  draperies,  celle  des 
enfants,  1’  « aria  » des  temmes,  où  il  ne  craignait  aucune  rivalité.  « Ses  dra- 

1 • Conjectures  à propos  d'un  buste  en  marbre  de  Beatrix  d’Este,  p.  12.  — La  Statue  équestre  de 
Francesco  Sfor^a,  p.  46. 


412 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


peries  de  marbre  étaient  des  plus  fines,  bien  développées,  avec  de  beaux  plis, 
qui  accentuaient  les  vêtements  et  laissaient  deviner  le  nu;  ses  enfants  étaient 
pleins  de  morbidesse,  de  tendresse,  sans  le  développement  musculaire  qui  carac- 
térise les  adultes,  avec  des  petits  bras  et  des  jambes  véritablement  en  chair, 
absolument  comme  on  les  voit  dans  la  nature.  Quant  à ses  physionomies  de 
femmes,  elles  étaient  douces  et  belles,  gracieuses  au  possible,  comme  on  peut 
le  voir  dans  ses  Madones  en  marbre  ou  en  bas-relief,  dans  ses  Vénus,  et  autres 
figures.  » (Vasari.) 

Un  des  premiers  ouvrages  de  Sansovino,  la  Déposition  de  croix,  qu’il  modela 
en  cire  pour  Pierre  Pérugin  (Musée  de  South-Kensington),  est  une  composi- 
tion vivante,  pittoresque,  dramatique,  saisissante  au  possible.  Le  jeune  maître 
y a introduit  des  motits  absolument  nouveaux,  le  cadavre  d’un  des  larrons  à 
moitié  accroché  à l’échelle  appuyée  contre  la  croix,  celui  de  l’autre  posé  sur  le 
dos  de  deux  personnages  agenouillés. 

Le  Saint  Jacques,  exécuté  pour  la  cathédrale  de  Florence  (i  5 1 i-i  5 1 3),  procède 
directement  des  modèles  de  Donatello  : même  effet  de  draperies  que  dans  les 
statues  du  maître  à Or  San  Michèle  et  à la  cathédrale  ; seuls  quelques  accents 
font  penser  à Nanni  di  Banco,  notamment  l’expression  du  visage. 

Plus  élégant  et  tout  ensemble  plus  suave  est  le  Bacchus  qui  tient  si  bril- 
lamment sa  place  au  Musée  national  de  Florence  entre  les  productions  de 
l’ancienne  et  de  la  nouvelle  Ecole  florentine  (gravé  p.  i ig). 

Ce  talent  fait  de  science  et  d’inspiration  ne  pouvait  que  s’aviver  sous  le  ciel 
de  Venise,  dans  cette  société  raffinée  et  brillante,  ignorante  de  la  sécheresse 
d’esprit  des  Florentins.  Les  sculptures  dont  il  enrichit  la  cité  des  Doges  sont 
mouvementées,  mais  en  même  temps  souples,  au  même  degré  que  celles  de  ses 
anciens  concitoyens  sont  sèches,  dures  et  vides.  Les  statues  qu’il  sculpta  vers 
1 5qo,  pour  la  « loggietta  » du  campanile,  se  distinguent  par  leur  exécution  spi- 
rituelle, pittoresque,  parfois  piquante;  dans  le  Mars  et  le  Neptune,  de  dimensions 
colossales,  qu’il  plaça  au  haut  de  l’escalier  des  Géants,  on  admire  une  ampleur 
et  une  fierté  qui  s’allient  toutefois  déjà  à trop  de  facilité  (gravés  t.  II,  p.  289). 

Dans  ses  nombreux  bas-reliefs,  Sansovino  sacrifie  trop,  à l’instar  de  son  maître 
et  homonyme,  au  culte  du  pittoresque  : tel  est  le  trait  dominant  de  la  porte  de 
bronze  de  la  basilique  de  Saint-Marc  de  Venise,  avec  les  Miracles  de  saint  Marc. 
(Les  têtes  en  haut-relief  placées  sur  cette  porte  procèdent  des  modèles  laissés 
par  Ghiberti  sur  la  porte  du  Baptistère  ; mais  qu’elles  sont  vides  et  banales,  en 
comparaison  ! ) Moins  fouillé  encore  et  plus  déclamatoire  est  le  Saint  Antoine 
ressuscitant  une  jeune  plie  noyce,  bas-relief  en  marbre  exécuté  pour  le  « Santo  » 
de  Padoue.  Ces  défauts  s’aggravent  — est-il  nécessaire  de  l’ajouter?  — chez 
les  élèves  de  Sansovino  : la  Chute  de  Phaéton,  au  Musée  de  Berlin  (n°  227), 
pèche  par  l’accumulation  des  figures. 

Sansovino  a laissé  à Venise  et  dans  les  environs  de  nombreux  autres  ouvrages 
où  son  talent  se  manifeste  sous  les  faces  les  plus  variées  : les  statues  en 


JACOPO  SANSOYINO. 


4i3 


A Florence , de  même 
qu’à  Venise,  Sansovino  for- 
ma d’innombrables  élèves  : 
d’une  part  Tribolo,  Solos- 
meo  da  Settignano,  Bart. 
Ammanati;  de  l’autre,  Gi- 
rolamo  de  Ferrare,  sur- 
nommé le  Lombardo,  Ja- 
copo  Colonna,  Tiziano  de 
Padoue , Pietro  da  Salô , 
Tommaso  da  Lugano,  Ja- 
copo  da  Brescia , puis  Danese 


Statue  de  saint  Jacques,  par  Jac.  Sansovino. 
(Cathédrale  de  Florence.) 


Cattaneo  et  surtout  Alessandro  Vittoria. 


bronze  des  Evangélistes , à la  basilique  de  Saint-Marc,  les  statues  de  l 'Espérance 
et  de  la  Charité,  sur  le  tombeau  du  doge  Venier  (-J-  1 556),  dans  l’église  San 
Salvatore,  les  statuettes  en  bronze  de  Mélédgre  et  de  Neptune,  dans  la  collection 
Pourtalès  à Berlin1,  etc. 

On  lui  tait  également 
honneur  d’une  série  de 
stucs  coloriés,  remarqua- 
bles par  un  mélange  de 
grâce  et  d’afféterie.  Dans 
ces  .ouvrages,  — des  Ma- 
dones en  bas-relief  ou  en 
haut-relief,  — dont  le  Mu- 
sée de  Berlin  possède  un 
choix  fort  varié,  et  dont 
l’un  est  signé,  nous  voyons 
Sansovino  « s’inspirant  à 
la  fois  de  Michel -Ange, 
pour  la  recherche  des  mou- 
vements et  les  formes  co- 
lossales, et  de  Donatello, 
à qui  il  emprunte  les  atti- 
tudes (la  figure  principale 
toujours  de  profil),  l’arran- 
gement du  voile  et  en  par- 
tie même  l’expression2  ». 


Intermittente  chez  Sansovino  et  Rustici,  l’imitation  de  Michel-Ange  devint 

1.  Dohrae,  Die  Austclhing  von  Gcniiildcn  altérer  Meister  iu  Berliner  Privatbesit 4.  Berlin,  1 883. 

2.  Bode  : Galette  des  Beaux-Arts,  1888,  t.  II,  p.  386-387* 


4M 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


au  contraire  la  règle  chez  tous  les  autres  sculpteurs  florentins  marquants;  mais 
rarement  elle  leur  porta  bonheur,  car,  à l’exception  de  Jean  Bologne,  aucun 
d’eux  n’avait  ni  assez  de  vigueur,  ni  assez  de  fougue  pour  s’attaquer,  comme 
leur  modèle,  au  style  héroïque,  pour  évoquer  des  Titans  ou  des  Dieux.  Qu’en 
résulta-t-il?  Les  uns,  à force  de  poursuivre  l’expression  du  mouvement,  sacri- 
fièrent à l’agitation  et  à la  névrose;  les  autres,  au  contraire,  tombèrent  dans  la 
boursouflure  : rien  de  plus  pauvre,  de  plus  flasque,  que  les  colosses  d’un  Ban- 
dinelli  ou  d’un  Ammanati. 

Par  une  inconséquence  à laquelle  il  ne  faut  pas  s’arrêter,  eu  égard  à l’indi- 
gnité du  personnage,  Baccio1  Bandinelli  (i 49-3-1 56o)  se  montre  tout  ensemble 
l’imitateur  le  plus  servile  et  le  détracteur  le  plus  acharné  de  Michel-Ange. 
Médisant,  intrigant,  indélicat,  processif  au  souverain  degré,  ce  Thersite  de 
l’École  florentine  réussit  plus  d’une  lois,  grâce  à de  vieilles  relations  de  famille 
avec  les  Médicis,  à évincer  les  maîtres  les  plus  éminents.  Faible  comme  sculp- 
teur, il  ne  pouvait  prétendre  à quelque  virtuosité  que  comme  dessinateur  : ses 
études  d’animaux,  conservées  au  Louvre,  et  surtout  sa  belle  composition  du 
Martyre  de  saint  Laurent,  immortalisé  par  l’estampe  de  Marc-Antoine  (gravée 
p.  127),  lui  assurent  un  rang  honorable  parmi  les  maîtres  du  crayon  ou  de  la 
plume.  Dans  cette  composition,  l’arrangement  général  rappelle  un  des  Miracles 
de  saint  Antoine,  modelés  par  Donatello  pour  le  « Santo  » de  Padoue;  il  n’est 
pas  sans  analogies  non  plus  avec  Y École  d’Athènes  de  Raphaël. 

Il  faut  voir,  dans  la  biographie  écrite  par  Vasari,  à quel  point  Bandinelli 
violait  à tout  instant,  non  seulement  les  lois  de  la  décoration,  mais  encore  les 
convenances  les  plus  élémentaires  : une  fois  il  fit  pour  un  autel  un  Christ 
accompagné  d’un  ange  tellement  grand,  qu’il  ne  restait  pas  de  place  au  prêtre 
pour  officier  (voy.  aussi  p.  36q).  Lorsque  son  groupe  d ’ Hercule  et  Cacas  fut 
exposé  sur  la  place  de  la  Seigneurie  (i53q),  il  n’y  eut  qu’un  cri  à Florence 
pour  flétrir  cette  œuvre  pitoyable.  Bandinelli  lui-même  racontait  avec  orgueil, 
devant  le  duc  Cosme,  que  l’on  avait  composé  contre  elle  d’innombrables  satires. 
A cette  occasion,  son  ennemi  Benvenuto  Cellini  ne  se  fit  pas  faute  d’en  mettre 
à nu  tous  les  défauts  (voy.  p.  177). 

En  1 5qp,  Bandinelli  et  Giuliano  d’Agnolo  firent  adopter  par  Cosme  Ier  un 
projet  de  chanccl,  qui  devait  constituer  à lui  seul  un  vaste  monument,  orné  à 
profusion  de  statues  et  de  bas-reliefs,  de  marbres  et  de  bronzes.  Cette  œuvre 
baroque  déshonora  la  cathédrale  jusqu’en  1842,  époque  à laquelle  on  l’enleva, 
en  ne  laissant  subsister  que  le  soubassement  en  marbre,  avec  ses  figures  d’apôtres 
ou  de  saints  sculptés  en  bas-relief.  Bandinelli  et  son  collaborateur  Giovanni 
dell’  Opéra  y ont  abusé  des  effets  de  torse;  ils  s’y  sont  inspirés  plus  encore 
de  Donatello  que  de  Michel-Ange.  Vides  et  prétentieuses,  leurs  figures  sont 
en  outre  trop  trapues. 

1.  Benvenuto  Cellini  l’appelait  plaisamment  « Buaccio  »,  espèce  de  bœuf. 


La  Mise  au  tombeau  et  la  Résurrection,  par  Jac.  Sansovino. 
(Fragment  de  la  Porte  de  bronze  de  la  basilique  de  Saint-Marc  a Venise.) 


qiô 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Les  autres  sculptures  de  Bandinelli  — la  statue  assise  de  Jean  de  Médicis,  sur 
la  place  de  Saint  - Laurent,  Y Adam  et  Y Eve  du  Musée  national,  — sont  trop 
médiocres  pour  nous  arrêter. 

L’influence  néfaste  de  Bandinelli  se  fait  sentir  jusque  de  nos  jours  : la  vue 
de  ses  ouvrages  prévient  contre  la  Renaissance  ; on  se  figure  qu’ils  représentent 
la  moyenne  du  goût  et  du  talent  à cette  époque. 

Un  mot  ici  sur  Giovanni  Bandini  da  Castello,  surnommé  Giovanni  dell’ 
Opéra  (-j-  1 099),  l’élève  et  le  collaborateur  de  Bandinelli.  Cet  artiste  est  surtout 
connu  par  sa  statue,  fort  élégante,  de  Y Architecture,  placée  sur  k tombeau  de 
Michel-Ange  (la  maquette  en  terre  cuite  est  conservée  au  Musée  de  South- 
Kensington). 

A l’encontre  de  Bandinelli,  Bartolommeo  Ammanati  ( 1 5 J i-iSça)  fut  un 
parfait  galant  homme,  en  même  temps  qu’un  architecte  de  mérite  (p.  33o). 
Comme  sculpteur  malheureusement  il  ne  s’élève  guère  au-dessus  de  lui  : son 
Neptune,  qui  se  dresse  sur  la  place  de  la  Seigneurie,  au  milieu  d’une  fontaine 
monumentale,  n’a  rien  à envier  pour  la  pauvreté  et  l’afféterie  à Y Hercule  et 
Cacus;  les  deux  font  la  paire.  Burckhardt  a eu  raison  de  dire  que  c’était  là  du 
génialisme  faux.  Rien  n’est  prévu;  tout  semble  abandonné  au  hasard,  qui  ne 
sert  si  bien  les  hommes  de  génie  que  parce  qu’ils  ont  du  génie,  mais  qui  ici 
produit  des  effets  ridicules.  L’artiste  commence  par  adopter  trois  grandeurs  dif- 
férentes pour  les  personnages  (i°  les  Faunes,  les  Tritons;  20  les  Nymphes; 
3°  Neptune),  sans  établir  une  gradation,  sans  justifier  en  quoi  que  ce  soit  les 
différences  de  taille.  En  outre,  ses  Faunes  et  ses  Satyres  sont  comme  en  l’air; 
nulle  assiette  chez  eux;  à peine  s’ils  posent  sur  le  rebord  de  la  fontaine.  Quand 
j’aurai  ajouté  que  le  modelé  est  trop  sommaire  (les  figures  sont  trop  d’une  seule 
venue,  sans  modulation  aucune),  je  n’aurai  pas  encore  épuisé  la  liste  des  défauts 
de  cette  composition  véritablement  discordante  et  choquante. 

Une  autre  statue  d’Ammanati,  Y Hercule  du  palais  Arenberg  à Padoue',  se 
fait  remarquer  par  le  manque  complet  d’expression  et  de  mouvement.  Rien 
de  plus  froid,  de  plus  lourd,  de  plus  vide.  On  constate  toutefois  une  différence 
entre  ce  colosse  et  celui  de  Bandinelli  : si  le  premier  est  faible  et  prétentieux, 
il  n’est  du  moins  pas  vulgaire  comme  le  second. 

Après  de  telles  erreurs,  Ammanati  sculpteur  est  jugé  pour  nous;  mais 
Ammanati  architecte  11e  mérite  pas  d’être  englobé  dans  la  même  condamnation, 
comme  nous  l’avons  déclaré  tout  à l’heure  : nous  avons  eu  l’occasion  de 
signaler  ses  très  réelles  qualités. 

Il  est  à peine  nécessaire  de  présenter  au  lecteur  le  plus  agité  des  artistes  du 

1.  Un  dessin  exposé  au  Louvre  (n°  3i)  rend  encore  plus  sensibles  les  défauts  de  cette  statue  : 
le  corps  d’Hercule  y est  véritablement  informe. 


Un  Évangéliste,  par  Baccio  Bandinelli.  (Musée  des  Offices.) 


BENVENUTO  CELLINI. 


4i7 


xvic  siècle,  l’orfèvre  habile,  le  sculpteur  discutable,  l’aventurier,  spadassin  et 
conteur  hors  ligne  qui  a nom  Benvenuto  Cellini  ( 1 5oo—  1 5 7 1 ) 1 . Les  mémoires 
de  Cellini  tiennent  une  grande  place  dans  la  littérature  du  xvi1'  siècle,  ses  sculp- 
tures une  fort  petite  dans  l’art  de  la  même  époque  : n’importe,  même  en  nous 
plaçant  à notre  point  de  vue  spécial,  nous  ne  pouvons  nous  défendre  d’un  vif 
sentiment  de  curiosité  devant  l’homme  extraordinaire  qui,  pendant  le  siège  de 
Rome,  tua  le  connétable  de  Bourbon  et  fondit,  au  château  Saint-Ange,  les 


Bas-relief  de  Baccio  Bandinelli  et  de  Giovanni  dell’  Opéra. 
(Musée  de  l'Œuvre  du  Dôme  de  Florence.) 


joyaux  du  pape  captif;  qui,  jeté  dans  les  fers,  dans  ce  même  fort,  tenta  une 

1.  Bibl.  : Eugène  Plon,  Benvenuto  Cellini,  orfèvre,  médailleur,  sculpteur  (Finis,  1 883)  ; travail 
magistral,  où  sont  résumées  et  discutées  toutes  les  publications  antérieures.  — Connus. par  les 
extraits  publiés  au  xvne  siècle  par  le  médecin  Redi,  les  Mémoires  de  Cellini  11e  lurent  imprimés 
pour  la  première  fois  qu’en  1728  (la  meilleure  édition  est  celle  publiée  à Florence  par  Tassi  en 
182g;  traductions  françaises  de  Farjasse,  1 833  et  1875  ; de  Leclanché,  1844,  1847  et  1881). 
Goethe  ne  s’est  pas  mépris  sur  la  valeur  littéraire  des  Mémoires  quand  il  leur  a fait  l’honneur  de 
les  traduire.  Cellini,  en  effet,  sait  peindre  d’un  trait  de  plume  : il  nous  montre  dans  le  tréso- 
rier de  Cosme  I"  un  petit  homme  sec  et  fluet,  avec  des  petites  mains  d’araignée,  une  petite 
voix  de  cousin  et  une  rapidité  de  limaçon  (édit.  Tassi,  t.  11,  p.  32.5).  — Incapable  de  dissimu- 
lation ou  de  fourberie,  avec  cela  d’une  franchise  qui  lui  aliéna  sans  cesse  les  bonnes  grâces  de 
ses  protecteurs,  Cellini  compta  autant  d'amis  dévoués  que  de  jaloux  ou  d’ennemis.  Il  est  im- 
possible de  n’être  pas  frappé  de  l’extrême  analogie  de  son  caractère  avec  celui  de  son  compa- 
triote Jacques  Casanova  de  Seingalt , l’auteur  des  fameux  Mémoires  : vaniteux  et  irascible 
comme  lui,  écrivassier,  parfois  visionnaire  (comparer  le  récit  des  deux  évasions).  — Sur  les  ou- 
vrages didactiques  de  Cellini,  voy.  ci-dessus,  p.  177,  302. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


53 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


418 


évasion  célèbre;  l’homme  qui  remua  par  ses  colères,  ses  intrigues,  ses  vantar- 
dises et  ses  crimes  les  cours  de  Rome,  de  Florence,  de  Ferrare  et  de  France  ; 
l’homme  enfin  qui  personnifie  avec  le  plus  d’éclat  les  triomphes  de  l’artiste, 
devenu  l’idole  de  cette  société  raffinée. 

Après  le  travail  si  consciencieux  et  si  complet  de  M.  Plon,  nous  croyons 
qu’il  n’y  a plus  rien  d’essentiel  à ajouter  à la  biographie  de  Benvenuto  : tout  au 
plus  peut-on  espérer  de  préciser  sur  quelques  points  accessoires  les  informations 
réunies  par  notre  savant  compatriote. 

Benvenuto  nous  a raconté,  avec  sa  verve  habituelle,  son  premier  voyage  à 
Rome,  en  i5i5;  véritable  escapade  d’écolier,  ou  plutôt  d’apprenti.  Dans  son 
ardente  curiosité,  son  humeur  inquiète,  il  n’avait  même  pas  pris  le  temps  de 

rentrer  chez  lui  pour  dire  adieu  à ses  parents  ou 
pour  changer  de  costume,  et  était  parti  avec  son 
camarade  le  Tasso,  le  tablier  lié  derrière  le  dos 
(«  i grembiuli  legati  indietro  »).  C’est  ainsi  qu’il 
arriva  presque  sans  s’en  apercevoir  à Sienne. 
A Rome,  le  brillant  et  impétueux  débutant  entra 
chez  un  orfèvre  lombard,  Firenzuola,  plus  fami- 
liarisé, ce  semble,  avec  la  confection  de  la  grosse 
vaisselle  de  table  qu’avec  celle  de  bijoux  délicats. 
Il  exécuta,  dans  sa  boutique,  pour  un  cardinal, 
une  sorte  de  support  de  salière  («  cassonetto  »), 
d’une  demi-brasse  environ,  imité  de  l’urne  de 
porphyre  placée  devant  le  Panthéon  (aujour- 
d’hui à la  basilique  du  Latran),  et  orné  de  nombreux  médaillons  («  mas- 
cherette  »). 

Les  épreuves  par  lesquelles  passa  Cellini,  sa  captivité,  son  évasion,  ses 
aventures  de  toute  sorte  sont  trop  connues  pour  qu’il  soit  nécessaire  de  les  narrer 
à nouveau  ici.  L’histoire  des  ouvrages  exécutés  en  France  par  le  sculpteur- 
orfèvre  florentin  nous  échappe  également  pour  le  moment  : nous  y reviendrons 
quand  nous  étudierons  les  destinées  de  la  Renaissance  dans  notre  pays. 

Comme  il  était  naturel  chez  un  homme  qui  avait  tenu  l’occasion  une  lois 
dans  sa  vie  et  qui  l’avait  laissée  échapper,  Cellini  vécut,  le  restant  de  ses  jours, 
sur  le  souvenir  éblouissant  des  largesses  de  François  I'  r.  Ses  dernières  années 
furent  tristes.  Cet  artiste  si  prompt  à s’emporter  travaillait  avec  une  lenteur 
extrême;  son  irritabilité  achevait  d’éloigner  de  lui  les  clients.  Il  n’avait  été 
qu’un  sculpteur  de  rencontre1;  sur  ses  vieux  jours  il  dut  revenir  à sa  profession 
première  et  rouvrir  une  boutique,  et  encore  ce  terme  est-il  trop  ambitieux  : il 
se  vit  réduit  à louer  une  partie  de  l’échoppe  d’un  de  ses  confrères. 

1 . A travers  tous  les  compliments  et  toutes  les  réticences,  Vasari  nous  montre  Cellini 
excellant  surtout  dans  les  petites  choses,  bref  un  orfèvre  dans  la  véritable  acception  du 
terme. 


Portrait  de  B.  Cellini. 
D’après  une  peinture  sur  porphyre. 
(Ancienne  collection  Plot.) 


BENVENUTO  CELLINI. 


41g 


La  plus  célèbre  des  sculptures  de  Cellini,  le  Persée,  doit  sa  réputation  autant 
à son  mérite  intrinsèque  qu’au  récit  de  ses  tribulations.  Résumer  un  tel  récit, 
serait  le  dénaturer;  qu’il  suffise  de  rap- 
peler avec  quelle  verve,  quelle  passion, 

Cellini  retrace  et  sa  lutte  contre  ses  enne- 
mis et  sa  lutte  contre  les  éléments.  La 
fonte  de  statues  monumentales  était  de- 
puis des  siècles  une  opération  des  plus 
courantes  : il  ne  fallait  rien  moins  que 
l’ardente  imagination  de  l’artiste-écrivain 
pour  nous  intéresser  à un  tel  point  à 
ses  efforts,  à ses  exploits.  Commencé 
en  i5q5,  le  Persée  ne  fut  achevé  qu’en 
i55q,  au  bout  de  dix  années  de  travail. 

A en  croire  son  auteur,  Florence  entière, 
y compris  le  duc,  se  pressa  devant  le 
chef-d’œuvre.  Le  règlement  des  comptes 
toutefois  donna  lieu  aux  plus  pénibles 
discussions.  Cellini  ayant  demandé  ioooo 
ducats  (plus  d’un  demi-million  de  francs), 
le  duc  lui  répondit  qu’avec  cette  somme 
on  pourrait  bâtir  des  palais  et  des  villes. 

L’artiste  aussitôt  de  répliquer  : « Votre 
Excellence  trouvera  quantité  de  gens  qui 
sauront  lui  bâtir  des  palais  et  des  villes, 
mais  elle  ne  trouvera  peut-être  pas  un 
autre  homme  au  monde  qui  puisse  lui 
faire  un  Persée  comme  le  mien.  » De 
guerre  lasse,  le  duc  consentit  à donner 
35oo  ducats,  mais  seulement  par  annui- 
tés. A la  fin  de  l’année  1 566,  609  écus 
restaient  dus  encore  ! 

Le  bronze  de  la  Loge  des  Lanzi  nous 
révèle  à la  fois  le  talent  de  Cellini  et  la 
dégénérescence  de  l’art  italien  vers  le 
milieu  du  xvie  siècle.  Quoique  plus  fami- 
liarisé par  ses  études  premières  avec  l’exé- 
cution d’œuvres  de  petites  dimensions 
que  d’œuvres  monumentales,  l’orfèvre, 
devenu  sculpteur,  a su  donner  à son  héros  de  la  souplesse  et  de  la  fierté  : 
rien  de  plus  ressenti  que  le  modelé;  l’expression  de  la  vie  y confine  parfois  à 
la  névrose.  Les  statuettes  des  Dieux,  le  bas-relief,  représentent  la  Délivrance 


Le  Persée  de  B.  Cellini. 
(Loge  des  « Lanzi  ».) 


420 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


d’Andromède  et  les  autres  ornements  du  socle  offrent,  si  possible,  plus  d’accent 
encore,  précisément  parce  qu’ils  sont  plus  petits  et  rentrent  mieux  ainsi  dans 
la  spécialité  de  l’artiste.  Mais  si  nous  nous  attachons  à la  conception  même 
des  figures,  quel  manque  de  netteté  et  de  fermeté,  quel  amollissement,  quelle 
corruption  ! On  y chercherait  en  vain  une  idée  saine,  un  sentiment  généreux  : 
elles  ne  font  que  refléter  ce  qu’il  y avait  d’agité  et  de  vicieux  dans  l’âme  de 


La  Délivrance  d’Andromède,  par  B.  Cellini. 

(Piédestal  du  « Persée  ».) 

leur  auteur.  Devant  ces  raffinements  morbides,  ce  Jupiter  efféminé,  avec  sa 
chevelure  ceinte  d’une  bandelette,  ce  mélange  de  tous  les  genres  imaginables 
de  relief  dans  la  Délivrance  d’ Andromède,  on  apprend  à apprécier  à leur  valeur 
les  qualités  qui  éclatent,  à quelques  pas  de  là,  dans  les  créations  de  Jean 
Bologne  : si  son  Hercule,  si  son  Romain  n’ont  pas  la  finesse  du  Persée,  quel 
sang  jeune  et  riche  circule  dans  leurs  veines!  Et  comment  les  Florentins 
d’alors  ont-ils  pu  apprécier  à la  fois  un  dégénéré  tel  que  Cellini  et  ce  robuste 
représentant  des  races  du  Nord  ! 

A côté  du  Persée,  les  ouvrages  principaux  de  Cellini  sont  la  Nymphe  de 
Fontainebleau , dont  il  sera  question  dans  notre  volume  sur  la  Renaissance  en 


BENVENUTO  CELLINL 


421 


France  (gravée  p.  36 1),  le  Crucifix  en  marbre  de  l’Escurial,  le  buste  en  bronze 
de  Cosme  Ier,  au  Musée  national  de  Florence  (gravé  p.  1 38),  et  le  buste  de 


Le  Piédestal  du  Persée  de  B.  Cellini. 


Bindo  Altoviti,  au  palais  du  même  nom  à Rome.  Toutes  ces  productions  ont 
quelque  chose  de  fiévreux  et  d’inquiet. 

Les  médailles  tondues  par  Cellini,  les  pièces  d’orfèvrerie  ciselées  par  lui 


422 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


manquent  au  même  point  de  pondération  et  de  recueillement.  La  plus  brillante 
d’entre  ces  productions  est  la  salière  qui,  du  trésor  des  rois  de  France,  est  entrée 
dans  celui  des  empereurs. 

Leone  Leoni,  né  vers  i5c>9  à Arezzo,  selon  toute  vraisemblance,  mort  à 
Milan  en  i5ço,  à l’âge  de  quatre-vingt-un  ans  environ,  n’avait  rien  à envier  à 
Benvenuto  Cellini,  ni  pour  la  violence  du  caractère,  ni  pour  la  verve  dans  la  pro- 


La  Salière  de  B.  Cellini  (Neptune  et  Amphitrite). 
(Trésor  impérial  de  Vienne.) 


duction1.  Pour  ses  débuts,  il  donna  sur  le  visage  de  l’orfèvre  allemand  Pellegrino 
di  Leuti,  qui  l’avait  outragé,  une  balafre  qui  le  défigura  à jamais.  Soumis  à la 
question  et  condamné  à avoir  la  main  droite  coupée,  il  fit  commuer  sa  peine 
en  celle  des  galères,  où  il  demeura  pendant  une  année  environ.  En  i5qq,  nou- 
vel attentat  : il  paya  un  sicaire  pour  aller  frapper  à Venise  un  de  ses  anciens 
ouvriers,  Martino  Pasqualigo.  En  i55t),  exaspéré,  croit-on,  par  une  jalousie 

I.  Bibl.  : C.  Casati,  Leone  Leoni  d’Are^po  sciiltoree  Giov.  Pctolo Loma^ço pittore  inilanese.  Milan, 
1884.  — Plon , les  Maîtres  italiens  au  service  de  la  maison  d'Autriche.  Leone  Leoni , sculpteur  de 
Charles-Quint , et  Pompeo  Leoni,  sculpteur  de  Philippe  II.  Paris,  1887  (travail  véritablement  défi- 
nitif). — Le  catalogue  des  médailles  de  ces  maîtres  a été  dressé  dans  Y Annuaire  des  Musées  de 
Vienne,  1889.  — C.  dell’  Acqua  : Arcliivio  storico  ckll’  Acte,  1889,  p.  78-81. 


LEONE  LEONI. 


d’artiste,  il  attaqua  son  propre  hôte,  le  fils  du  Titien,  et  le  frappa  de  plusieurs 
coups  de  poignard.  La  dernière  partie  de  son  existence  se  passa  à Milan,  où  il 
s’était  fait  construire  un  élégant  palais  (gravé  p.  3 1 1 ),  et  d’où  il  entreprit  de 
nombreuses  excursions,  soit  dans  d’autres  capitales  italiennes,  soit  en  France, 
dans  les  Pays-Bas  et  l’Allemagne.  Nommé  sculpteur  de  Charles-Quint,  il  exerça 
au  loin  une  influence  qui  ne  fut  rien  moins  que  bienfaisante. 

Les  productions  de  Leone  Leoni  et  de  son  fils  Pompeo  (mort  vers  1610) 
sont  trop  nombreuses  pour  être  énumérées  ici  : mausolées  et  statues  monu- 
mentales, bustes  et  médailles,  il  n’est  guère  de  branche  de  la  sculpture  qu’ils 
n’aient  abordée  avec  succès  (voy.  la  gravure  de  la  page  26).  Nous  y reviendrons 
d’ailleurs  dans  les  volumes  suivants.  Leone  mêlait  à un  tempérament  véritable, 
à une  grande  liberté  dans  l’agencement  des  figures 
ou  des  lignes,  cette  espèce  d’agitation  dont  bien 
peu,  parmi  les  successeurs  de  Michel-Ange,  ont  su 
se  défendre  et  que  l’emploi  du  bronze  ne  faisait 
que  développer.  Dans  ses  portraits,  à peine  de 
loin  en  loin  quelque  trace  de  fraîcheur  et  de 
recueillement  (buste  de  l’impératrice  Isabelle,  au 
Musée  de  Madrid). 

D’innombrables  autres  sculpteurs  toscans  se 
sont  fait  un  nom  à cette  époque  : mais  combien 
en  est-il  qui  méritent  de  fixer  l’attention  de  la 
postérité  ! 

Silvio  Cosini,  né  vers  iqcp  à Pise  (et  non  à Fiesole  comme  on  l’a  cru  long- 
temps), était  élève  d’Andrea  Ferrucci , mais  s’inspira  également  de  Michel- 
Ange.  Artiste  aussi  habile  que  fantasque,  il  travailla  entre  autres  au  tombeau 
d 'Antonio  Slro^i,  dans  l’église  Santa  Maria  Novella  de  Florence,  et  y exécuta 
la  statue  de  la  Madone.  Dans  la  chapelle  des  Médicis,  il  sculpta,  sous  la 
direction  de  Michel -Ange,  quelques  chapiteaux  et  quelques  mascarons  qui 
témoignent  d’une  extrême  habileté.  Pise  lui  doit  deux  Anges  destinés  à la 
cathédrale,  Volterra  le  tombeau  de  Raphaël  Maffei.  Fixé  dans  la  suite  à Gênes 
( 1 53u),  il  travailla  surtout  à la  décoration  du  palais  Doria  : il  l’enrichit  de 
l’écusson  qui  surmonte  la  porte,  d’une  infinité  d’ornements  en  stuc,  d’après  les 
esquisses  de  Perino  del  Vaga,  et  d’un  portrait  en  marbre  de  Charles-Quint.  De 
Gènes,  Cosini  se  rendit  à Milan,  où  il  exécuta  différents  ouvrages  pour  le  dôme. 
Il  mourut  dans  cette  ville  à l’âge  de  quarante-cinq  ans.  Vasari,  qui  a donné  place 
à la  biographie  de  Cosini  dans  son  recueil,  vante  la  variété  des  connaissances 
de  son  héros  : non  seulement  il  comptait  parmi  les  plus  habiles  sculpteurs  du 
temps,  il  brilla  également  comme  poète  et  comme  virtuose. 


Le  dernier  grand  sculpteur  de  l’Lcole  florentine,  Jean  Bologne,  est  originaire, 


424 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


non  de  Bologne,  comme  on  l’a  longtemps  cm,  mais  de  la  France  flamande1.  Il 
naquit  en  1624  à Douai,  où  son  père,  à ce  que  l’on  affirme,  exerçait  la  profes- 
sion d’  « entailleur  »,  c’est-à-dire  de  sculpteur.  Vers  i5qo,  ainsi  à l’âge  de  seize 
ans,  il  se  rendit  à Anvers,  et  y entra  dans  l’atelier  d’un  sculpteur  et  architecte 
réputé,  Jacques  Dubroucq,  qui,  familiarisé  avec  les  chefs-d’œuvre  d’Italie,  fit 
naître  chez  son  élève  le  désir  de  compléter  à son  tour  ses  études  dans  la  patrie 

de  la  Renaissance.  Sur  la 
date  du  voyage  du  jeune 
artiste,  les  auteurs  ne  sont 
pas  d’accord  ; on  sait  seule- 
ment qu’il  partit  (probable- 
ment vers  1 55 1)  en  com- 
pagnie de  deux  peintres,  les 
frères  Franz  et  Camille  Fio- 
ns, et  qu’il  passa  deux  an- 
nées entières  à Rome,  où 
il  reçut  probablement  les 
conseils  de  Michel -Ange. 
Ses  ressources  étant  épui- 
sées, il  se  préparait  à retour- 
ner dans  sa  patrie,  lorsque, 
à son  passage  par  Florence, 
il  eut  la  bonne  fortune  de 
fixer  l’attention  d’un  riche 
amateur  de  cette  ville,  Ber- 
nardo  Vecchietti.  Celui-ci 
l’accueillit  dans  son  palais 
et  lui  fournit  les  moyens 
d’attendre  les  commandes. 
Au  début,  il  lui  fallut  accep- 
ter des  travaux  purement  décoratifs  : autels  de  « pietra  serena  » et  enca- 
drements des  fenêtres  de  la  confrérie  « del  Ceppo  »,  balustres  de  la  terrasse  du 
palais  Griffoni,  etc.  Le  premier  ouvrage  qui  le  mit  en  vue  fut  une  Venus  en 
marbre  ( 1 558). 

Présenté  par  Vecchietti  au  jeune  François  de  Médicis,  le  fils  aîné  de  Cosme, 
Jean  Bologne  sut  bientôt  conquérir  la  faveur  de  ce  prince.  Ce  fut  grâce  à sa  pro- 

I . Bibl.  : Le  Cabinet  de  l'Amateur , t.  IV,  p.  521.  — Del  Badia,  délia  Statua  équestre  di  Cosimo  I 
de’  Mcdici,  inodellata  da  Giovanni  Bologna  e fusa  da  Giovanni  Albcrglietto.  Florence,  1868.  Cl.  Sem- 
per,  dans  les  Jahrbiicher  de  Zahn  (1869,  p.  85).  — Catalogue  Titubai,  1882,  p.  5.  — Courajod, 
Quelques  Sculptures  de  la  collection  du  cardinal  de  Richelieu,  p.  5 et  suiv.  (extr.  de  la  Galette  des 
Beaux-Arts  de  1882).  — Abel  Desjardins  et  Foucques  de  Vagnonville,  la  Vie  et  l’Œuvre  de  Jean 
Bologne.  Paris,  i883.  — - Annuaire  des  Musées  de  Vienne  (t.  IV,  p.  38.  Relations  de  Jean  Bologne 
avec  la  cour  impériale). 


JEAN  BOLOGNE. 


420 


tection  qu’il  fut  admis  à prendre  part,  en  1 55g,  au  fameux  concours  pour  l’exé- 
cution de  la  fontaine  de  la  place  du  Palais- Vieux.  Les  juges  compétents  lui 
accordèrent  la  palme,  mais  Cosme  se  prononça  en  faveur  d’Ammanati.  Les 
compensations  heureusement  ne  lui  manquèrent  pas  : en  1 55ç  le  prince  Fran- 
çois lui  demanda,  pour  son  Casino,  la  fontaine  de  Samson  et  le  Philistin,  dont 
le  grand-duc  Ferdinand  Ier  fit  plus  tard  cadeau 
au  duc  de  Lerme;  en  1 56 1 , il  l’attacha  à son 
service  avec  un  traitement  mensuel  de  i3  écus 
(de  700  à 800  francs). 

La  réputation  du  sculpteur  étranger  avait 
assez  grandi  pour  qu’en  1 563  la  ville  de  Bo- 
logne lui  commandât  une  composition  monu- 
mentale, une  de  celles  qui  contribuent  le  plus 
à l’embellissement  de  la  cité  et  la  plus  brillante 
à coup  sûr  parmi  les  oeuvres  du  maître  : la 
fontaine  de  la  place  San  Petronio  ou  fontaine 
de  Neptune.  Cette  grande  page,  où  l’architec- 
ture et  la  sculpture  se  complètent  si  heureu- 
sement, lut  terminée  en  iSôp;  elle  coûta 
70000  écus  d’or  (voy.  la  gravure  de  la  page 
269) . Jean  Bologne  avait  une  vue  beaucoup 
plus  nette  que  Michel-Ange  des  exigences  de 
la  décoration  : il  se  plaisait  à marier  ses  figures 
à de  riches  ornements,  à les  encadrer  ou  à les 
relever  par  les  combinaisons  architecturales  les 
plus  variées;  à cet  égard  la  fontaine  de  Nep- 
tune est  un  modèle. 

Désormais  sa  fortune  était  frite  ; Florence, 

Lucques,  Gênes,  Pise,  les  princes  et  les  muni- 
cipalités de  l’Italie,  non  moins  que  les  souve- 
rains étrangers,  se  disputèrent  les  productions 

. -u  - , _ L'Enlèvement  des  Sabines. 

du  vaillant  Statuaire  douaisien.  Lu  1007,  Ca-  Par  Jean  Bologne.  (Loge  des  « Lanzi  ».) 

therine  de  Médicis  supplia  son  cousin  François 

de  permettre  à Jean  Bologne  de  se  rendre  à Rome  pour  exécuter  la  statue 
d’Henri  II,  mais  le  prince  toscan  fit  la  sourde  oreille. 

En  1072,  l’artiste  fit  un  séjour  prolongé  à Rome,  où  il  s’occupa,  semble-t-il, 
d’acquérir  des  antiques  pour  le  compte  de  François  de  Médicis.  En  1 5 79  et  en 
1 58q,  nouveaux  voyages  dans  la  Ville  éternelle. 

En  1 575,  un  patricien  génois,  Lucas  Grimaldi,  lui  commanda  pour  l’église 
San  Francesco  di  Castelletto  les  statues  de  six  Vertus  et  des  bas-reliefs  de  la 
Passion  (palais  de  l’Université  à Gênes). 

Les  années  1682  et  1 583  sont  marquées  par  l’exécution  de  l’ Enlèvement  des 

E.  Münlz.  — III.  Italie.  La  pin  de  la  Renaissance.  54 


426 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Stibines,  qui  mit  le  comble  à la  gloire  du  sculpteur  douaisien.  Dans  ce  groupe, 
si  exubérant  et  cependant  si  pondéré,  les  formes  sont  pleines  et  robustes;  elles 
ont  autant  de  mouvement,  mais  moins  de  passion,  que  chez  Michel-Ange; 
comparées  à celles  de  ce  dernier,  la  matière  l’y  emporte  sur  l’âme. 

Je  passerai  rapidement  en  revue  ici  quelques-uns  des  autres  ouvrages  exé- 
cutés par  Jean  Bologne  pour  sa  patrie  adoptive.  La  Fiorenga  ou  la  Vertu  enchaî- 
nant le  Vice  (Musée  national  de  Florence)  prit  naissance  vers  1670;  un  peu 
plus  tard,  avant  1074,  le  maître  modela  la  plus  populaire  de  ses  statues,  le 
Mercure  de  bronze  (même  collection),  primitivement  destiné  au  jardin  des 
Acciajuoli,  puis  exposé  à Rome  dans  la  villa  Médicis,  et  ramené  à Florence  au 
siècle  dernier  ; en  1 535,  il  livra  la  statue  en  pied  de  Cosnie  Ier,  installée  au- 
dessus  de  l’arcade  qui  relie  les  deux  ailes  du  palais  des  Offices;  en  1694,  la 
statue  équestre  du  même  prince  qui  s’élève  sur  la  place  de  la  Seigneurie. 
Cette  dernière  11e  compte  pas  précisément  parmi  les  titres  de  gloire  de  Jean 
Bologne.  Hâtons-nous  d’ajouter  qu’il  avait  plus  de  soixante-dix  ans  lorsqu’il 
y mit  la  dernière  main;  les  bas-reliefs  du  socle  ne  furent  même  incrustés  que 
quelque  quatre  ou  cinq  ans  après.  Ceux-ci  ne  sont  pas  des  reliefs  arrondis, 
mais  des  reliefs  aplatis,  d’un  eflet  déplorable;  certaines  figures  y mesurent  en 
outre  jusqu’à  dix  têtes  de  long.  Le  groupe  F Hercule  terrassant  le  Centaure 
(1594-1599),  installé  en  1841  sous  la  Loge  des  Lanzi,  révèle  également  de  la 
lassitude  : il  manque  de  liberté  dans  l’agencement  des  lignes. 

Au  jardin  Boboli,  Jean  Bologne  a créé  la  fontaine  de  Y Océan  (entre  1 5y  1 
environ  et  1 5 7C),  la  fontaine  de  la  Baigneuse  et  plusieurs  morceaux  d’impor- 
tance moindre.  Quant  à Y Abondance,  exposée  dans  le  même  jardin,  c’est  une 
statue  excessivement  étudiée  et  fort  bien  rythmée,  mais  que  j’ai  quelque  peine 
à attribuer  au  maître,  sous  le  nom  duquel  elle  figure  (Pliot.  Brogi,  n°  8983). 

Les  villas  de  Castello  et  de  la  Petraja,  situées  à une  portée  de  fusil  l’une  de 
l’autre,  ont  été  enrichies  par  le  sculpteur  flamand  de  la  délicieuse  Baigneuse, 
en  bronze,  qui,  en  tordant  ses  cheveux,  donne  naissance  à un  filet  d’eau, 
ainsi  que  d’une  série  d’oiseaux,  également  en  bronze,  destinés  à la  décoration 
d’une  grotte.  La  villa  de  Pratolino,  de  son  côté,  lui  doit  la  statue  colossale  de 
Y Apennin  ou  Jupiter  pluvieux,  qui  ne  mesure  pas  moins  de  25  mètres  de 
haut  (gravé  p . 100) '. 

1.  Quelques  extraits  des  Archives  de  la  Maison  du  roi  de  Florence  nous  initient  à la  variété 
des  tâches  qui  incombaient  au  grand  Douaisien.  En  1 5/6,  Jean  de  Bologne  reçoit  de  la  garde- 
robe  ducale  une  certaine  quantité  d’argent  pour  fondre  un  Hercule  terrassant  le  Centaure.  En  1.577, 
nouvelle  livraison  d’argent  pour  fondre  deux  figurines,  représentant,  la  première  une  Femme  nue 
tenant  un  bâton,  l’autre  une  Femme  vêtue. 

En  1.587,  un  inventaire  de  la  villa  la  Magia  mentionne  une  Florence  en  cire,  un  Taureau  en 
bronze,  un  Lionceau,  six  figures  couchées,  un  Cheval,  un  Lion,  tous  en  bronze.  En  i.5q.5,  le 
maître  restaure  un  buste  antique  en  marbre,  trouvé  .à  Rome  et  représentant  Alexandre  le  Grand 
inouï  aut.  En  i5g8,  parmi  les  ouvrages  envoyés  à la  cour  de  France,  on  relève  deux  statues 
en  bronze  modelées  par  lui,  un  Triton  avec  des  dauphins  et  un  Mercure. 

Dans  l’état  des  ouvrages  envoyés  en  1611  par  le  grand-duc  Cosme  II  au  roi  Jacques  I" 


JEAN  BOLOGNE. 


427 


En  i593,  on  trouve  Jean  Bologne  dans  la  Haute -Italie,  voyageant  dans 
une  litière  que  le  grand-duc  avait  fait  mettre  à sa  disposition.  A Venise,  le 
dernier  grand  sculpteur  de  la  Renais- 


sance reçut  un  accueil  particulièrement 
flatteur,  entre  autres  du  Tintoret,  le 
dernier  grand  peintre. 

Jean  Bologne  comptait  soixante- 
douze  ans  lorsque  l’œuvre  de  la  cathé- 
drale de  Pise  lui  demanda,  en  1696, 
de  refaire  les  portes  de  bronze  de  la 
façade,  détruites  par  un  incendie.  Ce 
travail  colossal  (la  porte  centrale  ne 
mesure  pas  moins  de  6™,  80  de  haut 
sur  3m,44  de  large)  lut  mené  à bonne 
fin  en  peu  d’années,  grâce  au  concours 
de  nombreux  collaborateurs,  parmi 
lesquels  il  faut  citer  : Pierre  Franche- 
ville,  Pietro  Tacca  et  Antonio  Susini, 
trois  des  élèves  favoris  de  Jean  Bo- 
logne; Fra  Domenico  Portigiani,  l’ha- 


bile fondeur,  qui  avait  travaillé  à dif- 
férentes reprises  déjà  sous  les  ordres 
du  maître;  puis  Angelo  Serrano  et  son 
neveu  Zanobi,  Orazio  Mocchi,  Gio- 
vanni Bandini  da  Castello,  surnommé 
« dell’  Opéra  » (voy.  p.  416),  Gregorio 
Pagani.  Il  coûta  8601  « scudi  »,  c’est- 
à-dire  au  moins  un  demi-million  de 
francs.  Telle  fut  l’ardeur,  la  « furia  », 
déployée  par  le  vieux  maître  français, 
que  dès  i6o3  les  trois  portes  purent 
être  mises  en  place.  C’était  aller  vite 
en  besogne.  Les  portes  de  Ghiberti 
avaient  exigé  huit  ou  dix  fois  plus  de 
temps;  aussi  la  différence  d’exécution 
n’est-clle  que  trop  sensible. 


d’Angleterre  figurent,  comme  étant  de  la  main  Mercure  volant,  par  Jean  Bologne, 

de  Jean  de  Bologne,  les  bronzes  suivants,  d’une  (Musée  national 'de  Florence.) 

hauteur  variant  d’une  demi-brasse  à deux  tiers 

de  brasse  : deux  Femmes  qui  s'essuient,  une  Peillas,  une  Fortune,  Nessus  enlevant  De'janire,  Hercule 
tuant  le  Centaure,  Hercule  la  massue  à la  main,  un  Paysan  allant  à la  chasse  avec  une  lanterne,  un 
Tauieau,  un  Cheval.  Enfin,  dans  la  succession  de  don  Antonio  de  Médicis  (1621)  se  trouvent  : 
un  Tant  eau,  six  Femmes  de  bronze,  un  Cheval  et  un  Lionceau  de  bronze  et  un  Cuphlon  de  marbre. 


428 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


La  vie  de  la  Vierge  et  la  vie  du  Christ,  tels  sont  les  sujets  représentés  sur  les 
vingt  compartiments  des  trois  portes.  Le  modèle  pris  ou  imposé  pour  la  dispo- 
sition générale  n’est  pas  difficile  à découvrir  : ce  sont  ces  mêmes  portes  du 
baptistère  de  Florence  auxquelles  nous  venons  de  faire  allusion.  Mais  que  la 
décadence  a marché  vite  depuis  le  xv1'  siècle!  Jean  Bologne  a été  bien  impru- 
dent d’évoquer  par  l’ordonnance,  comme  par  les  détails,  le  souvenir  du  chef- 

d’œuvre  de  Ghiberti  '. 
Considérons  par  exemple 
les  bordures  : l’imitation 
est  flagrante  ; on  y décou- 
vre des  feuilles  d’olivier  et 
de  chêne,  des  grappes  de 
raisins,  des  haricots,  des 
roses , des  tomates , des 
colimaçons,  un  hibou,  un 
écureuil,  des  crapauds, 
deux  lézards,  dont  l’un 
mord  son  compagnon , 
deux  dogues  aboyant  l’un 
contre  l’autre,  et,  dans  le 
bas,  des  vases  donnant 
naissance  à des  roses,  abso- 
lument comme  si  le  siècle 
de  Jean  Bologne  avait  en- 
core pour  la  nature  l’amour 
fervent  et  respectueux  des 
quattrocentistes.  Mais  ces 
fleurs,  ces  fruits,  ces  ani- 
maux, sont  faits  de  chic, 
au  lieu  d’être  étudiés  avec 

L'Océan,  par  Jean  Bologne.  (Jardin  Boboli  à Florence.)  line  pieuse  sinceiite,  ils 

sont  assemblés  au  hasard, 
sans  souci  des  lois  du  rythme,  sans  goût,  même  sans  netteté;  on  constate  la 
facilité  de  l'artiste,  et  je  ne  sais  quel  brio,  puis  on  passe  : la  pensée  du  spec- 
tateur s’arrête  sur  ces  improvisations  aussi  peu  que  s’y  était  arrêtée  la  pensée 
même  de  l’auteur. 

Si  nous  regardons  les  scènes  elles-mêmes,  toutes  les  lacunes  de  l’éducation 


1 . Le  xvii“  et  le  xviii"  siècle  ne  pouvaient  manquer  de  donner  la  préférence  à l’œuvre  de 
Jean  Bologne  sur  celle  de  Ghiberti.  En  1789-1740,  le  président  de  Brosses  déclara  formellement 
les  portes  de  Pise  « beaucoup  meilleures  que  celles  qu’on  prise  tant  au  Baptistère  de  Florence». 
Ce  sera  l’honneur  de  l’abbé  Richard,  ce  juge  si  indépendant,  d’avoir  reconnu  dès  1766  que  les 
portes  de  la  cathédrale  de  Pise  étaient  au  contraire  « fort  au-dessous  du  Baptistère  florentin  ». 


JEAN  BOLOGNE. 


429 


de  Jean  Bologne  éclatent  au  grand  jour.  Le  puissant  artiste  ne  se  trouve  à son 
aise  que  dans  la  grande  statuaire,  dans  la  ronde-bosse  proprement  dite;  vis-à-vis 
du  bas-relief  il  manque  essentiellement  du  calme,  de  la  sobriété,  de  la  pondé- 
ration indispensables  à un  genre  de  travail  qui  est  toujours  destiné  à prendre 
place  dans  un  ensemble  architectonique.  Chez  lui,  nulle  trace  de  cette  alter- 
nance harmonieuse  des  reliefs  et  des  creux  qui  a été  la  loi  des  sculpteurs  de 
l’antiquité  et  de  la  Première  Renaissance;  tantôt  ses  figures  plaquent  contre  le 
fond,  comme  si  l’on  y avait  collé  des  morceaux  de  carton  découpés  à l’emporte- 


L 'Annonciation,  par  Jean  Bologne.  (Portes  de  la  cathédrale  de  Pise.) 


pièce;  tantôt,  rattachées  au  tond  par  un  simple  tenon  de  bronze,  elles  se  déta- 
chent avec  tout  le  relief  de  la  ronde-bosse. 

Il  y a d’ailleurs  de  l’habileté,  de  la  verve,  de  la  chaleur  dans  les  compositions 
de  la  porte  centrale,  la  seule  qui  soit  véritablement  digne  de  Jean  Bologne 
(les  autres,  vides  et  boursouflées,  ne  révèlent  que  trop  la  main  des  élèves). 
U Annonciation,  par  exemple,  est  un  joli  tableau,  bien  encadré,  vif  et  spirituel. 
Dans  la  Présentation  de  la  Vierge  ail  Temple,  l’homme  vu  de  dos  nous  offre  un 
élégant  motif  de  draperie.  D’autres  scènes  nous  font  admirer  la  hardiesse  de 
l’invention,  la  science  consommée  du  dessin  et  la  puissance  dramatique.  Cer- 
tains petits  génies  (des  « Puttini  »)  sont  aussi  fort  agréablement  tournés.  Avec 
un  maître  de  cette  valeur,  alors  même  qu’il  se  trompe,  on  trouve  toujours 
d’amples  dédomm agemen t s . 

La  cathédrale  de  Pise  doit  en  outre  au  maître  douaisien  les  statuettes  du 


43° 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Christ  et  de  saint  Jean-Baptiste  ( 1602),  un  Crucifix  (i6o3)  et  deux  Anges  por- 
tant des  candélabres,  le  tout  également  en  bronze.  Quant  aux  statues  en  marbre 
de  Cosme  T'r  et  de  Ferdinand  Ier  ( 1 5g5-i  Sçô),  installées  à Pise  (voy.  la  gra- 
vure de  la  page  27),  elles  ont  été  seulement  esquissées  par  Jean  Bologne  : 
l’exécution  en  est  due  à son  élève  Francheville. 

A Lucques,  le  maître  est  représenté  par  l’autel  de  la  cathédrale,  avec  les  sta- 
tues du  Christ  libérateur,  de  Saint  Pierre  et  de  Saint  Paulin  (1577-1579);  à 
Arezzo,  par  une  statue  de  Ferdinand  Ier,  exécutée  sur  ses  dessins  par  Franche- 
ville (place  de  la  Cathédrale);  à Orvieto,  par  la  statue  en  marbre  de  Saint 
Mathieu  (iSçS-iôoo),  exposée  à la  cathédrale. 

Les  dernières  années  de  cette  verte  vieillesse  (même  dans  le  Saint  Luc  d’Or 
San  Michèle,  qui  date  de  1602,  il  y a encore  de  la  grandeur  et  du  mouvement) 
furent  consacrées  à des  œuvres  monumentales,  que  ses  élèves  Pierre  de  Fran- 
cheville et  Tacca  menèrent  à fin,  la  statue  équestre  d’Henri  IV  de  France, 
sur  le  Pont-Neuf  de  Paris  (commencée  en  1604),  la  statue  équestre  de  Phi- 
lippe III  d’Espagne  (commencée  en  1607). 

Après  avoir  peuplé  de  statues  et  de  groupes  la  Toscane  entière,  le  dernier 
grand  sculpteur  de  la  Renaissance  mourut  à Florence  en  1608,  âgé  de  quatre- 
vingt-quatre  ans.  Ses  hôtes  florentins  l’ensevelirent  avec  de  grands  honneurs, 
à 1’  « Annunziata  »,  dans  la  chapelle  de  la  « Madonna  del  Soccorso  »,  qu’il  avait 
fait  reconstruire  et  décorer  à ses  frais  et  qu’il  avait  ornée  d’un  admirable  Crucifix 
sculpté  de  sa  main. 

Notre  pays  a longtemps  ignoré  ou  négligé  un  de  ses  fils  les  plus  illustres.  De 
nos  jours  enfin,  MM.  Foucques  de  Vagnonville  et  Abel  Desjardins  lui  ont  élevé 
un  monument  dans  une  monographie  richement  illustrée  : la  Vie  et  l’Œuvre  de 
Jean  Bologne,  publiée  en  1888,  à la  librairie  Quantin1. 

De  Pierre  de  Francheville  (y  1 6 1 5),  l’élève  favori  et  le  collaborateur  assidu 
de  Jean  Bologne,  nous  ne  nous  occuperons  pas  ici  ; cet  artiste  si  maniéré  n’ap- 
partient en  effet  plus  à la  Renaissance. 

Si  les  leçons  de  Michel-Ange  ont  subjugué  l’Europe  entière,  un  petit  nombre 
d’artistes  seulement  a été  admis  à bénéficier  directement  de  l’enseignement  d’un 
tel  maître.  Les  deux  plus  marquants  parmi  eux  sont  Raffaele  da  Montelupo  et 
Fra  Giovanni  da  Montorsoli. 

Raffaele  da  Montelupo  ( 1 5o5- 1 55p  ; voy.  p.  69),  le  fils  de  Baccio,  praticien 
habile  et  grand  improvisateur,  s’est  trouvé  mêlé  à toutes  sortes  d’entreprises 

1.  Dans  le  buste  exécuté  en  1608  par  Pietro  Tacca  sous  la  direction  du  maître  (Musée  du 
Louvre  ; la  tête  en  bronze,  le  cou  et  les  épaules  en  marbre),  Jean  Bologne  se  montre,  le  front 
complètement  dénudé,  le  nez  très  fort,  la  moustache  tombante,  la  barbe  longue  et  inculte,  l’ex- 
pression quelque  peu  hébétée.  Un  autre  portrait,  une  peinture  de  Bassan,  également  conservé 
au  Louvre  (n°  1429),  me  semble  manquer  d’authenticité. 


MONTELUPO  ET  MONTORSOLI. 


481 


célèbres  : la  décoration  de  la  « Casa  santa  » de  Lorette,  celle  de  la  chapelle  des 
Médicis,  où  il  sculpta,  sous  la  direction  de  Michel -Ange,  la  statue  de  Saint 
Damien , celle  du  mausolée  de  Jules  II,  où  il  sculpta,  également  sous  la  direc- 
tion du  Buonarroti,  une  statue  de  Prophète  et  une  statue  de  Sibylle. 

Prenons  ses  bas-reliefs  de  Lorette  : Y Adora  lion  des  Mages  détonne  par  les  pro- 
portions trop  trapues 
des  personnages , des 
extrémités  trop  lourdes 
et  je  ne  sais  quel  ac- 
cent d’archaïsme . Le 
singe  accroupi  devant 
un  tambourin  est,  lui 
aussi , un  motif  plus 
digne  des  Primitifs  que 
d’un  élève  de  Michel- 
Ange.  La  Naissance  de 
la  Vierge,  exécutée,  af- 
firme-t-on,  par  Monte- 
lupo  en  collaboration 
avec  Bandinelli,  a infi- 
niment plus  de  saveur 
(gravée  p.  409);  le 
groupement  en  est  pit- 
toresque et  quelques 
figures,  entre  autres  la 
femme  agenouillée  à 
gauche,  devant  le  bas- 
sin, ont  véritablement 
de  l’allure. 

Les  productions  per- 
sonnelles de  Monte- 
lupo  offrent  moins 
d’intérêt,  est-il  néces- 
saire de  l’ajouter?  Les 

principales  d’entre  elles  sont  : le  mausolée  de  Léon  X,  à l’église  de  la  Minerve, 
et  celui  de  Bald.  Turin i,  à la  cathédrale  de  Pescia. 

Ratfaele  termina  ses  jours  à Orvieto,  où  il  sculpta , entre  autres,  pour  la 
cathédrale,  en  collaboration  avec  les  Mosca , le  bas -relief  de  Y Adoration  des 
Mages,  d’une  grâce  et  d’une  fraîcheur  qui  rappellent  les  meilleures  pages  du 
xv1'  siècle. 


Saint  Luc,  par  Jean  Bologne.  (Or  San  Michèle.) 


Pendant  une  carrière  relativement  courte  ( 1 507-1 563)  Fra  Giovanni  Angiolo 


402 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Portrait  de  G. -A.  da  Montorsoli 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


da  Montorsoli  a peuplé  de  sculptures  les  centres  les  plus  divers  : Florence, 
Arezzo,  Volterra,  Pérouse,  Rome,  Naples,  Messine,  Bologne,  Gênes,  etc.  Peu 
d’artistes  ont  reçu  autant  de  commandes  et  de  si  flatteuses;  peu  ont  réussi  à 
marquer  leur  trace  en  des  œuvres  aussi  monumentales.  Le  tempérament,  par 

malheur,  ne  répondait  pas  chez  le  Frate  à la  facilité 
et  à l’ardeur.  La  plupart  de  ses  ouvrages  sont  agités, 
déclamatoires,  sans  originalité. 

Élève  d’Andrea  Ferrucci,  puis  de  Michel-Ange, 
Montorsoli  entra  jeune  encore  dans  les  ordres  (il  se 
fit  recevoir  membre  de  la  congrégation  des  Servites)  : 
ses  convictions  religieuses  ne  l’empêchèrent  toutefois 
pas  de  sculpter,  soit  des  statues  de  divinités  païennes, 
tel  Y Hercule  de  la  fontaine  de  Castello,  soit  les  bustes 
ou  les  statues  de  ses  contemporains  (le  pape  Clé- 
ment VII,  Andrea  Doria,  etc.). 

Les  principales  étapes  de  son  existence  sont  : la 
décoration  de  la  chapelle  des  Médicis,  où  il  sculpta, 
d’après  la  maquette  de  Michel- Ange,  la  statue  de  Saint 
Cosine,  l’exécution  du  tombeau  de  Sannazar,  dans  l’église  de  la  « Madonna  del 
Parto  »,  à Naples  (en  collaboration  avec  Santa  Croce),  la  construction  et  la 
décoration  du  palais  Doria  et  de  l’église  San  Matteo  à Gênes  (voy.  p.  291), 
l’exécution  de  la  fontaine  de  la  place  de  la  Cathédrale  à Messine  (iSqp-ififii), 

avec  son  armée  de  Nymphes  et  de  Divinités  marines, 
et  de  la  fontaine  du  Port,  dans  la  même  ville  (i55~), 
couronnée  par  les  statues  colossales  de  Neptune,  de 
Charybde  et  de  Scylla;  enfin  la  décoration  de  l’autel 
des  « Servi  »,  à Bologne  (achevée  en  1 56 1 ).  Dans  ce 
dernier  ouvrage,  Montorsoli  a violé  une  des  lois  les 
plus  élémentaires  de  toute  sculpture  décorative  : il 
n’a  même  pas  ramené  les  figures  à une  échelle  uni- 
forme; au-dessus  d’une  statue  émerge  un  buste  deux 
fois  plus  grand.  Mais  à cette  époque  les  sculpteurs 
italiens  n’y  regardaient  plus  de  si  près. 

Portrait  de  Tribolo. 

(D'après  la  gravure  publiée 

par  Vasari.)  Je  groupe  ici  des  notices  sur  un  certain  nombre 

de  sculpteurs  florentins,  qui,  tout  en  s’inspirant  de 
Michel- Ange,  peuvent  passer  pour  des  éclectiques. 

Niccolô  Braccini  ou  dei  Pericoli,  surnommé  Tribolo  ( iq85-i55o),  fit  ses  pre- 
mières armes  dans  l’atelier  de  Jac.  Sansovino.  De  même  que  son  maître  et  un 
certain  nombre  de  scs  compatriotes,  il  obtint  de  sculpter  une  des  statues 
d 'Apôtres  destinées  à la  cathédrale,  celles-là  mêmes  que  Michel-Ange  avait  re- 
noncé à exécuter.  Fixé  pour  un  temps  à Bologne,  il  lut  chargé  de  décorer  de 


TRIBOLO.  — LORENZETTO. 


statues  et  de  bas-reliets  les  deux  portes  latérales  de  la  façade  de  l’église  San 
Petronio  : sur  la  porte  de  droite  il  sculpta,  assisté  de  ses  compatriotes  So- 
losmeo  et  Simone  Cioli,  de  Properzia  de’  Rossi  et  d’Ercole  Seccadonati,  des 
Anges,  des  Sibylles  et  huit  scènes  de  l’Ancien  Testament  ( 1 525)  ; sur  la  porte 
de  gauche,  des  sujets  analogues  et  en  outre  des  scènes  du  Nouveau  Testament. 
On  vante  dans  ces  compositions  la  so- 
briété et  la  pureté.  L’une  d’elles,  Y As- 
somption de  la  Vierge,  exécutée  soit  par 
Tribolo,  soit  sous  sa  direction,  est  plus 
mouvementée  et  même  passablement  dé- 
clamatoire : on  n’y  trouve  plus  d’arêtes 
fixes  que  dans  quelques  motifs  de  dra- 
peries. 

A Rome,  Tribolo  sculpta,  sous  la  di- 
rection et  avec  le  concours  de  Michel- 
Ange  de  Sienne,  le  mausolée  du  pape 
Adrien  VI , dans  l’église  Santa  Maria 
dell’  Anima.  De  retour  à Florence,  il 
concourut  à la  décoration  de  la  chapelle 
des  Médicis,  pour  laquelle  le  Buonarroti 
le  chargea  de  modeler  les  statues  de  la 
Terre  pleurant  la  mort  de  Julien  et  du 
Ciel  se  réjouissant  de  posséder  le  jeune 
prince  ; mais  la  mort  de  Clément  VII 
fit  suspendre  le  travail.  Les  dernières 
années  de  ce  maître,  qui  se  distingua  éga- 
lement comme  ingénieur  hydraulicien, 
lurent  consacrées  à l’embellissement  des 
villas  de  Cosme  T1'.  A Castello,  il  fournit 
la  maquette  de  la  grande  fontaine,  avec 
ses  deux  conques  superposées,  dont  l’une 
supporte  des  enfants  coulés  en  bronze, 
et  son  groupe  <ï Hercule  et  Antée  (sculpté 
par  Ammanati , après  la  mort  de  Tri- 
bolo). Il  est  difficile  de  trouver  une  com- 
position aussi  savamment  rythmée,  d’un  goût  aussi  fin  et  aussi  distingué. 


La  Nature,  par  Tribolo. 
(Musée  du  Louvre.) 


Lorenzo  di  Lodovico  ou  Lorenzetto,  nom  sous  lequel  il  est  généralement 
connu  (iqBq-iSqi),  quitta  jeune  encore  Florence  pour  s’établir  à Rome,  où 
Raphaël  lui  confia  l’exécution  du  Jouas  et  de  Y V lie  destinés  à la  chapelle  funé- 
raire d’Agostino  Chigi.  On  s’accorde  à reconnaître  l’intervention  directe  du 
Sanzio  dans  la  première  de  ces  statues;  la  seconde,  d’une  grande  médiocrité. 


E.  Müntz.  — 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


55 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


4.34 


peut  seule  être  revendiquée  par  Lorenzetto  comme  son  œuvre  personnelle.  Le 
rythme  de  l’ordonnance  et  la  grâce  de  certaines  figures  ont  également  fait  attri- 
buer à Raphaël  l’invention  de  l’important  bas-relief  en  bronze  fondu  pour  la 
même  chapelle  : le  Christ  et  la  Samaritaine,  avec  son  nombreux  cortège  d’apô- 
tres et  de  simples  spectateurs La  critique  s’est  montrée  sévère  pour  la  plus 
connue  des  œuvres  de  Lorenzetto  : la  Madonna  de!  Sasso  (la  Vierge  au  Rocher), 
placée  au  Panthéon  sur  le  tombeau  de  son  maître.  Cette  figure  respire  cepen- 
dant un  certain  charme,  et  ses  draperies  se  distinguent  par  un  agencement  qui 
ne  manque  pas  de  style.  Infiniment  plus  sèche  et  plus’  malencontreuse  est  la 
statue  de  Saint  Pierre,  placée  sur  le  pont  Saint-Ange. 

Francesco  da  San  Gallo  ( 1 498—  1 5 70),  le  fils  du  célèbre  architecte  Giuliano, 
est  un  maniériste  de  la  pire  espèce.  Abstraction  faite  de  sa  statue  funéraire  de 
l’évêque  Bonafede,  à la  Chartreuse  de  Florence  (gravée  p.  201),  où  il  s’est 
attaché  à des  lignes  calmes,  à un  modelé  souple  et  plein,  il  a partout  recherché 
les  compositions  les  plus  compliquées,  les  moins  monumentales  et  les  moins 
décoratives.  Sa  statue  de  Paul  Jove  (-J-  1 55n),  dans  le  cloître  de  l’église  Saint-Lau- 
rent à Florence,  ne  se  fait  remarquer  que  par  son  attitude  guindée,  dépourvue 
de  toute  noblesse.  Non  moins  malencontreuse  est  sa  statue  de  Pierre  de  Médicis, 
au  Mont  Cassin  (voy.  p.  869)  : le  jeune  et  présomptueux  prince  y est  repré- 
senté assis  sur  son  sarcophage,  la  poitrine  protégée  par  une  cuirasse  et  un  lam- 
brequin, les  jambes  nues  croisées;  deux  rideaux  relevés  (une  réminiscence  des 
Primitifs!)  encadrent  la  partie  centrale  du  monument;  ils  sont  eux- mêmes 
flanqués  de  quatre  colonnes  ou  pilastres. 

San  Gallo  s’est  également  essayé  dans  l’art  du  médailleur;  mais  ses  effigies 
manquent  de  finesse.  Il  en  est  de  même  du  médaillon  qu’il  sculpta,  en  guise 
d’ex-voto,  pour  le  dôme  de  Fiesole  (gravé  p.  193). 

Pierino  da  Vinci  (ifiao? — i55q?),  de  la  famille  du  grand  Léonard,  se  forma 
sous  la  direction  de  Bandinelli  et  de  Tribolo,  mais  s’attacha  plus  spécialement 
à la  manière  de  Michel-Ange1 2.  Partout  où  il  séjourna,  à Florence  et  dans  les 
environs,  à Pise,  à Rome,  à Gênes,  il  laissa  des  œuvres  faciles,  mais  aftadies, 
sans  profondeur,  sans  individualité.  Ses  principaux  ouvrages  sont  : à Florence, 
au  Musée  national,  la  Madone  entre  saint  Jean  et  sainte  Elisabeth,  et  au  palais 
Gherardesca,  la  Mort  d’Ugolin,  tous  deux  en  bas-reliet;  à Pise,  la  statue  de 
l’ Abondance;  à Rome,  au  Vatican,  Cosme  de  Médicis  restaurant  Pise,  également 
en  bas-relief;  à Paris,  au  Louvre,  une  Sainte  Famille  (ancienne  collection  Cam- 
pana);  à Londres,  au  South -Kensington  Muséum,  une  composition  ana- 
logue, en  bronze. 

Pierino  est  un  éclectique,  s’inspirant  des  uns  et  des  autres,  principalement 

1.  Voy.  l’article  de  M.  Gnoli  dans  YArchivio  storico  dclt’Artc , 1889,  p.  824  (gravure). 

2.  Bibl.  : Perkins,  Historical  Handbook  of  Italien  Sculpture , p.  397-898. 


PIERINO  DA  VINCI.  — SIMONE  BIANCO. 


435 


de  Michel-Ange,  dont  il  ne  parvient  toutefois  qu’à  s’approprier  quelques  élé- 
ments extrinsèques.  Dans  sa  Sainte  Famille  du  Musée  national  de  Florence,  tout 
est  cherché,  voulu;  rien  ne  trahit  véritablement  l’émotion  ou  l’inspiration.  Les 
deux  vieilles  femmes  (sainte  Anne  et  sainte  Elisabeth),  debout  aux  côtés  de  la 
Vierge,  rappellent,  mais  comme  des  caricatures  rappellent  un  chef-d’œuvre,  les 
Sibylles  de  la  chapelle  Sixtine  et  les  Parques  du  palais  Pitti;  l’Enfant  Jésus 
semble  procéder  d’Andrea  del  Sarto;  le  petit  saint  Jean-Baptiste  du  Corrège,  et 
le  pied  de  la  Vierge,  mièvre,  prétentieux,  microscopique,  du  Parmesan. 

Antonio  Lorenzi  de  Settignano  (J-  1 583)  travailla  principalement  sous  la 
direction  de  Tribolo.  A la  villa  de  Castello,  il  sculpta 
la  statue  d ’Esculape  et  les  quatre  Entants  de  la  grande 
fontaine;  à Pise,  le  mausolée  du  philosophe  Corte,  au 
Campo  Santo. 

Stoldo  Lorenzi,  le  frère  d’ Antonio  ( 1 53q—  1 583) , 
s’est  également  Dit  connaître  par  les  ouvrages  exé- 
cutés à Pise  et  plus  encore  par  ses  statues  d 'Adam 
et  d’Eve,  destinées  à la  façade  de  l’église  San  Celso 
à Milan. 

Un  troisième  membre  de  la  même  tamille,  Bat- 
tista  Lorenzo,  surnommé  « del  Cavalière  »,  parce 
qu’il  était  élève  du  chevalier  Baccio  Bandinelli  ( 1 52 7- 
i5gq),  doit  sa  notoriété  à la  statue  de  la  Peinture 
destinée  au  mausolée  de  Michel- Ange. 

Simone  Bianco  (Leukos)  semble  avoir  passé  la  majeure  partie  de  sa  vie  à 
Venise,  où  il  exécuta,  entre  autres,  une  statue  de  Mars  nu,  un  pied  en  marbre 
et  différents  pastiches  de  l’antique.  Dès  le  xvie  siècle,  quelques-uns  de  ceux-ci 
prirent  le  chemin  de  la  France,  où  se  trouvent  aujourd’hui  encore  les  seuls 
ouvrages  authentiques  de  ce  maître.  Le  Musée  du  Louvre  possède  de  lui  deux 
bustes  imités  de  l’antique;  le  palais  de  Compïègne,  un  autre;  un  quatrième 
buste,  provenant  de  la  Hongrie,  a été  mis  en  vente  à Paris  en  1880.  Dans  la 
notice  qu’il  a consacrée  à Simone  Bianco,  M.  Courajod'  le  qualifie  de  froid 
imitateur  de  la  statuaire  antique,  « ayant  conservé,  au  moment  où  l’Ecole  allait 
en  s’affadissant,  une  partie  de  la  rudesse,  de  la  naïveté  et  de  l’âpreté  du 
xvc  siècle;  ses  bustes,  qu’il  signait  d’ordinaire  en  toutes  lettres  de  son  nom  tra- 
duit du  grec,  sont  assez  défectueux  et  d’une  exécution  brutale  ». 

Un  autre  entant  de  Florence,  le  sculpteur-graveur  Domenico  del  Barbiere  ou 
Dominique  Florentin,  fit  fortune  en  France.  Nous  le  retrouverons  dans  un  de 


Portrait  de  Lorenzetto. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


1.  Bulletin  de  ta  Société  des  Antiquaires  de  France,  1884,  p.  246-247. 


436 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


nos  prochains  volumes,  en  compagnie  Je  son  compatriote  le  mystérieux 
Ponzio. 

Vincenzo  Danti  de  Pérouse  ( 1 53o- 1 576)  a partagé  son  existence,  qui  a été 
relativement  courte,  entre  sa  ville  natale  et  Florence,  créant  ici  le  groupe  en 
bronze  de  la  Décollation  de  saint  Jean-Baptiste,  qui  a pris  place  au-dessus  d’une 
des  portes  du  Baptistère,  là  sa  statue  assise,  également  en  bronze,  du  pape 


La  Décollation  de  Saint  Jean-Baptiste,  par  Vincenzo  Danti. 
(Baptistère  de  Florence.) 


Jules  III.  Ces  deux  pages,  quoique  maniérées,  révèlent  du  talent  : dans  la 
première,  Danti  s’est  rapproché  d’Andrea  Sansovino,  dont  il  avait  achevé  le 
Baptême  du  Christ,  exposé  lui  aussi  au-dessus  d’une  des  portes  du  Baptistère  : il 
y a uni  l’élégance  à la  fierté;  dans  la  seconde,  qui  n’est  pas  exempte  de  défauts 
(je  ne  signalerai  que  ses  draperies  trop  fouillées),  il  a rendu  la  bonhomie 
plutôt  que  la  majesté.  Dans  son  grand  bas-relief  en  bronze  du  Musée  national 
de  Florence,  Y Adoration  dit  Serpent  d'airain,  il  s’est  souvenu  des  leçons  de 
Michel-Ange. 


Mieux  partagée  que  la  statuaire,  la  sculpture  ornementale  florentine  fait 
merveille;  jusque  vers  le  milieu  du  siècle,  les  Mosca,  les  Stagio  Stagi  et  beau- 


LES  ORNEMANISTES  FLORENTINS. 


4.37 


coup  d’autres  mettent  au  jour  de  longues  séries  de  bas-reliefs  du  style  le  plus 
souple  et  le  plus  suave  (voy.  les  gravures  des  pages  81,  228,  2q5).  Le  modelé 
y est  plus  accusé,  plus  ressenti,  que  chez  les  Primitifs,  sans  perdre  toutefois  sa 
fraîcheur  et  son  harmonie. 

Simone  Mosca  (i5o2-i553)  était  avant  tout  un  ornemaniste,  mais  il  poussait 
jusqu’au  grand  style  les  ouvrages,  parfois  de  l’ordre  le  plus  humble,  qu’il 
sculptait. 

En  examinant  l’encadrement  des  niches  de  la  seconde  chapelle  de  Santa 
Maria  délia  Pace  à Rome,  on  se  convainc  aisément  que  les  éloges  prodigués  à 
ce  maître  par  Vasari  n’ont  rien  d’excessif.  La  com- 
position des  ornements  — vases,  candélabres,  mas- 
carons,  festons,  grotesques,  etc.,  — est  d’une  richesse 
et  d’une  saveur  toutes  particulières;  quant  à l’exé- 
cution, elle  est  aussi  fouillée  que  souple  et  vivante1. 

Dans  l’autel  des  Rois  Mages  de  la  cathédrale 
d’Orvieto,  auquel  San  Micheli,  Simone  Mosca, 

Francesco  Mosca  et  Montelupo  ont  mis  la  main, 
l’esprit  de  la  Première  Renaissance,  cet  esprit  fait 
de  sincérité,  de  fraîcheur  et  d’harmonie,  célèbre 
ses  derniers  triomphes.  Les  arabesques  y sont  déve- 
loppées avec  un  goût  exquis. 

Benedetto  da  Rovezzano  (né  en  1478,  mort  après 
1 556) 2 est  lui  aussi,  avant  tout,  un  ornemaniste; 
mais,  même  dans  ce  domaine  restreint,  il  ne  se  distingue  ni  par  l’élégance, 
ni  par  la  pureté  des  lignes.  Son  faire  a d’ordinaire  quelque  chose  de  petit  et 
de  saccadé;  les  motifs  qu’il  prodigue  sur  ses  pilastres,  ses  autels,  ses  che- 
minées (arabesques,  grotesques,  trophées,  etc.),  sont  juxtaposés  plutôt  que 
reliés  par  une  pensée  maîtresse.  Il  a d’ailleurs  à peine  abordé  la  statuaire  pro- 
prement dite  (statue  de  V Évangéliste  saint  Jean,  à la  cathédrale  de  Florence).  Par 
contre,  on  trouve  en  Toscane  de  nombreux  bas-reliefs,  plus  ou  moins  décoratifs, 
de  cet  artiste,  qui  a également  laissé  quelques  productions  en  Angleterre,  où 
il  travailla  au  service  du  roi  Henri  VIII.  A côté  du  tombeau  de  P.  Soderini, 
dans  l’église  del  Carminé  (un  fragment  gravé  t.  II,  p.  2o5)  et  de  l’autel  de 
l’église  de  Santa  Trinità  (un  fragment  gravé  ci-dessus,  p.  3cr),  les  composi- 
tions les  plus  connues  de  Benedetto  sont  l’autel  de  Saint-Jean  Gualbert  et  la 
cheminée  du  palais  Rosselli  del  Turco,  au  Musée  national  de  Florence. 

1.  Une  Venus  marine  en  bronze,  attribuée  à Simone  Mosca,  se  trouve  à Paris,  dans  la  collec- 
tion Gavet  (Galette  des  Beaux-Arts,  1878,  t.  II,  p.  824).  — Courajod,  V Imitation  et  la  Contrefaçon 
des  objets  antiques,  p.  98-99. 

2.  Bibl.  : Semper,  Hervorragende  Bildhaucr-Architekten  der  Renaissance.  Dresde,  1880. 


3ortrait  de  Ben.  da  Rovezzano. 
( D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


438 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


De  Florence  transportons-nous  à Rome  : nous  y rencontrons  une  nuée  de 
sculpteurs  habiles,  voire  éminents,  accourus  de  tous  les  coins  de  l’Italie,  prin- 
cipalement de  la  Toscane,  et  tous  plus  ou  moins  inféodés  aux  principes  de 
Michel-Ange;  mais,  pas  plus  en  sculpture  qu’en  architecture  (voy.  p.  3a 7),  la 
Ville  éternelle  n’a  réussi  à créer  une  École  véritablement  homogène  et  auto- 
nome.  Nous  retrouverons,  dans  un  instant,  en  abordant  l’étude  de  l’École  lom- 
barde, le  plus  marquant  des  maîtres  employés  par  les  Papes,  Guglielmo  délia 
Porta.  Rappelons  également  ici  les  sculptures  exécutées  à Rome  par  Daniel  de 
Volterra,  avec  qui  nous  ferons  plus  ample  connaissance  dans  le  livre  consacré 
à la  Peinture.  Le  Romain  Pietro  Paolo  Olivieri  (1 55 1-1599)  cultiva  l’architec- 
ture en  même  temps  que  la  sculpture  : il  construisit  l’église  Sant’  Andrea  délia 
Valle  et  sculpta  la  statue  gigantesque  de  Grégoire  XIII,  au  Capitole,  le  tombeau 
de  Grégoire  VI,  à Santa  Maria  Nuova  et  le  ciborium  du  Latran.  Sa  statue  de 
Y Amitié,  au  Musée  du  Louvre  — une  figure  nue  debout  — a pour  trait  dis- 
tinctif sa  tête  trop  forte. 

L’École  de  sculpture  napolitaine  du  xvL  siècle  attend  encore  son  historien. 
Souhaitons  qu’elle  en  rencontre  bientôt  un,  qui  sache  rendre  justice  à tant 
d’efforts  intéressants.  Rocailleux  parfois,  comme  les  maîtres  de  la  primitive 
Ecole  milanaise,  dont  ils  s’écartent  à d’autres  égards,  les  sculpteurs  du  Royaume 
nous  offrent  tour  à tour  des  portraits  excellents,  « un  peuple  en  marbre  de 
guerriers  et  d’hommes  d’État,  tels  que  seule  peut-être  Venise  peut  en  montrer 
un  (Burckhardt)  »,  et  de  pittoresques  combinaisons  ornementales1. 

Cette  floraison  s’incarne  dans  deux  noms  : Giovanni  Merliano  da  Nola(iq.88- 
1 558)  et  Girolamo  da  Santa  Croce  ( 1 502- 1 53 7) . 

Le  style  de  Jean  de  Noie  forme  un  singulier  amalgame  de  réminiscences  du 
xvL’  siècle  et  d’emprunts  laits  à Michel-Ange.  L’influence  de  celui-ci  ne  se  trahit 
— d’après  la  définition  de  Perkins  — ni  par  un  développement  exagéré  des 
muscles  ou  des  poses,  ni  par  une  recherche  approfondie  de  l’anatomie  ou  du 
modelé,  mais  plutôt  dans  les  détails,  tels  que  les  mains,  les  ornements  d’archi- 
tecture. Quant  aux  bas- reliefs  du  sculpteur  napolitain,  ils  sont  traités  dans  le 
sentiment  de  la  peinture  plutôt  que  dans  celui  de  la  sculpture. 

Dans  les  églises  de  Naples,  toutes  les  sculptures  du  xvT  siècle,  ou  peu  s’en 
faut,  sont  mises  au  compte  de  ce  maître.  Le  départ  entre  ses  productions  et 
celles  de  ses  élèves  est  loin  d’être  fait.  Signalons,  parmi  celles  qui  peuvent  lui 
être  attribuées  avec  le  plus  de  vraisemblance  : à San  Severino,  les  tombeaux  du 
jeune  Cicara  et  des  trois  jeunes  San  Severino,  victimes  tous  trois  d’un  odieux 
attentat  (les  frères  sont  représentés  revêtus  de  leur  armure  et  assis  sur  le  sar- 
cophage, la  tête  penchée  en  arrière,  comme  s’ils  dormaient).  A Santa  Maria 
delle  Grazic,  on  admire  un  bas-relief  avec  le  Christ  mort  entre  la  Madone  et 

1.  Bibl.  : Palustre,  De  Paris  à Sybaris,  p.  421  et  suiv.  — Frizzoni,  Ai  te  italiana  ciel  Riuasci- 
mcnto,  p.  83-88.  Milan,  1891. 


LES  SCULPTEURS  NAPOLITAINS. 


43q 


saint  Jean  (i5oc));  à Monte  Oliveto,  un  retable  orné  de  la  statue  de  la  Vierge, 
tenant  d’une  main  le  Bambino  et  caressant  de  l’autre  le  petit  saint  Jean-Bap- 
tiste, qui  s’approche  d’elle  plein  de  ferveur,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine.  Ce 


Cheminée  en  pierre  provenant  du  palais  Rosselli  del  Turco.  Par  Ben.  da  Rovezzano. 
(Musée  national  de  Florence.) 


groupe  réunit  l’expression  de  la  tendresse  maternelle  à la  liberté  des  attitudes. 
Les  deux  saints  sculptés  aux  côtés  de  la  Vierge  sont  plus  guindés.  San  Gio- 
vanni à Carbonaro  montre  avec  orgueil  les  statues  et  bas-reliefs  de  la  chapelle 
des  Caraccioli  (1047),  sculptés  par  Jean  de  Noie  en  collaboration  avec  l’Espa- 


440 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


gnol  Pietro  delle  Plate  ou  da  Prato.  A San  Domenico,  Jean  de  Noie  a laissé 
une  Vierge  ( 1 5 1 4)  et  le  buste  de  Galea^o  Pandone,  qui  a inspiré  à M.  Palustre 
cette  tirade  enthousiaste  : « Mieux  que  Donatello  à sa  tête  chauve  du  Campa- 
nile, Jean  de  Noie  pouvait  dire  à son  Galeazzo  Pandone  : « Mais  parle,  parle 
« donc!  » Quelle  figure  admirable  et  vivante  en  effet!  Quelle  majesté  dans  ce 
front  largement  découvert!  Comme  ces  lèvres  pincées  indiquent  bien  un  vieil- 
lard spirituel,  caustique  et  railleur!  Il  y a du  Voltaire  dans  cette  figure,  qui  se 
projette  tout  entière  en  ronde-bosse,  au  centre  d’une  guirlande  de  fleurs  et  de 
fruits.  Houdon,  au  foyer  du  Théâtre-Français,  n’a  pas  mieux  réussi.  » Dans 
le  retable  de  la  même  église  ( 1 537),  le  maître  s’efforce  de  substituer  l’agitation 
au  recueillement.  C’est  un  mélange  de  Donatello  et  de  Michel-Ange,  avec  quel- 
ques réminiscences  des  Primitifs,  notamment  dans  les  deux  anges  debout 
tenant  l’inscription. 

Un  des  derniers  ouvrages  de  Jean  de  Noie,  le  mausolée  du  vice-roi  don  Pedro 
de  Tolède,  à San  Giacomo  degli  Spagnuoli,  résume  les  efforts  tant  du  maître 
que  de  son  école.  La  décadence  s’y  accuse  dans  la  partie  architecturale  non 
moins  que  dans  la  partie  sculpturale,  malgré  le  fini  donné  aux  figures,  qui, 
d’après  l’appréciation  de  M.  Frizzoni,  sont  froides  et  réalistes.  L’ensemble  pro- 
cède du  mausolée  de  François  I1'1'  à Saint-Denis  : comme  là,  le  défunt  est  age- 
nouillé (sur  un  sarcophage  colossal),  en  compagnie  de  son  épouse;  comme  là, 
des  bas-reliefs  retracent  ses  exploits. 

Les  contemporains  ont  accordé  d’unanimes  louanges  à l’émule  de  Giovanni 
da  Nola,  Girolamo  da  Santa  Cro ce;  mais  il  faut  bien  reconnaître  que  sa  fin  pré- 
maturée — • à trente-cinq  ans  — les  avait  disposés  à une  extrême  bienveillance. 
Vasari  cite,  parmi  ses  créations  les  plus  marquantes,  la  statue  de  Saint  Jean  et 
les  tombeaux  des  Vico,  à San  Giovanni  a Carbonaro.  A Monte  Oliveto, 
Girolamo  sculpta,  en  lace  du  retable  de  Jean  de  Noie,  un  retable  orné  lui 
aussi  d’une  statue  de  la  Vierge  entre  saint  Jean  et  saint  Paul,  dont  Vasari 
admire  le  fini  extraordinaire  («  l’infinita  diligenza  »),  mais  que  le  Cicerone 
déclare  ressembler,  à s’y  méprendre,  à l’œuvre  de  son  concurrent. 

En  Sicile,  la  dynastie  des  Gagini,  originaire  de  la  Lombardie  (t.  II,  p.  52C>), 
résume  à elle  seule,  ou  peu  s’en  faut,  les  destinées  de  la  sculpture1.  Ce  sont  des 
maîtres  honnêtes,  sérieux,  convaincus,  parfois  émus.  A Domenico  (f  1492) 
succéda  son  fils  Antonello  (1478-1 536),  qui  peupla  les  églises  de  l’île  de  sta- 
tues, de  bas-reliefs,  de  retables  et  de  reliquaires,  simples,  sobres,  sentant  encore 
quelque  peu  leur  xve  siècle  (dans  sa  Vierge  de  l’église  de  San  Domenico  à Cas- 
camo  il  a reproduit,  avec  quelques  variantes,  la  Vierge  sculptée  par  Laurana 
pour  le  dôme  de  Païenne).  A peine  si,  plus  tard,  dans  son  Saint  Mathieu  du 
même  dôme,  il  laisse  percer  quelques  accents  michelangelesques. 

1.  Bitsl.  : Di  Marzo,  I Gagini  c la  Scultura  in  Sicilia.  Palerme,  1880. 


LES  GAGINI. 


441 


Les  fils  d’Antonello,  Giandomenico,  Antonino,  Giacomo,  Fazio  ou  Bonifazio 
et  Vincenzo,  persévérèrent  dans  la  même  voie  et  mirent  au  jour  une  longue 
série  d’œuvres  graves  et  sincères,  qu’il  serait  véritablement  intéressant  de  voir 
reproduire  par  la  photographie. 

Une  autre  famille,  originaire  de  Carrare,  les  Mazzoli,  travailla  aux  côtés  des 
Gagini  (voy.  également  ci-dessus,  p.  25o). 

On  sait  comment,  vers  le  milieu  du  siècle,  Fra  Giov.  Ang.  da  Montorsoli  lit 
triompher  en  Sicile  les  principes  de  Michel-Ange. 

A Urbin,  les  bas-reliefs  de  Brandani  (voy.  p.  253),  dans  l’église  de  San 
Giuseppe,  montrent  de  la  facilité,  de  l’élégance  et 
aussi  un  peu  de  fadeur.  La  Crèche  est  une  composi- 
tion agréable  et  élégante,  quoique  sans  profondeur. 

L’Emilie,  jusque-là  assez  mal  partagée,  voit  surgir 
une  pléiade  de  sculpteurs  spirituels,  parfois  brillants, 
préservés,  grâce  à leur  réalisme,  de  la  banalité  qui 
avait  dès  lors  envahi  le  reste  de  l’Italie.  Les  ten- 
dances de  cette  Ecole  se  révèlent  jusque  dans  le  choix 
des  matériaux  qu’elle  met  en  œuvre  : nulle  part  la 
terre  cuite,  voire  la  terre  cuite  coloriée,  11e  resta  si 
longtemps  en  honneur. 

Antonio  Begarelli  de  Modène  (?  1498-1 565)  s’est 
égalé  aux  meilleurs  artistes  de  son  temps  par  ses 
groupes  en  terre,  principalement  des  Dépositions  de 
croix  et  des  Mises  nu  tombeau,  dans  lesquels  il  s’est  à la  fois  inspiré  de  Guido 
Mazzoni  (voy.  t.  II,  p.  5'2q)  et  du  Cortège.  Begarelli  travailla  également  pour 
les  princes  d’Este;  de  passage  à Ferrare  en  i536,  il  exécuta  pour  eux  en  iSqq 
le  modèle  d’une  statue  d 'Hercule  destinée  à prendre  place  au-dessus  de  la 
« Porta  Erculea  ». 

Le  rival  de  Begarelli,  Altonso  Cittadella  ou  Lombardi,  avait  pour  patrie 
Ferrare,  où  il  naquit  vers  1497  (son  père  était  originaire  de  Lucques);  il 
mourut  à Bologne  en  i53p,  à peine  âgé  d’une  quarantaine  d’années1 2. 

Devenu  le  sculpteur  favori  des  Bolonais,  Cittadella  enrichit  leurs  églises  ou 
leurs  palais  d’innombrables  stucs  ou  marbres  : le  Christ  ressuscitant  la  fille  de 
faire  et  la  Mort  de  la  Vierge  (1 5 19-1522)  dans  l’hospice  « Santa  Maria  délia 

1 . Bibl.  : Malmusi,  Le  Opéré  ili  Nie.  Abbate,...  c di  Antonio  Begarelli.  Modène,  1828.  — Ven- 
turi  : Arcbivio  storico  dell’Arte,  1888,  p.  426. 

2.  Bibl.  : Frediani,  Intorno  ad  Alfonso  Cittadella  esimio  seul  tore  htccbese  fin  qui  sconosciuto  del 
secolo  XVI.  Lucques,  1884.  — Baruffaldi,  Vita  di  Alfonso  Lombardi.  Bologne,  i83c;.  — I ’.  Ridolfi, 
Esame  critieo  délia  vita  e delle  opéré  di  Alfonso  Cittadella  detto  Alfonso  Ferrarese  0 Lombardi . Flo- 
rence, 1874  (extr.  de  V Arcbivio  storico  italiano).  — Bragh  irolli,  Alfonso  Cittadella , seul  tore  .del 
secolo  XVI.  Mantoue,  1878. 


Portrait  d’A.  Cittadella. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


E.  Müntz.  — 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


442 


Vita  e délia  Morte  »,  la  statue  colossale  en  stuc  d 'Hercule  tenant  sons  lui  l’Hydre 
au  palais  du  Gouverneur,  la  Résurrection  du  Christ  (1628)  à San  Petronio,  le 
tombeau  du  fameux  capitaine  Arm.  Ramazzotti  à San  Michèle  in  Bosco,  les 
bas-reliefs  de  1’  « area  di  San  Domenico  » ( 1 533) . 

Prenons  les  bas-reliets  de  l’église  « délia  Vita  » : la  Résurrection  de  la  fille  de 
faire  est  déjà  toute  michelangelesque.  Quant  à la  Mort  de  la  Vierge,  c’est  un 
groupe  habilement  composé,  plein  de  fougue,  presque  de  grandeur,  comme  du 
Jules  Romain  en  sculpture.  Ailleurs,  dans  les  bas-reliefs  de  P « area  di  San 
Domenico  »,  Cittadella  sacrifie  trop  le  détail  à l’effet  d’ensemble.  La  Naissance, 
la  Pénitence  et  la  Chante  de  saint  Dominique  forment  des  scènes  pittoresques  et 

mouvementées,  mais  les  figures  y sont  à peine  dé- 
grossies. 

Cittadell  a excella  en  outre  dans  le  portrait. 

A Bologne  également,  Zaccaria  Zacchia  (né  à 
Arezzo  en  1470,  mais  appartenant  à une  famille  de 
Volterra;  mort  à Rome,  en  i5qq)  exécuta,  de  lon- 
gues années  durant  (i5i6-i53q),  de  nombreux  ou- 
vrages en  marbre  ou  en  terre  cuite,  soit  pour  la 
façade  de  San  Petronio,  soit  pour  le  couvent  de  San 
Michèle  in  Bosco  '. 


Le  fils  de  Zaccaria,  Giovanni  (mort  vers  i555). 

Portrait  de  Prop.  de’  Rossi.  , v 

(D’après  la  gravure  publiée  cultiva  la  statuaire  concurremment  avec  l’art  du  mé- 

dailleur  : il  travailla  surtout  pour  les  Farnèse.  On  lui 
attribue  le  mausolée  de  Lod.  Gozzadini  (ÿ  1 536), 
dans  l’église  des  « Servi  » à Bologne,  page  mouvementée  et  brillante,  mais 
surchargée,  quoique  les  figures  s’encadrent  encore  tort  convenablement  dans 
les  ordres  d’architecture.  Le  défunt,  assis  sur  son  sarcophage,  a une  attitude 
aussi  naturelle  que  vivante.  Avouons  qu’il  y a encore  bien  du  talent  même 
chez  ces  décadents  ! 


Line  femme,  Properzia  de’  Rossi  de  Bologne  (née  vers  1490,  morte  en  i53o), 
osa  se  mesurer  avec  les  maîtres  si  distingués  qui  abondaient  dans  l’Emilie,  et, 
s’il  faut  en  croire  son  contemporain  Vasari,  elle  leur  disputa  plus  d’une  fois  la 
palme.  Laissant  de  côté  certains  ouvrages  microscopiques,  tenant  du  tour  de 
force  plus  que  de  l’art,  tels  que  la  Passion  (le  Christ,  les  apôtres,  les  bourreaux 
et  une  foule  d’autres  personnages),  sculptés  sur  un  noyau  de  pêche,  je  m’atta- 
cherai à son  œuvre  maîtresse,  les  bas-reliefs  de  la  façade  de  San  Petronio.  Ils  nous 
apprennent  que  Properzia  s’est  souvenue  des  modèles  créés  dans  le  même  sanc- 
tuaire par  Jac.  délia  Quercia.  C’est  dire  qu’elle  a traité  ses  figures  par  grandes 

I.  Bibl.  : V.  Rossi  : Arcliivio  storico  dell’Arte,  1890,  p.  70. 


LES  SCULPTEURS  DE  L’ÉMILIE. 


44.3 


masses,  avec  un  sentiment  véritable  de  la  vie  et  du  mouvement.  L 'Histoire  de 
Joseph  et  de  la  Femme  de  Putiphar  pourrait  être  signée  par  le  glorieux  sculpteur 
siennois  du  xvc  siècle.  Par  contre,  de  grâce  ou  de  fraîcheur,  il  n’en  est  plus 
question  dans  ces  compositions  qui  sentent  déjà  trop  la  pratique. 


Prospero  Clementi  ou  Spani  (y  iSSq)1,  le  chef  de  la  petite  École  de  Reggio, 
sacrifie  moins  au  réalisme  que  Begarelli  et  moins  à l’esprit  que  Cittadclla.  Ses 
sculptures  sont  élégantes, 
parfois  suaves,  mais  sou- 
vent aussi  déclamatoires. 

Le  tombeau  de  Bart.  Prato, 
dont  il  dota  en  1642  la 
cathédrale  de  Parme , est 
accosté  de  figures  allégo- 
riques assises,  éplorées,  pres- 
que touchantes , quoique 
déjà  d’une  facture  trop  fa- 
cile : de  même  que  chez 
Michel- Ange,  elles  expri- 
ment leur  douleur  par  leur 
attitude,  par  leurs  gestes. 

Le  mausolée  de  l’évêque 
Andreasi,  dans  l’église  Sant’ 

Andrea  de  Mantoue  ( 1 55 1 ), 
comprend  également  deux 
femmes  assises  aux  côtés 
d’un  sarcophage  que  sur- 
montent le  buste  du  défunt 
et  un  vase  : ici  encore  les 
figures  ont  de  la  tenue.  On 

Le  tombeau  de  P.  Strozzi. 

vante  surtout  le  mausolée  (Église  Saint-André  à Mantoue.) 

de  l’évêque  Ugo  Rangoni, 


à la  cathédrale  de  Reggio  : malgré  l’influence  de  Michel-Ange  et  de  Délia 
Porta,  il  y est  resté,  déclare  le  Cicérone,  un  fonds  de  sincérité,  exempt  de 
maniérisme  et  de  pathos. 


Peut-être  est-ce  également  à ce  maître  qu’il  faut  rattacher  le  mausolée  de 
P.  Strozzi  (y  1529),  dans  l’église  Sant’ Andrea  de  Mantoue  (voy.  p.  3 10). 


L’esprit  vénitien  11’était  pas  tourné  à la  sculpture.  Cet  art  exigeait  d’une  part 
une  trop  grande  puissance  d’abstraction,  de  l’autre  une  étude  trop  approfondie 

1.  Bibi..  : Fontanesi,  di  Prosbcro  Spani,  detto  il  Ch  mente,  scultore  Rcggiano  dcl  secolo  XVI.  Reg- 
gio, 1826. 


444 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  l’antiquité  classique,  pour  fleurir  dans  une  cité  surtout  accessible  aux  plaisirs 
des  yeux,  aux  impressions  vives,  à la  couleur  et  à l’éclat. 

La  tâche  dévolue  aux  sculpteurs  était  néanmoins  des  plus  importantes,  des 
plus  enviables  : elle  comportait,  outre  l’exécution  d’innombrables  statues  ou  bas- 
reliefs  religieux,  celle  de  non  moins  nombreux  mausolées  ou  portraits,  puis  la 
décoration  d’une  série  d’édifices  publics.  Les  ornements  destinés  à la  biblio- 
thèque de  Saint-Marc  mirent  à eux  seuls  en  mouvement  une  armée  de  maîtres 
habiles,  qui  y prodiguèrent  les  motifs  d’ordre  architectonique,  les  Victoires, 
les  divinités  fluviales  et  une  foule  d’autres  figures  allégoriques. 

Les  prémisses  qui  viennent  d’être  indiquées  devaient  fatalement  aboutir  à 
une  prompte  décadence.  Des  essais  si  naïfs  et  si  attachants  de  l’ancienne  Ecole 
vénitienne,  nous  passons  sans  transition  aux  oeuvres  à la  fois  savantes  et  faciles 
du  Florentin  Sansovino  (p.  41 1),  et  de  celles-ci  aux  improvisations,  non  moins 
brillantes  que  frivoles,  de  Vittoria.  C’est  ce  dernier  qui  est  le  véritable  repré- 
sentant de  la  sculpture  vénitienne  pendant  le  crépuscule  de  la  Renaissance. 

Jacopo  Alessandro  Vittoria  délia  Volpe  (1 624- 1608),  né  à Trente1,  se  signala 
tout  ensemble  comme  architecte,  sculpteur  et  décorateur.  Doué  d’une  extrême 
fécondité,  il  a laissé  des  statues  et  des  bustes  sans  nombre,  des  projets  de  déco- 
ration plus  nombreux  encore.  Sa  facture  trop  courante,  son  style  trop  maniéré, 
annoncent  le  Bernin.  On  ne  devine  pas,  en  présence  de  certaines  de  ses  statues 
(le  Saint  Jérôme  des  Frari),  ce  que  le  xvT  siècle  aurait  pu  envier  au  xvne  ou  au 
xviiT  pour  le  mouvement,  le  brio  et  aussi  parfois  la  vulgarité.  Dans  ces  figures 
agitées  et  vides,  rien  ne  trahit  plus  l’esprit  de  la  Renaissance,  cet  esprit  posé, 
réfléchi,  ferme  et  harmonieux.  Vittoria  est  en  réalité  le  contemporain  de 
Tiepolo  : le  ranger  parmi  les  sectateurs  de  la  Renaissance  paraît  un  anachro- 
nisme. 

Fes  bustes  de  Vittoria  — terres  cuites,  bronzes,  marbres  — ont  droit  à plus 
d’estime  : il  y a mis  de  l’ampleur,  de  la  vie,  de  la  couleur.  Fes  plus  beaux 
(l’Arétin,  Seb.  Venier,  son  propre  buste,  etc.)  ornent  le  Palais  des  Doges,  le 
Musée  Correr,  le  Séminaire,  l’église  San  Zaccaria,  etc.  Fe  buste  du  cardinal 
G.  Contarini,  à la  Madonna  dell’  Orto,  est  plus  ordinaire. 

Cattaneo  Danese  de  Carrare  (né  vers  i5og,  mort  en  1 5 70),  à la  lois 
célèbre  comme  sculpteur  et  comme  poète,  se  fixa  tout  jeune  à Rome,  qu’il 
quitta  en  1 627  pour  suivre  à Venise  son  maître  Jac.  Sansovino.  Il  s’essaya  simul- 
tanément dans  la  glorification  des  saints,  des  dieux  ou  des  héros,  dans  le  por- 
trait, dans  la  composition  décorative.  Le  palais  des  Doges,  la  bibliothèque  de 
Saint-Marc,  la  loge  du  Campanile,  la  Monnaie,  l’occupèrent  à tour  de  rôle,  de 
même  que  les  églises  de  Vérone  et  de  Padoue.  Ses  ouvrages,  parfois  ingénieu- 
sement composés  (voy.  p.  124),  manquent  d’accent,  non  moins  que  de  sincé- 


1.  Bibl.  : Ceresole  : L'Art,  1 885,  1. 1,  p.  98;  t.  II,  p.  28,  98,  1 10,  164.  — Yriarte,  Venise. 


LES  SCULPTEURS  VENITIENS. 


-14-5 


rité.  Les  plus  connus  d’entre  eux  sont  le  tombeau  du  doge  Loredan,  à San 
Giovanni  et  Paolo,  exécuté  d’après  ses  plans  par  son  élève  Girolamo  Campagna, 
et  l’autel  Fregoso,  dans  l’église  Sant’  Anastasia  à Vérone  (i565). 

Girolamo  Campagna,  de  Vérone,  l’élève  de  Danese,  a laissé  dans  sa  ville 
natale,  à Padoue  et  à Venise,  de  nombreuses  statues  de  saints  ou  de  héros,  en 
marbre  ou  en  bronze.  Au  « Santo  » de  Padoue,  il  sculpta  son  chef-d’œuvre, 
Saint  Antoine  ressuscitant  un  mort  pour  témoigner  de  l’ innocence  de  son  père  ( 1 573- 
1 5 7 7),  composition  que  Perkins  n’hésite  pas  à déclarer  supérieure  à celles  de 
Lombardi  et  de  Sansovino,  quoiqu’elle  sente  trop  la  convention.  O11  s’accorde 
à considérer  ce  maître  comme  le  plus  important  parmi  les  continuateurs  de 
Sansovino  et  un  des  rares  sculpteurs  qui  aient  su  garder  une  certaine  grâce  et 
une  certaine  naïveté. 

Étant  données  les  lacunes  de  leur  éducation,  non  moins  que  leur  gotât  du 
pittoresque,  les  sculpteurs  lombards  ne  pouvaient  manquer  de  préférer  le 
bas-relief  à la  ronde-bosse  : c’est  ce  qui  arriva  effectivement.  Longtemps  leurs 
statues  et  statuettes  restèrent  d’un  ordre  inférieur. 

Guglielmo  délia  Porta  (-[-  Ô77)  fut  le  premier  qui  réagit  contre  cette  ten- 
dance : il  est  vrai  qu’il  compléta  son  éducation  à Rome,  où  il  passa  le  reste 
de  sa  vie1. 

Élève  de  son  oncle  Giovanni  Giacomo  délia  Porta,  il  se  rendit  avec  lui  à 
Gênes  pour  y travailler  à la  décoration  d’une  des  chapelles  de  la  cathédrale, 
celle  de  Saint-Jean-Baptiste.  On  constate  dans  les  statues,  aussi  bien  que  dans 
les  bas-reliefs  de  ce  sanctuaire,  certains  accents  lombards  qui  ne  manquent  pas 
de  saveur. 

Fixé  à Rome,  Délia  Porta  se  plaça  sous  la  discipline  de  Michel-Ange,  qui, 
après  l’avoir  protégé  pendant  quelque  temps,  se  brouilla  avec  lui.  Son  chef- 
d’œuvre,  le  tombeau  de  Paul  II  T,  dans  la  basilique  du  Vatican,  doit  sa  célébrité 
aux  figures  allégoriques  accoudées  sur  les  volutes  : on  sait  que  l’une  d’elles 
a passé  pour  tellement  séduisante,  que  l’on  a jugé  nécessaire  de  la  recouvrir 
d’une  draperie  de  zinc,  afin  de  l’empêcher  de  donner  des  distractions  aux 
fidèles. 

Un  autre  sculpteur  milanais,  Marco  Ferrari  d’Agrate,  est  l’auteur  du  tameux 
Saint  Barthélemy  écorché  (i56a),  une  des  curiosités  du  Dôme  de  Milan  (gravé 
p.  149;  le  saint,  représenté  debout,  tient  à la  main  la  peau  dont  on  vient 
de  le  dépouiller).  Cette  œuvre,  célèbre  en  raison  même  de  ce  qu’elle  a de  répu- 
gnant, était  destinée  à faire  valoir  les  connaissances  anatomiques  de  Marco. 

1 . Bibl.  : Varni,  dette  Opéré  di  Gian  Giacomo  e Guglielmo  delta  Porta  e Niccolo  du  Carte  in  Genova 
(extr.  du  tome  IV  des  Atti  delta  Società  ligure  di  Storia  patria).  — Bertolotti,  Guglielmo  délia 
Porta.  Milan,  1875.  — Le  même,  Tommaso  délia  Porta.  Milan,  1876  (extr.  de  YArchivio  storico 
Lombardo). 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


446 


Perkins  cite  avec  peu  d’estime  le  bas -relie!  des  Noces  de  Cana , également 
à la  cathédrale  de  Milan,  pour  laquelle  Marco  travailla  de  i5qi  à 1571,  et 
le  tombeau  de  B.  Martini  au  Dôme  de  Parme.  Cet  artiste  a en  outre  travaillé 
à la  Chartreuse  de  Pavie. 

Le  lecteur  me  dispensera  de  lui  présenter  dans  les  règles  tant  d’autres 
sculpteurs,  célèbres  de  leur  vivant,  dédaignés  ou  oubliés  depuis.  Ce  n’est  pas 
qu’ils  aient  tous  manqué  de  tempérament  ni  même  de  talent  : un  siècle  plus 
tôt,  plus  d’un  aurait  fait  figure  au  même  titre  que  les  Mino  da  Fiesole  ou  les 
Benedetto  da  Majano.  Leur  malheur  est  d’être  nés  trop  tard  : à une  époque 
telle  que  le  second  tiers  du  xvie  siècle,  où,  les  problèmes  les  plus  ardus  étant 
résolus,  la  tendance  à l’imitation  devenait  irrésistible.  Pour  s’y  soustraire,  il  ne 
restait  aux  plus  indépendants  d’autre  ressource  que  de  s’attaquer  à des  domaines 
jusqu’alors  inexplorés.  Il  n’est  pas  étonnant  qu’après  le  triomphe  de  la  grâce, 
de  la  tendresse,  de  la  ferveur,  de  la  fierté,  la  névrose  ou  la  vulgarité  aient  à 
leur  tour  entendu  imposer  leur  joug.  Il  n’était  au  pouvoir  ni  des  artistes  ni  du 
public  d’éviter  cette  corruption  du  goût  : la  décadence,  comme  nous  l’avons 
proclamé  ailleurs,  naît  fatalement  de  la  perfection. 


Chapiteau  du  Palais  Gondi  à Florence. 
Par  Giuliano  da  San  Gallo. 


Encadrement  du  xvr  siècle. 


L’Amour  sacré  et  l’Amour  profane,  par  le  Titien.  (Galerie  Borghèse  à Rome.) 


CHAPITRE  I 

SUPÉRIORITÉ  DE  LA  PEINTURE  SUR  LA  SCULPTURE.  — LES  SUJETS.  — LE  STYLE. 

LE  PORTRAIT  ET  LE  PAYSAGE.  — LES  PROCÉDÉS.  — GROUPEMENT  DES 
ÉCOLES. 


n dehors  de  Michel-Ange,  la  sculpture  n’a  plus  un  seul 
nom  de  tout  premier  ordre  à opposer  à l’essaim  des 
peintres  qui  s’appellent  le  Cortège,  Luini,  le  Sodoma, 
le  Titien  ou  Paul  Véronèse1.  Cette  supériorité  de  la 
peinture  tient,  comme  je  l’ai  exposé  à maintes  reprises, 
à la  rareté  des  modèles  laissés  par  l’antiquité,  à la  néces- 
sité de  faire  sans  cesse  de  nouveaux  efforts.  Mais  à peine 
ceux-ci  sont-ils  devenus  superflus  par  suite  de  quelque  suprême  triomphe,  que 
le  phénomène  observé  à l’égard  de  l’antiquité  se  reproduit  invariablement  : tout 
le  troupeau  des  talents  de  second  ordre  recommence  à copier  au  lieu  de  chercher 
à créer.  Il  s’en  ftut  d’ailleurs  de  beaucoup  que  ces  imitations  entraînent  des 

i.  Bibl.,  t.  II,  p.  56i.  — Frizzoni,  Acte  ilaliana  del  Rinascimcnto.  Milan,  i8qi.  — Lermoliefï 
(Morelli),  Kuustkrilische  Studien  ïiber  italicnischc  Malerei.  Die  Galérien  ÿii  München  iinel  Dresden. 
Leipzig,  1891.  — Le  même,  die  Galerie  7 u Berlin.  Leipzig,  189.3.  — Burckhardt  et  Bode,  der 
Cia  'roue,  6'  édit.,  Leipzig,  189.3.  — Bode,  la  Renaissance  au  musée  de  Berlin  (Galette  des  Beaux- 
Arts,  1888,  t.  I,  p.  197-472;  1889,  t.  I,  p.  107-487,  t.  II,  p.  601).  — Wickhoff,  die  italienischeii 
Hand^eichnungen  der  Albertina  (Annuaire  des  Musées  de  Vienne,  1891  et  1892). 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


57 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


4.5o 


inconvénients  identiques  : si  des  générations  entières  ont  pu  vivre,  sans  lasser 
la  faveur  du  public,  sur  les  modèles  de  maîtres  calmes  et  sereins  tels  que 
Raphaël,  l’imitation  de  la  terribilità  — le  terrorisme  — de  Michel-Ange  ne 
devait  pas  tarder,  en  raison  même  de  ce  que  ses  conceptions  et  son  style  avaient 
de  violent,  à devenir  intolérable  h En  s’élevant  à ces  hauteurs  inaccessibles,  le 
maître  avait  condamné  ses  élèves  à l’impuissance.  Ce  parti  pris  de  toujours 
forcer  les  expressions,  de  pousser  toutes  choses  à l’excès,  ne  s’accommodait  ni 
de  la  lassitude,  ni  de  la  médiocrité.  Dans  le  domaine  du  pathétique,  il  n’y  a 
pas  de  milieu  : ou  l’œuvre  est  sublime  ou  elle  est  odieuse.  On  n’abuse  pas  ainsi 
impunément  de  sa  puissance,  on  ne  donne  pas  de  tels  exemples  sans  compro- 
mettre l’avenir  de  générations  entières.  L’Ecole  florentine  en  a frit  la  triste  expé- 
rience : Michel-Ange  disparu,  tout  croule,  et  s’il  fut  le  maître  souverain  qui 
porta  cette  Ecole  à son  apogée,  on  peut  aussi  dire  que  nul  n’a  contribué  plus 
puissamment  que  lui  à en  préparer  la  décadence. 

Nous  avons  passé  en  revue,  dans  les  chapitres  précédents,  les  idées  et  les 
sentiments  traduits  par  les  peintres  italiens  qui  représentent  la  dernière  mani- 
festation de  la  Renaissance.  Le  lecteur  y a vu  comment  ils  ont  interprété  les 
sujets  patriotiques  (p.  20-22)  ou  les  sujets  religieux  (p.  q6-52),  quelle  influence 
l’état  d’âme  de  la  société  contemporaine  a exercée  soit  sur  le  choix  des  motifs, 
soit  sur  l’exécution  (p.  92-106),  enfin  quels  emprunts  ont  été  faits  à l’antiquité 
classique  (p.  n 5- 124)  aussi  bien  qu’au  fonds  d’idées  qui  constitue  le  domaine 
du  réalisme  (p.  i3o-i 3q). 

U11  lait  résulte  jusqu’à  l’évidence  de  ces  analyses  multiples  : c’est  que  la 
peinture  est  entrée  en  communion  plus  intime  encore  que  par  le  passé  avec 
la  société  aristocratique,  avec  l’élite  d’esprits,  à laquelle  s’adressait  l’art  de  la 
Renaissance  ; qu’elle  s’est  réglée  plus  fidèlement  encore,  avec  une  souplesse  et 
une  variété  infinies,  sur  ses  besoins  et  ses  aspirations.  Jamais  auparavant  cette 
branche  ne  s’était  manifestée  sous  tant  de  formes  diverses;  jamais  elle  n’avait 
pénétré  à ce  point  dans  les  mœurs  domestiques.  Par  suite  de  l’excès  de  facilité1  2 
inhérent  à l’excès  de  science,  on  en  vint  à une  production  effrénée.  Les  parois 
du  Vatican  comme  celles  du  Palais  Vieux  de  Florence,  celles  du  Palais  du  Té 
comme  celles  du  Palais  des  Doges,  se  couvrirent  en  un  tour  de  main  de 
fresques  ou  de  peintures  à l’huile  monumentales.  Vasari  raconte,  dans  la  vie 
de  Pordenone,  que  l’on  décora  de  fresques  jusqu’aux  maisons  de  simples  paysans. 

1 . (t  La  peinture,  a dit  Stendhal,  rend  sensible  cette  maxime  de  morale  : la  condition  pre- 
mière de  toutes  les  vertus  est  la  force.  » ( Histoire  de  la  Peinture  en  Italie,  nouvelle  édition, 
P.  338.) 

2.  Mantegna  avait  consacré  plus  de  deux  ans  à peindre  une  chapelle  de  quelques  pieds  carrés  ; 
malgré  le  concours  de  nombreux  collaborateurs,  la  décoration,  relativement  beaucoup  plus  con- 
sidérable, du  chœur  de  Sainte-Marie-Nouvelle,  avait  consumé  quatre  années  de  la  vie  de  Ghir- 
landajo.  Désormais,  quelques  semaines  suffisent  pour  peupler  de  figures  des  centaines  de  mètres. 
(Les  Noces  de  Cana,  de  Paul  Véronèse,  mesurent  près  de  66  mètres  carrés  et  contiennent  envi- 
ron i5o  personnages  de  grandeur  nature.) 


L’ORDONNANCE. 


4.5 1 


A la  suite  de  ces  aperçus  généraux  sur  le  mouvement  d’idées  qui  se  reflète 
dans  la  peinture,  nous  avons  à étudier  les  caractères  par  lesquels  les  produc- 
tions nouvelles  se  différencient  de  celles  de  la  période  précédente. 

Attachons-nous  d’abord  à I’ordonnance. 

Si  Raphaël  avait  porté  cet  art  à sa  perfection,  il  avait  également,  surtout  dans 
ses  dernières  productions,  laissé  quelques  exemples  d’un  groupement  plus  ou 
moins  incohérent.  Sans  remonter  jusqu’au  Triomphe  de  Galatée,  où  les  figures 
ne  se  relient  véritablement  pas  assez  les  unes  aux  autres,  quel  manque  d’unité 
dans  l 'Incendie  du  Bourg ! Ces  lacunes  devaient  paraître  d’autant  plus  sensibles 


L’Ordonnance  chez  Michel-Ange. 

Le  Sacrilice  de  Noé  (le  Sacrifice  d'Abraliam  }).  (Chapelle  Sixtine.) 


que  la  science  du  coloris,  qui  seule  pouvait  les  masquer,  allait  en  s’affaiblissant 
chez  les  peintres  de  l’École  romaine. 

L’art  de  disposer  harmonieusement  un  groupe  est  le  commencement  de  toute 
ordonnance  : Michel-Ange  ignorait  jusqu’aux  rudiments  de  cette  science,  fami- 
lière à tant  d’artistes  médiocres;  ses  lignes  ont  toujours  quelque  chose  de  heurté. 
Possédant  avant  tout  le  génie  de  la  statuaire,  c’est-à-dire  le  sentiment  du 
relief,  la  connaissance  du  corps  humain  dégagé  de  toute  combinaison,  de  tout 
lien,  isolé  en  un  mot,  il  n’aborda  que  rarement  le  bas-relief  ( Combat  des  Cen- 
taures et  des  Lapilhes , Madone  et  Enfant  du  Musée  national  de  Florence  et  de 
l’Académie  de  Londres).  Alors  même  qu’il  prend  en  main  le  pinceau  et  quoi- 
qu’il ait  poursuivi  dans  la  statuaire  des  effets  propres  à la  peinture,  il  reste 
avant  tout  sculpteur  : au  lieu  de  relier  ses  figures  les  unes  aux  autres,  soit  par 
leurs  gestes  et  leurs  attitudes,  soit  au  moyen  de  la  perspective,  soit  en  les 


452 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


noyant  dans  une  même  lumière,  il  se  plaît  à accentuer  chacune  d’entre  elles  : 
de  là  cette  absence  de  sentiment  décoratif,  surtout  dans  ses  tableaux  de 
chevalet  et  dans  le  Jugement  dernier.  Ainsi  s’explique,  par  une  lacune  de  son 
esprit,  comment  il  a échoué  si  complètement  lorsqu’il  s’agissait  de  marier,  non 
plus  deux  figures,  mais  quelque  vingt  ou  trente;  il  ne  dissimule  son  ignorance 
qu’en  les  plaçant  sur  un  seul  plan.  Une  des  rares  compositions  dans  lesquelles 
il  a tenté  de  représenter  plusieurs  épisodes  dans  le  même  cadre,  le  Déluge,  l’ex- 
posa, comme  on  le  verra,  à un  insuccès  complet. 

Que  sera -ce  lorsqu’il  s’agira  de  réunir,  comme  dans  le  Jugement  dernier , 
deux  ou  trois  cents  personnages  ! Il  n’est  que  trop  facile  de  deviner  le  résultat. 
Considérée  dans  son  ensemble,  la  fresque  de  la  chapelle  Sixtine  se  compose 
d’une  série  de  groupes,  dont  quelques-uns  sont  construits  avec  un  art  con- 
sommé, mais  qui  ont  le  défaut  capital  de  ne  pas  se  relier  les  uns  aux  autres. 
Ces  groupes  ne  se  font  même  pas  équilibre  : ils  sont  répartis  inégalement  sur 
l’immense  paroi;  serrés,  pressés  dans  le  haut,  clairsemés  ailleurs  : ici  de 
véritables  grappes  de  corps  humains;  là  des  trous  énormes;  partout  le  manque 
d’air,  de  calme,  d’harmonie.  Or  les  artistes  antérieurs  avaient  tous  éprouvé  le 
besoin  de  donner  à des  peintures  gigantesques,  telles  que  le  Jugement  dernier, 
une  charpente,  une  ossature  solides,  sans  quoi,  ils  le  savaient  bien,  l’agglomé- 
ration des  figures  ruinerait  toute  clarté  et  toute  harmonie.  Un  des  artifices 
auxquels  ils  avaient  de  préférence  eu  recours  avait  été  de  placer  le  Christ  dans 
une  vaste  auréole  ayant  la  forme  d’un  œuf  ou  celle  d’une  amande,  ce  qui 
l’isolait  des  autres  figures  et  donnait  un  point  d’appui  au  centre  de  la  compo- 
sition : l’arc-en-ciel,  séparant  le  haut  du  bas,  des  chœurs  d’anges  disposés  avec 
symétrie,  la  rangée  de  trônes  destinés  aux  apôtres,  etc.,  autant  d’arêtes  propres 
à soutenir  le  vaste  échafaudage. 

Michel-Ange  au  contraire  s’efforça  de  rompre  cette  symétrie  si  nécessaire 
à toute  peinture  décorative.  Dans  sa  recherche  de  la  vie  et  du  mouvement,  il 
prit  en  haine  les  lignes  régulières,  les  groupes  pondérés,  tout  ce  qui  ressemblait 
à un  effort  de  la  réflexion.  Avec  la  puissance  d’abstraction  dont  il  avait  fait 
preuve  dans  les  fresques  de  la  Genèse  ou  dans  les  tombeaux  des  Médicis,  il 
semblait  être  l’artiste  le  plus  propre  à donner  à un  tel  sujet  l’élévation  et 
en  même  temps  la  simplicité  qui  lui  avaient  trop  souvent  manqué  chez  les 
Primitifs. 

Mais  il  commit  la  faute  impardonnable  de  quitter  ces  hauteurs  inexpugnables, 
de  descendre  dans  l’arène,  de  s’attaquer  à une  foule  de  motifs  qui  n’étaient  pas 
dignes  de  son  pinceau.  Alors  qu’il  fallait  résumer,  en  quelques  figures  gran- 
dioses et  caractéristiques,  les  différents  actes  du  Jugement  dernier,  il  s’est  plu  à 
multiplier  les  acteurs,  au  point  d’éparpiller  l’intérêt  et  de  se  perdre  dans  une 
masse  de  petits  épisodes  qui  embarrassent  la  composition  sans  la  rendre  plus 
riche,  ni  surtout  plus  variée,  car  parmi  tant  de  sentiments  qu’il  avait  à exprimer, 
c’est  presque  invariablement  la  terreur  qui  revient. 


L'ORDONNANCE. 


453 


Ces  erreurs  sont  plus  sensibles  encore  chez  les  imitateurs  du  Buonarroti, 
surtout  chez  les  Florentins  de  la  dernière  période,  les  Bronzino,  les  Salviati,  etc. 


L’Ordonnance  chez  le  Titien. 

La  Présentation  de  la  Vierge  au  Temple.  Fragment.  (Académie  de  Venise.) 

Quant  au  Cortège,  l’ordonnance  ne  tut  jamais  son  tort,  comme  nous  le 
montrerons  plus  loin. 

Dans  cette  heure  de  crise,  les  Vénitiens  recueillirent  la  succession  qui  risquait 
de  tomber  en  déshérence.  Le  Titien  le  premier  mit  dans  ses  compositions  un 
mouvement  et  en  même  temps  une  harmonie  inimitables.  Comparez  sa  Présen- 


454 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


la  lion  de  la  Vierge  au  temple  aux  plus  belles  pages  de  son  maître  Jean  Bellin  : 
quel  abîme  entre  l’œuvre  du  cinquecentiste  et  celle  du  quattrocentiste  ! Voici 
enfin  le  dramaturge,  qui  sait  disposer  les  masses,  mouvoir  les  personnages, 
graduer  l’action,  prodiguer  les  contrastes,  opposer,  par  une  de  ces  inspirations 
que  Rembrandt  retrouvera  au  siècle  suivant,  à une  foule  compacte,  une  petite 
fille,  en  simple  robe  bleue,  gravissant  seule,  avec  une  assurance  enfantine,  les 
degrés  de  l’escalier  au  sommet  duquel  se  tient  le  grand  prêtre!  Le  Titien  ne 
tire  pas  un  moindre  parti  de  l’architecture,  qui  est  bien  autrement  développée 
que  chez  les  Primitifs,  et  surtout  que  chez  Giorgione  : dans  le  tableau  en  ques- 
tion elle  forme  un  crescendo  jusqu’au  temple,  dont  les  marches  occupent  le 
premier  plan.  Le  fond  est  resté  libre  et  laisse  une  échappée  sur  un  beau  paysage 
sillonné  de  rochers  pointus;  l’architecture  ne  tue  donc  point  les  personnages, 
elle  les  élève,  les  grandit,  les  met  en  relief. 

Dans  un  autre  chef-d’œuvre  du  Titien,  la  Vierge  des  Pesaro,  la  science  de 
l’ordonnance  et  du  rythme  égale  celle  des  plus  parfaites  compositions  de 
Raphaël,  avec  quelque  chose  de  plus  primesautier  et  de  plus  imprévu,  une 
inspiration  plus  hardie  et  une  entente  plus  complète  des  exigences  de  la  déco- 
ration. Seules  peut-être  les  Maries  sur  T escalier,  gravées  par  Marc  Antoine,  en 
approchent.  L’effet  de  cette  page  capitale,  qui  ne  coûta  pas  à l’artiste  moins  de 
six  années  de  travail,  fut  grand  de  près  et  de  loin. 

Chez  Paul  Véronèse,  le  groupement  est  encore  plus  libre,  plus  hardi,  plus 
vibrant  que  chez  le  Titien  ; il  comporte  une  variété  et  une  richesse  de  com- 
binaisons que  celui-ci  n’a  même  pas  entrevues.  C’est  que  Véronèse  était 
un  dessinateur  de  toute  première  force,  ayant  fait  de  sérieuses  études  clas- 
siques, et  sachant  présenter  ses  personnages  sous  les  laces  les  plus  multiples, 
avec  une  diversité  d’attitudes,  avec  des  effets  de  torse,  auxquels  seul  un  maître 
de  sa  trempe  pouvait  s’attaquer  sans  s’exposer  à un  échec.  Ces  attitudes,  com- 
pliquées et  tourmentées  chez  les  Florentins  de  la  décadence,  les  Salviati,  les 
Rosso,  les  Bronzino,  revêtent  chez  lui  une  ampleur  et  surtout  un  naturel  inimi- 
tables : on  sent  que  l’inspiration  y a plus  de  part  que  la  réflexion. 

Dans  les  fresques  de  la  villa  Barbaro,  il  a placé  toutes  les  scènes  dans  les  airs, 
sur  les  nuages,  se  privant  par  là  du  secours  de  ces  tonds  d’architecture  dont  il 
tirait  ailleurs  si  habilement  parti  pour  soutenir  ses  compositions.  Mais  ce  qui 
aurait  été  pour  un  autre  une  cause  d’insuccès,  devint  pour  lui  l’occasion  de 
nouveaux  triomphes.  Disposant  de  bases  essentiellement  mobiles,  telles  que  les 
nuages,  il  inventa  des  attitudes  que  ses  héros  n’eussent  jamais  pu  avoir  sur 
le  sol,  sur  des  surfaces  planes. 

D’où  vient  chez  les  Vénitiens  ce  rare  et  prodigieux  sentiment  décoratif,  que 
l'on  retrouve  chez  leurs  sculpteurs,  tels  que  Vittoria,  au  même  degré  que  chez 
leurs  peintres?  D’une  part,  de  ce  que,  moins  pédants  que  les  Florentins,  ils 
n’hésitaient  pas  à subordonner  à l’ensemble  les  figures  isolées,  renonçant,  par 
exemple,  à réaliser  un  bel  effet  d’anatomie.  D’autre  part,  de  ce  que,  coloristes 


LA  PEINTURE  DE  PLAFONDS. 


455 


avant  tout,  ils  savaient  plus  heureusement  marier  leurs  figures  les  unes  aux 
autres,  équilibrer  les  masses,  bref  fondre  tous  les  détails  dans  une  commune 
harmonie. 

Où  l’on  voit  chez  les  Florentins  une  véritable  cacophonie  de  figures  et  de 
gestes  — parce  que  leurs  contours  sont  trop  précis,  — les  Vénitiens  nous 
offrent  des  groupes  reliés  ensemble  au  moyen  d’un  coloris  plus  ou  moins 
intense,  selon  les  néces- 
sités de  la  décoration. 


On  peut  rattacher  à 
l’ordonnance  la  peinture 
de  plafonds.  Ce  genre,  si 
propre  à effrayer  les  plus 
audacieux,  séduisit  cer- 
tains artistes , en  raison 
même  des  difficultés  qu’il 
soulevait.  Le  Corrège,  qui, 
en  peintre  de  race,  aimait 
à s’attaquer  aux  problèmes 
techniques,  voulut  mon- 
trer, dans  les  fresques  de 
la  coupole  du  dôme  de 
Parme,  avec  quel  art  il 
savait  faire  plafonner  ses 
figures,  et  donner  l’illu- 
sion des  raccourcis  les  plus 
hardis.  Il  y réussit.  Il  faut 
remonter  jusqu’aux  fres- 
ques de  Michel -Ange,  à 
la  chapelle  Sixtine,  pour 
trouver  des  attitudes  aussi 
libres , aussi  mouvemen- 


L’Ordonnance chez  Paul  Véronèse. 

Esther  devant  Assuérus.  (Eglise  Saint-Sébastien  à Venise. j 


tées  et  d’une  sûreté  aussi  magistrale.  A vrai  dire,  ce  n’est  même  plus  parfois 
du  mouvement,  c’est  presque  de  la  dislocation.  Plus  encore  que  le  Corrège, 
Paul  Véronèse  se  plaisait  à ces  tours  de  lorce  qu’ils  exécutaient  comme  en 
se  jouant. 

Quant  aux  trompe-l’œil,  on  a vu  dans  la  première  partie  du  présent  volume 
(p.  100)  quelle  faveur  ils  s’assurèrent. 


Un  mot  ici  sur  les  cadres  : ils  augmentent  graduellement  en  importance.  Les 
contemporains  s’extasiaient  devant  celui  que  les  Capponi  firent  exécuter  pour 
un  tableau  de  Raffaellino  del  Garbo,  la  Résurrection  du  Christ  (voy.  t.  11, 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


4.% 


p.  577).  Les  cadres  sculptés  par  les  Barili  de  Sienne  devaient  leur  réputation 
à l’élégance  des  ornements  non  moins  qu’au  fini  du  travail. 

A une  époque  où  une  émulation  ardente  obligeait  sans  cesse  les  pein- 
tres, même  les  moins  ambitieux,  à s’essayer  dans  quelque  tour  de  force,  il  était 
naturel  qu’ils  ne  se  contentassent  pas  d’exceller  dans  l’invention  ou  l’expres- 
sion, mais  qu’ils  s’attachassent  encore  à ce  que  l’on  peut  appeler  les  secrets  du 
métier  : l’habileté  à rendre  les  phénomènes  extérieurs,  l’éclairage,  la  précision 
du  dessin,  l’art  d’envelopper  les  figures,  bret  tout  ce  qui  rapproche  la  peinture 
de  la  réalité. 

Les  raffinements  dans  les  effets  de  lumière  se  multiplièrent.  Les  contemporains 
s’extasiaient  devant  la  Nuit  du  Corrège,  devant  son  Christ  au  jardin  des  oliviers, 
où  les  ténèbres  forment  un  contraste  si  saisissant  avec  le  rayonnement  qui  se 
dégage  de  plusieurs  figures.  Un  imitateur  du  Corrège,  le  Parmesan,  peignit  son 
propre  portrait  en  se  servant  d’un  miroir  convexe;  il  exécuta  en  outre  une  Cir- 
concision qu’il  éclaira  au  moyen  de  trois  lumières  produisant  un  effet  fantastique. 
Le  Tintoret  ne  recherchait  pas  moins  les  artifices  du  clair-obscur.  Il  se  repré- 
senta, ainsi  que  son  frère,  dans  une  pénombre  dont  le  rendu  remplit  tout 
Venise  de  stupéfaction.  On  fit  sur  ces  portraits  un  distique  latin  piquant  : 
« Si  le  Tintoret  luit  ainsi  au  milieu  des  ombres  de  la  nuit,  quelle  impression 
ne  produira-t-il  pas  une  fois  le  jour  levé!  » On  cite  également  le  peintre  Bas- 
tianello  Florigerio,  l’élève  de  Pellegrino  de  San  Daniele,  pour  l’habileté  avec 
laquelle  il  reproduisait  des  modèles  éclairés  par  une  lampe. 

Si  nous  considérons  le  facteur  qui  résume  l’essence  même  de  la  peinture, 
le  coloris,  nous  rencontrons  une  série  d’innovations  non  moins  importantes. 

Un  petit  nombre  de  peintres  seulement  conservent  l’ancienne  fermeté  de 
touche,  ces  tons  francs  et  nourris  quoique  lumineux.  Désormais,  c’est  à qui 
rompra  les  nuances,  les  rendra  plus  légères,  sinon  plus  transparentes.  On  dirait 
qu’il  s’est  opéré  un  phénomène  dans  la  vision  même  du  public. 

Chez  le  Titien,  la  progression  saute  aux  yeux  : au  début,  il  aimait  à donner 
à ses  tableaux  un  degré  de  fini  qui  11’avait  rien  à envier  à celui  des  Primitifs1.  C’est 
ainsi  que  Vasari  signale,  dans  le  portrait  d’un  Barbarigo,  l’art  avec  lequel  étaient 
rendus  les  cheveux  — on  pouvait  les  compter,  affirmait-il,  — ainsi  que  les 
points  d’un  pourpoint  en  damas  de  soie.  Ces  premières  peintures,  d’après  lui, 
étaient  aussi  bien  frites  pour  être  vues  de  près  que  de  loin;  les  dernières,  au 
contraire,  enlevées  à coups  de  brosse  («  condotte  di  col  pi  »),  d’un  faire  som- 

1.  Cette  minutie  lui  était  certainement  commandée  par  les  habitudes  de  ses  concitoyens. 
Vers  la  fin  du  xvr  siècle  encore,  un  patricien  vaniteux,  au  moment  de  confier  son  portrait  au 
Tintoret,  lui  recommandait  avec  instance  de  copier  exactement  son  riche  costume,  les  den- 
telles, les  bijoux  dont  il  était  couvert.  Aussi  l’artiste,  impatienté,  lui  cria-t-il  : « Allez  vous 
faire  pourtraire  par  le  Bassan.  » (C’était  un  habile  peintre  d’animaux.) 


Composition  décorative  attribuée  au  Primatice.  (Musée  des  Offices.) 


LE  COLORIS. 


maire  («  tirate  via  di  grosso  »),  pleines  de  taches,  demandaient  à être  regardées 
de  loin  ; il  est  vrai  qu’à  distance  elles  paraissaient  parfaites. 

Dans  un  de  ses  tout  derniers  tableaux,  la  Nymphe  et  le  Berger , du  musée  de 
Vienne,  le  Titien  a renoncé  à la  variété  de  couleur  propre  aux  anciens  tableaux, 
pour  adopter  un  effet  d’unité  qui  fait  songer  à Rembrandt.  « C’est  comme  si  la 
peinture  — ajoute  l’auteur  à qui  je  Dis  cet  emprunt  — venait  tout  à coup 
d’avancer  d’un  siècle  et  de  réaliser  l’effet  monochrome  des  portraits  hollan- 
dais, avec  cette  différence 
que  le  ton  fondamental 
n’est  pas  donné  par  l’at- 
mosphère sombre  d’une 
chambre,  mais  par  le  libre 
éclat  d’une  chair  féminine 
et  par  la  lumière  rose  du 
soir  tombant  en  plein 
air  '.  » 

Les  fresques  ou  les  ta- 
bleaux à l’huile  de  Vasari 
ou  des  Zuccheri,  ces  pein- 
tures exsangues,  sans  pro- 
fondeur et  sans  chaleur, 
caractérisent,  avec  une 
netteté  peu  digne  d’en- 
vie, la  facture  des  impro- 
visateurs. 

La  fermeté  qui  manque 
trop  souvent  dans  les  fres- 
ques, on  la  retrouve  par- 
fois dans  les  tapisseries  : 
grâce  à la  minutie  du  pro- 
cédé, la  facture  y est  plus 
serrée  : telles  sont  certaines  scènes  de  Y Histoire  de  Joseph  par  Bronzino,  au  Palais 
Vieux  de  Florence. 


L'Exécution  chez  le  Titien. 

Spectaleurs  de  la  Présentation  de  la  Vierge  au  Temple. 
(Académie  de  Venise.) 


Le  lecteur  a pu  suivre,  dans  un  chapitre  précédent  (p.  1 39-144),  les  vicissi- 
tudes de  la  peinture  de  portrait  pendant  la  dernière  période  de  la  Renaissance. 
Bornons-nous  ici  à rappeler  quelles  étapes  cet  art  a parcourues  en  moins  d'un 
siècle  : nous  trouvons  d’abord  les  portraits  de  profil  du  xvr  siècle,  à la  Pisanello, 
à la  Piero  délia  Francesca  et  à la  Botticelli;  puis  les  portraits  de  face  et  à mi- 
corps  (Léonard  de  Vinci);  puis  les  portraits  en  pied,  auxquels  Raphaël  ajouta 


I.  Wickhoff  : Galette  des  Beaux-Arts,  1893,  t.  I,  p.  16-17. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


458 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


toutes  sortes  d’accessoires  destinés  à compléter  la  caractéristique  du  héros.  Les  por- 
traits de  famille  (le  Léon  X de  Raphaël,  entre  ses  neveux,  les  cardinaux  Jules  de 
Médicis  et  Rossi),  le  Paul  III  du  Titien,  entre  ses  petits-fils  (gravé  p.  55), 
marquent  un  progrès  de  plus;  mais  ce  n’est  pas  encore  le  dernier.  Nous  voyons 
naître  le  portrait  équestre  (le  Charles-Ouint  du  Titien);  puis  le  portrait  allégo- 
rique; enfin,  ce  que  l’on  pourrait  appeler  le  portrait  de  genre,  en  d’autres 
termes  les  personnages  représentés,  non  plus  posant  tranquillement  devant  le 
peintre,  mais  vaquant  à quelque  occupation  et  comme  surpris  dans  l’intimité. 

Signalons  ici  encore  la  portée  des  innovations  réalisées  par  les  peintres  ita- 
liens de  la  Renaissance  : sans  ces  portraits  équestres  du  Titien,  ceux  de  Velas- 
quez n’auraient  probablement  pas  pris  naissance1. 

Bien  que  l’on  s’accorde  à considérer  Paul  Bril  ( 1 556- 1 626)  comme  le  véri- 
table créateur  de  la  peinture  de  paysage,  en  tant  que  genre  spécial2 3,  il  est  cer- 
tain que  dès  le  début  du  xve  siècle  la  reproduction  de  sites  plus  ou  moins  pitto- 
resques tenait  une  large  place  dans  la  peinture  d’histoire  ou  même  dans  la  pein- 
ture de  portrait.  Mais  les  Primitifs,  qui  avaient  la  sincérité  et  la  précision, 
qualités  si  nécessaires  pour  la  composition  d’un  paysage,  n’avaient  ni  la  science 
des  combinaisons  ni  la  liberté  de  la  facture.  Le  premier,  le  Pérugin,  en  s’inspi- 
rant de  la  campagne  romaine,  tenta  de  masser  et  de  simplifier.  On  cite  ensuite, 
pour  leur  habileté  comme  paysagistes,  Jean  d’Udine,  Perino  del  Vaga,  Camillo 
Mantovano,  dont  Lanzi  a encore  vu  une  Forci,  peinte  au  palais  de  Pesaro,  enfin 
Polidoro  da  Caravaggio  et  Maturino.  Ces  deux  derniers  peignirent  (avant  1 5 2 7) 
des  paysages  de  dimensions  colossales,  avec  des  scènes  de  la  vie  de  sainte  Cathe- 
rine et  de  sainte  Madeleine,  qui  ornent  aujourd’hui  encore  l’église  romaine  de 
San  Silvestro,  à Monte  Cavallo.  M.  Woermann  signale  dans  ces  peintures,  qui 
sont  traitées,  ou  peu  s’en  faut,  en  camaïeu,  la  clarté  de  l’ordonnance  et  le  senti- 
ment décoratif;  les  détails  y sont  sacrifiés  à l’ensemble'’.  Les  autres  représentants 
des  Ecoles  florentine  et  romaine,  absorbés  qu’ils  étaient  par  la  peinture  des 
figures,  négligèrent  de  poursuivre  cette  voie.  Bientôt,  d’ailleurs,  toute  fraîcheur 
d’impression  venant  à leur  manquer,  il  leur  eût  été  difficile  de  briller  dans  un 
genre  qui  exige  de  l’inspiration  plutôt  que  de  la  réflexion.  Plus  que  tout  autre, 
Michel-Ange  proscrivait  de  ses  peintures  le  paysage,  les  arbres,  les  fabriques,  se 
privant  ainsi  de  ressources  inappréciables  (quel  cadre  incomparable  n’eût-il  pas 
pu  donner  au  Déluge,  par  exemple,  à l’aide  d’une  masse  d’eau  sans  bornes, 
d’un  ciel  de  plomb!).  Pour  la  première  fois,  l’homme,  dégagé  de  tout  décor, 
reconquiert  chez  lui  sa  toute-puissance,  en  vrai  roi  de  la  création,  et  il  ne  faut 
pas  que  n’importe  quel  détail  oiseux  le  rapetisse.  Le  paysage  même,  lorsqu’il  a 
fallu  l’employer  comme  support  des  figures,  est  réduit  à sa  plus  simple  expres- 

1.  Voy.  Woermann,  Gcschichtc  âer  Malerei,  p.  760. 

2.  Wauters,  La  Peinture  flamande,  p.  176. 

3.  Reperlorhmi  fur  Kunstwissenschaft,  1890,  p.  847-348. 


LA  PEINTURE  DE  PAYSAGE. 


-P9 


sion  : le  tertre  verdoyant  sur  lequel  reposent  Adam  et  Ève,  et,  sur  ce  tertre,  un 
tronc  d’arbre  sans  branches,  voilà  en  quoi  consiste,  aux  yeux  du  Buonarroti,  le 
monde  végétal  ! Assurément,  le  cœur  saigne  quand  on  pense  aux  détails  exquis 
ainsi  proscrits,  les  fleurs  dont  les  Primitifs  avaient  émaillé  leur  gazon,  les  oiseaux 
nichés  dans  les  branches,  toute  cette  poésie  printanière  qu’on  ne  retrouvera  plus 
dans  l’art  italien.  Mais  sans  ces  mutilations  violentes  Michel-Ange  eût-il  pu 
s’élever  à de  telles  hauteurs?  Eût-il  pu  substituer  aux  idylles  du  xv“  siècle 
la  grandiose  épopée,  on  se- 
rait tenté  de  dire  la  gran- 
diose tragédie,  des  ori- 
gines du  monde  ? 

L’Ecole  de  Ferrare  s’ap- 
pliqua, non  sans  succès,  à 
cultiver  une  branche  trop 
négligée  des  Florentins  et 
des  Romains.  Dosso  Dossi 
passa  en  Lombardie  pour 
le  premier  paysagiste  à 
fresque,  à l’huile  ou  à la 
gouache,  surtout  à partir 
du  moment  où  la  manière 
allemande  (flamande)  com- 
mença d’être  connue.  Va- 
sari,  à qui  j’emprunte  ce 
renseignement,  signale  ail- 
leurs la  supériorité  du 
Corrège  dans  le  même 
domaine. 

Mais  c’est  surtout  aux 
Vénitiens  qu’il  appartenait 
d’accorder  au  paysage  la 
place  à laquelle  il  avait 
droit,  d’en  faire  le  cadre  animé  et  pittoresque  des  plus  belles  pages  d’histoire1. 
Comparés  aux  paysages  encore  si  timorés  des  Ombriens,  ceux  des  Vénitiens 
sont  non  seulement  brillants,  mais  encore  éloquents;  ces  maîtres  excellent 
dans  l’art  de  disposer  librement  les  masses,  de  provoquer  des  contrastes,  de 
mettre  du  mouvement  dans  les  terrains  qui  se  succèdent  impétueux  comme 
les  vagues  de  la  mer.  Aussi  bien  disposaient-ils  de  modèles  supérieurs  : ils 
peignaient  les  Alpes,  et  les  Ombriens  les  Apennins  seulement. 


L’Exécution  chez  Paul  Véronèse. 

Un  des  convives  du  Repas  chez  Lévi. 
(Académie  des  Beaux-Arts  de  Venise.) 


i.  Bibl.  : Zimmermann,  Die  Landschajt  in  Jcr  Veneÿanisclxn  Malerci  bis  { mu  Todc  Ti^inns. 
Leipzig,  1893. 


460 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Préparée  par  les  Bellini,  la  révolution  triomphe  grâce  aux  ardents  efforts  de 
Giorgione,  de  Sebastiano  del  Piontbo  et  du  Titien. 

L’art  de  marier  les  figures  au  paysage,  cet  art,  à peu  près  complètement 
ignoré  des  peintres  florentins  ou  romains  contemporains,  le  Titien  le  porta  à 
son  apogée.  La  netteté,  la  décision,  le  parti  pris,  qu’il  apporte  dans  ses  interpré- 
tations de  la  figure  humaine,  il  les  retrouve  lorsqu’il  s’attaque  à la  Nature. 
Comme  les  sites  qu’il  déroule  au  fond  de  ses  compositions  sont  plus  vivants, 
plus  grandioses,  plus  dramatiques,  que  ceux  de  ses  prédécesseurs,  soit  véni- 
tiens, soit  ombriens!  Un  instant,  ces  montagnes  déchiquetées,  avec  les  maisons 
qui  s’échafaudent  les  unes  derrière  les  autres,  m’avaient  induit  à croire  que  le 
maître  vénitien  avait  subi  l’influence  d’Albert  Dürer.  Celui-ci,  dans  ses  dessins 
et  ses  gravures,  n’avait-il  pas  affectionné  les  mêmes  motifs!  Mais  aucun  doute 
n’est  possible  : de  même  que  Léonard  de  Vinci,  le  Titien  a pris  pour  modèles 
les  rochers  de  dolomite  du  Frioul,  ces  rochers  découpés  en  silhouettes  étranges 
et  pittoresques.  Il  sait  d’ailleurs  se  passer,  quand  il  le  faut,  et  de  montagnes,  et 
de  lacs,  et  de  panoramas.  Le  site  le  plus  modeste  suffit  à son  ambition.  Pre- 
nons son  Noli  me  langere  de  la  Galerie  nationale  de  Londres  : au  centre,  un 
pin  d’Italie  qui  domine  tout  le  paysage;  à droite,  un  coin  de  village,  qui  n’est 
nullement  idéalisé;  au  fond,  la  mer.  Rien  de  plus  vrai,  de  plus  simple,  de 
plus  sobre. 

Paul  Véronèse,  par  contre,  sacrifie  d’ordinaire  le  paysage  à l’architecture. 
Cependant,  à la  villa  Maser,  il  a peint,  avec  l’aide  de  Zelotti,  une  série  de  sites 
d’un  grand  caractère. 

Les  deux  principaux  procédés  de  peinture  employés  par  les  derniers  repré- 
sentants de  la  Renaissance  sont  l’huile  et  la  fresque1.  Il  n’y  a guère  de  maître 
célèbre  qui  ne  manie  les  deux  avec  la  même  supériorité  : tels  sont  le  Corrège 
et  Luini,  Jules  Romain  et  Bronzino.  Toutefois  les  Vénitiens,  abstraction  laite 
de  Paul  Véronèse,  accordent  la  préférence  à la  première,  de  même  que  Michel- 
Ange  donne  le  pas  à la  seconde.  Aux  yeux  de  ces  raffinés,  habitués  au  scin- 
tillement des  mosaïques  byzantines,  la  fresque  n’a  pas  assez  d’éclat  : il  leur  faut 
l’huile  ou  la  détrempe. 

Eu  égard  à la  peinture  a l’iiuile,  nous  avons  à constater  la  substitution 
progressive  de  la  toile  aux  panneaux,  presque  exclusivement  employés  jusqu’à 
ce  moment  (voy.  t.  II,  p.  Spô). 

Si,  dans  ce  domaine,  les  améliorations  sont  en  petit  nombre,  en  revanche 
il  ne  manqua  pas  de  tentatives  pour  remettre  en  honneur  les  procédés  usités 

1 . La  meilleure  source  à consulter  pour  la  technique  de  la  peinture  au  xvic  siècle  est  le 
« Proemio  » de  Vasari  (édit.  Milanesi,  t.  I,  p.  168-2 13).  Il  serait  à souhaiter  que  cette  partie 
si  intéressante  de  l’ouvrage  de  l’éminent  historien,  biographe  et  théoricien,  fût  enfin  traduite  en 
français.  On  ne  s’explique  pas  pourquoi  Leclanché  l’a  omise  dans  sa  traduction.  Voy.  en  outre 
les  traités  de  Cellini,  de  Lomazzo,  de  Borghini,  etc. 


L’Enlèvement  d'Europe,  par  le  Titien.  (Musée  du  Louvre. 


LES  PROCEDES  DE  PEINTURE. 


461 


avant  l’invention  de  la  peinture  à l’huile.  Domenico  Beccafumi  estimait  que  la 
peinture  « a tempera  » se  conserve  mieux  que  celle  à l’huile,  et  citait  à l’appui 
les  ouvrages  de  Signorelli,  des  Pollaiuolo  et  des  autres  maîtres  qui  s’étaient 
servis  de  ce  dernier  procédé.  Leurs  ouvrages  avaient,  affirmait-il,  moins  de 
fraîcheur  que  ceux  de  leurs  prédécesseurs,  Fra  Angelico,  Fra  Filippo  Lippi, 
Benozzo  Gozzoli.  Aussi  résolut-il  de  revenir  à la  « tempera  » pour  peindre  une 
Madone  accompagnée  de  plusieurs  saints,  que  lui  avait  commandée  la  con- 
frérie de  San  Bernardino. 

Il  convient  d’ajouter 
que  dorénavant  la  durée 
de  la  peinture  à l’huile 
est  compromise  par  le  ver- 
nis. Combien  de  tableaux 
intacts  sont  parvenus  jus- 
qu’à nous1  ! 

La  fresque  à son  tour 
rencontra  de  l’hostilité2. 

De  longue  date  les  Véni- 
tiens témoignaient  de  la 
répugnance  contre  ce  pro- 
cédé. Fra  Sebastiano  del 
Piombo  le  remplaça  par 
l’huile  (voy.  t.  II,  p.  5 7 4) . 

On  sait  que  ce  fut  cette 
antipathie  qui  le  brouilla 
irrévocablement  avec  son 
ancien  allié  Michel-Ange  : 
le  pape  se  montrait  per- 
plexe dans  le  choix  du 
procédé  qui  serait  em- 
ployé pour  le  Jugement 
dernier.  Sebastiano  lui  per- 
suada de  recourir  à l’huile,  et  force  tut  à Michel-Ange  de  se  plier  à ces  exi- 
gences. Mais  tout  à coup  il  se  révolta  et  interrompit  le  travail.  Sollicité,  pressé, 

1.  Les  contemporains  déjà  critiquaient  chez  certains  maîtres,  tels  que  Jules  Romain,  l’abus 
de  couleurs  peu  résistantes,  par  exemple  le  noir  (composé  soit  de  charbon,  soit  d’ivoire,  soit 
de  noir  de  fumée,  soit  encore  de  papier  brûlé  : Vasari,  t.  V,  p.  533.  Cf.  notre  t.  II,  p.  86, 
5p3).  — On  n’hésitait  pas,  d’autre  part,  à faire  usage  de  couleurs  extrêmement  coûteuses  : 
tel  le  bleu  d’outre-mer,  qui,  vers  le  milieu  du  xvr  siècle  encore,  valait  60  écus  l’once  (Pino, 
Dialogo  di  Pittura,  fol.  18.  Venise,  1.548.  — Voir  aussi  Gaye,  Carteggio,  t.  Il,  p.  329). 

2.  La  fresque,  d’après  la  définition  de  Stendhal,  cherche  de  plus  grands  résultats  que  la- 
peinture  à l’huile  en  suivant  la  nature  de  moins  près  ( Histoire  de  la  Peinture  en  Italie , nouv. 
édit.,  p.  124). 


462 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


forcé  dans  ses  derniers  retranchements,  il  répondit  qu’il  ne  voulait  peindre 
qu’à  fresque,  et  que  peindre  à l’huile  était  un  art  bon  pour  les  femmes,  ou 
pour  des  personnes  indolentes  et  fainéantes,  à la  façon  de  Sebastiano.  Il  fit 
donc  jeter  à terre  les  essais  faits  sous  la  direction  de  celui-ci  et  se  brouilla  avec 
lui  pour  toujours. 

Un  autre  Vénitien,  le  Titien,  traita  le  premier  la  peinture  à l’huile  dans 
les  dimensions  colossales  jusqu’alors  réservées  à la  fresque. 

A Florence  même  celle-ci  avait  ses  détracteurs  : tel  le  Rosso.  Un  peintre 
fixé  dans  la  même  ville,  Pontormo,  se  servit  de  l’huile  pour  peindre  sur  un 
enduit  sec. 

Il  faut  avoir  vu,  à la  villa  Barbaro,  les  compositions  de  Paul  Véronèse,  pour 
savoir  ce  que  peut  donner  la  fresque  entre  les  mains  des  génies  si  libres  et  si 
heureux  de  la  Renaissance;  quelle  fraîcheur  ce  procédé  si  expéditif  conserve 
aux  impressions,  et  avec  quel  mélange  de  pétulance  et  de  sûreté  un  Raphaël, 
un  Sodoma,  un  Véronèse,  savaient  improviser  ! 

La  fresque  eut  à compter  avec  un  procédé  ' qui,  longtemps  négligé,  s’était 
de  nouveau  affirmé  vers  la  fin  du  xve  siècle  et  qui  à partir  de  ce  moment 
avait  fait  des  progrès  rapides  dans  la  faveur  des  artistes  aussi  bien  que  dans 
celle  du  public.  Nous  voulons  parler  de  la  mosaïque.  Le  Titien  lui  prêta  l’appui 
de  son  grand  talent;  il  défraya  notamment  de  cartons  les  mosaïstes  chargés  de 
décorer  le  portique  de  la  basilique  de  Saint-Marc. 

Quant  aux  procédés  nouveaux  qui  prirent  naissance  à cette  époque,  ils 
étaient  plus  curieux  que  féconds. 

Vasari  consacre  une  longue  description  à la  peinture  sur  pierre  inventée  par 
Fra  Sebastiano  del  Piombo,  et  dont  l’emploi  devint  chez  le  maître  vénitien 
une  véritable  monomanie.  Nous  savons  par  l’inventaire  dressé  à sa  mort  qu’à 
ce  moment  son  atelier  contenait  une  foule  de  tableaux  sur  pierre  («  quadri 
de  prêta  »),  puis  des  pierres  préparées  pour  recevoir  les  peintures  («  quadri 
di  preda  senza  depengersi  niente  »),  enfin  des  scies  ou  autres  instruments 
pour  façonner  ces  pierres. 

Parmi  les  autres  innovations  du  xvF  siècle,  on  cite  la  peinture  sur  ardoise 
(David  vainqueur  de  Goliath,  par  Daniel  de  Volterra,  au  musée  du  Louvre)  et 
la  peinture  sur  tissu  d’argent  inventée  par  Livio  Agresti  de  Forli. 

La  peinture  en  grisaille  ou  en  camaïeu,  qui  avait  été  principalement 
cultivée  pendant  la  période  précédente  par  Mantegna,  trouve  de  son  côté 
d’assez  nombreux  sectateurs,  surtout  dans  l’Ecole  florentine  : tels  furent  Andrea 
del  Sarto,  Perino  del  Vaga,  qui  s’en  servit  pour  une  Submersion  de  Pharaon, 
Lappoli,  qui  en  fit  usage  pour  une  Mort  d’Orphce,  et  bien  d’autres. 

Le  dessin  ne  pouvait  manquer  de  se  régler  sur  les  évolutions  de  la 
peinture. 


LES  DESSINS. 


463 


Rien  qu’à  s’attacher  aux  têtes,  trop  souvent  vides  et  comme  atrophiées, 
on  constate  la  décadence  de  ce  procédé,  naguère  si  intéressant1. 

Si  déjà  dans  les  peintures  ou  les  sculptures,  que  la  plupart  des  dessins 
avaient  mission  de  préparer,  la  tendance  à l’improvisation  domine2,  malgré  les 
difficultés  inhérentes  à une  exécution  somme  toute  assez  compliquée,  que 
peut-il  subsister  dans  des  croquis  que  la  plume  trace  sur  le  papier  en  courant 
et  comme  en  se  jouant  ! Seuls  ceux  de  Michel-Ange  et  de  quelques  autres  Flo- 
rentins, Andrea  del  Sarto,  Rosso,  etc.,  puis  ceux  de  Jules  Romain,  conservent 
de  la  fermeté.  — Toutefois,  si  les  formes  sont  moins  arrêtées  et  creusées, 
elles  sont  peut-être  plus  enveloppées.  On  s’efforce  de  donner  une  idée 
d’ensemble  plutôt  que  de  rendre  les  détails. 

Le  choix  des  procédés  a tout  naturellement  suivi  les  mêmes  fluctuations. 
La  mine  d’argent  a complètement  disparu;  la  plume  perd  de  sa  faveur;  par 
contre,  le  lavis  à l’encre  de  Chine  ou  à la  sépia,  la  sanguine,  le  fusain  et  la 
pierre  d’Italie  font  fureur.  On  en  varie  d’ailleurs  à l’infini  la  composition,  en 
leur  associant  le  bistre  et  d’autres  teintes.  Il  faut  signaler  également  la  vogue 
dont  commencent  à jouir  les  dessins  aux  trois  crayons,  peu  goûtés  jusqu’alors3. 

La  sanguine  a pour  adeptes  Michel-Ange,  Andrea  del  Sarto,  le  Corrège, 
le  Parmesan,  le  Primatice,  qui  la  relèvent  toutefois  de  temps  en  temps  par 
des  rehauts  blancs.  La  pierre  noire  est  le  procédé  de  prédilection  de  Sehastiano 
del  Piombo  et  de  Daniel  de  Volterra.  Jules  Romain  et  Rosso  se  servent 
d’habitude  de  la  plume,  à laquelle  ils  associent  des  rehauts;  c’est  la  plume 
également  que  le  Titien  préfère.  Quant  à Véronèse,  il  a un  faible  pour  le 
lavis  a l’encre  de  Chine  et  les  rehauts  blancs,  sur  un  papier  bleuâtre  teinté  de 
gris,  d’un  effet  peu  heureux. 

Les  dessins  de  Michel-Ange  méritent  une  étude  à part,  car  le  Buonarroti 
ne  s’est  pas  seulement  servi  de  ce  procédé  pour  préparer  ses  statues  ou  ses 
fresques;  il  n’a  pas  seulement  envisagé  le  fusain  ou  la  sanguine  comme  un 
intermédiaire  entre  la  conception  première  d’un  sujet  et  l’interprétation  de  ce 
sujet  au  moyen  de  la  peinture  ou  de  la  sculpture  : il  a aussi  considéré  le  dessin 

1.  Ne  nous  dissimulons  pas  que,  déjà  dans  les  dessins  de  la  dernière  manière  de  Raphaël, 
on  trouve  de  ces  conformations  de  têtes  défectueuses,  de  ces  bouches  indiquées  par  un  petit 
trait  sans  caractère.  Tel  est  le  Saint  Paul  dans  le  dessin  du  Louvre  connu  sous  le  titre  des 
Cinq  Saints. 

2.  On  raconte  que  telle  était  la  facilité  de  production  de  Luca  Cambiaso,  que  ses  dessins 
s’amoncelaient  en  tas  dans  un  coin  de  son  atelier  et  que  sa  femme  et  sa  servante  y puisaient 
sans  scrupule  pour  allumer  le  feu. 

Cependant  dès  lors  on  commençait  à collectionner  des  dessins,  témoin  Vasari,  dont  le  Libro 
cli  disegni  réunit  tant  de  documents  précieux. 

3.  Cellini  mentionne  le  dessin  au  charbon,  le  dessin  au  crayon  blanc  («  biacca  »),  à la  plume, 
à la  pierre  noire  («  matita  »),  à la  sanguine  («  una  pietra  rossa  et  nera...  lapis  amatita  »).  Ce 
dernier  procédé,  ajoute-t-il,  a été  inventé  de  nos  jours.  Il  indique  la  manière  de  laver  ces  des- 
sins avec  un  pinceau  trempé  dans  l’encre.  Du  dessin  à la  mine  d’argent,  il  n’est  plus  question. 
(/  Trattati,  édit.  Milanesi,  p.  21.5.) 


464 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


comme  un  but,  et  a pensé  qu’il  pouvait  produire  des  œuvres  distinctes, 
formant  par  elles-mêmes  un  tout  complet.  La  plume,  le  fusain  ou  la  pierre 
d’Italie,  la  sanguine1,  tels  sont  ses  trois  procédés  favoris.  La  mine  d’argent, 
si  chère  aux  Primitifs,  ne  lui  aurait  pas  permis  de  donner  assez  de  relief  à ses 
figures,  et  il  semble  n’en  avoir  jamais  fait  usage.  D’autre  part,  le  lavis  ou 
l’aquarelle  lui  eussent  pris  trop  de  temps;  ils  se  seraient  mal  accordés  avec  son 
style  si  sobre  et  si  concis. 

Parmi  les  têtes  d’étude  de  Michel -Ange  (les  collections  les  plus  riches 
en  dessins  du  maître  sont  le  Louvre,  le  Musée  des  Offices,  l’Albertine  de 
Vienne,  le  Musée  Britannique,  l’Université  d’Oxford  et  le  Cabinet  de  la  Reine 
à Windsor),  on  admire  tour  à tour  des  physionomies  pleines  de  mélancolie  ou 
pleines  de  fierté,  dont  chacune  traduit  à sa  manière  quelque  grande  passion. 
Cette  interprétation  est  si  forte,  si  décisive,  que  nous  avons  de  la  peine  à nous 
figurer  la  Frayeur,  par  exemple,  comme  l’Orgueil  ou  la  Tristesse,  sous  des 
traits  autres  que  ceux  que  Michel-Ange  leur  a donnés. 

Lorsqu’il  n’obéissait  pas  à la  préoccupation  du  modelé,  Michel -Ange  tra- 
çait ses  dessins  d’une  plume  ferme  et  brutale,  fière  et  presque  sauvage  : il 
est  Là  tout  entier,  convaincu  et  hautain,  sacrifiant  le  détail  à l’ensemble,  l’ana- 
lyse à la  synthèse. 

Constatons  à ce  sujet  l’antagonisme  entre  son  tempérament  et  celui  de 
Raphaël  : ce  dernier  a perdu  des  années  en  tâtonnements;  il  a eu  plusieurs 
manières  consécutives  ; à de  certains  moments,  il  a même  sacrifié  presque 
simultanément,  dans  des  ouvrages  exécutés  à peu  de  semaines  d’intervalle,  à 
la  manière  ombrienne  et  à la  manière  florentine.  Michel-Ange,  au  contraire, 
a affirmé  dès  le  principe  son  opiniâtreté  sublime. 

Ces  dessins  si  expressifs  ont  cependant  quelque  chose  de  saccadé  : ils  s’impo- 
sent à l’esprit,  mais  ne  le  charment  pas,  ne  le  reposent  pas,  comme  les  purs  et 
suaves  dessins  de  Léonard  de  Vinci  et  de  Raphaël,  si  admirablement  rythmés  et 
traités  avec  tant  d’amour.  On  ne  s’aperçoit  que  trop  que  Michel-Ange  est  pressé 
d’arriver  à ses  fins,  qu’il  fait  courir  sa  plume  pour  terminer  plus  tôt,  qu’il  mé- 
nage ses  traits  comme  un  ouvrier  économe  ménage  la  matière  première.  Il  vou- 
drait pouvoir  tout  dire  avec  un  simple  contour,  et  parfois  il  y réussit;  nul  n’a  con- 
densé plus  de  volonté  ni  mis  plus  de  mouvement  dans  des  figures  moins  chargées 
de  travail. 

Despotique  et  excessif  en  tout,  poussant  l’expression  des  sentiments  aux  der- 
nières limites  du  pathétique,  et  restreignant  par  contre  l’exécution  aux  moyens 
les  plus  élémentaires,  le  Buonarroti  a réalisé  des  tours  de  force  dans  ses  dessins 
comme  dans  ses  fresques  et  ses  statues. 

Parmi  les  autres  Florentins  qui  cultivèrent  le  dessin  avec  le  plus  d’ap- 


1.  D’après  Portheim,  Michel-Ange  n’employa  la  sanguine  qu’à  partir  de  i5oq.  (Repertoriwn 
1889,  p.  14.5.) 


Étude  d’ane,  par  Bandinelli.  (Musée  du  Louvre.) 
(D'après  la  photographie  de  MM.  Braun,  Clément  et  Cio) 


LES  DESSINS. 


465 


plication,  on  est  surpris  de  trouver  Bandinelli  : ses  études  à la  plume  ou  à la 
pierre  d’Italie  sont  de  la  facture  la  plus  large  et  la  plus  ferme;  malgré  l’hostilité 
professée  par  leur  auteur  à l’égard  de  Michel-Ange,  ils  révèlent  avec  la  dernière 
évidence  l’imitation  de  ce  modèle  incomparable  (voy.  p.  414). 

Les  dessins  tiennent  plus  de  place  encore  dans  l’œuvre  de  Jules  Romain;  ce 
maître,  à ce  qu’affirme  Vasari,  rendait  toujours  mieux  ses  idées  dans  une  esquisse 
que  dans  un  tableau;  il  y montrait  plus  de  vivacité,  de  fierté  et  de  sentiment; 
cela  tenait  peut-être  à ce  qu’il  exécutait  un  dessin  en  une  heure,  plein  d’ardeur 
et  dans  tout  le  feu  de  l’improvisation,  tandis  qu’il  employait  des  mois  et  des 
années  à une  peinture.  Celles-ci  finissaient  par  engendrer  en  lui  la  lassitude;  la 
vivacité  et  l’enthousiasme  qui  signalent  le  début  d’un  travail  venant  à faire 
défaut,  il  n’est  pas  étonnant  qu’elles  n’offrent  pas  la  même  perfection  que  les 
ébauches. 

A l’inverse  de  Jules  Romain,  le  Corrège  se  montrait  inférieur  comme  dessi- 
nateur. Ses  dessins,  Vasari  le  constate,  ne  donnent  qu’une  idée  incomplète  de 
son  talent. 

A Venise,  à peine  si  l’un  ou  l’autre  coryphée  nous  a laissé  quelque  croquis 
plus  ou  moins  sommaire.  Giorgione  avait  pour  principe  que  peindre  à l’aide 
des  couleurs  seules,  sans  dessiner  d’abord  sur  le  papier,  était  le  vrai  et  meilleur 
moyen  d’opérer.  Mais  il  ne  s’apercevait  pas  — ses  contemporains  déjà  en  ont 
fait  la  remarque  — qu’il  est  nécessaire,  à qui  recherche  une  ordonnance  conve- 
nable et  une  combinaison  harmonieuse  des  motifs,  d’en  faire  d’abord  l’essai  sur 
le  papier,  afin  de  voir  comme  le  tout  s’agence'. 

Sauf  quelques  exceptions,  les  dessins  du  Titien  sont  du  second  ordre  : c’est 
que  des  contours  trop  arrêtés  l’auraient  plutôt  gêné  pour  scs  peintures,  dans  les- 
quelles il  s’efforcait  de  fondre  tous  les  détails  dans  l’harmonie  générale.  Par 
contre,  certains  croquis,  tels  que  l’étude  pour  l’ Assassinat  d'une  Femme  par  son 
mari  (Musée  de  l’École  des  Beaux-Arts)  et  l’étude  pour  Y Assomption  (Musée  du 
Louvre),  offrent  une  souplesse,  un  rythme,  une  sonorité  incomparables.  Si 
Y Enlèvement  d'Europe , exposé  sous  le  nom  du  Titien  au  Musée  du  Louvre, 
appartient  véritablement  au  maître,  il  nous  montre  avec  quelle  ampleur  celui- 
ci  savait  manier  la  plume,  et  comme  il  s’entendait  à multiplier  les  détails  sans 
tomber  dans  la  confusion. 

Quant  aux  dessins  de  Paul  Véronèse,  ils  ont  quelque  chose  de  hâtif  et  de 
frivole,  tout  comme  ceux  du  Tintoret. 

La  loi  du  déplacement  des  centres  d’art,  que  nous  avons  si  souvent  constatée 
pour  les  périodes  précédentes,  se  vérifie  avec  une  rigueur  mathématique  pour 
la  peinture  de  la  Fin  de  la  Renaissance.  Seules  les  Écoles  jeunes,  celles  de  Parme, 
de  Venise,  de  Milan,  et  en  général  de  la  Haute-Italie,  conservent  de  la  fraî- 

1.  Vasari,  t.  VII,  p.  427. 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  59 


466 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


cheur  et  de  la  fougue;  les  Écoles  anciennes,  au  contraire,  celles  de  la  Toscane 
et  de  l’Ombrie,  deviennent  incapables  d’un  effort  fécond  (voy.  p.  4,  202- 
204).  Un  autre  phénomène  qui  prouve  jusqu’à  l’évidence  que  la  peinture 
forme  l’expression  par  excellence  de  la  Renaissance  italienne,  c’est  la  consti- 
tution de  tant  d’Écoles  distinctes,  si  nettement  caractérisées.  Alors  que,  pour 
l’architecture  et  la  sculpture,  nous  avons  eu  à compter  avec  des  pénétrations 
et  des  croisements  sans  nombre  (voy.  p.  327),  pour  la  peinture  les  aspirations 
régionales  se  font  jour  avec  une  clarté  et  une  force  qui  ne  laissent  rien  à 
désirer.  Bien  plus,  tout  artiste  doué  de  quelque  talent  parvient  à se  dégager 
de  la  collectivité  et  à accentuer  sa  manière.  Ce  seront  les  peintres  désormais, 
non  les  sculpteurs  ou  les  architectes,  qui  prêteront  un  corps  à tant  de  géné- 
reuses passions,  à tant  de  rêves  poétiques. 


Casque  italien  du  xvi”  siècle 
en  fer  repoussé,  ciselé  et  damasquiné. 


Modèle  de  Broderie  du  xvr  siècle. 

La  » vera  Perfettione  del  Disegno.  » (Venise,  1591.) 


CHAPITRE  II 


MICHEL-ANGE  PEINTRE. 


onoré  des  conseils  de  Ghirlandajo  et  initié  aux  secrets  de 
celui  qui  passait  alors  pour  le  plus  habile  peintre  de  Flo- 
rence, Michel-Ange,  malgré  sa  passion  pour  la  sculpture, 
céda  plus  d’une  fois  à la  tentation  de  reprendre  en  main 
les  pinceaux 

Durant  l’intervalle  compris  entre  son  admission  dans 
l’atelier  de  Ghirlandajo,  en  1488,  et  son  second  voyage 
à Rome,  l’adolescent  ne  cessa  de  s’exercer  dans  ce  domaine. 

Il  semble  avoir  peint  d’abord  la  Mise  au  tombeau,  retrouvée  il  y a une 

1 . Il  est  à peine  nécessaire  d’insister  sur  les  différences  fondamentales  entre  le  style  du  maître 
et  celui  de  l’élève  : chez  Ghirlandajo,  la  recherche  du  pittoresque  (types,  costumes,  mobilier, 
ornements)  l’emporte  sur  celle  du  grand  style,  sur  la  poursuite  de  figures  plus  ou  moins 
idéales,  d’un  costume  se  rapprochant  de  celui  de  l’antiquité,  du  moins  par  sa  simplicité,  tel 
qu’il  est  de  règle  chez  Michel-Ange,  tout  comme  chez  Léonard,  quelle  que  soit  d’ailleurs  la 
différence  entre  les  aspirations  des  deux  maîtres.  Michel-Ange  aime  à condenser  tout  un  monde 
de  sensations  dans  un  personnage  unique  , Ghirlandajo  a besoin  d’acteurs  nombreux,  de  brillants 
accessoires,  pour  frapper  le  spectateur.  Et  dans  ces  personnages  mêmes,  quelle  maigreur  de 
dessin,  comparée  à l’ampleur,  au  relief  extraordinaire,  que  le  Buonarroti  saura  mettre  dans  ses 
toutes  premières  créations  ! Comme  Ghirlandajo,  malgré  son  étude  de  l’antique,  est  resté  pauvre 
et  maniéré  en  regard  de  son  immortel  disciple  ! Aborde-t-il  le  nu,  il  le  fait  avec  une  insuffisance 


468 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


trentaine  d’années  et  acquise  par  la  Galerie  nationale  de  Londres.  La  compo- 
sition manque  de  facilité  et  d’harmonie,  comme  la  plupart  des  peintures  du 
maître  : mais  quelle  tournure  dans  les  personnages  ! Ils  respirent  une  sorte 
de  grandeur  sauvage.  L’expression  de  l’effort  physique  l’emporte  ici,  comme 
souvent  à cette  époque,  sur  celle  de  la  douleur  morale.  Le  corps  du  Christ  sur- 
tout est  un  morceau  d’une  rare  puissance,  digne  d’être  rapproché  de  la  Pietct  de 
Saint-Pierre  de  Rome. 

Une  seconde  peinture,  également  conservée  à la  Galerie  nationale  de  Lon- 
dres, la  Madone  de  Manchester , nous  montre  la  Vierge  apprenant  à lire  à 
l’Enfant  Jésus;  le  petit  saint  Jean-Baptiste  et  quatre  adultes  — quatre  anges  — 
assistent  à la  scène.  Ici  la  fierté  s’allie  à la  tendresse  et  à l’émotion  '. 

La  Sainte  Famille  de  Doni  (gravée  p.  3),  un  des  joyaux  de  la  tribune  des 
Offices,  est  le  plus  important  des  tableaux  de  chevalet  de  Michel-Ange.  Pour 
la  première  fois,  en  tant  que  peintre,  le  maître  s’est  efforcé  de  serrer  de  près  la 
composition  ; bien  plus,  de  réaliser  un  thème  ardu  d’ordonnance  en  inscri- 
vant ses  figures  dans  un  cercle.  On  sait  qu’à  cette  époque  Fra  Bartolommeo  et 
Raphaël  s’attaquaient,  de  leur  côté,  à ces  problèmes,  qui,  encore  entourés  de 
difficultés  pour  Michel-Ange,  se  trouvèrent  si  complètement  résolus,  grâce  aux 
efforts  des  deux  amis.  L’ouvrage  de  Michel-Ange  se  distingue  donc,  non  point 
par  l’excellence  du  groupement  (ignorant  ou  dédaignant  les  règles  de  la  per- 
spective aérienne  et  les  effets  pittoresques  proprement  dits,  il  ne  parvint  jamais 
à disposer  nettement  les  différents  plans  de  ses  peintures,  pas  plus  qu’il  ne  se 
souciait  de  donner  à ses  compositions  la  netteté  architecturale),  mais  par  la 
science  consommée  du  dessin,  qui  éclate  dans  le  raccourci  des  trois  figures  prin- 
cipales, par  l’aisance  des  mouvements  dans  ces  attitudes  si  compliquées,  non 
moins  que  par  le  sérieux,  la  gravité  et  l’originalité  des  figures.  Ce  n’est  point 
l’idylle  traitée  vers  la  même  époque,  avant  tant  d’amour,  par  Raphaël;  c’est 
une  page  grandiose,  sévère,  pleine  de  pressentiments. 

En  1 5oq  Michel-Ange  reçut  de  ses  concitoyens  une  mission  bien  autrement 
flatteuse  : ils  lui  demandèrent  de  peindre,  au  Palais  Vieux,  en  regard  de  la 
Bataille  d’Anghiari  de  Léonard  de  Vinci  (t.  II,  p.  796),  un  épisode  de  la  guerre 
de  Pise,  la  Bataille  de  Cascine.  Le  travail  semble  avoir  été  commencé  quelques 

choquante,  par  exemple  dans  le  Baptême  dit  Christ.  Comparons-nous  ses  Evangélistes,  inscrits  dans 
les  segments  triangulaires  des  voûtes,  avec  les  Prophètes  de  Michel-Ange,  quel  abîme  ! Ce  sont 
des  figures  correctes,  à l’expression  sérieuse,  aux  draperies  savamment  disposées,  mais  qui  ont  le 
tort  d’être  écrasées  par  les  gigantesques  créations  de  la  Sixtine.  Le  Jugement  dernier,  peint  dans 
l’abside  de  Santa  Maria  Novella,  provoque  un  autre  rapprochement  non  moins  redoutable.  L’en- 
semble abonde  d’ailleurs  en  qualités  séduisantes  : ce  coloris  ambré,  d’une  distinction  si  grande, 
l’élégance  des  Florentines  qui  assistent  à la  naissance  de  saint  Jean-Baptiste,  etc. 

1.  L’authenticité  des  deux  tableaux  de  Londres  n’est  pas  universellement  admise.  M.  Rei- 
set  s’est  prononcé  contre  elle  (Une  Visite  à la  National  Gallcry  en  iSj6,  t.  I,  p.  82-89).  P en  est 
de  même  de  M.  Wôlfflin  (Die  Jugendwerlte  des  Michel- Angelo).  — M.  Frizzoni,  au  contraire, 
admet  sans  réserve  aucune  l’authenticité  de  la  Mise  au  tombeau,  tandis  qu’il  se  refuse  à recon- 
naître la  main  du  maître  dans  la  Vierge  de  Manchester  (Arte  italiana  del  Rinascimcnto,  p.  263-265). 


La  Vihrge,  Sainte-Anne  et  l’Enfant  Jésus,  par  Michel-Ange  (Musée  du  Louvre). 


I 


LE  CARTON  DE  LA  GUERRE  DE  PISE. 


469 


mois  après  celui  de  Léonard.  Les  payements  faits  à Michel-Ange  vont  en  effet 
du  3o  octobre  1604  au  3o  août  i5o5,  époque  à laquelle  il  livra  le  carton  qu’il 
avait  exécuté  dans  une  salle  de  l’hôpital  des  Teinturiers,  à Saut’  Onofrio,  mise 
à sa  disposition  par  le  gouvernement  florentin 

Quelques  mots  d’abord  sur  le  sujet  imposé  à l’artiste  : le  souvenir  de  la  ba- 
taille de  Cascine,  livrée  par  les  Pisans  aux  Florentins,  jouissait  d’une  grande  po- 
pularité à Florence,  et,  de  fait,  l’exploit  avait  été  des  plus  honorables.  Un 
dimanche  du  mois  de  juillet  idôq,  par  une  chaleur  étouffante,  l’armée  floren- 
tine , composée  de  1 5 000  hommes,  n’avait  pu  résister  à la  tentation  de  se 
baigner  dans  l’Arno  ou  de  se  laisser  aller  au  sommeil  sous  de  frais  ombrages. 
Le  chef  de  l’armée  pisane,  le  célèbre  condottière  anglais  John  Hawkwood  (Gio- 
vanni Acuto),  avait  voulu  profiter  de  cette  occasion  pour  surprendre  l’ennemi; 
il  s’était  avancé  sans  bruit,  et  les  Florentins  ne  s’étaient  aperçus  de  son  approche 
qu’en  entendant  un  cri  de  guerre  formidable.  Quoique  surpris,  les  gardes  du 
camp  opposèrent  une  résistance  désespérée  et  donnèrent  à leurs  compagnons 
le  temps  d’accourir  à leur  secours.  Aussitôt  le  combat  changea  de  face  : les 
Florentins  prirent  les  Pisans  en  flanc  et  les  repoussèrent  jusqu’à  la  ligne  de 
leurs  bagages.  Hawkwood,  voyant  que  le  coup  était  manqué,  se  retira  avec  ses 
Anglais,  tandis  que  les  Pisans,  incapables  de  résister  à l’élan  des  Florentins, 
se  sauvèrent  en  désordre,  laissant  entre  les  mains  des  vainqueurs  2000  pri- 
sonniers et,  sur  le  champ  de  bataille,  d’innombrables  morts  ou  blessés1 2. 

Quelles  vicissitudes  la  composition  traversa-t-elle  avant  de  revêtir  la  forme 
sous  laquelle  elle  est  connue  ? Il  est  difficile  de  le  deviner,  vu  la  rareté  des 
études  préparatoires.  La  plus  complète  de  ces  études,  celle  de  la  collection 
Albertine,  à Vienne,  offre  de  grandes  variantes  avec  l’œuvre  définitive  et  peut 
être  considérée  comme  la  pensée  première  du  maître3 4.  Dans  l’intervalle  qui  sé- 
para l’esquisse  du  carton,  Michel-Ange  retourna  plusieurs  figures  : l’homme 
qui  sort  de  l’eau  se  trouve  à droite  dans  l’esquisse,  à gauche  dans  le  carton;  il 
montre  la  partie  antérieure  du  corps  dans  la  première,  le  dos  dans  le  second. 

Constatons,  avant  d’aller  plus  loin,  que  la  partie  actuellement  connue  de  la 
Guerre  de  Pise,  l’épisode  des  baigneurs,  n’est  qu’un  fragment  de  la  composition. 
Vasari,  en  effet,  parle  formellement  de  nombreux  cavaliers  qui  commencent  le 
combat.  («  Si  vedono  infiniti  combattendo  di  cavallo  cominciare  la  zuffa.  ») 
L’Université  d’Oxford,  de  son  côté,  possède  un  certain  nombre  de  dessins,  repré- 
sentant des  cavaliers  et  se  rapportant  très  certainement  au  carton  en  question  h 

1.  Gaye,  Cartcggio,  t.  II,  p.  92-93. 

2.  J’emprunte  les  principaux  traits  de  cette  description  à un  travail  de  Thausing  publié  dans 
la  Zeitschrift  fur  bildende  Kunst,  t.  XIII  (1878). 

3.  Les  deux  peintures  que  l’on  aperçoit  au-dessus  de  la  Guerre  de  Pise , dans  l’esquisse  de  la 
collection  Albertine  — Saint  Georges  tuant  le  dragon  et  Saint  Jean  baptisant , — n’ont  rien  à faire 
avec  Michel-Ange. 

4.  Robinson,  n“’  1,  10-19;  — Fischer,  pl.  1,  10-12,  et  p.  4.  Ces  dessins  nous  montrent  que 
le  fond  était  beaucoup  plus  riche  qu’il  ne  paraît  sur  les  gravures  anciennes.  — La  collection 


470 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


La  gravure  de  Marc-Antoine  montre  également  plusieurs  combattants  dans  la 
forêt  du  fond. 

Le  moment  représenté  par  Michel-Ange  dans  le  groupe  central  est  celui  où 
les  Florentins,  occupés  à se  baigner  ou  endormis  sur  le  gazon,  entendent  la 
trompette  d’alarme.  Aussitôt  ils  se  précipitent  hors  de  l’eau,  passent  à la  hâte 
leurs  vêtements,  saisissent  leurs  armes  et  s’élancent  au-devant  de  l’ennemi. 

Dans  le  carton  de  Michel-Ange,  comme  dans  la  Sainte  Cène  de  Léonard, 
nous  assistons  à l’explosion  produite  dans  un  groupe  d’hommes,  soit  par  une 
parole,  soit  par  un  signal  qui  doit  tous  les  frapper  d’une  commotion  électrique. 
Seulement,  ici,  les  émotions  intimes  et  l’analyse  psychologique  ne  comptent 
plus  : ces  soldats  robustes  et  belliqueux  ne  connaissent  que  les  sentiments 
guerriers  et  l’effort  physique;  et  cet  effort,  l’artiste  l’a  rendu  avec  une  sûreté, 
une  énergie  incomparables.  Rien  n’égale  la  vivacité  des  mouvements,  la  hardiesse 
des  raccourcis,  la  fierté  des  attitudes.  Le  souffle  du  dieu  de  la  guerre  a pénétré 
dans  ces  superbes  corps  d’athlètes.  L’un,  qui  a déjà  endossé  sa  cuirasse,  se 
dépêche  de  boucler  ses  chausses;  un  autre  passe  à la  hâte  son  pourpoint;  d’au- 
tres se  précipitent  hors  de  l’eau,  escaladent  la  rive  escarpée,  tandis  qu’un  de 
leurs  camarades,  sur  le  point  de  couler  à fond,  ne  peut  plus  que  tendre  hors  de 
l’eau  ses  mains  pour  appeler  au  secours;  puis  c’est  le  vieillard  couronné  de 
lierre  qui  s’efforce  inutilement  de  faire  entrer  sa  jambe  dans  sa  culotte  mouillée; 
et  le  clairon  qui  se  précipite,  pareil  à l’ouragan,  au  milieu  du  groupe;  et  cet 
homme  âgé  qui,  tout  saisi,  serre  sa  pique  avec  une  sorte  d’effroi;  ou  encore 
celui  qui,  armé  de  pied  en  cap,  s’élance  joyeux  au-devant  des  ennemis.  Le  seul 
épisode  qui  paraît  déplacé  et  qui  jure,  c’est  le  soldat  nu  étendu  sur  le  sol,  à 
côté  des  autres,  et  qui  se  retourne  nonchalamment  pour  découvrir  la  cause  du 
bruit;  il  n’est  pas  possible  que,  placé  si  près  d’eux,  il  n’ait  pas  entendu  le  signal 
en  même  temps  que  ses  camarades;  son  attitude  ralentit  et  paralyse  de  ce  côté 
l’action,  si  véritablement  entraînante,  de  tout  le  reste  de  la  composition  h 
Serait-ce  que  Michel-Ange,  après  avoir  inventé  cette  pose  si  naturelle  et  si 
pittoresque,  n’aurait  pas  pu  consentir  à la  sacrifier  après  coup  aux  exigences  de 
la  vraisemblance  dramatique  ? 

Rien  ne  saurait  marquer  plus  clairement  que  le  carton  de  la  Guerre  de  Pise 

Albertine  possède  en  outre  une  étude  pour  trois  des  acteurs  de  la  Bataille  (Braun,  n°  37).  — 
Un  dessin  de  l’Académie  de  Venise  (Naya,  n°  206)  reproduit  les  deux  personnages  nus  de  l’ex- 
trême droite,  celui  qui  se  montre  de  profil,  sonnant  du  clairon,  et  celui  qui  se  retourne;  un 
dessin  du  Louvre  (n°  i.3l),  le  personnage  agenouillé  qui  étend  le  bras  droit  et  celui  qui  revêt 
la  cuirasse;  quatre  autres  figures  nous  sont  connues  par  un  dessin  de  Daniel  de  Volterra,  au 
Musée  des  Offices.  La  gravure  de  Marc-Antoine  nous  a conservé,  de  son  côté,  l’épisode  des 
Grimpeurs  (copié  dans  des  vitraux  français  du  xvr  siècle:  Bouillet,  les  Vitraux  de  l'église  de 
Couches,  p.  77);  une  gravure  d’Ag.  Veneziano  (Bartsch,  rT  42.3)  et  une  grisaille  de  la  collection 
du  comte  de  Leicester,  à Holkham,  reproduisent  la  partie  centrale  de  la  composition. 

1.  Il  faut  faire  observer  que  l’homme  couché,  qui  se  retourne  tranquillement,  est  gravé  à 
part,  seul,  dans  un  paysage  (Cabinet  des  Estampes,  E.  a 19.  Réserve  anonyme);  ainsi  s’expli- 
querait pourquoi  il  écoute  : il  semble  qu’il  soit  éloigné  des  autres. 


LE  CARTON  DE  LA  GUERRE  DE  PfSE. 


47i 


l’antagonisme  entre  l’art  du  xvf  siècle  et  l’art  des  Primitifs.  Ceux-ci,  avant 
tout  observateurs  consciencieux,  autant  par  scrupule  que  par  impuissance  à 
transporter  un  sujet  dans  le  domaine  de  la  fiction,  se  seraient  appliqués  à repré- 
senter l’action  avec  la  fidélité  la  plus  rigoureuse;  alors  même  qu’ils  n’auraient 


Les  Grimpeurs.  (Fragment  de  la  Guerre  de  Pise.) 
D’après  la  gravure  de  Marc-Antoine. 


pas  essayé  d’embrasser  d’un  coup  d’œil  le  champ  de  bataille  avec  les  mille  épi- 
sodes de  la  lutte,  ils  se  seraient  du  moins  efforcés  de  reproduire  exactement  les 
costumes,  les  armures,  peut-être  même  les  traits  des  principaux  combattants.  Ils 
nous  auraient  offert  une  mêlée  dans  le  genre  de  celles  de  Paolo  Uccello  ou  de 
Piero  délia  Francesca. 

Michel-Ange,  par  une  inspiration  aussi  téméraire  qu’heureuse,  se  place  au- 


472 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


dessus  de  tels  calculs.  Uu  esprit  fougueux  comme  le  sien  11e  pouvait  s’accom- 
moder d’une  interprétation  terre  à terre.  Que  lui  importe  la  vérité  historique,  que 
lui  importe  la  vraisemblance  même  ! Il  est  assez  sûr  de  lui  pour  savoir  qu’une 
fois  sa  composition  terminée,  l’imagination  des  spectateurs,  fascinée,  subjuguée 
par  cette  volonté  plus  forte,  ne  saura  plus  voir  l’événement  que  sous  les  traits 
sous  lesquels  il  lui  aura  pris  fantaisie  de  le  représenter.  Et  que  parlé-je  ici  de 
fantaisie?  C’est  le  mot  conviction  qu’il  faut  prononcer  vis-à-vis  d’un  maître  de 
cette  taille.  Lui-même  s’est  persuadé  que  l’événement  s’est  passé  ainsi,  et  c’est 
parce  qu’il  en  est  si  intimement  convaincu  qu’il  nous  fût  si  facilement  accepter 
sa  vision. 

A vrai  dire,  c’est  une  mêlée  épique  entre  des  lutteurs  élevés  dans  la  palestre, 
dont  les  muscles  ont  été  développés  par  les  exercices  de  tous  les  jours,  et  qui 
sont  habitués  à combattre  nus;  ce  n’est  point  une  bataille  du  moyen  âge  ou  de 
la  Renaissance,  où  des  armures  savamment  combinées  protégeaient  toutes  les 
parties  du  corps,  et  cet  exemple  doit  être  ajouté  à tous  ceux  qui  démon- 
trent l’action  profonde  exercée  par  l’antique  sur  Michel-Ange. 

J’ajouterai  qu’abstraction  frite  du  Jugement  dernier  de  Signorelli,  à la  cathé- 
drale d’Orvieto,  jamais  on  n’avait  vu  dans  un  tableau  tant  de  figures  nues  à 
la  fois. 

Ce  qui  frappa  avant  tout  les  contemporains,  ce  fut  la  hardiesse  et  la  sûreté 
des  attitudes  : ce  guerrier  qui,  vu  de  dos,  se  retourne  pour  boucler  sa  cuirasse; 
cet  autre  qui,  agenouillé,  se  penche  vers  le  fleuve  pour  tendre  la  main  à un 
de  ses  camarades , dans  une  pose  qui  rappelle  le  groupe  des  lutteurs  an- 
tiques de  la  tribune  de  Florence1;  ou  encore  celui  qui  s’élance  tout  nu  vers 
l’ennemi.  Quelle  science  prodigieuse  des  raccourcis,  et  plus  encore,  quelle 
science  de  ces  impulsions,  en  quelque  sorte  inconscientes,  qui  transportent  le 
corps  humain  ! 

Pour  des  motifs  que  l’on  ignore,  Michel-Ange,  dont  le  carton  semble  — 
comme  il  a été  dit  — avoir  été  terminé  vers  le  mois  de  mars  i5o5,  renonça, 
comme  Léonard  de  Vinci,  à le  traduire  en  peinture2.  Désespéré  de  ce  double 
échec,  le  gouvernement  florentin  résolut  de  prouver  du  moins  à ses  concitoyens 
combien  avait  été  judicieux  le  choix  qu’il  avait  fait  des  deux  grands  artistes  et 
quel  effort  gigantesque  représentaient  leurs  compositions.  En  i5o6,  il  donna 
l’ordre  d’exposer  les  cartons  dans  la  salle  du  Pape.  L’exposition  provoqua  un 
enthousiasme  indescriptible  : de  près  et  de  loin  on  accourait  pour  contempler 
les  deux  chefs-d’œuvre. 

1.  Ce  groupe  toutefois  ne  fut  découvert  qu’en  1 583 , à Rome  (Dütschke,  t.  III,  p.  244); 
mais  Michel-Ange  a pu  en  connaître  quelque  réplique. 

2.  On  a objecté  que  le  départ  de  Michel-Ange  pour  Rome,  où  l’appelait  Jules  II,  avait  été  la 
cause  de  l’interruption  du  travail.  Mais,  en  i,5o6,  l’artiste  fit  un  long  séjour,  de  sept  mois  au 
moins  (avril  à novembre),  dans  sa  ville  natale,  et  aurait  parfaitement  pu  mener  à bonne  fin  la 
peinture  de  la  Guerre  de  Pise. 


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La  « Furia 


par  Michel-Ange.  (Musée  des  Offices.) 


LE  CARTON  DE  LA  GUERRE  DE  PISE. 


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470 


Parmi  ceux  qui  étudièrent  le  carton  de  Michel-Ange,  ce  comble,  ou  comme 
dit  Vasari,  cette  extrémité  de  l’art,  il  faut  citer  : Aristotele  da  San  Gallo, 
Ridolfo  Ghirlandajo,  Raphaël,  Granaccio,  Baccio  Bandinelli,  Andrea  del  Sarto, 
Franciabigio,  Jacopo  Sansovino,  Rosso,  Maturino,  Lorenzetto,  Tribolo,  Jacopo 
da  Pontormo,  Perino  del  Vaga,  puis  Benvenuto  Cellini.  Désormais  la  liberté 
et  la  fierté  des  attitudes  devinrent  le  principal  objectif  des  artistes;  la  grâce, 
la  beauté,  le  charme,  ne  vinrent  plus  qu’au  second  rang;  faire  puissant,  faire 
terrible,  telle  sera  la  devise  de  l’art  italien. 

Le  personnage  qui  produisit  peut-être  le  plus  d’effet  sur  les  contemporains  est 
ce  vieux  soldat  couronné  de  lierre,  qui,  assis  à terre,  cherche  à passer  ses 
chausses  et  ne  peut  y parvenir,  parce  qu’elles  ne  veulent  pas  glisser  sur  ses 
jambes  mouillées  : son  visage  contracté  exprime  à la  fois  l’effort  et  la  contra- 
riété1 2. Ce  motif,  qui  n’est  pas  exempt  d’une  intention  comique,  est  le  seul  qui 
rappelle  les  habitudes  des  Primitifs.  Il  n’appartient  d’ailleurs  pas  tout  entier  à 
Michel-Ange  : Masolino  l’avait  déjà  employé  dans  ses  fresques  de  Castiglione 
d’Olona  (voy.  t.  I,  p.  61 1).  Le  guerrier  vu  de  dos,  qui  boucle  son  cein- 
turon, ne  rappelle  pas  moins,  par  l’effet  de  torse,  l’homme  qui,  debout  à 
droite,  dans  la  fresque  de  Masolino,  s’essuie  la  tête  en  tournant  le  dos  au 
spectateur.  Mais  comme  tout  cela  est  transfiguré  ! 

Après  l’exposition  publique,  Michel-Ange,  qui  se  montrait  inexorable  toutes 
les  fois  qu’il  s’agissait  de  défendre  ses  droits  de  propriété  artistique  (il  ne  res- 
pectait pas  toujours  au  même  point  ceux  des  autres),  fit  enfermer  son  carton  de 
manière  que  personne  ne  pût  le  voir'.  Il  fut  la  première  victime  de  sa  méfiance. 
Vasari  rapporte  qu’en  1 5 1 2 , lors  de  la  révolution  qui  rendit  le  pouvoir  aux 
Médicis,  le  sculpteur  Bandinelli,  son  ennemi  acharné,  s’introduisit  dans  la  pièce 
où  était  conservé  le  chef-d’œuvre  et  le  mit  en  morceaux.  Ailleurs  le  biographe 
dit  que  cet  acte  de  vandalisme  fut  commis  plus  tard  dans  le  palais  des  Médicis, 
pendant  la  maladie  du  duc  Julien. 

Les  fragments  qui  existent  de  la  Guerre  de  Pise  ne  servent  qu’à  aviver  les 
regrets  que  cause  la  perte  d’un  tel  chef-d’œuvre. 

De  i5o8  à 1 5 1 2 , Michel-Ange  se  consacra  exclusivement  à un  ouvrage  qui, 
mieux  partagé  que  tant  d’autres  de  ses  entreprises,  forme  un  tout  complet, 


1.  Copié  par  Pontormo  dans  un  dessin  à la  sanguine,  exposé  au  Musée  des  Offices  (Braun, 
n’  338). 

2.  Voy.  les  Lettcre  di  Michel  Angelo,  édit.  Milanesi,  p.  Ç)5.  En  i5io,  la  peinture  ou  le  carton 
se  trouvait  encore  dans  la  salle  du  Palais  Vieux  : « Nella  sala  grande  nuova  del  Consiglio 
majore,  lunga  brac.  10;,  largo  40,  è una  tavola  di  fra  Philippo,  li  cavalli  di  Leonar  Vinci  et  li 
disegni  di  Michelangelo.  » (Albertini,  Memoriale  di  moite  Statue  e Pitture  délia  città  di  Firenge  ; 
réimpression,  p.  1 .5.)  L’anonyme  de  M.  Milanesi  (qui  écrivait  après  1 5 r 9)  la  vit  encore  au  même 
endroit  : « E la  maggior  parte  del  cartone  délia  sala  del  consiglio,  del  quale  è il  disegno  del 
gruppo  de  cavalli  che  oggi  in  opéra  si  vede,  rirnase  in  Palazo.  » (P.  9.)  Paul  Jove  mentionne 
également  l’ouvrage  comme  existant  encore  de  son  temps. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


6c 


474 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


achevé  jusque  dans  ses  moindres  détails.  Le  lecteur  devine  que  je  veux  parler 
des  fresques  de  la  chapelle  Sixtine. 

On  a prétendu,  jusqu’à  ces  derniers  temps,  que  les  ennemis  de  l’artiste,  dési- 
rant le  desservir,  persuadèrent  au  pape  de  lui  confier  la  décoration  du  plafond 
de  la  Sixtine.  Rien  de  plus  faux  : les  documents  publiés  à l’occasion  du  cente- 
naire le  prouvent  surabondamment;  ils  nous  apprennent  que  le  projet  de  déco- 
ration de  la  Sixtine  remonte  à l’année  i5o6,  que  l’initiative  en  revient  à Giu- 
liano  da  San  Gallo,  l’ami  de  Michel-Ange  (il  était  assez  naturel  que  les  Florentins 
se  soutinssent  mutuellement  contre  les  représentants  des  colonies  rivales  fixées 
à Rome);  enfin,  que  Bramante,  loin  de  l’appuyer,  le  combattit  de  toutes  ses 
forces1. 

Il  tut  d’abord  question  d’orner  les  lunettes  des  figures  des  douze  Apôtres  et  le 
reste  de  la  voûte  de  motifs  d’ornement.  Ce  programme  reçut  même  un  com- 
mencement d’exécution.  Mais  Michel-Ange  ne  tarda  pas  à s’apercevoir  que  ces 
douze  personnages  isolés  produiraient  un  effet  mesquin,  et  il  proposa  au  pape 
une  décoration  infiniment  plus  riche  en  figures  et  d’une  portée  symbolique  bien 
autrement  haute.  Jules  II,  toujours  passionné  pour  le  colossal,  accepta  avec 
enthousiasme. 

Michel- Ange  s’était  misa  l’œuvre  le  io  mai  i5o8;  vers  l’automne  de  1 5 1 o, 
il  avait  terminé  les  peintures  de  la  voûte  proprement  dite;  au  mois  d’oc- 
tobre 1 5 1 2,  les  pendentifs  et  les  lunettes  étaient  achevés  à leur  tour,  et  la  cha- 
pelle pouvait  enfin  être  livrée  à l’admiration  publique.  Ce  cycle  colossal  a donc 
été  exécuté  dans  le  délai  si  court  de  quatre  années,  et  par  un  seul  homme; 
exemple  de  labeur  et  de  fécondité  unique  très  certainement  dans  les  annales  de 
l’art  moderne.  L’énergie  et  la  puissance  de  concentration  dont  Michel- Ange  fit 
preuve  pendant  ce  laps  de  temps  tiennent  du  prodige.  Enfermé  dans  la  chapelle, 
il  n’y  laissait  pénétrer  âme  qui  vive  ; à peine  le  pape  obtenait-il  la  faveur  de 
visiter  parfois  le  chef-d’œuvre  qu’il  payait. 

D’innombrables  difficultés  entravèrent  le  travail.  Mais  cette  fois  la  résolu- 
tion prise  par  Michel-Ange  de  mener  à fin  l’œuvre  quand  même  était  si 
énergique,  qu’elle  triompha  de  tous  les  obstacles.  Ce  fut  d’abord  l’erreur 
commise  par  Bramante  dans  la  construction  de  l’échafaudage  : il  fallut  que 
Michel-Ange  le  fit  démolir,  puis  en  dessinât  un  autre  lui-même.  Ensuite 
l’insuffisance  des  collaborateurs  : Michel-Ange,  qui  ignorait  la  technique  de  la 
fresque,  avait  fait  venir  de  Florence  son  ami  Granacci,  Giuliano  Bugiardini, 
Jacopo  di  Sandro,  Indaco  le  vieux,  Agnolo  di  Dominio  et  un  certain  Aristo- 
tele.  Mais,  mécontent  de  leurs  essais,  il  effaça  tout  ce  qu’ils  avaient  peint, 

I.  Voy.  mon  Raphaël,  i"  édit.,  p.  638.  — « Cette  voûte  obscure  et  solitaire  dans  laquelle  il 
passa  au  moins  cinq  ans  (i5c>7-i5i2),  fut  pour  lui,  a dit  Michelet,  l’antre  du  Carmel,  et  il  y 
vécut  comme  Élie.  Il  y avait  un  lit,  sur  lequel  il  peignait  pendu  à la  voûte,  la  tète  renversée. 
Nulle  compagnie  que  les  Prophètes  et  les  sermons  de  Savonarole.  » ( Histoire  de  France,  t.  VII, 
p.  284.) 


LES  FRESQUES  DE  LA  SIXTINE. 


475 


ferma  à double  tour  la  chapelle  et  rompit  tous  rapports  avec  eux.  Ils  durent 
retourner  à Florence  singulièrement  mortifiés.  Rappelons  aussi  la  lenteur  avec 
laquelle  Jules  II,  qui  avait  sans  cesse  à compter  avec  des  embarras  financiers, 
frisait  verser  l’argent  nécessaire  aux  travaux. 

Au  début,  le  maître  se  laissa  aller  plus  d’une  fois  au  découragement.  Le 
27  janvier  i5oç),  il  écrivit  à son  père  : « Je  suis  encore  tout  troublé  («  io  ancora 
sono  in  fantasia  grande  »),  parce  qu’il  y a déjà  un  an  que  je  n’ai  pas  reçu 
un  gros  de  ce  pape;  je  ne  lui  demande  rien,  parce  que  mon  travail  n’avance 
pas  assez  pour  me  paraître  mériter  une  rémunération.  Cela  tient  à la  difficulté 
du  travail,  et  à ce  que  ce  n’est  point  là  ma  profession  ; je  perds  donc  mon 
temps  sans  utilité.  Dieu  m’assiste!  » Quelle  modestie  sublime  dans  ces  accès 
de  désespoir!  Avoir  réalisé  en  quatre  ans  ce  labeur  infini,  voilà  ce  que  Michel- 
Ange  appelait  perdre  son  temps  ! 

Lorsque  l’impatience  de  Jules  II  contraignit  le  maître  à enlever  ses  écha- 
ftudages  et  à découvrir  le  plafond  inachevé  en  quelques  points,  le  pape 
regretta  l’absence  de  dorures,  qui,  d’après  lui,  auraient  enrichi  l’aspect  général. 
« Les  personnages  que  j’ai  peints  étaient  pauvres,  répondit  Michel-Ange,  et 
leur  simplicité  sainte  méprisait  les  richesses.  » 

La  cour  pontificale  comprit-elle  ces  sublimes  créations?  Écoutons  Michelet  : 
« Au  jour  dangereux  où  la  porte  s’ouvrit  enfin  et  où  le  pape  entra  en  grand 
cortège,  Michel-Ange  put  apercevoir  que  son  œuvre  restait  lettre  close,  qu’en 
voyant  ils  ne  voyaient  rien.  Étourdis  de  l’immense  énigme,  malveillants,  mais 
n’osant  médire  de  ces  géants  dont  les  yeux  foudroyaient,  tous  gardèrent  le 
silence  '.  » 

Michel-Ange  exécuta  la  seconde  moitié  dans  l’espace  de  vingt  mois,  sans 
aucun  aide,  et  sans  même  employer  un  ouvrier  pour  broyer  ses  couleurs.  Il  est 
vrai  que  l’impatience  du  pape  lut  telle,  que  l’artiste  se  plaignit  plusieurs  fois 
de  n’avoir  pu  donner  à son  ouvrage  tout  le  fini  qu’il  aurait  désiré.  Jules  lui 
demandant  un  jour  quand  enfin  il  aurait  terminé  : « Quand  je  serai  satisfait  de 
mon  travail  »,  lui  répondit-il.  « Et  nous,  reprit  le  pape,  nous  voulons  aussi 
être  satisfiit,  et  promptement,  sinon  je  te  ferai  jeter  à bas  de  ton  échafau- 
dage. » Michel-Ange,  qui  redoutait  avec  raison  les  fureurs  de  Sa  Sainteté, 
ordonna  sur-le-champ  de  démonter  les  échafaudages.  Toute  la  chapelle  fut 
découverte  le  matin  de  la  fête  de  la  Toussaint,  et  le  pape  y célébra  la  messe 
le  même  jour,  au  milieu  d’un  grand  concours  de  monde.  (Vasari.) 

Le  programme  même  de  la  décoration  de  la  Sixtine  a été  exposé  dans  mon 
précédent  volume  (p.  565;  voy.  aussi  plus  haut  p.  46-48)  \ Je  n’ai  donc  ici 
qu’à  m’occuper  de  la  teneur  même  des  peintures. 

1.  Michelet,  Histoire  de  France,  t.  VII,  p.  294. 

2.  L’explication  tentée  par  Michelet  ( Histoire  de  France,  t.  VII,  p.  288  et  suiv.)  est  des  plus 
fantastiques  : d’après  lui,  le  point  de  départ  se  trouverait  dans  la  femme  endormie  qui  est  au- 


4/6 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Les  peintures  de  la  voûte  correspondent  aux  six  fenêtres  pratiquées  de 
chaque  côté  de  la  chapelle.  Prises  en  bloc,  elles  se  décomposent  en  cinq 
grands  ordres  d’architecture,  avec  cariatides,  consoles,  figures  assises  sur  des 
socles  ; ces  ordres,  qui  contiennent  eux-mêmes  des  peintures,  encadrent  les  cinq 
petits  et  les  quatre  grands  compartiments  dans  lesquels  sont  représentés  : 
Dieu  séparant  la  Lumière  des  Ténèbres , la  Création  des  Mondes  (deux  scènes  dis- 
tinctes), la  Séparation  de  la  Terre  et  des  Eaux , la  Création  de  T Homme,  la  Création 
de  la  Femme,  la  Tentation  et  l'Expulsion  du  Paradis  (dans  le  même  compar- 
timent), le  Sacrifice  de  Noé  (ou  d’ Abraham),  le  Déluge,  Y Ivresse  de  Noé. 

Les  cinq  compartiments  de  petite  dimension,  correspondant  aux  intervalles 
laissés  entre  les  fenêtres,  sont  flanqués,  aux  quatre  angles,  de  figures  d’ado- 
lescents, tenant  deux  par  deux,  au  moyen  d’une  sorte  de  ruban,  un  disque, 
un  médaillon,  qui  est  orné  de  figures  en  camaïeu. 

Au-dessous  se  prélassent  des  Prophètes  ou  des  Sibylles;  plus  bas  encore, 
à la  retombée  des  voûtes,  des  figures  juvéniles  tenant  ou  supportant  chacune  le 
cartouche  dans  lequel  est  inscrit  le  nom  du  Prophète  ou  de  la  Sibylle. 

Les  grands  compartiments,  à leur  tour,  se  continuent  par  des  écoinçons 
surmontés  de  figures  étendues,  et  par  des  triangles  renfermant  chacun  un 
groupe,  enfin  par  des  lunettes  qui  sont  coupées  en  deux  par  les  fenêtres, 
et  qui  contiennent  chacune  des  Prophètes,  des  rois  d’Israël  ou  des  saintes 
temmes. 

Dans  les  écoinçons  des  quatre  angles  enfin  ont  pris  place  le  Serpent  d’airain, 
Y Histoire  d'Esther,  de  Judith  et  de  Goliath. 

On  connaît  maintenant  l’économie  de  ce  projet  gigantesque,  sublime, 
inspiré  par  l’étude  assidue  de  l’Ancien  Testament  et  par  je  ne  sais  quelles 
réminiscences  de  la  sombre  poésie  du  moyen  âge,  par  je  ne  sais  quel  souffle 
dantesque.  « Son  maître  immédiat,  qu’il  l’ait  su  ou  ne  l’ait  pas  su,  n’est  plus 
même  Savonarole;  c’est  le  xne  siècle  et  la  vision  de  Joachim  de  Flore  que 
Savonarole  n’osait  lire.  » (Michelet.) 

Le  travail  ayant  commencé  par  les  peintures  de  la  voûte,  ce  sont  elles  qu’il 
convient  d’examiner  les  premières.  Une  série  de  dessins,  conservée  à l’Université 
d’Oxford,  nous  frit  connaître  la  manière  de  procéder  de  Michel-Ange;  elle 
nous  le  montre  replié  sur  lui-même,  mûrissant  longuement  ses  idées  dans  son 
esprit  avant  de  les  confier  au  papier;  mais,  une  fois  son  choix  fait,  procédant 
à l’exécution  avec  une  franchise  et  une  hardiesse  incomparables,  sans  tâtonne- 
ments, sans  repentirs,  avec  cette  volonté  et  cette  énergie  qui  soutiennent  et 
animent  ses  figures  jusque  dans  les  moindres  détails. 


dessous  d’Ézéchiel  ; c’est  à elle  que  s’adresse  le  mot  : « Tu  engendreras  un  enfant  ».  En  face, 
on  voit  la  même  femme  réveillée  maintenant  et  mère,  etc.  — Voy.  aussi  Levi  : La  Mente  di 
Michelangelo.  Milan,  i883.  — ■ Sur  la  chronologie  des  différentes  parties  du  cycle,  on  pourra 
consulter  avec  fruit  l’essai  de  M.  Wôlfflin  : Répertoriant,  1890,  p.  264-272. 


Fragment  de  la  Voûte  de  la  Chapelle  Sixtine 
Création  d'Eve.  — Le  Péché  originel.  — L’Expulsion  du  Paradis. 


Le  Sacrifice  de  Noé.) 


478 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


La  première  fresque  représente  Jéhovah  traversant  l’espace  par  un  mou- 
vement d’une  originalité  et  d’une  puissance  extraordinaires,  les  bras  levés,  la  tète 
rejetée,  le  manteau  flottant  derrière  lui;  apparition  aussi  soudaine  et  imprévue 
que  grandiose.  C’est  la  paraphrase  du  fameux  verset  : « Dieu  dit  que  la  lumière 
soit,  et  la  lumière  fut  ». 

A voir  le  jet  puissant  et  l’extrême  liberté  de  cette  figure,  on  dirait  que 
Michel-Ange,  si  longtemps  fatigué  par  la  pratique  pénible  et  lente  de  la  sculp- 
ture, a éprouvé  comme  une  sorte  de  volupté  en  échangeant  le  ciseau  contre  le 
pinceau  et  en  devenant  le  maître  de  créer  des  dieux  ou  des  mortels  à l’aide 
d’un  peu  de  couleur  et  de  quelques  coups  de  brosse. 

Dans  la  Création  des  Mondes,  Dieu  apparaît  soudainement  (un  des  secrets 
de  l’art  de  Michel-Ange  consiste  à nous  montrer  ses  acteurs  en  pleine  action, 
sans  rien  qui  les  annonce  ou  les  fasse  pressentir).  Sa  tête  puissante,  aux  sourcils 
épais,  au  Iront  vaste,  ombragé  d’une  épaisse  chevelure,  procédé  en  droite  ligne 
de  celle  du  Jupiter  Olympien.  Entouré  d’anges,  mais  soutenu  dans  les  airs  par 
sa  propre  force  (les  phénomènes  les  plus  surnaturels  deviennent  vraisemblables 
sous  le  pinceau  d’un  tel  maître,  tant  il  y met  de  conviction),  Jéhovah  étend 
les  bras  par  un  geste  d’une  souveraine  grandeur  : soudain  le  globe  du  soleil 
apparaît  aux  yeux  éblouis  des  anges.  Plus  loin,  la  même  fresque  nous  montre 
l’Éternel  traversant  l’air  comme  une  flèche,  le  dos  tourné  au  spectateur,  — une 
merveille  comme  raccourci,  — - les  pieds  nus,  les  cheveux  flottants,  les  draperies 
agitées  par  son  vol.  Il  lève  légèrement  la  main  et  le  monde  végétal  prend  nais- 
sance. 

Dans  le  troisième  compartiment,  Dieu  sépare  la  terre  des  eaux.  Si  dans  la 
fresque  précédente  il  s’éloignait  du  spectateur,  ici  il  vient  droit  sur  lui  : c’est 
un  de  ces  contrastes  dramatiques  si  chers  au  Buonarroti.  Le  vent  a gonflé 
ses  draperies  comme  une  voile,  et  l’observation  d’un  phénomène  physique  se 
mêle  ici  aux  impressions  les  plus  élevées  de  l’ordre  psychologique. 

Avec  la  Création  de  Y Homme,  nous  prenons  pied  et  quittons  le  domaine  du 
surnaturel  pour  celui  de  la  réalité.  Cette  scène  est  d’une  simplicité  et  d’une 
beauté  devant  lesquelles  la  critique  a épuisé  ses  formules.  Jéhovah,  emportant 
avec  lui,  dans  son  vol  impétueux,  un  essaim  d’anges,  se  dirige  vers  la  terre  et 
étend  l’index  de  la  main  droite  : soudain,  un  autre  index  se  dirige  contre 
le  sien,  comme  si  une  étincelle  électrique  devait  jaillir  de  ce  contact;  Adam, 
couché  sur  le  sol,  dans  une  pose  pleine  d’abandon,  et  cependant  d’une  parfaite 
noblesse,  dévoile  aux  regards  le  corps  nu,  aux  formes  amples  et  vigoureuses, 
du  premier  homme.  Cette  figure  d’Adam  est  une  des  plus  radieuses  conquêtes 
de  l’art  moderne  : par  sa  simplicité  et  sa  grandeur  elle  tait  penser  au  Thésée  et 
à Yllyssus  sculptés  par  Phidias  sur  le  Ironton  du  Parthénon.  Ce  nom  de  Phidias, 
il  faut  l’évoquer  d’ailleurs,  à tout  instant,  devant  les  fresques  de  la  chapelle 
Sixtine;  seuls  dans  l’antiquité  et  dans  les  temps  modernes,  Phidias  et  Michel- 
Ange  ont  su  pénétrer  si  profondément  dans  les  mystères  de  la  religion,  et 


LES  FRESQUES  DE  LA  SIXTINE. 


479 


incarner  dans  le  corps  humain  un  tel  idéal  d’éternelle  beauté.  Même  hauteur 
de  pensée,  même  simplicité  et  grandeur  de  style  chez  l’un  et  chez  l’autre; 
le  créateur  du  Jupiter  Olympien  est  devenu  chrétien,  mêlant  de  temps  en  temps 
une  note  plus  sombre  et  plus  véhémente  à l’impassible  sérénité  de  la  Grèce 
antique. 

La  composition  qui  fait  suite  à la  Création  d’Adam,  la  Création  d’Eve,  est 
la  plus  touchante  et  la  plus  poétique  à coup  sûr  de  ce  vaste  cycle.  Cette  lois, 
l’Éternel  est  descendu  sur  la  terre;  drapé  dans  un  ample  manteau,  il  s’avance 
lentement,  majestueusement,  en  levant  la  main  droite  par  un  geste  d’une 
indicible  grandeur.  Ève,  surprise,  suppliante,  presque  éplorée,  n’ayant  pas 
encore  eu  le  temps  de  prendre  conscience  d’elle-même,  s’incline  devant  son 
créateur,  tendant  vers  lui  ses  mains  jointes;  ses  cheveux  tombent  négligem- 
ment et  tout  son  être  trahit,  avec  l’éloquence  la  plus  communicative,  l’étonne- 
ment, le  trouble,  l’émotion.  Cependant,  à côté  d’elle,  Adam,  subjugué  par  un 
profond  sommeil,  est  étendu  dans  une  de  ces  attitudes  abandonnées  et 
inconscientes  qui  forment  comme  la  transition  entre  la  vie  et  la  mort,  et  que 
Michel-Ange  affectionnait  à un  si  haut  degré. 

La  sixième  fresque  offre  deux  scènes  distinctes.  Dans  cette  composition 
Michel-Ange  a violé  la  loi  de  l’unité  d’action,  qui,  si  elle  n’était  pas  encore 
universellement  reconnue  à cette  époque  (Raphaël  lui-même  y a dérogé  plu- 
sieurs fois),  tendait  du  moins  à s’imposer.  On  voit  à gauche,  au  premier  plan, 
le  Premier  Péché,  à droite,  au  second  plan,  Y Expulsion  du  Paradis.  L’arbre  placé 
au  milieu  sépare  les  deux  scènes  et  sauvegarde  du  moins  les  intérêts  de  la 
décoration. 

Au  tur  et  à mesure  que  nous  nous  éloignons  des  scènes  de  la  création,  l’or- 
donnance • — le  sujet  même  l’exigeant  — devient  plus  nette  et  plus  plastique, 
le  décor  plus  riche.  Dans  Adam  et  Eve  cueillant  le  fruit  défendu,  Adam  et 
Eve  chassés  du  Paradis,  l’artiste  l’emporte  sur  le  poète  : il  a voulu  créer  des 
corps  nus  aussi  beaux  que  vigoureux.  Quelle  puissance  n’offre  pas  cette  mère 
du  genre  humain,  aux  larges  flancs,  débordant  de  santé  et  de  vigueur!  L’ange 
chassant  les  coupables  est  une  merveille  dans  un  autre  genre  : l’énergie  du 
commandement  a-t-elle  jamais  été  rendue  en  traits  pareils,  avec  une  telle  con- 
cision! Ce  ne  sont  qu’attitudes  et  gestes  trouvés,  d’une  abondance,  d’une 
variété  et  d’une  vivacité  qui  eussent  pu  frire  envie  à Giotto,  le  glorieux  pré- 
curseur, le  grand  dramaturge.  Je  ne  parle  même  plus  des  effets  de  raccourcis, 
de  tous  ces  tours  de  force,  de  ces  difficultés  surmontées,  sans  que  le  problème 
semble  avoir  eu  le  temps  de  se  présenter  à l’esprit  de  leur  auteur  : avec  Michel- 
Ange  on  finit  par  s’habituer  aux  prodiges. 

Qu’elles  sont  graves  et  sublimes,  ces  premières  fresques!  Au  moyen  de  deux 
ou  trois  figures,  Michel-Ange  a personnifié  les  événements  les  plus  grandioses, 
dans  une  langue  que  très  certainement  nul  avant  lui,  même  pas  chez  les  Grecs, 
n’avait  parlée.  Son  style,  c’est  le  style  épique  par  excellence,  avec  la  simplicité. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


480 


l’accent  de  conviction  et  d’éloquence  que  l’artiste  puise  au  contact  d’une 
génération  entière  entraînée  avec  lui  dans  un  sentiment  commun. 

Et  de  telles  créations  ont  pu  prendre  naissance  dans  cette  Italie  du  xvi°  siècle, 
que  l’on  se  plaît  à nous  représenter  comme  si  frivole!  Reconnaissons  com- 
bien ses  convictions  étaient  encore  profondes  et  puissantes,  et  que  la  frivo- 
lité n’était  qu’à  la  surface. 

Fidèle  au  précepte  du  poète  antique,  mais  cédant  à l’impulsion  de  son  tem- 
pérament et  non  pas  à quelque  suggestion  venant  du  dehors,  Michel-Ange 
nous  transporte  toujours  au  cœur  du  drame  : in  médias  res.  Dans  le  Sacrifice 
d'actions  de  grâces  de  Noé  (ou  le  Sacrifice  d' Abraham]  la  signification  de  la  scène 
est  douteuse;  gravé  p.  401),  le  drame  est  dans  son  plein  développement  : 
le  leu  pétille  sur  l’autel  derrière  lequel  se  tiennent  trois  personnages  (Abraham, 
Sarah  et  Isaac  sauvé  miraculeusement  ?) ; au  premier  plan,  des  serviteurs,  l’un 
apportant  une  brassée  de  bois,  l’autre  amenant  un  bélier;  d’autres  encore 
occupés  à recueillir  le  sang  du  second  bélier  déjà  égorgé.  Constatons  ici  une 
double  réminiscence  : à l’antiquité  Michel -Ange  a emprunté  la  figure  du 
serviteur  couronné  de  lauriers;  aux  Primitifs,  le  groupe  des  animaux  debout  à 
l’arrière-plan,  un  bœuf,  un  cheval,  un  âne  qui  brait  bruyamment  en  levant  la 
tête  et  en  découvrant  ses  gencives.  Ne  se  croirait-on  pas  au  temps  de  Pisanello 
ou  de  Benozzo  Gozzoli,  ces  observateurs  si  naïfs? 

Dans  le  Déluge  (gravé  t.  II,  p.  89;  voy.  ci-dessus,  p.  qSc),  la  scène  est  des 
plus  compliquées;  elle  comporte  des  groupes  nombreux  et  jusqu’à  cinq  plans 
successifs,  luxe  d’ordonnance  qui  ne  se  rencontre  pas  deux  fois  chez  Michel- 
Ange.  C’est  qu’ici  règne  une  inspiration  qu’on  ne  s’attendrait  plus,  après  i5o8, 
à trouver  chez  le  peintre  de  la  Sixtine  : le  maître  par  excellence  de  la  forme 
simple,  plastique,  abstraite,  est  revenu  derechef  aux  errements  des  Primitifs;  il 
a accumulé  les  épisodes,  comme  l’avait  fait  Paolo  Uccello,  de  comique  mé- 
moire, dans  le  Déluge  peint  sur  les  parois  du  cloître  de  l’église  Sainte-Marie- 
Nouvelle;  il  s’est  arrêté  à des  inventions  bizarres  plutôt  que  pittoresques  : telle 
la  femme  portant  sur  sa  tète  un  escabeau  renversé  sur  lequel  elle  a placé  des 
ustensiles. 

La  composition  abonde  d’ailleurs  en  traits  aussi  étonnants  au  point  de  vue 
plastique  qu’au  point  de  vue  dramatique.  Ici,  un  jeune  homme  nu,  noncha- 
lamment accoudé  sur  un  tonneau,  une  des  créations  les  plus  heureuses  du 
maître;  là,  un  père  portant  le  cadavre  de  son  fils  dans  une  attitude  qui  annonce 
le  magnifique  groupe  de  Mercié  : Gloria  victis  ! Puis  ce  combat  horrible,  — véri- 
table struggle  for  life,  — entre  les  possesseurs  de  la  barque  et  les  malheureux 
qui  veulent  y chercher  un  refuge.  Tout  cela  fougueux,  pathétique  au  plus 
haut  point. 

L 'Ivresse  de  Noé  est  une  scène  vive,  sobre,  un  vrai  bas-relief.  Le  patriarche, 
étendu  sur  le  sol,  dort  lourdement,  accoudé  sur  un  coussin,  une  jambe  repliée, 
l’autre  étendue.  Devant  lui  ses  trois  fils  : Chain,  tout  nu,  se  retourne  vers  ses 


Etude  pour  une  Sibylle,  par  Michel-Ange  (Musée  des  Offices) 


' 


LES  FRESQUES  DE  LA  SIXTINE. 


4»i 


frères  et  leur  montre  du  doigt  ce  spectacle  peu  édifiant;  cependant  Japhet, 
lui  jetant  un  bras  autour  du  corps,  cherche  à le  ramener  en  arrière,  tandis  que 
de  l’autre  bras,  posé  sur  l’épaule  de  Sem,  il  presse  celui-ci  de  laisser  tomber  sur 
leur  père  le  voile  qu’il  vient  d’apporter.  Sem,  en  effet,  par  un  mouvement 
impétueux,  ouvre  l’étoffe  et  s’apprête,  en  détournant  les  regards,  à en  couvrir 
le  dormeur.  — En  dehors  de  la  grotte,  à gauche,  un  motif  quelque  peu 
oiseux,  un  homme  (Adam  sans  doute)  bêchant  la  terre. 

Cette  page  d’une  si  belle  allure,  ces  gestes  qui  se  pénètrent  si  éloquemment, 
ces  lignes  qui  se  marient  avec  tant  d’imprévu  et  tant  d’harmonie,  en  un  mot  cet 
art  consommé  de  la  narration  et  du  drame,  détonnent  dans  l’œuvre  de  Michel- 
Ange,  peu  familiarisé,  comme  nous  avons  essayé  de  le  démontrer,  avec  l’art  de 
l’ordonnance  (voy.  p.  q5i). 

Parmi  les  compositions  des  pendentifs  placés  aux  quatre  angles  du  plafond 
(le  Serpent  d'airain,  Y Histoire  d'Esther,  Judith  tuant  Holopherne  et  David  tuant 
Goliath ),  il  me  suffira  d’analyser  celles  de  ces  fresques  dans  lesquelles  Michel- 
Ange  a tiré  le  parti  le  plus  brillant  des  surfaces  triangulaires  si  difficiles  à déco- 
rer : ce  qui  eût  été  pour  un  autre  une  cause  d’échec,  est  devenu  pour  lui  un 
élément  de  succès. 

Le  Serpent  d'airain  n’est  pas  moins  pathétique  que  le  Déluge  : d’un  côté,  les 
Israélites  repentants,  élevant  les  mains  vers  le  monstre  enroulé  autour  d’un  mât, 
avec  une  ferveur  qui  touche  à l’extase,  et  dont  Raphaël  s’est  peut-être  inspiré 
lorsqu’il  a peint  la  Messe  de  Bolsène.  On  remarquera  le  geste  si  naïf  et  si  touchant 
de  l’entant  qui,  tout  tremblant,  tend  la  main  vers  le  bronze.  Du  côté  opposé, 
les  malheureux  assaillis  par  les  serpents  au  souffle  enflammé,  dignes  pendants  du 
Laocoon,  découvert  trois  ou  quatre  années  auparavant.  C’est  le  drame  le  plus 
sombre  : hommes  et  femmes  affolés,  abîmés  de  douleur,  se  précipitant  les  uns 
sur  les  autres,  cherchant  à échapper  aux  morsures  mortelles;  tout  sentiment 
humain  a disparu  pour  ne  laisser  subsister  que  les  angoisses  de  l’égoïsme  : 
époux,  parents,  s’étouffent,  s’écrasent,  dans  cette  lutte  suprême,  où  l’instinct  de 
la  conservation  personnelle  fait  taire  tout  autre  sentiment.  Je  ne  crois  pas  que 
jamais  peintre  ait  créé  un  drame  plus  poignant  ni  plus  hideux. 

L 'Histoire  d'Esther  et  d’ Aman,  composée  de  trois  scènes  distinctes,  montre,  à 
gauche,  Assuérus,  Esther  et  Mardochée  à table,  les  deux  premiers  écoutant, 
l’un  avec  recueillement,  l’autre  avec  stupéfaction,  le  récit  que  leur  fait  Mar- 
dochée de  la  trahison  d’Aman,  en  se  livrant  à une  mimique  des  plus  démonstra- 
tives; à droite,  du  côté  opposé,  on  voit  Assuérus  étendu  sur  un  lit,  donnant, 
par  un  geste  impératif,  aux  courtisans  qui  l’entourent,  l’ordre  d’exécuter  Aman. 
Au  centre  enfin,  Aman  attaché  sur  la  croix  se  tord  de  douleur,  une  jambe 
clouée  sur  l’instrument  du  supplice,  l’autre  violemment  rejetée  en  arrière,  les 
bras  étendus,  la  tête  presque  disloquée.  Cette  figure  procède  par  certaines 
parties  du  Marsyas  antique  et  annonce  par  d’autres  la  Crucifixion  peinte  par 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


Ci 


HISTOIRE  DE  E’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Rubens,  à Anvers.  C’est  une  page  de  l’effet  le  plus  saisissant  dans  sa  concision 
et  sa  nudité. 


Les  Prophètes  et  les  Sibylles  sont  aux  compositions  historiques  du  plafond  ce 
que  des  statues  sont  à des  bas-reliefs.  Mais,  pour  être  dépouillées  ainsi  de  toutes 
les  ressources  de  la  mise  en  scène,  ces  évocations  de  l’Ancien  Testament  en 
sont-elles  moins  puissantes,  moins  saisissantes  ? 

Aux  Prophètes  et  aux  Sibylles  font  suite  les  groupes  des  lunettes,  dans  lesquels 

on  s’accorde  à reconnaître 
les  Ancêtres  de  la  Vierge.  Ici 
encore  éclatent  des  beautés 
du  premier  ordre,  quoique 
dans  une  note  plus  calme; 
en  les  étudiant  dans  les 
photographies  de  Braun  ou 
dans  celles  de  Brogi,  on  y 
trouvera  une  foule  de  traits 
admirables,  soit  au  point 
de  vue  de  l’expression,  soit 
à celui  de  la  décoration. 
Michel  - Ange  n’y  a pas 
recouru  à la  perspective, 
science  propre  aux  peintres, 
mais  uniquement  à des  mo- 
tifs jouant  le  relief.  Le  sys- 
tème qu’il  a adopté  n’est 
d’ailleurs  pas  exempt  d’er- 
reurs : celles-ci  proviennent 
principalement  du  manque 

Figure  décorative,  par  Michel-Ange. 

(Chapelle  Sixtine.)  " de  proportions  entre  les 

figures  des  diverses  compo- 
sitions; tantôt  ces  figures  sont  gigantesques,  tantôt  elles  sont  microsco- 
piques : ce  qui  donne  à l’ensemble  quelque  chose  d’inégal  et  de  heurté. 
Mais  qui  aurait  le  courage  d’insister  sur  ces  imperfections  devant  un  tel  chef- 
d’œuvre  ? 

Une  des  innovations  des  fresques  de  la  Sixtine  consiste  dans  la  substitution 
de  l’ornementation  peinte,  et  surtout  de  motifs  d’architecture  en  guise  de  reliefs, 
à l’ornementation  plane,  jusqu’alors  à peu  près' exclusivement  en  honneur.  Ce 
parti  pris  de  supprimer  le  système  cher  aux  Primitifs  et  dont  ceux-ci  avaient  usé 
et  abusé  sur  les  parois  mêmes  de  la  chapelle  Sixtine,  constitue  une  révolution 
dans  les  annales  de  la  décoration. 

Jamais  encore  les  figures  décoratives  n’avaient  été  rattachées  aussi  intimement 


LES  FRESQUES  DE  LA  SIXTINE. 


483 


à l’encadrement  architectural  : loin  de  servir  d’accessoires,  elles  font  corps  avec 
le  plafond,  et  il  serait  impossible  de  concevoir  l’ensemble  sans  ces  cariatides  ou 
ces  figures  assises  sur  des  socles  qui  lui  donnent  son  caractère  et  sa  raison  d’être. 
Aussi  a-t-on  pu  dire  d’elles  qu’elles  étaient  comme  la  personnification  des 
éléments  de  l’architecture.  Michel-Ange  n’eût-il  peint  que  le  plafond  de  la 
Sixtine,  qu’il  se  serait 
révélé  comme  un  ar- 
chitecte de  génie,  tant 
il  a mis  de  netteté,  de 
vigueur,  je  serais  tenté 
d’ajouter  de  couleur, 
dans  les  moulures,  les 
entablements,  les  pié- 
destaux. 

Avant  lui,  des  maî- 
tres habiles,  et  Man- 
tegna  tout  le  premier, 
avaient  réalisé  dans  la 
peinture  de  plafonds 
de  véritables  tours  de 
force;  mais  c’était  plu- 
tôt au  moyen  de  com- 
binaisons de  perspec- 
tive que  de  combinai- 
sons architecturales . 

Grâce  aux  efforts  de 
Michel-Ange,  le  genre 
est  trouvé,  le  problème 
résolu,  et  depuis  les 
Vénitiens  du  xvie  siècle 
jusqu’à  Paul  Baudry 
dans  ses  peintures  du 
foyer  de  l’Opéra,  tous 
les  maîtres  qui  s’es- 
sayeront dans  ces  données  seront  tributaires  du  décorateur  de  la  Sixtine. 

La  hardiesse  des  attitudes,  la  science  consommée  de  l’anatomie  qui  se 
révèlent  dans  ces  figures,  prouvent  quel  parti  un  peintre  peut  tirer  de  la  pra- 
tique de  la  sculpture.  « Il  n’y  a rien  d’égal  dans  la  statuaire  moderne,  a déclaré 
H.  laine,  et  les  plus  nobles  figures  antiques  ne  sont  pas  supérieures;  elles 
sont  autres,  c’est  tout  ce  qu’on  peut  dire.  Phidias  a fait  des  dieux  heureux, 
Michel-Ange  des  héros  souffrants;  mais  des  héros  soutirants  valent  des  dieux 
heureux;  c’est  la  même  magnanimité,  ici  exposée  aux  misères  du  monde,  là- 


La  Sibylle  de  Cumes,  par  Michel-Ange. 
(Chapelle  Sixtine.) 


484 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


bas  affranchie;  la  mer  est  aussi  grande  dans  la  tempête  que  dans  le  calme'.  » 
Les  figures  de  la  Sixtine  en  effet  sont  pour  le  moins  aussi  sculpturales  que 
pittoresques,  et  ainsi  s’explique  comment  tant  de  sculpteurs  éminents,  depuis  le 
xvi°  siècle  jusqu’au  xixr,  y ont  cherché  des  inspirations;  bien  plus,  des  motifs 
de  groupes  et  de  statues.  Telle  de  ces  créations  que  Michel-Ange  prodiguait 
à pleines  mains,  et  presque  inconsciemment,  sur  le  plafond  de  la  Sixtine,  a 
tait  de  nos  jours  la  fortune  de  quelque  habile  imitateur. 

Considérons -nous  l’es- 
prit qui  anime  ces  fresques, 
ici  encore  nous  sommes 
loin  de  la  naïveté  et  de  la 
douceur  propres  aux  quat- 
trocentistes.  On  dirait 
qu’un  siècle  de  fer  a suc- 
cédé à l’Age  d’Or.  La  pas- 
sionnologie  de  ces  maîtres 
charmants  n’est  que  jeux 
d’enfants  comparée  aux 
drames  de  Michel-Ange; 
ils  savent  rendre  les  senti- 
ments tendres,  élégiaques, 
mais  qu’est  leur  science  en 
regard  de  ces  corps  qui  se 
tordent,  de  ces  membres 
disloqués,  en  regard  du 
spectacle  de  la  passion 
déchaînée  ! De  leur  sen- 
timentalisme souvent  un 
peu  banal,  Michel -Ange 
se  défend  comme  d’une 
atteinte  à la  dignité  de 
l’art  et  à la  hauteur  de  son  style  : le  jeu  de  la  physionomie  est  facile  à saisir; 
lui,  veut  que  tout  le  corps,  dans  ses  parties  en  apparence  les  moins  impres- 

1.  Voyage  en  Italie , t.  I,  p.  168. 

Rappelons  aussi  le  beau  sonnet  de  Théophile  Gautier  dans  les  Cariatides  : 

Un  sculpteur  m’a  prêté  l’œuvre  de  Michel-Ange, 

La  chapelle  Sixtine  et  le  grand  Jugement  ; 

Je  restai  stupéfait  à ce  spectacle  étrange 
Et  me  sentis  ployer  sous  mon  étonnement. 

Ce  sont  des  corps  tordus  dans  toutes  les  postures, 

Des  faces  de  lion  avec  des  cols  de  bœuf, 

Des  chairs  comme  du  marbre  et  des  musculatures 


Figure  décorative,  par  Michel-Ange. 
(Chapelle  Sixtine.) 


LES  FRESQUES  DE  LA  SIXTINE. 


485 


sionnables,  proclame  les  sentiments  qui  l’agitent,  augmentant  ainsi  l’illusion 
de  la  sincérité. 

Exalter  les  plus  généreuses  qualités  du  cœur,  les  plus  hautes  facultés  de 
l’esprit,  tel  a été  le  dessein  de  Michel-Ange.  Ainsi  envisagées,  les  fresques  de  la 
voûte  de  la  chapelle  Sixtine  sont  plus  que  des  miracles  de  l’art  : elles  con- 
stituent le  plus  éloquent  enseignement  moral  qu’il  soit  possible  de  donner;  la 
passion  du  vrai  ou  du  bien  y éclate  avec  autant  de  puissance  que  celle  du  beau. 

Il  ftut  le  proclamer  bien 
haut  : des  pages  pareilles  ne 
sont  pas  seulement  un  sujet 
d’admiration  pour  les  con- 
temporains et  pour  la  posté- 
rité , elles  sont  également 
l’arsenal  dans  lequel,  vingt, 
trente  générations  d’artistes 
puiseront  à pleines  mains, 
tant  sont  grandes  la  variété 
et  la  richesse  des  problèmes 
résolus  par  le  maître. 

L’historique  du  second 
grand  cycle  pictural  dont 
Michel-Ange  enrichit  la  cha- 
pelle  Sixtine  a été  retracé 
ci-dessus  (p.  404)  '.  Il  ne 
reste  ici  qu’à  analyser  la 
composition  même. 

Dans  le  Jugement  dernier, 

Michel-Ange  s’est  plus  pré- 
occupé d’éblouir  ses  con- 
frères  les  artistes  par  des  atti- 
tudes hardies,  par  des  tours  de  lorce,  que  d’éveiller  chez  les  fidèles  les  sen- 

A pouvoir  d’un  seul  coup  rompre  un  câble  tout  neuf. 

Rien  ne  pèse  sur  eux,  ni  coupoles  ni  voûtes, 

Pourtant  leurs  nerfs  d’acier  s’épuisent  en  efforts  ; 

La  sueur  de  leurs  bras  semble  pleuvoir  en  gouttes  ; 

Qui  donc  les  courbe  ainsi  puisqu’ils  sont  aussi  forts? 

C’est  qu’ils  portent  un  poids  à fatiguer  Alcide  : 

Ils  portent  ta  pensée,  ô maître,  sur  leurs  dos  ; 

Sous  un  entablement,  jamais  Cariatide 

Ne  tendit  son  épaule  à de  plus  lourds  fardeaux. 

1.  Commencé  avant  la  mort  de  Clément  VII,  le  Jugement  dernier  était  terminé  en  1 .5 4 1 , au 


Figure  décorative,  par  Michel-Ange. 
(Chapelle  Sixtine.) 


486 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


timents  si  graves  auxquels  peut  donner  lieu  la  scène  du  Jugement  dernier,  fin 
et  couronnement  de  toutes  les  existences  terrestres.  Ce  sont  les  variations 
d’un  dessinateur  consommé  sur  un  thème  qui  admet  toutes  les  audaces,  tous 
les  excès  : ce  n’est  pas  l’œuvre  d’un  croyant  convaincu,  ayant,  avec  l’horreur 
des  crimes  qui  trouvent  leur  châtiment  dans  l’enfer,  la  foi  dans  les  joies 
saintes  du  paradis.  En  un  mot,  le  poète  ici  s’est  montré  inférieur  au  peintre, 
et  surtout  à l’anatomiste. 

Et  puis  il  n’y  a de  place  que  pour  la  terreur,  non  pour  l’espérance.  On  cher- 
cherait en  vain  la  Jérusalem  céleste,  avec  ses  remparts  ornés  de  gemmes,  ses 
jardins  toujours  en  fleurs. 

La  pauvre  humanité,  si  malheureuse  ici-bas,  doit  encore  affronter  des  épreuves 
plus  terribles  au  delà  du  tombeau  : quel  est  le  juste  qui  ne  se  sent  pas  défaillir 
devant  cet  appareil  de  la  justice  inexorable  («  quis  coram  te  sustinebit  »)  ? 
Une  conscience  pure  ne  suffit  pas  devant  ce  juge  altéré  de  vengeance.  Et  même, 
une  fois  admis  au  nombre  des  élus,  le  Paradis  de  Michel-Ange  n’est  pas  fait 
pour  tenter.  Le  maître  a repris  ici  ce  qu’il  y avait  de  plus  sombre  dans  les  ten- 
dances pessimistes  du  christianisme,  qui  considère  le  mal  et  le  péché  comme  les 

bout  de  huit  ans.  — L’artiste  comptait  près  de  soixante  ans  lorsqu’il  entreprit  cette  tâche 
gigantesque.  Il  fut  un  instant  question  de  confier  l’interprétation  des  cartons  à Sebastiano  del 
Piombo,  qui  voulut  se  servir  de  la  peinture  à l’huile.  C’est  à cette  occasion  que  Michel-Ange 
prononça  la  fameuse  parole  : « La  peinture  à l’huile  est  un  art  bon  pour  les  femmes.  » (Voy. 
p.  460-461). 

D’assez  nombreuses  études  préparatoires  du  Jugement  dernier  sont  parvenues  jusqu’à  nous  ; on 
manque  néanmoins  d’informations  sur  la  genèse  de  la  composition.  Quelles  phases  celle-ci 
traversa-t-elle  avant  de  revêtir  sa  forme  actuelle  ? Michel-Ange  l’arrêta-t-il  dès  le  début  dans  ses 
lignes  générales,  ou  bien  essaya-t-il  successivement  une  longue  série  de  combinaisons,  comme 
Raphaël  le  fit  pour  la  Dispute  du  Saint-Sacrement  ? Mystère. 

Voici,  d’autre  part,  quelques  notes  sur  les  vicissitudes  par  lesquelles  le  chef-d’œuvre  a passé 
depuis  son  achèvement.  Quoique  conçu  dans  une  donnée  profondément  religieuse,  le  Jugement 
dernier  souleva,  avant  même  qu’il  fût  terminé,  un  certain  nombre  de  critiques,  qui  prouvaient 
combien  les  idées  tendaient  à s’assombrir,  et  quelle  orthodoxie  étroite  était  sur  le  point  de  se 
substituer  à l’ancienne  tolérance,  cette  conquête,  enviable  entre  toutes,  de  la  Première  Renais- 
sance. (Voy.  p.  40-42.)  Le  maître  de  cérémonies  pontifical,  Biagio  de  Césène,  choqué  de  la  pro- 
fusion des  figures  nues,  déclara  que  le  Jugement  dernier  convenait  plutôt  à la  décoration  de 
chambres  de  bains  ou  de  cabarets  qu’à  la  chapelle  du  souverain  pontife.  («  Opéra  da  stufe  o 
d’osterie.  »)  Pour  le  punir,  Michel-Ange  le  plaça  dans  l’enfer  sous  les  traits  de  Minos,  avec 
une  queue  qui  s’enroule  autour  du  corps.  O11  raconte  que  le  malheureux  maître  de  cérémonies 
se  plaignit  au  pape;  mais  celui-ci  répondit  que  son  pouvoir  allait  bien  jusqu’à  faire  sortir  du  pur- 
gatoire, mais  non  jusqu’à  faire  sortir  de  l’enfer.  Plus  tard,  le  fanatique  pape  Paul  IV  songea  à 
faire  effacer  cette  page  qui  éveillait  de  plus  en  plus  de  scrupules.  Ceux-ci  acquirent  une  telle 
intensité,  que  le  pape  dut  demander  à Michel-Ange  de  faire  disparaître  lui-même  les  nudités  trop 
choquantes.  Sur  les  refus  de  l’artiste,  Daniel  Ricciarelli  de  Volterra  se  chargea  de  cette  besogne 
ingrate,  à laquelle  il  consacra  plusieurs  années  et  qui  lui  valut  le  surnom  de  faiseur  de  culottes  : 
« braghettano  ».  La  refonte  fut  terminée  par  Girolamo  de  Fano.  Au  siècle  dernier,  le  Jugement 
dernier  fut  de  nouveau  repeint  en  grande  partie.  Il  convient,  en  conséquence,  de  ne  pas  trop 
insister  sur  le  coloris,  aux  teintes  de  plomb,  car,  s’il  a été  obscurci  par  la  fumée  des  cierges,  il  a 
aussi  été  altéré  par  les  restaurateurs.  Voy.  la  notice  jointe  à l’excellente  gravure  sur  bois  du 
Jugement  dernier  récemment  publiée  par  M.  Chapon. 


LE  JUGEMENT  DERNIER. 


487 


traits  essentiels  de  la  vie  terrestre.  A ses  yeux,  cette  grande  scène  du  règlement 
final  des  comptes  d’ici-bas  ne  peut  comporter  que  des  idées  de  châtiment. 
Sa  peinture  doit  servir  d’exemple  et  effrayer  par  l’horreur  des  supplices.  C’est 
là  — comme  Springer  l’a  fait  remarquer  — l’idée  dominante  du  « dies  iræ  » ; 
c’est  également  la  croyance  exprimée  par  Vittoria  Colonna,  dans  une  de  ses 
lettres  : « La  première  fois  le  Christ  est  plein  de  mansuétude  et  ne  montre 
que  sa  grande  bonté  et  sa  grande  miséricorde.  La  seconde  fois,  il  vient  armé 
et  montre  sa  justice,  sa  majesté  et  sa  toute-puissance.  Alors  il  n’y  a plus  de 
temps  pour  la  miséricorde  et  plus  de  place  pour  la  grâce  '.  » 

Un  mot  encore  : dans  l’intervalle  qui  sépare  le  plafond  de  la  Sixtine  du 
tombeau  des  Médicis,  toutes  les  impressions  riantes 
ont  disparu  chez  Michel-Ange;  sous  l’effet  des  tris- 
tesses publiques  et  de  la  mélancolie  inhérente  à son 
tempérament,  les  sentiments  sombres  et  ardents  ont 
pris  le  dessus;  la  passion  s’est  substituée  à ces  fraîches 
idylles  que  nous  offrent  les  médaillons  avec  la 
Vierge  et  l’Enfant  Jésus,  ou  à ces 


Une  Héroïne  de  l’Ancien  Testament,  par  Michel-Ange. 
(Chapelle  Sixtine.) 


figures  si  gracieuses  des  génies  nus 
servant  de  cariatides  au  plafond 
de  la  Sixtine.  Concentré  en  lui- 
même,  dévoué  avec  plus  d’ardeur 
que  jamais  à son  rôle  de  justi- 
cier, à son  rôle  de  protestataire 
contre  la  décadence  religieuse  et 
morale  de  son  pays,  Michel-Ange 
se  prépare  à peindre  dans  la 
donnée  la  plus  sombre  cette  page 
poignante  entre  toutes  qui  s’appelle  le  Jugement  dernier. 

Vu  en  gros,  le  Jugement  dernier  se  décompose  en  une  douzaine  de  groupes 
principaux.  Dans  les  deux  lunettes  du  haut,  d’un  côté  les  anges  portant  la 
colonne,  de  l’autre  les  anges  portant  la  croix.  Plus  bas,  le  Christ  trônant,  et 
autour  de  lui  les  apôtres  et  les  saints;  puis  la  troupe  des  élus.  En  descen- 
dant encore,  011  rencontre,  à gauche,  des  élus  qui  montent  vers  le  ciel  ; au 
centre,  un  groupe  d’anges  sonnant  de  la  trompette;  à droite,  des  réprouvés  pré- 
cipités dans  l’Enfer.  Dans  le  bas  enfin,  à gauche  les  morts  qui  se  réveillent  et 
qui  sortent  du  tombeau,  à droite  la  barque  de  Charon. 

Les  groupes  d’anges  — des  anges  sans  ailes,  — qui  tiennent  les  instruments 
de  la  Passion,  sont  peut-être  la  partie  où  l’inspiration  religieuse  Lit  le  plus 
définit  (gravés  p.  41).  L’artiste,  comme  un  autre  Corrège,  11’y  a eu  en  vue  que 
des  effets  de  raccourci  — des  personnages  arrangés  « à la  crapaudine  »,  — et 


I.  Raffaël  und  Michelangclo,  t.  II,  p.  270. 


488 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


ces  raccourcis  sont  déjà  trop  faciles,  trop  sûrs,  pour  ne  pas  ressembler  à des 
formules  que  la  main  répétait  machinalement,  sans  que  l’esprit  fit  un  effort 
pour  les  renouveler.  Chez  un  des  personnages,  renversé,  les  jambes  en  l’air, 
sous  la  base  de  la  colonne,  la  peinture  de  l’effort  physique,  et  de  l’effort  phy- 
sique seul,  touche  à l’irrévérence  : on  croirait  qu’il  va  faire  la  culbute.  Ce  sont 
là  des  symptômes  de  décadence  non  méconnaissables.  Michel-Ange  avait  alors 
passé  la  soixantaine  et,  quelque  prodigieuses  que  fussent  ses  facultés,  l’âge  avait 
refroidi  l’ardeur  de  son  cœur,  ralenti  l’essor  de  son  imagination.  Se  rendit-il 
compte  de  son  infériorité?  Toujours  est-il  qu’il  affirma  une  fois,  non  sans 
mélancolie,  devant  Vasari,  qu’il  en  savait  plus  quand  il  était  jeune  que  main- 
tenant qu’il  était  vieux  ! 

Le  Christ,  trônant  sur  les  nuages,  le  regard  irrité,  la  main  droite  levée  pour 
maudire,  est  une  figure  pleine  d’agitation,  mais  qui  n’approche  en  aucune  façon 
de  la  grandeur  et  de  la  majesté  que  Michel-Ange  a su  donner  à Jéhovah  dans 
les  fresques  du  plafond.  A côté  de  lui,  la  Vierge,  qui  se  détourne  et  se  dérobe 
dans  le  sentiment  de  son  impuissance;  autour  d’eux,  des  justes,  des  élus,  non 
dans  le  calme  que  donne  une  conscience  tranquille,  mais  troublés,  inquiets,  se 
demandant  s’ils  ne  vont  pas  être  foudroyés  par  cette  colère  implacable  devant 
laquelle  personne  ne  semble  devoir  trouver  grâce.  Saint  Pierre  s’approche  en 
tremblant,  le  regard  incertain,  anxieux,  et  montre  les  clefs,  ces  insignes  de  son 
pouvoir,  vaines  à ce  moment;  saint  Laurent,  son  gril  passé  sur  l’épaule, 
regarde  le  Christ  à la  dérobée  et  comme  frappé  de  terreur;  saint  Barthélemy, 
tenant  d’une  main  la  peau  sanglante  que  le  bourreau  lui  a arrachée,  lève  vers 
le  Rédempteur  le  couteau  qui  a servi  à son  supplice  (cette  dernière  figure  est 
d’ailleurs  une  merveille  de  dessin).  Partout,  en  un  mot,  au  lieu  de  la  séré- 
nité, l’inquiétude  ou  la  terreur. 

Plus  bas,  principalement  à droite,  l’artiste,  oubliant  cette  hauteur  de  vues 
qui  lui  était  familière,  revient  tout  à coup  à l’iconographie  sacrée  par  un  éta- 
lage d’instruments  de  martyre,  qui  est  absolument  de  mauvais  goût  : scies, 
roues,  maillets,  crocs  à déchirer. 

On  remarque  d’ailleurs  ici  encore  des  torses  superbes,  qui,  détachés  de  l’en- 
semble et  transportés  dans  un  musée,  produiraient  un  effet  extraordinaire,  quoique 
plusieurs  d’entre  eux  rappellent  les  attitudes  d’athlètes  fréquentant  les  gym- 
nases (pour  ne  pas  dire  des  attitudes  d’équilibristes)  plutôt  qu’ils  ne  nous  ini- 
tient à la  réalité  de  cette  scène  émouvante. 

Le  réalisme,  qui,  dans  1 1 Jugement  dernier,  s’est  substitué  aux  hautes  doctrines 
spiritualistes,  autrefois  si  chères  à Michel-Ange,  se  fait  surtout  jour  dans  la 
scène  de  la  Résurrection  des  morts.  On  voit  ceux-ci,  représentés  à l’état  de  santé 
et  de  vigueur,  sauf  un  petit  nombre  de  squelettes,  sortir  de  terre  avec  des 
efforts  plus  ou  moins  pénibles,  les  uns  cherchant,  en  se  servant  de  leur  dos  en 
guise  de  levier,  à rompre  la  couche  terrestre  qui  les  recouvre;  les  autres,  fran- 
chir l’abîme  en  avançant  un  pied  après  l’autre;  d’autres,  au  contraire,  assis  à 


Prudence,  par  Michel-Ange  (Musée  des  Offices). 


LE  JUGEMENT  DERNIER. 


48g 


terre,  placer  leurs  mains  derrière  eux,  de  manière  à s’arc-bouter  pour  se  lever. 
Ici  un  bon  ange  saisit  sous  les  aisselles  un  élu  ressuscité  qui  ne  parvient  pas 
à se  lever;  là  un  démon  attire  par  les  cheveux  un  damné  qui  a eu  l’audace  de 
pénétrer  dans  les  régions  supérieures  '. 

Partout  infiniment  de  vie  et  de  variété  dans  les  gestes,  dans  les  attitudes, 
quoiqu’on  n’y  trouve  plus  la  même  spontanéité,  la  même  fraîcheur,  que  dans 
la  Guerre  de  Pise  ou  dans  la  Création  et  le  Déluge. 

Signalons  d’autre  part  les  hideuses  têtes  de  morts,  les  démons  au  front  garni 
de  cornes,  au  rictus  effrayant,  à l’expression  bestiale.  Ils  nous  transportent  loin  des 
admirables  fresques  peintes  par  le  maître  sur  le  plafond  de  cette  même  chapelle! 
Là,  le  tentateur  était  un  bel  adolescent  émergeant  des  branches  de  l’arbre  fatal; 
là,  tout  nous  transportait  dans  les  régions  sereines,  au-dessus  des  croyances  vul- 
gaires qui  se  représentent  l’esprit  du  mal  sous  la  forme  des  satyres  de  l’antiquité. 

C’est  que,  dans  l’intervalle,  Michel-Ange  avait  trop  souffert  et  s’était  trop 
aigri;  les  idées  les  plus  sombres  ne  cessaient  de  hanter  son  esprit;  renonçant  à 
élever  ses  contemporains  jusqu’à  lui,  en  les  entraînant  au  sein  des  sphères 
célestes,  il  s’abaissait  jusqu’à  eux  et,  faisant  flèche  de  tout  bois,  se  décidait  à les 
frapper  par  les  images  qui  seraient  le  plus  à leur  portée. 

Avant  d’aborder  l’épisode  le  plus  fameux  et  le  plus  poignant,  celui  de  la 
barque  de  Charon,  il  fuit  accorder  un  coup  d’œil  à la  petite  scène  assez  énig- 
matique qui  occupe  le  milieu  de  la  partie  inférieure  de  la  composition.  On  y 
voit,  dans  un  antre  qui  fait  penser  à celui  des  Cyclopes,  des  démons  qui  guet- 
tent les  damnés  et  qui  ajoutent  à l’horreur  de  ce  séjour  souterrain  (motif  émi- 
nemment rebelle  à la  peinture)  la  laideur  de  leur  masque  bestial. 

Du  côté  opposé,  à droite,  un  fleuve  roule  ses  eaux  bourbeuses  : c’est  l’Aché- 
ron  ou  le  Styx.  Une  barque,  pleine  à sombrer,  transporte  vers  un  bout  de 
rivage  les  misérables,  condamnés  aux  souffrances  éternelles.  Debout  à une 
extrémité  du  irêle  esquif,  un  homme  nu,  le  front  armé  de  cornes,  les  pieds 
armés  de  griffes,  lève  l’aviron  pour  presser  cette  troupe  lugubre.  Qui  ne 
reconnaît  « Charon,  le  démon  aux  yeux  ardents  qui  frappe  de  ses  rames  ceux 
qui  hésitent  » (Dante)  h Ce  souvenir  du  paganisme  n’a  rien  qui  doive  nous 

1.  L’homme  qui,  agenouillé  vers  le  milieu,  à gauche,  et  appuyé  sur  une  main,  se  penche 
pour  tendre  l’autre  main  à un  de  ses  compagnons,  rappelle  le  soldat  représenté  dans  la  même 
attitude  dans  le  carton  de  la  Guerre  de  Pise.  Comme  lui  il  semble  procéder  de  quelque  groupe 
appartenant  à la  famille  des  Lutteurs  de  la  tribune  de  Florence. 

2.  L’admiration  de  Michel-Ange  pour  Dante  éclate  en  toute  circonstance  : non  content  de 
couvrir  de  dessins  un  exemplaire  de  la  Divine  Comédie,  qui  a péri,  il  lui  emprunta  l’idée  de  Lia 
et  de  Rachel,  placées  sur  le  mausolée  de  Jules  II,  ainsi  que  le  Minos  du  Jugement  dernier.  Lors 
du  retour  des  cendres  du  grand  exilé  à Florence,  il  sollicita  du  pape  Léon  X l’autorisation  de 
sculpter  le  tombeau  du  « divin  poète  ».  Il  va  sans  dire  qu’étant  donné  un  génie  aussi  indépen- 
dant que  Michel-Ange,  l’influence  de  Dante  11’a  pu  être  qu’indirecte.  Elle  a été  réduite  à ses 
vraies  limites  par  M.  Klaczko  ( Causeries  florentines,  p.  5 1-52,  66-67,  69  et  suiv.). 

Ajoutons  que,  jusqu’à  l’extrême  limite  de  la  Renaissance,  Dante  conserva  ses  fidèles  (voy.t.II, 
p.  65)  : Giulio  Clovio  a mis  du  souffle  et  de  la  poésie  dans  ses  miniatures,  conservées  à la 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


02 


490 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


étonner.  Pour  le  retrouver,  Michel-Ange  n’a  pas  eu  besoin  de  remonter  jusqu’à 
Virgile,  ni  même  jusqu’à  Dante;  il  n’a  eu  qu’à  regarder  le  Jugement  dernier 
de  Lucas  Signorelli.  N’importe,  dans  ce  sanctuaire  du  catholicisme,  dans  cette 
chapelle  privée  des  Papes,  on  se  passerait  volontiers  de  telles  réminiscences, 
qui  ne  peuvent  que  refroidir  l’action,  en  confondant  des  éléments  appartenant 
à deux  religions,  à deux  civilisations,  à deux  mondes  différents. 

En  tant  que  scène  d’horreur,  cette  partie  du  Jugement  dernier  est  d’ailleurs 
admirable  de  verve  et  de  pathétique.  Fuyant  les  coups  du  féroce  nautonier, 
les  passagers  se  sont  réfugiés  vers  l’extrémité  opposée  du  bateau,  affolés, 
haletants,  ne  connaissant  plus  d’autre  instinct  que  celui  de  la  conservation 
personnelle,  comme  les  Israélites  dans  le  Serpent  d'airain,  peint  dans  un  des 
pendentifs  de  la  même  chapelle.  Dans  leur  fuite  précipitée,  les  uns  se  bouchent 
les  oreilles,  les  autres  s’élancent  dans  les  ondes,  d’autres  encore  se  pressent 
à s’étouffer.  Toutes  les  attitudes  des  nageurs,  des  gymnastes,  sont  ici  reproduites 
avec  une  sûreté  merveilleuse. 

Cependant,  sur  le  rivage,  des  démons  armés  de  cordes  ou  de  crocs  attirent 
à eux  les  damnés  qui  hésitent  ou  résistent;  ils  le  font  avec  une  joie  sau- 
vage, féroce,  instruments  ardents  de  la  vengeance  divine.  L’un  d’eux,  aux 
ailes  puissantes,  a saisi  sa  victime  par  les  jambes,  comme  dans  la  fresque  de 
Signorelli  (voy.  ci-dessus,  p.  3 yô  et  t.  II,  p.  184),  l’a  placée  à califourchon  sur 
sa  nuque  et  l’emporte  ainsi  dans  un  vol  précipité,  les  jambes  repliées  sous  son 
torse. 

A l’extrémité  enfin  se  tient  une  figure,  plus  grande  que  les  autres,  avec  une 
queue  qui  s’enroule  plusieurs  fois  autour  de  son  corps  : c’est  Minos,  le  juge 
infernal'. 

On  a vu  plus  haut  (p.  462)  quelles  critiques  soulevait  l’ordonnance  du  Juge- 
ment dernier.  A d’autres  égards  encore  la  fresque  de  la  chapelle  Sixtine  le 
cédait  aux  compositions  similaires  du  moyen  âge  et  de  la  Première  Renaissance  : 
elle  manquait  de  la  netteté  indispensable  pour  parler  à l’esprit  de  la  foule 
et  pour  produire  l’effet  qu’en  attendaient  les  ministres  du  culte.  Longtemps 

Bibliothèque  du  Vatican,  comme  on  peut  s’en  convaincre  par  notre  gravure  (p.  199).  Le  Stra- 
dan,  dont  les  compositions  viennent  d’être  publiées,  a fait  preuve  de  moins  d’inspiration.  Je 
citerai  encore,  au  Musée  des  Offices,  le  Dante:  lnstoriato  da  Federico  Zuccaro  Vanno  MDLXX- 
MDXCIII,  manuscrit  orné  de  grands  dessins  aux  deux  crayons  (dans  Y Enfer  les  figures  sont  rouges, 
le  fond  noir  ou  partiellement  lavé;  le  Purgatoire  est  à la  plume,  le  Paradis  à la  sanguine). 
L’œuvre  n’est  pas  sans  mérite  : si  les  draperies  sont  défectueuses  et  les  tètes  passablement  vides, 
quelques  parties  de  nu  sont  assez  heureusement  traitées.  L’ensemble  est  déclamatoire,  cela  va 
sans  dire. 

1 . Le  rôle  du  juge  est  ainsi  expliqué  par  Dante  : « Là  Minos  siège,  terrible  et  grondant  ; il 
examine  les  crimes  à l’entrée,  il  juge  et  condamne  selon  qu’il  se  ceint.  Je  veux  dire  que,  lors- 
qu’une âme  maudite  arrive  en  sa  présence,  elle  confesse  toute  sa  vie,  et  ce  connaisseur  des 
péchés  voit  quel  lieu  de  l’enfer  elle  mérite,  et  fait  un  tour  avec  sa  queue  pour  chaque  degré  de 
l’abîme  que  l’âme  doit  descendre.  Il  y en  a toujours  une  multitude  devant  lui  ; elles  vont,  cha- 
cune à son  tour,  au  jugement  ; elles  parlent,  écoutent  et  sont  précipitées.  » {Enfer,  chant  V.) 


LE  JUGEMENT  DERNIER. 


491 


une  tradition  iconographique  inflexible  avait  permis  aux  fidèles  de  reconnaître 
facilement  les  principaux  acteurs;  cette  tradition  s’était  perpétuée  jusque  dans 
les  premiers  ouvrages  de  Raphaël  et  même  dans  la  Dispute  du  Saint-Sacrement . 
Mais  Michel-Ange  la  foule  aux  pieds,  comme  tant  d’autres  règles  qui  le 
gênaient  : loin  de  s’appuyer  sur  le  passé,  en  faisant  faire  aux  conquêtes  de 
ses  prédécesseurs  un  pas  en  avant,  il  prend  plaisir  à le  battre  en  brèche,  vou- 
lant ne  rien  devoir  qu’à  lui-même.  L’art,  semblait-il,  ne  devait  dater  que  de 
lui.  Contraste  saisissant  : Raphaël,  qui  s’élève  où  l’on  sait  en  s’appuyant  sur 
l’héritage  des  siècles  antérieurs,  Michel-Ange  qui  veut  créer  de  toutes  pièces  un 
art  nouveau  ! 

Dans  le  Jugement  dernier , la  plus  mémorable  de  ces  innovations,  c’est  la 
substitution  d’un  Christ  imberbe  au  Christ  barbu,  que  seul  l’iconographie 
sacrée  admettait  depuis  tant  de  générations.  Jusqu’au  vT  siècle,  les  deux  types 
avaient  coexisté,  par  exemple  dans  la  basilique  de  Saint-Vital,  à Ravenne. 
Mais  à partir  de  ce  moment  le  type  barbu  avait  prévalu,  et  était  devenu  le 
type  oificiel  et  obligatoire.  Quelle  nécessité  — on  est  en  droit  de  le  deman- 
der — de  blesser  les  convictions  des  croyants  sur  un  point  sur  lequel  il  était 
si  facile  à l’artiste  de  lui  donner  satisfaction?  Le  Christ  qu’il  a créé  serait-il  par 
hasard  une  merveille  de  beauté  ou  de  majesté?  En  aucune  façon  : son  menton 
écrasé,  ses  mâchoires  proéminentes,  lui  enlèvent  toute  noblesse.  On  peut  dire 
que  Michel-Ange,  en  cette  circonstance,  comme  dans  tant  d’autres,  innovait 
pour  le  plaisir  d’innover. 

Une  autre  erreur  commise  par  Michel-Ange,  c’a  été  de  ne  voir  en  tous  temps 
et  en  tous  lieux  que  la  figure  humaine,  abstraction  frite  de  tout  ce  qui  l’accom- 
pagne et  la  fait  valoir,  le  costume,  l’ameublement,  l’encadrement  architectural, 
le  paysage.  Dans  le  Jugement  dernier,  cette  abondance  de  corps  nus  ou  som- 
mairement habillés,  et  cette  absence  complète  de  toute  végétation,  de  tout 
ornement,  produit  comme  une  nausée  : cette  atmosphère  portée  à une 
tension  extrême,  sans  rien  qui  distraie,  rien  qui  délasse,  vous  oppresse.  Peut- 
être  en  prodiguant  à ce  point  les  corps  nus  Michel-Ange  s’est-il  inspiré  du 
texte  des  Ecritures  plutôt  que  de  ses  préférences  d’artiste.  En  tout  état  de 
cause,  on  éprouve  le  besoin  de  respirer  un  air  frais,  moins  chargé  d’électri- 
cité, et  l’on  se  tourne  vers  les  œuvres  des  Primitifs  ou  vers  la  Dispute  du  Saint- 
Sacrement. 

Et  puisque  je  viens  d’évoquer  ce  noble  et  radieux  chef-d’œuvre,  j’oppo- 
serai toutes  ses  qualités  aux  trop  nombreux  défauts  du  Jugement  dernier. 
Chez  Raphaël,  on  sent  tout  d’abord  la  fermeté  de  la  pensée,  qui  anime  d’un 
bout  à l’autre  une  composition  immense,  et  qui  la  rend  si  pleine  et  cependant 
si  claire.  Comme  les  apôtres  et  les  patriarches  placés  aux  côtés  du  Christ  sont 
nettement  caractérisés,  comme  le  groupe  qu’ils  forment  est  ample,  harmonieux 
et  majestueux!  C’est  que  Raphaël  s’est  inspiré,  dans  la  mesure  qu'il  fallait,  des 
efforts  de  ses  prédécesseurs;  c’est  que  sa  Dispute  du  Saint-Sacrement  forme  le 


492 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


couronnement  de  cette  longue  série  des  compositions,  — des  Jugements  derniers 
principalement,  — dans  lesquelles  tant  de  générations  de  peintres  ont  mis,  avec 
tous  les  élans  de  leur  loi,  toutes  les  ressources  de  leur  art.  C’est  enfin  qu’il 
a respecté  la  tradition,  en  vrai  représentant  du  progrès,  tandis  que  Michel- 
Ange  a violemment  rompu  avec  elle,  voulant  tout  créer  par  lui-même.  Là  se 
trouve  la  moralité  de  ce  système,  qui  a valu  au  Buonarroti  tant  de  triomphes, 
mais  aussi  tant  d’échecs. 

Telles  sont  quelques-unes  des  critiques  que  l’on  est  en  droit  d’adresser  au 
Jugement  dernier  : ce  ne  sont  pas  les  seules,  malheureusement.  Déjà  dans  le 
carton  de  la  Guerre  de  Pise,  ce  premier  chef-d’œuvre,  on  regrette  de  voir 
la  conception  littéraire  subordonnée  à un  tel  point  aux  préoccupations  pure- 
ment techniques  : représenter  les  raccourcis  les  plus  osés  importait  plus  à 
l’artiste  que  donner  de  la  vraisemblance  à l’action.  Le  même  défaut  reparaît 
ici,  seulement  aggravé  encore  par  l’âge  et  par  l’opiniâtreté  d’un  maître  qui 
n’admet  pas  qu’il  puisse  s’être  trompé. 

Il  y avait  une  époque  où  le  Jugement  dernier  passait  pour  le  suprême  effort  de 
l’art.  Aujourd’hui  l’on  est  peut-être  trop  porté  à le  déprécier.  Des  hommes  de 
génie  tels  que  Michel-Ange  sont  intéressants  à étudier,  alors  même  qu’ils  se 
trompent.  Mais  il  y a plus  : on  découvre  dans  la  fresque  de  la  chapelle  Sixtine 
une  telle  masse  de  traits  extraordinaires,  de  beautés  de  premier  ordre,  que 
l’étude  de  cette  page  fameuse  compte  parmi  les  plus  intéressantes  qui  se  puissent 
concevoir,  les  plus  dignes  de  fixer  l’attention  de  l’artiste  et  du  penseur. 

Au  Jugement  dernier  firent  suite  la  Conversion  de  saint  Paul  et  la  Crucifixion  de 
saint  Pierre,  peintes  au  Vatican,  dans  la  chapelle  Pauline  (voy.  p.  qo5).  Ces  deux 
fresques  ont  beaucoup  souffert,  et  l’éclairage  de  la  chapelle  n’est  pas  fait  pour  en 
faciliter  l’étude. 

La  Conversion  de  saint  Paul  est  une  scène  assez  habilement  composée,  quoique 
tout  sentiment  de  mesure  ait  disparu.  Dans  les  airs,  trois  groupes  d’anges,  entre 
deux  desquels  le  Christ  s’élance  comme  une  flèche.  Dans  le  bas,  le  cheval  de 
Saul  qui  se  cabre;  le  futur  apôtre  des  gentils  lui-même  est  renversé  sur  le  sol, 
soutenu  par  un  de  ses  compagnons.  Autour  de  lui  l’escorte,  partagée  entre  les 
sentiments  les  plus  divers,  les  uns  atterrés,  d’autres  regardant  en  l’air,  éblouis 
ou  stupéfaits.  Tous  les  mouvements  sont  exagérés;  il  n’y  a plus  de  sincérité 
et  il  n’y  a plus  d’inspiration;  le  maître  s’est  plu  à des  raccourcis  encore  plus 
bizarres  que  dans  le  Jugement  dernier. 

Les  biographes  de  Michel-Ange  racontent  que  dans  sa  vieillesse  il  exécutait 
des  dessins  destinés  à ses  amis,  dont  l’un,  Tommaso  dei  Cavalieri,  les  Lisait 
traduire  en  peinture  par  des  peintres  spéciaux.  Ainsi  prirent  naissance  les  Trois 


493 


LES  DERNIÈRES  PEINTURES  DE  MICHEL-ANGE. 


Parques,  du  palais  Pitti,  peintes  par  Rosso  d’après  quelque  esquisse  du  maître; 
la  Flagellation  du  Christ,  peinte  par  Sebastiano  del  Piombo,  dans  l’église  romaine 
de  San  Pietro  in  Montorio,  et  différents  autres  ouvrages.  La  Chute  de  Phaéton  fut 
mise  en  couleur  par  Salviati  (voy.  la  gravure  de  la  page  1 1 5) les  Tireurs 
d’arc  («  il  Bersaglio  » ; l’idée  est  empruntée  au  Nigrinus  de  Lucien),  dessin  à 
la  sanguine,  de  la  collection  de  Windsor,  furent  copiés  par  les  élèves  de  Raphaël 
dans  le  casino  de  la  villa  Borghèse,  à Rome.  Parmi  les  autres  cartons  composés 
par  Michel-Ange,  Vasari  cite  Cupidon  embrassant  Venus. 

La  Léda,  que  l’on  a vue  réapparaître  il  y a un  certain  nombre  d’années  à la 
National  Gallery  de  Londres  (l’attitude  de  l’héroïne  est  caressante  plutôt  que 
passionnée),  pourrait  bien  rentrer  dans  la  même  catégorie  de  compositions1 2. 

Le  Songe  (la  Vision)  de  la  vie  humaine,  tel  est  le  titre  d’une  autre  peinture 
dont  on  connaît  plusieurs  exemplaires.  Un  homme  nu,  assis  sur  un  socle,  la 
tète  levée,  le  corps  et  les  mains  appuyés  sur  un  globe,  regarde  les  fantômes 
qui  s’agitent  dans  les  airs  et  sur  le  sol.  Ainsi  toujours  les  problèmes  les  plus 
sublimes  qui  puissent  s’offrir  aux  méditations  du  penseur! 

Une  série  de  dessins,  dont  les  principaux  sont  conservés  au  Musée  de  l’Uni- 
versité d’Oxford,  se  rapportent  à une  Crucifixion,  qui  semble  n’avoir  jamais  été 
exécutée  en  peinture.  Ici,  dans  une  sanguine  (Braun,  n°  78),  nous  voyons  un 
des  larrons  attaché  sur  la  croix,  et  dans  le  bas  la  Vierge  assise,  évanouie,  sou- 
tenue par  le  disciple  bien-aimé,  qui  se  voile  lui-même  la  face.  C’est  une  des 
compositions  les  plus  touchantes  du  maître.  Un  autre  dessin  (Braun,  n°  84), 
à la  pierre  d’Italie,  nous  montre  le  Christ  en  croix,  encore  vivant;  le  corps  est 
très  bien  modelé,  peut-être  un  peu  lourd  dans  les  extrémités.  Les  deux  figures 
vues  à mi-corps  dans  les  airs  sont  peu  heureuses  et  troublent  l’effet  de  la  com- 
position. Enfin  un  dessin  complet,  avec  une  mise  en  scène  brillante,  se  trouve 
au  British  Muséum  (Braun,  n°  17).  Les  croix  y ont  une  forme  bizarre  : celles  des 
larrons  sont  en  guise  de  T,  celle  du  Christ  se  termine  par  un  triangle.  Quant 
aux  attitudes  des  trois  suppliciés,  elles  sont  très  mouvementées  et,  somme 
toute,  excessivement  dramatiques.  L’un,  suspendu  par  les  bras,  comme  un  autre 
Marsyas,  laisse  lourdement  retomber  son  corps;  l’autre  au  contraire,  se  servant 
de  ses  bras  en  guise  de  levier,  cherche  à remonter  en  s’appuyant  des  jambes 
contre  le  montant  de  la  croix.  Le  Christ  enfin  a les  bras  levés  au  ciel,  suivant 
les  deux  côtés  du  triangle.  Dans  le  bas,  une  foule  agitée  et  pleine  de  douleur. 
L’ensemble  est  d’un  grand  effet. 

1 . La  Chute  de  Phaéton  abonde  en  gestes  ultradramatiques  : l’attitude  des  soeurs  tendant  les 
bras  vers  la  victime  de  la  colère  divine  trahit  la  recherche  de  l’émotion.  Quant  à Jupiter 
foudroyant  l’imprudent  fils  d’Apollon,  il  rappelle  par  sa  véhémence  le  Christ  du  Jugement 
dernier. 

2.  MM.  Woermann  et  Janitsch  ont  étudié  cette  composition  d’après  de  vieilles  gravures 
dans  le  Rebertorium  de  i885  (p.  qo5)  et  de  1886  (p.  247,  36o). 


494 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Un  dessin  à la  pierre  noire,  conservé  au  British  Muséum,  offre  l’idée  pre- 
mière d’une  Résurrection  du  Christ.  Sur  le  sol,  autour  du  tombeau  ouvert,  les 
gardiens,  les  uns  renversés  par  leur  frayeur,  les  autres  stupéfaits  ; plus  haut,  le 
Christ,  les  bras  joints,  les  jambes  serrées  l’une  contre  l’autre,  s’envolant  sans 
effort,  comme  doit  le  faire  un  dieu,  figure  admirable  de  sentiment,  de  lan- 
gueur et  de  noblesse. 

Ces  compositions  nous  permettent  d’affirmer  que  c’est  dans  les  dessins 
surtout  qu’il  finit  chercher  chez  Michel- Ange  l’interprétation  du  texte  des 
Évangiles.  Mais,  pour  être  restée  à l’état  d’ébauche,  la  mise  en  scène  en  est- 
elle  moins  saisissante  ! 


Judith  emportant  la  tète  d’Holopherne. 
Par  Michel-Ange.  (Chapelle  Sixtine.) 


Saint  Philippe  Benizzi  guérissant  une  possédée,  par  Andrea  del  Sarto. 
(Eglise  de  1’  « Annunziata  » à Florence.) 


CHAPITRE  111 


l’école  florentine.  — - andrea  del  sarto.  — les  petits  maîtres.  — 

BRONZINO. 


ers  la  fin  du  xvc  siècle,  il  était  devenu  manifeste  aux 
yeux  d’un  chacun  que  l’École  florentine,  pour  prendre 
son  suprême  essor,  avait  besoin  de  se  retremper  au  con- 
tact des  Ecoles  ses  rivales.  C’est  à Milan  que  Léonard 
de  Vinci,  c’est  à Rome  que  Michel-Ange,  subirent  la 
transformation  qui  fit  d’eux  les  grands  peintres  que  l'on 
sait,  tandis  que  Fra  Bartolommeo  rapportait  de  Venise 
le  secret  d’un  coloris  plus  chaud  et  que  le  Pérugin , bientôt  suivi  de  son 
élève  Raphaël,  arborait  à Florence  même  le  drapeau  de  l’École  ombrienne. 
Fra  Bartolommeo  et  Léonard  morts,  Michel-Ange,  absorbé  par  la  sculpture, 
qu’il  ne  quitta  plus  qu’à  de  rares  intervalles,  l’École  florentine  épuisée,  inca- 
pable désormais  de  s’assimiler,  en  les  renouvelant,  les  principes  de  ses  voisines, 
n’avait  plus  que  cette  alternative  : ou  bien  continuer  les  errements  qui  lui 


496 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


étaient  propres,  renchérir  encore  sur  sa  science  du  dessin1,  ou  bien  se  mettre 
à la  remorque  des  Vénitiens,  la  seule  Ecole  qui  eût  le  vent  en  poupe. 
Abstraction  laite  de  quelques  artistes,  plus  ou  moins  éclectiques,  elle  opta  pour 
le  premier  parti.  C’est  dire  qu’elle  suivit  en  masse  la  bannière  de  Michel-Ange. 
Il  en  résulta  une  interminable  série  de  productions  aussi  pauvres  comme  senti- 
ment que  comme  style,  car  Michel-Ange,  par  la  hauteur  de  son  génie,  était  de 
tous  les  modèles  celui  qui  se  prêtait  le  moins  à l’imitation  (voy.  p.  449). 

Mais,  avant  d’aborder  l’étude  de  cette  trop  prompte  décadence,  arrêtons  un 
instant  nos  regards  sur  quelques  maîtres  qui  personnifient  l’ère  de  transition. 

Elève  de  Filippino  Lippi,  Raffaellino  Capponi-Car- 
li,  surnommé  del  Garbo  — du  nom  de  la  rue  qu’il 
habitait  (1466-1 624)  — tourna  comme  lui  dans  le 
cercle  des  tableaux  religieux,  mais  en  y apportant  plus 
de  conviction.  Le  Couronnement  de  la  Vierge,  qui,  de 
l’église  de  San  Salvi  à Florence,  est  entré  au  Louvre, 
est  une  composition  excellente,  mi-florentine,  mi- 
ombrienne  (les  nimbes  y sont  encore  pleins  et  fixes 
comme  chez  les  trecentistes) , d’une  tonalité  assez 
chaude  et  profonde,  d’une  expression  sérieuse  et 
émue.  Dans  la  suite,  Raffaellino  subit  l’influence 
de  son  quasi  homonyme  Raphaël  d’Urbin  et  sacrifia 
davantage  aux  grâces.  Les  galeries  florentines,  le 
musée  de  Berlin  et  différentes  autres  collections  pos- 
sèdent un  choix  varié  de  ses  productions  — des  Madones,  des  Saintes  Familles 
— aimables,  mais  sans  grande  force.  Si  la  Pietà  de  la  Pinacothèque  de  Munich 
(n°  1009),  exposée  sous  le  nom  de  Filippino,  est  en  réalité  de  Raffaellino,  il 
fuit  reconnaître  en  celui-ci  un  maître  singulièrement  ému  et  pathétique,  malgré 
une  certaine  mièvrerie.  Raffaellino  est  moins  heureux  lorsqu’il  essaye  de 
renouveler  ses  compositions  à l’aide  d’éléments  réalistes.  Sa  Résurrection  du 
Christ,  à l’Académie  de  Florence,  est  incohérente,  sans  souffle,  remarquable 
surtout  par  un  mélange  de  trivialité  et  de  convention  (voy.  t.  II,  p.  1 5 7) a. 

Niccolô  Soggi  (né  en  1480,  à Arezzo  peut-être,  mort  vers  i55i)  fréquenta 
d’abord  l’atelier  du  Pérugin;  il  chercha  ensuite  fortune  à Florence  et  dans  les 
environs,  puis  à Rome  et  à Milan.  La  Sainte  Conversation  du  palais  Pitti  nous 

] . Les  Florentins,  d’après  Stendhal,  dessinent  assez  correctement,  mais  ils  n’ont  qu’un  colo- 
ris dur  et  tranchant,  sans  aucune  harmonie,  sans  aucun  sentiment.  Werther  aurait  dit  : « Je 
cherche  la  main  d’un  homme,  et  je  ne  prends  qu’une  main  de  bois.  » ( Histoire  de  la  Peinture  en 
Italie,  nouv.  édit.,  p.  122.) 

2.  Bibl.  : Ulmann,  Repertorium  de  1894.  L’auteur  y prouve  que  c’est  à tort  que  l'on  a attribué 
une  partie  des  tableaux  de  Raffaellino  à d’autres  artistes  portant  le  même  prénom. 


Portrait  de  Raf.  del  Garbo. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


PULIGO.  — ZACCHIA.  - FRANCIABIGIO. 


497 


montre  un  artiste  attaché  aux  traditions  des  quattrocentistes  (l’arrangement 
du  paysage  témoigne  encore  d’une  certaine  naïveté),  ayant  conservé  une  fac- 
ture ferme  et  travaillant  avec  amour.  La  vision  toutefois  y est  quelque  peu 
estompée  et  les  figures  y sont  littéralement  engoncées. 


Domenico  Ubaldini,  surnommé  Puligo  (1492-1527),  s’inspire  tour  à tour 
de  Rid.  Ghirlandajo  et  d’Andrea  del  Sarto,  sans  préjudice  des  emprunts 
qu’il  fait  à Fra  Bartolom- 
meo  et  à Raphaël,  dont 
l’influence  est  si  visible 
dans  ses  Madones  du  pa- 
lais Pitti.  Ses  types  se 
reconnaissent  à une  cer- 
taine conformation  de  la 
bouche,  qui,  au  lieu  de 
dessiner  un  arc,  se  déve- 
loppe en  ligne  droite;  il 
procède  en  cela  d’Alber- 
tinelli. 


Zacclna  le  vieux,  né  à 
Vezzano  et  fixé  à Lucques 
(mort  après  i56i),  imi- 
tateur quelque  peu  ar- 
chaïque de  Fra  Bartolom- 
meo  et  de  Raphaël,  pei- 
gnit entre  autres  le  beau 
portrait  de  musicien  con- 
servé au  Louvre,  d’une 
facture  si  ample,  si  ferme 
et  si  chaude1. 


Portrait  de  Musicien,  par  Zacchia. 
(Musée  du  Louvre.) 


En  étudiant  l’histoire 

de  l’École  florentine  pendant  les  derniers  jours  de  la  Renaissance,  on  est  trop 
porté  à négliger  une  série  de  peintres  sympathiques,  dont  le  malheur  a été  de 
se  trouver  trop  près  de  Michel -Ange  et  d’être  éclipsés  par  lui.  J’essayerai 
de  mettre  en  lumière  ce  groupe,  des  petits  maîtres  principalement,  dessinateurs 
exercés,  coloristes  habiles  et  par-dessus  tout  artistes  aux  impressions  poétiques  : 
un  pied  dans  le  xv°  siècle,  l’autre  dans  le  xvic,  ils  ont  su  garder  leur  sincérité, 
tout  en  s’assimilant  les  progrès  réalisés  par  l’âge  nouveau.  Ce  qui  leur  manque 


1 . Voy.  G.  Sforza,  Delhi  Patria  e delle  Opère  di  Zacchia  il  veccliio pittore.  Lucques,  1871 , 
E.  Mi'intz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  63 


498 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


comme  envergure,  ils  le  compensent  par  une  candeur,  un  charme,  auxquels  il 
est  difficile  de  se  soustraire. 

Francesco  di  Cristofano  Guidini  ou  Guidici,  surnommé  Franciabigio  (1482- 
1 535),  appartenait  à une  famille  originaire  de  Milan.  Initié  à la  pratique  de  la 
peinture  dans  l’atelier  de  Mariotto  Albertinelli,  et  adonné  toute  sa  vie  à l’étude 
de  la  perspective  et  de  l’anatomie,  il  fit  ses  premières  armes  en  compagnie  de 
son  ami  Andrea  del  Sarto,  au  couvent  de  1’  « Annunziata  »,  où  il  peignit  le 
Mariage  de  la  Vierge.  Furieux  de  ce  que  les  moines  avaient  trop  tôt  découvert 
sa  fresque,  il  mutila  à coups  de  marteau  plusieurs  têtes,  notamment  celle  de 
l'héroïne.  Telle  quelle,  sa  composition  se  distingue  par  la  fraîcheur  et  le  fini 
de  l’exécution,  mais  aussi  par  une  certaine  afféterie.  Plus  tard  l’artiste  conti- 
nua, au  couvent  du  « Scalzo  »,  la  série  de  camaïeux  commencée  par  Andrea  : 
les  deux  compositions  qu’il  y peignit  sont  toutefois  inférieures  à celles  de  son 
ami.  C’est  également  aux  côtés  d’Andrea  qu’il  commença  la  grande  fresque  de 
Poggio  a Cajano,  Cicéron  revenant  de  l’exil,  qui  resta  inachevée. 

Ces  œuvres  monumentales  alternaient  avec  des  travaux  courants  — des  pein- 
tures sur  meubles,  — où  son  goût  pour  les  figures  de  petites  dimensions  pouvait 
se  donner  carrière.  Franciabigio,  qui  était  la  modestie  et  l’obligeance  en 
personne,  acceptait  toutes  sortes  de  commandes  de  l’ordre  le  moins  relevé. 
A cette  catégorie  appartient  le  Triomphe  d’Hercule,  primitivement  destiné  à 
l’ornementation  d’un  coffre  de  mariage  (Musée  des  Offices).  C’est  une  sorte 
de  « Santa  conversazione  » laïque  : autour  du  héros  — debout,  tout  nu,  sur  un 
socle,  le  bras  gauche  appuyé  contre  la  hanche,  le  bras  droit  mollement  étendu 
sur  la  massue,  — sont  placidement  rangés  divers  personnages  en  costume  du 
xvie  siècle  : lansquenets,  Turcs,  Mores,  et  même  une  femme.  La  composition 
— destinée  à un  devant  de  coffre  — n’a  évidemment  aucune  prétention  h 

Franciabigio  cultiva  également  le  portrait.  Cependant,  à cet  égard,  il  s’en  faut 
de  beaucoup  que  son  bilan  soit  bien  nettement  établi.  S’il  est  démontré  qu’il 
est  l’auteur  des  portraits  de  Jeunes  Gens  du  palais  Pitti,  de  la  National  Gallery 
(tous  deux  avec  la  date  1 5 1 4 et  le  monogramme),  du  portrait  de  Jeune 
Homme  du  Musée  de  Berlin  (avec  la  date  1622  et  le  monogramme),  si  on  lui 
attribue  avec  vraisemblance  un  autre  portrait  de  Jeune  Homme  de  la  même 
galerie,  on  hésitera  par  contre  à inscrire  à son  actif  le  célèbre  portrait  du  salon 
carré  du  Louvre,  tour  à tour  attribué  à Raphaël  et  à Francia.  M.  Bode  signale 
dans  cette  partie  de  l’œuvre  de  Franciabigio  « la  profonde  tonalité  du  coloris, 
la  lumière  assombrie,  l’expression  mélancolique  des  fonds  de  paysage.  » 

Jacopo  Carrucci,  né  à Puntormo  ou  Pontormo,  près  d’Empoli  (iqqq-iSSp)? 

1 . Un  dessin,  exposé  au  Louvre,  une  étude  pour  la  décoration  sculpturale  d’un  autel,  révèle 
encore  une  certaine  timidité.  Ce  dessin,  qui  vient  de  la  collection  de  Vasari,  est  enrichi  du  por- 
trait de  Franciabigio,  dessiné  par  Vasari  et  gravé  dans  son  recueil  de  biographies. 


JACOPO  DA  PONTORMO. 


499 


est  avant  tout  un  éclectique.  Il  suit  tour  à tour  la  bannière  de  Léonard  de 
Vinci,  d’Albertinelli,  de  Piero  di  Cosimo,  d’Andrea  del  Sarto  et  même  d’Albert 
Durer  (dans  sa  Passion  de  la  Chartreuse  de  Florence,  peinte  en  1 52.3),  pour  se 
ranger  finalement  sous  celle  de  Michel-Ange.  Celui-ci,  qui  faisait  grand  cas  de 
son  compatriote,  le  chargea  de  mettre  en  couleur  un  de  ses  cartons,  le  Christ 
apparaissant  à la  Madeleine. 

Pontormo  s’est  attaqué  aux  genres  les  plus  divers  : l’histoire  sainte,  la 
mythologie  (Vénus  et  Cupidon,  Léda  et  ses  enfants,  au  Musée  des  Offices,  etc.),  le 
portrait.  Bon  coloriste,  habile  à produire  des  gammes  claires  et  transparentes,  à 
la  façon  d’Andrea  del  Sarto,  il  manquait  de  force  créatrice.  Sa  Visitation,  peinte 
en  1 5 1 6 dans  un  des  cloîtres  de  l’Annonciation  de 
Florence  (copie  ancienne,  avec  des  variantes,  au  Mu- 
sée du  Louvre),  rappelle  trop,  par  les  types  comme 
par  les  attitudes,  et  Andrea  del  Sarto  et  Fra  Barto- 
lommeo.  Son  chef-d’œuvre,  c’est  l’illustration  de 
l'Histoire  de  Joseph,  destinée  au  palais  Borgherini  (Jo- 
seph conduit  eu  prison,  gravé  p.  io5;  Joseph  présentant 
son  père  à Pharaon,  tous  deux  au  Musée  des  Offices; 

Joseph  recevant  son  père  et  ses  frères,  à la  National  Gal- 
lery).  Ces  scènes  ont  un  charme  inexprimable  : tran- 
quilles et  recueillies,  elles  reposent  le  spectateur,  tout 
en  l’intéressant.  Leurs  londs  d’architecture  ou  leurs 
paysages  harmonieux  sentent  encore  le  xvc  siècle;  ils 
nous  forcent  à évoquer  le  souvenir  de  certaines  com- 
positions de  Primitifs,  telles  que  la  Remise  des  clefs  à 
saint  Pierre,  peinte  par  le  Pérugin  dans  la  chapelle  Sixtine.  Les  figures,  de  leur 
côté,  ont  une  grâce,  une  finesse  et  une  animation  extraordinaires. 

L’imitation  de  Michel-Ange  n’a  pas  été  aussi  féconde  pour  Pontormo  que  les 
leçons  des  Primitifs  : elle  lui  a lait  perdre  toute  notion  de  l’ordonnance.  Le 
Martyre  des  quarante  Saints,  au  palais  Pitti,  manque  d’unité;  bien  plus,  touche 
à l’incohérence  : ce  ne  sont  qu’eflets  de  torse  des  plus  ridicules.  La  Sainte 
Catherine,  du  Musée  du  Louvre  (autrefois  au  couvent  de  Sainte-Anne  à Flo- 
rence), quoique  moins  grotesque,  pèche  par  la  pauvreté  et  la  mollesse. 

Par  contre,  les  portraits  de  Pontormo  comptent  parmi  les  meilleurs  de  l’Lcole 
florentine.  Très  termes,  très  écrits,  parfois  trop  voulus,  ils  sont  cependant  plus 
enveloppés  que  ceux  de  Bronzino.  Un  des  meilleurs  est  celui  du  Vieillard  de 
profil,  au  palais  Pitti  (gravé  p.  iqS);  l’Hippolyte  de  Médicis,  de  la  même  col- 
lection, a de  l’allure  et  de  l’éclat.  Quant  au  portrait  du  Louvre,  qui  représente 
un  graveur  en  pierres  dures,  il  est  solidement  charpenté,  mais  a poussé  au  noir. 
Rappelons  encore  le  portrait  d’Andrea  del  Sarto  conservé  au  Musée  de  Berlin 
et  le  portrait  de  Jeune  Garçon  de  la  National  Gallery.  Dans  ces  dernières  années 
on  a en  outre  tait  honneur  à Pontormo  du  superbe  portrait  de  cardinal  de  la 


Polirait  de  Pontormo. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


ooo 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


galerie  Borghèse,  où  l’auteur  s’élève  à l’ampleur  de  Raphaël  (à  qui  cette  page 
a été  longtemps  attribuée)  et  de  Sebastiano  del  Piombo. 

Francesco  d’Ubertino,  surnommé  Bacchiacca  (1494-1557),  s’est  complu, 
quoique  élève  du  Pérugin  et  de  Franciabigio,  dans  les  tableaux  de  petites 
dimensions,  et  surtout  dans  la  décoration  des  meubles.  Il  excellait  dans  la 
peinture  de  genre  historique,  à la  façon  des  quattrocentistes.  Comme  jadis 
Gozzoli  et  Pinturicchio,  il  aimait  à y prodiguer  des  motifs  spirituels,  amusants, 
ou  tout  simplement  pittoresques;  mais  il  joignait,  à la  facilité  de  l’invention, 
de  solides  qualités  techniques,  une  élégance  dans  le  dessin  et  une  suavité  dans 
le  coloris  dont  il  avait  dérobé  le  secret  à son  ami  Andrea  del  Sarto.  N’eût-il 
peint  que  les  charmants  cartons  des  Douze.  Mois,  transportés  sur  le  métier  par 
les  tapissiers  de  la  manufacture  florentine,  qu’il  aurait  droit  à notre  sympathie. 
Ces  petites  scènes,  pleines  de  précision  et  de  vivacité,  nous  initient  aux  mœurs 
des  paysans  toscans  du  xvie  siècle  : les  figurines  habilement  groupées  s’y 
détachent  sur  un  joli  fond  de  paysage. 

Comme  peintre  sur  meubles,  Bacchiacca  est  représenté  : aux  Offices  par  le 
Martyre  de  saint  Acasiits ; au  Musée  de  Berlin,  par  le  Baptême  du  Christ-,  au 
Musée  de  Dresde,  par  les  Fils  de  roi  tirant  sur  le  cadavre  de  leur  père-,  à la 
National  Gallery,  par  deux  scènes  de  P Histoire  de  Joseph  (provenant  du  palais 
Borgherini).  Le  carton  d’un  de  ses  tableaux,  Y Arrestation  de  Benjamin  (au 
Louvre),  nous  montre  quels  efforts  l’artiste  a tentés  pour  concilier  le  costume 
de  son  temps  avec  la  draperie  classique,  sans  toutefois  obtenir  un  résultat  bien 
appréciable.  J’ajouterai  que  ce  carton,  quoique  fort  poussé,  est  assez  rond  et 
manque  de  caractère. 

On  cite  également  à l’actif  de  Bacchiacca  quelques  bons  portraits. 

C’était  en  outre  un  animalier  de  première  force  : outre  les  nombreux  vola- 
tiles, poissons,  crustacés,  etc.,  dont  il  peupla  les  tapisseries  des  Médicis  (l’une 
d’elles  gravée  p.  129),  il  orna  le  cabinet  de  Cosnae  Ier  de  peintures  à l’huile 
représentant  toutes  sortes  d’oiseaux  et  de  plantes  rares. 

Ridolfo  Ghirlandajo  ( 1 488—  1 56 1 ),  le  fils  de  Domenico,  le  disciple  et  l’ami  de 
Raphaël,  a été  tour  à tour  porté  aux  nues  et  vilipendé  par  la  critique  moderne. 
Tandis  que  les  uns  lui  font  honneur  de  superbes  morceaux  sous  lesquels  le 
nom  de  Léonard  de  Vinci  a été  longtemps  inscrit,  d’autres  lui  dénient  tout 
mérite.  Ecoutons  M.  Bode  : « Ridolfo  est  incontestablement  un  des  peintres 
les  moins  agréables  de  l’époque  d’épanouissement  de  l’art  florentin.  Déjà  son 
père  Domenico,  si  on  le  compare  à divers  de  ses  contemporains,  se  montre 
comme  un  artiste  d’un  talent  relativement  inférieur;  mais  il  possède  encore  un 
goût  assez  fin  et  un  sens  de  la  décoration  qui  font  de  lui  quelque  chose  d’ana- 
logue à ce  qu’est  Pinturicchio  parmi  les  peintres  de  Pérouse.  Ridolfo  n’a  même 
pas  hérité  de  son  père  ses  qualités  de  décorateur.  Il  n’en  est  que  le  médiocre 


RIDOLFO  GHIRLANDAJO. 


5oi 


successeur  qui,  par  la  suite,  sous  l’influence  de  Léonard  de  Vinci  et  de  Raphaël, 
s’est  enfoncé  de  plus  en  plus  dans  un  maniérisme  tout  à fait  déplaisant.  » 

Sans  nous  engager  dans  la  controverse,  nous  constaterons,  par  l’examen 
des  œuvres  authentiques  de  Ridolfo,  que  personne  n’a  été  plus  inégal,  ni  plus 
flottant.  Son  tableau  du  Louvre,  le  Couronnement  de  la  Vierge,  qui  porte  la  date 
l5o3  et  qui,  par  conséquent,  a été  peint  lorsque  l’artiste  comptait  vingt  ans,  est 
encore  conçu  et  traité  dans  les  données  des  Ombriens,  tout  comme  ceux  que 
Raphaël  peignait  à cette  époque;  puis,  de  même  que  celui-ci,  Ridolfo  subit  la 
fascination  de  Léonard  de  Vinci.  Raphaël  à son  tour  le  compta  pour  tribu- 
taire : il  l’estimait  assez  pour  lui  confier  l’achèvement  de  la  Belle  Jardinière, 
aujourd’hui  au  Musée  du  Louvre,  et  pour  l’inviter  à 
se  fixer  auprès  de  lui  à Rome,  invitation  que  Ridolfo 
déclina , eu  égard  à l’extrême  attachement  que  lui 
inspirait  sa  ville  natale. 

Si  les  tableaux  d’histoire  ou  les  portraits  récemment 
revendiqués  en  faveur  de  Ridolfo  (Y Annonciation  du 
Musée  des  Offices,  le  Jeune  Orfèvre  et  la  « Monaca  » 
du  palais  Pitti;  celle-ci  gravée  t.  II,  p.  177;  les  deux 
portraits  de  la  galerie  Torrigiani,  etc.)  sortent  en 
réalité  de  son  pinceau,  il  finit  lui  reconnaître  un  vrai 
tempérament  de  coloriste,  en  même  temps  que  le  don 
des  conceptions  poétiques. 

A peu  d’années  de  là,  après  1 5 1 o,  Ridolfo  peignit 
Saint  Zanobi  ressuscitant  un  enfant  et  la  Translation 
des  cendres  de  saint  Zanobi  (au  Musée  des  Offices). 

Ce  sont  ses  œuvres  maîtresses,  émues,  vibrantes,  d’une  ordonnance  aussi  serrée 
que  dramatique.  Le  coloris  surtout  révèle  un  peintre  de  race  : très  clair  et 
même  un  peu  cru  dans  les  chairs  (les  deux  tableaux  ont  été  nettoyés  à fond  !), 
il  acquiert  une  saveur  particulière  et  une  rare  intensité  dans  les  draperies,  où  les 
noirs,  les  blancs,  les  rouges  et  les  verts  alternent  en  se  faisant  valoir. 

Les  autres  peintures  religieuses  de  Ridolfo,  qui  ne  semble  avoir  jamais 
quitté  ce  domaine  que  pour  aborder  le  portrait,  ne  témoignent  pas,  il  s’en 
faut,  d’autant  d’inspiration  : ni  les  fresques  de  la  chapelle  Saint-Bernard,  au 
Palais  Vieux  (la  Trinité,  l’ Annonciation , les  Apôtres,  les  Evangélistes,  les  Anges 
portant  les  instruments  de  la  Passion ),  ni  la  Vierge  remettant  sa  ceinture  à saint 
Thomas,  à la  cathédrale  de  Prato,  ni  les  tableaux  dispersés  dans  differentes 
églises  ou  différents  musées  ne  montrent  quelque  inspiration  supérieure.  De 
trop  bonne  heure  l’ennui  ou  la  lassitude  se  font  jour  dans  les  productions  du 
dernier  des  Ghirlandajo.  Mais  il  doit  être  beaucoup  pardonné  au  maître  qui 
a peint  l 'Histoire  de  saint  Zanobi. 

Francesco  Granacci  ( 1 47 7- 1 5_}.3)  est  un  éclectique  à la  façon  de  Pontormo, 


Portrait  de  Rid.  Ghirlandajo. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


002 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


allant  de  l’imitation  de  Dont.  Ghirlandajo  à celle  de  Raphaël  et  de  Michel- 
Ange.  De  même  aussi  il  cultive  à la  fois  la  peinture  religieuse,  le  portrait  et  la 
peinture  décorative.  Sa  Vierge  du  palais  Pitti  offre  encore  les  formes  serrées,  la 
sobriété,  la  tenue,  propres  aux  Primitifs;  il  en  est  de  même  de  plusieurs  tableaux 


La  Translation  des  cendres  de  saint  Zanobi,  par  Rid.  Ghirlandajo. 

(Musée  des  Offices.) 

du  Musée  de  Berlin  et  de  la  Pinacothèque  de  Munich  : Saint  Jean-Baptiste, 
Saint  Jérôme,  figures  à la  silhouette  bien  arrêtée,  d’une  grande  précision. 
Certains  de  ses  portraits,  tels  que  la  Jeune  Fille  du  Musée  des  Offices,  s’élèvent 
plus  haut  : on  y admire  le  naturel  et  la  candeur.  Granacci  s’est  en  outre  fait  un 
nom  par  ses  décors  de  fêtes  ou  de  représentations  théâtrales,  ses  cartons  de 
vitraux,  ses  peintures  sur  meubles  ou  sur  bannières. 


GRANACCI. 


BUGIARDINI. 


5o3 


Giuliano  Bugiardini  (1476-  1 5 5 4) , le  condisciple  de  Michel-Ange  dans 
l’atelier  de  D.  Ghirlandajo,  et  plus  tard  l’élève  de  Mariotto  Alberti nelli , 
est  un  artiste  laborieux,  consciencieux  (il  travailla  douze  ans  à son  Martyre 
de  sainte  Catherine,  destiné  à l’église  de  Santa  Maria 
Novella),  sans  originalité  aucune.  L’examen  de  son 
Mariage  mystique  de  sainte  Catherine,  à la  Pinacothèque 
de  Bologne,  nous  suffira  pour  caractériser  sa  manière  : 
c’est  un  mélange  de  Fra  Bartolommeo,  pour  l’arran- 
gement général,  et  de  Michel-Ange,  a qui  Bugiardini 
a pris  le  type  de  son  petit  saint  Jean-Baptiste.  L’œu- 
vre est  dure  et  sans  trace  d’inspiration  (voy.  aussi 

p.  122). 


Portrait  de  Granacci. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


Elève  de  Lorenzo  di  Cre- 
di,  chez  qui  il  passa  vingt- 
quatre  ans,  Giovanni  An- 
tonio Sogliani  (1492-1544) 
met  en  outre  à contribution 

Fra  Bartolommeo  et  Andrea  del  Sarto.  Tempérament 
mélancolique,  il  ne  peint  que  des  sujets  de  sainteté 
(il  semble  avoir  eu  une 
grande  part  à l’exécution 
de  la  Madone  du  Dôme  de 
Pise,  jusqu’ici  placée  sous  le 
nom  de  Perino  del  Vaga). 

Son  coloris  ne  manque  pas 
de  finesse,  sauf  dans  son  Saint  Dominique  servi  par  les 
Anges,  du  couvent  de  Saint-Marc  à Florence  ( 1 530), 
où  il  abuse  des  tons  noirs,  sans  réussir  à les  tondre. 


Portrait  de  Bugiardini. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


Parmi  les  autres  peintres  florentins,  il  en  est  plus 
d’un  qui  nous  arrêterait  peut-être  s’il  appartenait  à 
une  autre  École.  Mais  ici,  devant  une  telle  masse  de 
célébrités,  il  faut  savoir  se  montrer  sévère.  Bornons- 
nous  donc  à rappeler  pour  mémoire  le  nom  de  Jacopo 

l’Indaco  (1477  à 1 5.04),  qui  reçut  les  leçons  de  Dom.  Ghirlandajo  et  travailla 
principalement  à Rome. 


Portrait  de  Sogliani. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


Au-dessus  de  ces  artistes  plane  un  de  leurs  contemporains,  qui  eut  pour 
tributaire  toute  l’École  florentine,  et  que  l’on  peut  aussi  bien  classer  dans 
l’Age  d’Or  que  dans  la  Fin  de  la  Renaissance  : Andrea  d’Agnolo  di  Francesco 
di  Luca,  surnommé  Andrea  del  Sarto,  en  souvenir  du  métier  de  son  père,  qui 
était  tailleur. 


5o4 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Né  le  16  juillet  i4861,  placé  à sept  ans  en  apprentissage  chez  un  orfèvre,  puis 
chez  les  peintres  Giovanni  Barile  et  Piero  di  Cosimo,  Andrea  se  fit  recevoir 
à vingt-deux  ans,  en  i5o8,  membre  de  la  corporation  des  peintres.  Il  semble 
avoir  à peine  entrevu  Rome,  l’Ecole  par  excellence  de  ses  compatriotes  floren- 
tins. Son  biographe  nous  Eût  à ce  sujet  des  confidences  précieuses  à recueillir  : 
« Pour  surpasser  tous  les  artistes  de  son  temps,  déclare-t-il,  un  long  séjour 
dans  cette  ville  était  donc  la  seule  chose  qui  manquât  à Andrea,  dont  le 

dessin  était  naturellement 
pur  et  gracieux  et  le  coloris 
chaud  et  facile,  aussi  bien 
dans  ses  fresques  que  dans 
ses  tableaux  à l’huile.  On 
croit  que  l’abondance  des 
sculptures  et  des  peintures 
anciennes  et  modernes  qu’il 
rencontra  à Rome,  et  que 
la  vue  de  tous  ces  élèves 
de  Raphaël,  dessinant  avec 
un  aplomb  et  une  hardiesse 
qui  lui  ôtaient,  à lui  si 
timide,  tout  espoir  de  les 
surpasser,  furent  cause  qu’il 
s’effraya  et  qu’il  se  hâta 
de  retourner  à Florence.  » 
(Vasari). 

Le  premier  travail  qui 
mit  le  jeune  artiste  en  vue 
tut  la  décoration  du  petit 
cloître  de  1’  « Annunziata  », 
le  couvent  des  Servîtes  (de 
1 5og  à 1 5 1 4 ; le  cycle  com- 
prenait déjà  plusieurs  com- 
positions de  Cosimo  Rosselli  et  de  Baldovinetti,  et  en  reçut,  dans  la  suite, 
d’autres  exécutées  par  Franciabigio,  Rosso  et  Pontormo).  Il  débuta  par  les 

1.  Biël.  : Biadi,  Notifie  inédite  délia  vita  d’Andrea  de 1 Sarto.  Florence,  1829.  — Reumont, 
Andrea  del  Sarto.  Leipzig,  i835.  — Crowe  et  Cavalcaselle,  Histoire  de  la  Peinture  en  Italie,  t.  IV. 
— Paul  Mantz  : Galette  des  Beaux-Arts,  1876,  t.  I,  p.  q65  ; 18 77,  t.  I,  p.  38,  261,  338.  — On 
a cru  à tort  que  le  nom  de  famille  d’Andrea  était  Vannucchi;  c’est  une  erreur  dont  M.  Mila- 
nesi  a fait  justice  dans  sa  dernière  édition  de  Vasari. 

Au  sujet  de  ces  prétendus  noms  de  famille,  il  faut  absolument  proscrire  les  errements  suivis 
par  certains  rédacteurs  de  catalogues,  qui  pour  Paolo  Uccello  nous  renvoient  à Dono  (Paolo 
di  Dono),  pour  le  Pérugin  à Vannucci,  pour  Botticelli  à Filipepi  (1).  Rien  de  plus  contraire  à 
la  réalité  : personne,  à l’époque  de  la  Renaissance,  n’aurait  reconnu  ces  artistes  sous  des  appel- 


ANDREA  DEL  SARTO. 


5o5 


scènes  suivantes,  tirées  de  l’histoire  de  saint  Philippe  Benizzi,  le  fondateur  de 
l’ordre  des  Servîtes  : le  Saint  donnant  sa  chemise  au  lépreux,  les  Joueurs  ou 
Blasphémateurs  foudroyés,  la  Guérison  de  la  femme  possédée,  la  Guérison  de 
deux  enfants,  l’Adoration  des  reliques.  En  1 5 1 1 il  exécuta  Y Adoration  des  Mages 
et  commença  la  Nativité,  qu’il  finit  en  i5iq. 

Ces  compositions  offrent  tour  à tour  du  charme,  de  la  distinction,  du  piquant. 
Dans  la  Nativité,  qui  est  inspirée  des  fresques  de  Dom.  Ghirlandajo,  à Santa 
Maria  Novella,  on  admire  ces  femmes  aux  riches  atours,  à la  tournure  indolente, 
élégamment  posées  et  harmonieusement  groupées.  De  sentiment  religieux  il 
n’en  est  d’ailleurs  pas  plus  question  ici  que  dans  les  fresques  de  Ghirlandajo. 
La  Guérison  de  la  Femme  possédée  se  distingue  par  l’ar- 
rangement du  groupe  central,  qui  est  aussi  harmo- 
nieux que  dramatique  (gravée  p.  495).  Dans  le  Châ- 
timent des  blasphémateurs,  l’action,  d’une  rare  vivacité, 
est  liée  au  paysage  avec  un  art  parfait.  C’est  comme 
le  prodrome  du  chef-d’œuvre  du  genre,  le  Saint 
Pierre  martyr  du  Titien. 

Aux  fresques  du  petit  cloître  firent  suite  les  deux 
camaïeux  du  jardin  ( 1 5 1 2 — 1 5 1 3)  : la  Parabole  des 
ouvriers  de  la  vigne  (détruits  en  i 704  par  un  ébou- 
lement). 

En  1 5 1 4 , Andrea  accepta  de  peindre,  également 
en  camaïeu,  pour  la  corporation  du  « Scalzo  », 

Y Histoire  de  saint  Jean-Baptiste  et  quatre  Vertus,  soit 
en  tout  quatorze  fresques,  qui  l’occupèrent  jus- 
qu’en 1 5 2 6 . Ces  compositions  monochromes  comptent  parmi  ses  pages  les 
plus  admirées. 

Vers  la  même  époque  l’artiste  contracta  le  mariage  qui  devait  faire  le  malheur 
de  sa  vie;  il  épousa  Lucrezia  del  Fede,  veuve  d’un  bonnetier.  En  1 5 1 8,  il  se 
rendit  à l’appel  qui  lui  avait  été  adressé  par  la  cour  de  France  et  séjourna  dans 
notre  pays  jusqu’en  1619  (il  peignit  à cette  occasion  la  Charité  du  Musée  du 
Louvre).  On  ne  sait  que  trop  comment,  chargé  de  faire  pour  le  compte  de  Fran- 
çois Er  des  acquisitions  d’œuvres  d’art  en  Italie,  il  trompa  sa  confiance,  garda 
l’argent  et  se  fixa  de  nouveau  à Florence.  Disons  ici,  pour  n’avoir  plus  besoin  de 
revenir  sur  cette  question  pénible,  qu’Andrea  11e  se  distinguait  ni  par  la  loyauté, 
ni  par  la  fermeté  du  caractère  : c’était  une  nature  envieuse  et  sournoise. 

lations  aussi  anormales.  Peut-être  faisait-011  figurer  celles-ci  dans  les  actes  notariés,  comme 
aujourd’hui  on  y fait  figurer  les  prénoms  au  grand  complet;  mais  à coup  sûr  on  ne  les  employait 
jamais  dans  la  vie  de  tous  les  jours.  Il  importe  d’ailleurs  de  faire  remarquer  que  beaucoup  de 
quattrocentistes  et  même  quelques  cinquecentistes  n’avaient  pas  de  nom  de  famille,  mais  seule- 
ment un  prénom  et  un  surnom.  Aujourd’hui  même,  en  Italie,  le  prénom  («  il  nome  »)  va  de  pair 
avec  le  nom  («  il  cognome  »).  Cessons  donc  de  dérouter  le  public  par  ces  mascarades  et  tenons- 
nous-en  aux  dénominations  courantes. 


Portrait  d'Andrea  del  Sarto  âgé 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


E.  ÎMüntz.  — 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


5o6 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


De  1 52 1 date  la  grande  fresque  de  la  villa  de  Poggio  a Cajano  : César  rece- 
vant le  tribut  du  monde  animal,  une  des  rares  compositions  profanes  exécutées 
par  notre  maître  (continuée  et  terminée  en  1 582  par  Alessandro  Allori  ; 
gravée  p.  i5o).  Le  dictateur,  couronné  de  lauriers  et  assis  sous  une  niche, 


Les  Blasphémateurs  foudroyés,  par  Andrea  del  Sarto. 

(Couvent  de  1’  « Annunziata  ».) 

écoute  les  harangues  que  lui  adressent  les  députés  des  nations  vaincues;  des 
hommes  et  des  enfants  lui  amènent  ou  lui  apportent,  qui  des  girafes,  qui  des 
oiseaux  rares  (c’est  une  allusion  aux  goûts  zoologiques  de  Laurent  le  Magni- 
fique). L’ordonnance  laisse  à désirer,  mais  il  faut  admirer  le  coloris  et  le 
mouvement.  Inutile  d’ajouter  que,  de  vérité  historique  et  de  couleur  locale, 
Andrea  n’a  eu  nulle  cure  : il  a peint  les  Florentins  de  son  temps,  et  non  les 
Romains  et  les  Egyptiens  du  temps  jadis. 


ANDREA  DEL  SARTO. 


507 


En  1 5 25,  Andrea  prit  congé  du  couvent  de  1’  « Annunziata  » par  un  chef- 
d’œuvre  : la  « Madonna  del  Sacco  » (ainsi  appelée  parce  que  saint  Joseph  s’y 
appuie  sur  un  sac;  gravée  p.  29).  Cette  composition  a toute  la  liberté  d’un 
Cortège,  mais  elle  a en  même  temps  une  ampleur  et  une  allure  que  l’on  ne 
trouve  que  dans  l’École  florentine. 

La  Sainte  Cène  peinte  à fresque  sur  une  des  parois  du  couvent  San  Salvi,  aux 
portes  de  Florence  ( 1 5 26- 1 52 7),  est  une  des  dernières  productions  d’Andrea. 
Malgré  la  célébrité  de  cette  page,  je  ne  saurais  en  dissimuler  les  lacunes,  les 
défauts.  Et  tout  d’abord,  le  souvenir  de  la  Cène  de  Léonard,  le  chef-d’œuvre 


I.a  Sainte  Cène,  par  Andrea  del  Sarto.  (Couvent  de  San  Salvi.) 


des  chefs-d’œuvre,  nous  trouble  et  nous  désoriente;  c’est  bien  la  même 
conception  : l’émotion  des  disciples  au  moment  où  leur  maître  prononce  ces 
mots  : « Je  vous  le  dis  en  vérité,  l’un  de  vous  me  trahira  ».  Mais  combien  la 
mimique  n’est-elle  pas  plus  théâtrale  (examinez,  par  exemple,  le  geste  du  Christ 
posant  sa  main  sur  celle  de  son  disciple  bien-aimé);  combien  l’expression  est 
plus  prétentieuse  et  plus  vide!  Il  y a entre  Léonard  et  André  la  même  différence 
qu’entre  le  chercheur  sincère,  dont  chaque  effort  constitue  une  conquête,  et 
l’imitateur  habile,  trop  habile  même,  qui  se  joue  des  difficultés,  au  lieu  de 
compter  loyalement  avec  elles.  C’en  est  fait  de  l’éloquence  grave,  recueillie, 
intime,  inhérente  à l’œuvre  de  Léonard;  ce  qu’il  faut  aux  contemporains 
d’André,  ce  sont  des  thèmes  brillamment  développés,  des  morceaux  de 
bravoure. 

Mais  si  l’œuvre  manque  de  conviction  et  de  chaleur,  est-elle  du  moins  irré- 


5o8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


prochable  au  point  de  vue  de  la  facture?  Malgré  son  admiration  pour  le  maître, 
M.  Paul  Mantz  s’est  vu  contraint  de  formuler  des  réserves  : « Il  est  visible,  dit-il, 
que  la  combinaison  rationnelle  des  couleurs  tient  moins  de  place  que  le  hasard. 
Ici  apparaît  un  ton  jaune,  là  un  rouge  ou  un  gris  violacé,  et  ces  diverses  notes 
ne  sont  pas  suffisamment  disciplinées  ou  silencieuses.  J’ajouterai  que  l’ordon- 
nance laisse  également  à désirer  : dans  la  composition  de  Léonard,  l’abus  des 
profils  est  racheté  par  le  merveilleux  agencement  des  figures,  par  ces  groupes 
si  vivants  et  si  pittoresques;  dans  celle  de  son  imitateur,  au  contraire,  les 
personnages,  sauf  deux  exceptions,  sont  isolés  les  uns  des  autres  et  huit 
silhouettes  se  profilent  sur  le  fond  avec  une  uniformité  désespérante.  Ces  têtes 
mêmes,  le  modelé  en  est  souvent  bien  sommaire.  Mais  je  m’arrête;  je  crain- 
drais, en  poursuivant,  de  passer  pour  un  Zoïle.  » 

Les  dernières  années  de  cette  carrière  si  bien  remplie  urent  occupées  par 
l’exécution  de  toutes  sortes  de  retables  ou  de  tableaux  de  chevalet,  ainsi  que 
par  celle  de  plusieurs  portraits.  A cette  catégorie  appartiennent  les  effigies  des 
capitaines  qui  s’étaient  sauvés  pendant  le  siège  de  Florence  : Andrea  fut  chargé 
de  les  représenter  pendus  sous  des  traits  ignominieux  (i53o). 

Le  maître  ne  comptait  que  quarante-cinq  ans  lorsque  la  peste  l’emporta,  le 
22  janvier  1 53 1 . Sa  veuve,  la  frivole  Lucrezia,  lui  survécut  pendant  près  d’un 
demi-siècle. 


Les  tableaux  d’Andrea  del  Sarto,  aujourd’hui  dispersés  dans  les  galeries  de 
l’Europe  entière,  depuis  la  National  Gallery  et  le  Musée  de  Madrid  jusqu’à 
l’Ermitage,  portent  sur  l’Ancien  aussi  bien  que  sur  le  Nouveau  Testament.  Ils 
représentent  tour  à tour  le  Sacrifice  d’ Abraham  (Musée  de  Dresde)  et  Y Histoire 
de  Joseph  (Palais  Pitti),  Y Annonciation  ( 1 5 1 2,  Palais  Pitti),  des  Madones  et  des 
Saintes  Familles  (la  Vierge  aux  Larmes,  1 5 1 7,  Musée  des  Offices;  la  Sainte  Fa- 
mille du  Louvre;  la  Madone  du  Musée  de  Berlin,  iSaS),  la  Déposition  de  Croix 
(Palais  Pitti),  la  Pietà  ( 1 5 1 7 , Musée  de  Vienne),  la  Dispute  de  la  Sainte  Trinité 
(Palais  Pitti),  Quatre  Saints  (Académie  de  Florence),  le  Mariage  de  Sainte  Cathe- 
rine (Musée  de  Dresde),  etc.,  etc. 

Andrea,  qui  n’a  jamais  été  un  grand  clerc  en  matière  d’ordonnance,  excelle 
surtout  dans  les  figures  isolées  : telles  sont  les  deux  saintes  de  la  cathédrale  de 
Pise,  Sainte  Catherine  (gravée  p.  q?5)  et  Sainte  Marguerite  ; elles  séduisent  par 
la  grâce  des  attitudes  et  le  charme  du  coloris,  non  moins  que  par  je  ne  sais 
quelle  noble  aisance,  quel  naturel,  quel  laisser  aller. 

Le  portrait  a également  tenté  quelquefois  ce  pinceau  si  délicat  : il  s’est  plu  à 
multiplier,  soit  sa  propre  effigie  (Musée  des  Offices,  Palais  Pitti,  National  Gal- 
lery),  soit  celle  de  sa  femme  Lucrezia  Fedi  (Musées  de  Berlin  et  de  Madrid).  Le 
don  de  l’observation  objective,  nécessaire  au  portraitiste,  n’était  toutefois  pas 
son  fort.  C’est  ainsi  qu’il  voyait  toutes  les  femmes  à travers  la  sienne,  dont  il  a 
trop  souvent  donné  les  traits  à ses  saintes.  Il  en  résulte  que  si  ses  portraits 


vruDE  pour  la  Sainte  Cene,  par  Andrea  dsl  Sarto  (Musée  des  Offices. 


I 


ANDREA  DEL  SARTO. 


509 


sont  généralement  très  enveloppés,  ils  manquent  de  vigueur  et  de  caractère. 
Rien  de  plus  opposé  à la  manière  que  Bronzino  devait  faire  triompher  à Flo- 
rence même  à peu  d’années  de  là. 


Peu  de  personnalités,  dans  l’histoire  de  la  Renaissance,  sont  aussi  laites  pour 


embarrasser  la  critique  qu’Andrea  del  Sarto 
séduisantes  et  de  défauts. 

Essayons  de  dégager  les  éléments  si  divers 
qui  sont  entrés  dans  la  composition  de  ses 
ouvrages.  A Léonard  de  Vinci,  Andrea  a pris 
son  coloris  si  fondu,  infini  en  nuances,  quel- 
que différence  qu’il  y ait  d’ailleurs  dans  leurs 
deux  palettes  (celle  d’Andrea  est  plus. claire  et 
plus  grasse  ; on  y trouve  « des  oranges  roses, 
des  fleurs  cendrées,  des  demi -teintes  fines 
noyées  dans  des  gris  chaleureux  » : Paul 
Mantz).  Les  Primitifs  lui  ont  appris  à animer 
ses  scènes  par  toutes  sortes  de  motifs  em- 
pruntés à la  vie  réelle  : portraits,  costumes, 
meubles;  à cet  égard,  il  flotte  encore  entre 
la  peinture  épisodique  du  temps  jadis  et  la 
grande  peinture  d’histoire.  11  ne  tardera  d’ail- 
leurs pas  à profiter  des  conquêtes  réalisées 
dans  le  domaine  de  l’ordonnance  par  son 
contemporain  Fra  Bartolommeo  : la  Charité 
du  Louvre,  avec  son  groupement  en  forme 
de  triangle,  procède  sans  contestation  possible 
des  modèles  créés  par  le  Frate.  Malgré  ces 
emprunts,  la  part  contributive  d’Andrea  n’est 


c’est  un  mélange  de  qualités 


Saint  Michel.  (Fragment.) 

Par  Andrea  del  Sarto. 
(Académie  des  Beaux-Ai  ls  de  Florence.) 


nullement  à dédaigner  : il  excelle  à rendre  les 
chairs,  même  dans  ses  dessins,  où  les  joues  et 
les  mains  sont  à la  fois  si  souples  et  si  pleines, 
si  véritablement  « carnose  ». 

Andrea  del  Sarto  est  avant  tout  le  peintre  qui  connaît  les  infinies  ressources 
de  la  palette;  qui  sait  donner  à sa  gamme  la  saveur,  la  suavité,  la  morbidesse; 
qui  s’entend  comme  pas  un  aux  secrets  du  « pastoso  » ou  du  « sfumato  ». 
L’artiste,  je  veux  dire  l’homme  d’imagination  et  de  sentiment,  occupe  un  rang 
beaucoup  moins  élevé;  il  manque  — et  c’est  le  pire  défaut  — de  conviction. 
Vasari  déjà  a constaté  chez  lui  « l’absence  de  fermeté  et  de  hardiesse,  de  gran- 
deur imposante,  d’allure  large  et  magnifique  ».  Types,  gestes,  attitudes,  tout 
est  mou,  pour  ne  pas  dire  artificiel  et  frivole.  On  voudrait  plus  de  lignes  dans 
ses  visages  de  femmes  (quelle  pauvreté,  par  exemple,  dans  ceux  de  la  grande 


5io 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Sainte  Famille  du  Louvre,  avec  leurs  nez  pinces  et  leur  expression  maussade!), 
plus  de  fierté  dans  ses  visages  d’hommes.  Où  il  réussit  le  mieux,  c’est  dans 
la  création  de  quelque  belle  figure  d’adolescent,  comme  celle  du  tableau  de 
l’Académie  de  Florence  (gravée  ci-dessus,  p.  Soq). 

A Andrea  del  Sarto  fait  suite  une  génération  grandie  dans  l’étude  des  œuvres 
de  Michel-Ange,  des  dessinateurs  habiles,  voire  brillants,  mais  les  plus  pauvres 
peintres  du  monde.  J’ajouterai  immédiatement  que  la  plupart  d’entre  eux  appré- 
ciaient avant  tout  chez  le  Buonarroti  les  ressources  qu’il  mettait  à leur  disposi- 
tion : loin  de  s’exalter,  par  la  vue  de  ses  créations,  à de  nouveaux  progrès,  ils 
trouvaient  commode  de  vivre  sur  les  conquêtes  dont  il  avait  enrichi  l’art.  La 
pensée  ne  leur  vint  même  pas  de  pousser  plus  loin,  de  tenter  un  effort  per- 
sonnel. Salviati,  Bronzino,  Vasari,  tels  sont,  entre  beaucoup  d’autres  Toscans, 
ceux  qui  ont  le  plus  facilement  accepté  cette  abdication. 

Avant  de  m’occuper  de  ces  épigones,  je  devrais  présenter  au  lecteur  un  artiste 
maniéré  et  tourmenté,  mais  du  moins  indépendant,  qui  érigea  en  principe  la 
subordination  de  la  couleur  au  dessin  et  accentua  encore,  si  possible,  la  séche- 
resse à laquelle  ses  compatriotes  n’avaient  que  trop  de  tendance  à sacrifier  : je 
veux  parler  de  Rosso  (iqqq-ifiqi).  Mais  il  m’a  paru  plus  rationnel  de  l’étudier 
en  même  temps  que  l’École  de  Fontainebleau,  à la  fondation  de  laquelle  il  a eu 
une  si  grande  part.  C’est  donc  dans  le  volume  consacré  à la  France  que  je  don- 
nerai sa  biographie  et  l’appréciation  de  son  œuvre. 

Angelo  di  Cosimo  di  Mariano,  surnommé  Bronzino  (ifioa-iSpa),  maniait 
avec  une  égale  facilité  la  plume  et  le  pinceau.  Ses  poésies  ont  autant  lait  pour 
sa  réputation  que  ses  peintures1.  Élève  de  Pontormo  et  imitateur  de  Michel- 
Ange,  il  s’entendait  beaucoup  mieux,  comme  la  plupart  des  Florentins,  à mode- 
ler une  figure  isolée  qu’à  marier  des  personnages  en  des  groupes  harmonieux. 

Les  peintures  d’histoire  de  Bronzino  manquent  véritablement  de  souffle.  En 
outre,  comme  il  ignorait  certains  secrets  essentiels  du  coloris,  l’ordonnance  en 
est  d’ordinaire  heurtée.  Examinons  sa  Sainte  Famille , du  Musée  de  Vienne, 
ou  sa  Déposition  de  Croix , du  Musée  des  Offices  : tout  y est  voulu,  raisonné, 
artificiel  et  vide.  Le  Jugement  dernier,  du  Musée  des  Offices,  prête  encore  plus  à la 
critique.  Cet  enchevêtrement  de  corps  nus,  modelés  comme  des  torses  d’athlètes, 
au  système  musculaire  développé  comme  chez  Michel-Ange,  cette  collection 
de  têtes  et  d’académies  est  dénuée  de  tout  sentiment  pictural;  bien  plus,  de  toute 
inspiration  et  de  toute  conviction.  On  n’y  relève  que  le  coloris,  qui  est  assez 
clair,  surtout  dans  les  figures  de  femmes.  La  Pietà  du  Musée  de  Besançon,  com- 
position riche  en  figures,  n’est  pas  moins  déclamatoire  et  artificielle2.  Dans 

1 . Sonetti  di  Angelo  Allori,  detto  il  Bronzino.  Florence,  1828.  — I SaltcrelU  del  Bronzino  bittore. 
Bologne,  1 863  - 

2.  Castan,  le  Bronzino  du  Musée  de  Besançon.  Besançon,  1881. 


ANG.  BRONZINO. 


5i  i 


le  grand  tableau  du  Louvre,  le  Christ  et  la  Madeleine,  les  figures  sont  extraor- 
dinairement guindées,  tandis  que  la  coloration  bleu  clair  de  la  robe  de  la 
sainte  rappelle  celle  de  la  Sainte  Marguerite  de  Raphaël. 

Le  tableau  mythologico-allégorique  de  la  National  Gallery,  Vénus,  Cupidon, 
la  Folie  et  le  Temps,  peint  d’une  gamme  claire  et  froide,  et  péchant  en  outre 
contre  les  règles  les  plus  élémentaires  de  l’ordonnance,  a pour  lui  une  élé- 
gance qui  va  jusqu’à  l’afféterie  ; rien  de  plus  délicat  que  le  modelé  des  mains 
et  des  pieds,  rien  de  plus  chaste  que  le  geste  de  Cupidon  pressant  le  sein 
de  Vénus.  On  dirait  que 
quelque  chose  de  la  grâce 
de  fÉcole  de  Fontaine- 
bleau est  entré  dans  cette 
composition. 

Les  cartons  de  tapisse- 
ries de  Bronzino  ont  droit 
à plus  d’estime  : ceux  qu’il 
a composés  pour  l’ Histoire 
de  Joseph,  exposée  au  Palais 
Vieux  de  Florence,  sont 
excellents;  l’artiste  s’y  est 
senti  moins  gêné  par  les 
préoccupations  du  style  et 
par  l’influence  de  Michel- 
Ange  que  dans  ses  pein- 
tures d’histoire  propre- 
ment dites.  Il  a pu  y 
prodiguer  à son  aise  les 
portraits,  les  costumes  pit- 


toresques, les  riches  acces- 


Portrait de  Lucrezia  Panciatichi,  par  Bronzino. 


soires. 


(Musée  des  Offices.) 


Mais  où  le  maître  triom- 
phe, c’est  dans  le  portrait,  dans  ces  vivantes,  poétiques  ou  implacables  effi- 
gies, où  il  fait  défiler  devant  nous  ses  protecteurs,  les  Médicis,  ses  amis  ou  de 
simples  clients  de  rencontre.  Malgré  la  sécheresse  ou  la  dureté  relative  du 
coloris',  Bronzino  s’y  montre  l’émule  de  Flolbein.  (Il  n’est  pas  impossible 
que  quelque  production  du  maître  augsbourgeois,  de  quatre  ou  de  cinq  années 
plus  âgé  que  lui,  soit  tombée  sous  ses  yeux  et  l’ait  impressionné.)  S’il  lui 
est  inférieur  comme  coloriste,  il  l’emporte  sur  lui  par  ce  que  j’appellerai  le 


I.  Rien,  à cet  égard,  ne  jure  plus  avec  la  manière  si  écrite  de  Bronzino  que  le  faire,  à la  fois 
large  et  flou,  du  prétendu  portrait  de  Ccsar  Borgia,  qui  de  la  galerie  Borghèse  est  entré  dans  la 
collection  Alphonse  de  Rothschild,  et  que  M.  Morelli  a essayé  de  revendiquer  pour  notre  artiste. 
Il  est  impossible  d’imaginer  un  contraste  plus  tranché. 


312 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


sentiment  dramatique  ; ses  héros  ont  plus  de  liberté  et  d’accent;  leur  caractère 
est  plus  nettement  dégagé.  Bronzino  excelle  en  outre  à relever  ses  représen- 
tations par  quelque  accessoire  fait  pour  attirer  l’attention  : telles  sont  les 
statuettes  qu’il  a introduites  dans  ses  portraits  des  Offices,  du  Louvre  ou  du 
Musée  de  Berlin. 

En  tout  état  de  cause,  une  telle  netteté  de  caractéristique  ne  pouvait  s’ob- 
tenir qu’au  détriment  du  coloris  : supposez  que  celui-ci  ait  la  souplesse  ou  la 
chaleur  propres  à l’Ecole  de  Venise,  immédiatement  les  effigies  perdraient  de 
leur  précision. 

Dans  quelques  rares  occasions  cependant,  l’artiste  florentin  se  rapproche  de 
ses  émules  vénitiens  sans  trop  sacrifier  ses  propres  tendances.  Le  portrait 
de  sculpteur  du  Musée  du  Louvre  est  à peu  près  de  la  même  qualité  et  de 
la  même  valeur  que  le  portrait  d’homme  de  Paris  Bordone  qui  lui  fait  pen- 
dant. 

Examinons  quelques-unes  de  ces  effigies,  qui  comptent  parmi  les  meilleures 
du  xvi°  siècle,  et  ce  n’est  pas  peu  dire. 

Le  portrait  de  Cosme  de  Médicis,  au  Palais  Pitti  (une  réplique  au  Musée  des 
Offices,  gravée  p.  206),  proclame  la  sûreté  avec  laquelle  l’artiste  florentin  sait 
poser  ses  personnages,  leur  donner  une  attitude  intéressante;  l’œuvre  séduit 
en  outre  par  ses  carnations  claires  et  fermes.  Le  souverain  de  la  Toscane  est 
représenté  nu-tête  (le  front  beau  et  pur,  les  yeux  un  peu  vulgaires)  ; la  poitrine 
protégée  par  une  cuirasse;  la  main  droite,  d’une  rare  élégance,  appuyée  sur  le 
casque  ; sa  jeune  tête,  au  regard  clair  et  froid,  se  détache  à merveille  sur  la 
riche  armure  de  fer.  La  tonalité  choisie  pour  le  fond,  un  gris  tout  uni,  ajoute 
encore  à l’impression  de  ce  fier  morceau.  On  voudrait  avoir  une  galerie  d’an- 
cêtres peints  de  ce  pinceau,  avec  cette  palette. 

Dans  le  portait  d’un  autre  Médicis,  le  jeune  Garcia,  au  Musée  des  Offices 
(gravé  p.  21 1),  Bronzino  nous  offre  plus  que  l’effigie  d’un  des  membres  de  la 
famille  ducale  : grâce  à sa  sincérité,  qui  va  jusqu’à  la  brutalité,  il  a réussi  à créer 
un  caractère.  Ce  monstre,  âgé  de  quelques  années  à peine,  qui  étreint  un  char- 
donneret avec  une  sorte  de  joie  bestiale,  fera  un  jour,  s’il  monte  sur  le  trône, 
souffrir  ses  sujets  comme  il  fait  souffrir  le  malheureux  oiseau. 

Le  portrait  de  Lucrezia  Pucci  Panciatichi,  au  Musée  des  Offices,  fait  revivre 
cette  femme  longue  et  fière,  aux  belles  mains  blanches,  grasses  et  effilées.  Il 
n’est  pas  jusqu’à  ce  cou  trop  tendu,  jusqu’à  ce  regard  trop  fixe,  qui  n’ajoute  au 
caractère  du  personnage.  L’ouvrage  aurait  gagné  à avoir  un  fond  tout  uni, 
comme  certains  portraits  d’Holbein;  le  mur  décoré  d’une  niche  qui  se  déve- 
loppe derrière  Lucrezia  ne  tranche  pas  assez  sur  la  robe  violette  et  nuit  quelque 
peu  à l’effet. 

Certains  portraits  en  pied  — tel  le  Jeune  Garçon  de  la  National  Gallery  — 
égalent  par  leur  naturel,  leur  aisance,  leur  tournure,  les  meilleurs  portraits 
du  Titien  et  des  Flamands. 


SALVIATI. 


VASARI. 


5i3 


Francesco  de’  Rossi  de  Florence  (i5io-i563),  surnommé  Salviati,  en  sou- 
venir de  son  protecteur  le  cardinal  du  même  nom,  possédait  à merveille  le  don 
qui  éblouissait  le  plus  cette  époque  dégénérée,  celui  de  l’improvisation.  Favo- 
risé par  les  Médicis  et  par  les  papes,  il  eut  en  outre  l’honneur  de  travailler  à 
Venise  à côté  des  maîtres  les  plus  réputés  et  d’être  appelé  en  France  à la  cour 
d’Henri  II.  Il  s’était  fait  à la  fois  une  réputation  comme  peintre  à l’huile  et 
comme  fresquiste,  comme  peintre  de  décors  de  fêtes,  comme  compositeur  de 
cartons  pour  tapisseries,  comme  interprète  de  l’histoire  sainte,  de  la  mythologie 
et  de  l’histoire  moderne,  sans  en  excepter  le  portrait. 

Des  leçons  d’Andrea  del  Sarto,  Salviati  ne  garda  que  la  tendance  à la  frivolité, 
non  ce  sentiment  de  la  couleur  qui  distinguait  son 
maître  (dans  son  Incrédulité  de  saint  Thomas,  au  Musée 
du  Louvre,  le  coloris  est  clair,  jaunâtre,  presque  bla- 
fard, sans  force  et  sans  saveur).  Au  Parmesan  il  prit 
le  goût  de  l’afféterie;  à Michel -Ange  ses  effets  de 
torse.  Dans  son  Histoire  du  Christ,  traduite  en  tapis- 
serie par  les  ateliers  florentins,  il  a accumulé  les  mo- 
tifs violents  et  montré  une  fois  de  plus  à quel  point 
l’Ecole  florentine  avait  dès  lors  perdu  tout  sentiment 
de  l’ordonnance. 

Malgré  la  place  que  cet  artiste  a tenue  auprès  de 
ses  contemporains,  la  postérité  n’a  pas  à s’occuper 
de  lui  : il  a reçu  de  son  vivant  le  salaire  auquel  il 
avait  droit. 

Le  respect  que  nous  devons  à l’architecte  éminent  (voy.  p.  33o),  notre  grati- 
tude pour  l’historien  de  l’art  italien  (voy.  p.  178),  nous  obligent,  sinon  à juger 
avec  sympathie,  du  moins  à examiner  avec  attention  l’œuvre  de  Vasari  en  tant 
que  peintre.  Imitateur  de  Michel-Ange  et  de  Raphaël,  doué  de  plus  de  mémoire 
que  d’imagination,  l’artiste  d’Arezzo  donna  de  bonne  heure  l’exemple  d’un 
éclectisme  et  d’une  facilité  peu  dignes  d’envie.  On  affirme  que  le  vaste  cycle 
des  fresques  du  palais  de  la  Chancellerie  à Rome,  YHistoire  du  pape  Paul  III, 
fut  achevé  en  cent  jours.  Il  y paraît  bien  ! Le  cycle  non  moins  considérable 
des  fresques  du  Palais  Vieux  de  Florence,  Y Histoire  des  Médicis,  exigea  moins 
de  temps  encore;  aussi  l’auteur  crut-il  sage  de  s’en  excuser  dans  la  description 
qu’il  nous  en  a laissée. 

On  a souvent  accolé  au  nom  de  Vasari  l’épithète  de  maniériste.  Mais  être 
maniériste,  c’est  avoir  une  manière  ; c’est,  en  d’autres  termes,  avoir  un  parti  pris, 
un  style.  Or  Vasari  11’est  qu’un  imitateur,  alors  qu’il  n’est  pas  un  plagiaire. 

Apprécier  l’Ecole  florentine  de  la  seconde  moitié  du  xvi°  siècle  est  une  tâche 
ingrate  : jamais  décadence  plus  irrémédiable  n’a  suivi  d’aussi  près  épanouis- 


Portrait  de  Salviati. 
(D’après  la  gravure  publiée 
nnr  Vasari  1 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


65 


5i4 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


sement  plus  radieux'.  A l’absence  d’inspiration  vient  s’ajouter  le  manque  de 
goût;  la  pauvreté  du  style  n’est  égalée  que  par  l’atonie  absolue  à l’égard  de 
toute  impression  directe,  de  toute  observation  indépendante.  Les  disciples  de 
Giotto  n’avaient  pas  les  yeux  plus  fermés  sur  la  réalité  que  les  Vasari  ou  les 
Zuccheri.  L’emploi  de  formules  d’atelier  accuse  ici  comme  au  xivc  siècle  la  dis- 
parition de  l’esprit  de  libre  recherche;  les  réminiscences  tiennent  lieu  d’in- 
spiration. 

1.  Rappelons  ici  les  noms  de  deux  de  ces  décadents:  Alessandro  Allori (i 535- 1607),  le  neveu 
et  l’élève  de  Bronzino,  l’auteur  d’une  série  de  compositions  aussi  banales  que  déclamatoires  ; 
Bernardino  Poccctti  (i5q2-i6i2),  qui,  en  décorant,  vers  i58i,  les  plafonds  du  premier  corridor 
des  Offices,  s’est  du  moins  souvenu  des  traditions  de  la  Renaissance  dans  ses  arabesques  à la 
fois  touffues  et  élégantes. 


Le  Lustre  de  la  cathédrale  de  Lise. 


Diane  et  Actéon,  par  le  Parmesan.  (Villa  Sanvitale  à Fontanellato,  près  de  Parme.) 


CHAPITRE  IV 


sodoma  et  l’école  siennoise. 


aut-il  ranger  l’École  de  Sienne  à la  suite  de  l’École  de 
Florence  ? On  en  peut  douter,  tant  il  y a de  différences 
entre  elles.  En  réalité,  c’est  de  l’École  milanaise  que  pro- 
cède Sodoma,  en  qui  la  dernière  évolution  de  l’École  sien- 
noise a trouvé  un  représentant  véritablement  supérieur; 
c’est  à développer  les  principes  puisés  dans  l’étude  des 
œuvres  de  Léonard  de  Vinci  que  ce  maître  s’est  appliqué  plus  ou  moins 
inconsciemment 

La  vie  des  hommes  célèbres  nous  montre,  d’un  bout  à l’autre  de  l’histoire,  la 

I.  Bibl.  : Délia  Valle,  Lettere  saiiesi,  t.  III  (article  indigeste  et  illisible).  — Bruzza,  Notifie 
utorno  alla  patria  c ai  primi  studi  del  pittorc  Giovan  Antonio  Ba^i,  detto  il  Soddonia.  S.  D.  — 
Jansen,  Lcben  and  ÏVcrke  des  Mains  Giovann  Antonio  Ba^i  von  Vercelli  genannt  il  Soddonia. 
Stuttgart,  1870.  — Frizzoni,  Giovanni  Antonio  de ’ Ba^i.  Florence,  1877  (extr.  de  la  Nnova 
Antologia );  Gioniah  di  Erudi^ionc  artistica,  t.  I,  1872,  p.  208  et  suiv.  ; Archivio  storico 
dell  Arte,  1891,  p.  278  et  suiv.;  Arte  italiana  del  Rinascimento,  p.  cj.S—  1 87.  — Timbal  : Galette 
des  Beaux-Arts , 2°  période,  t.  XVII.  — Thausing,  Wiener  Kunstbriefe ; Leipzig,  1884,  p.  238- 

' ■ Bertolotti,  Artisti  111  relations  coi  Goulag ci,  p.  1 53  (lettre  de  1 5 1 8 adressée  par  Sodoma 
au  marquis  de  Mantoue). 


5 1 6 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


lutte  constante  de  deux  grands  courants,  la  vocation  individuelle  et  l’influence 
du  milieu,  ou,  si  l’on  aime  mieux,  l’influence  de  l’éducation  sous  ses  differentes 
formes.  Tantôt  le  génie  individuel  triomphe  des  obstacles  que  lui  opposent  le 
mauvais  goût,  l’indolence,  le  marasme  de  l’entourage;  tantôt  celui-ci  étouffe 
les  qualités  natives  les  plus  brillantes.  Que  de  fois,  en  admirant  l’œuvre  d’un  de 
nos  contemporains,  ne  nous  est-il  pas  arrivé  de  nous  écrier  : Ah  ! s’il  était  né 
dans  un  siècle  plus  artiste  ! Et  que  de  fois  aussi  ne  nous  sommes-nous  pas 
extasié  devant  les  succès  de  quelque  fils  de  ses  œuvres,  né  de  parents  grossiers, 
dans  une  bourgade  obscure,  loin  de  tout  foyer  intellectuel!  Cette  alternance 
perpétuelle  entre  l’action  de  la  nature  et  celle  de  la  société,  tantôt  alliées,  tantôt 
hostiles,  ne  m’a  jamais  frappé  aussi  vivement  que  dans  la  biographie  de 
Sodoma.  Fils  d’un  simple  cordonnier,  né  et  élevé  au  milieu  des  populations 
lourdes  et  incultes  du  Piémont,  dans  une  ville  qui  ne  comptait  pas  un  artiste 
de  mérite,  quels  dons,  quelle  puissance  d’abstraction,  quelle  organisation 
délicate,  ne  fallut-il  pas  que  l’enfant  tînt  de  la  nature  pour  devenir,  à peine 
âgé  de  vingt-deux  ou  vingt-trois  ans,  non  seulement  un  peintre  aussi  spirituel 
qu’élégant,  mais  encore  un  cavalier  accompli,  dont  les  folies  de  grand  seigneur 
tournèrent  la  tête  à une  ville  entière  ! 

Giovanni  Antonio  de’  Bazzi  (et  non  Razzi,  comme  on  l’a  longtemps  écrit  par 
erreur)  naquit  dans  le  Piémont,  à Verceil,  en  1477  selon  toute  vraisemblance. 
Frappé  de  ses  heureuses  dispositions,  son  père,  qui  était  cordonnier,  comme 
il  vient  d’être  dit,  le  plaça,  vers  l’âge  de  douze  ans,  chez  le  maître  le  plus 
renommé  de  la  cité,  Martino  de’  Spanzotti1.  Le  contrat  rédigé  à la  date  du 
28  novembre  1490  nous  fournit  de  curieux  détails  sur  les  habitudes  du  temps  : 
Le  père  dut  payer  au  maître  une  somme  totale  de  5o  ducats  milanais  pour  la 
durée  de  l’apprentissage,  Axée  à sept  ans.  Le  maître,  de  son  côté,  s’engageait  à 
loger,  à nourrir  et  à instruire  l’élève,  et  aussi,  notons  ce  trait  de  mœurs,  à 
remplacer  les  vêtements  usés.  (Je  laisse  de  côté  quelques  clauses  plus  curieuses 
qu’intéressantes  : l’obligation  par  le  père  de  remettre  au  fils,  au  moment  de 
son  entrée  dans  l’atelier,  une  tunique  d’une  « bona  longitudine  »,  deux  vestes 
et  trois  paires  de  bottes;  celle  de  fournir  le  linge  et  de  supporter  les  frais  du 
blanchissage,  etc.,  etc.) 

Ce  long  stage  terminé,  c’est-à-dire  à la  fin  de  1497  ou  au  commencement 
de  1498,  le  jeune  peintre  visita  très  certainement  Milan,  où  tout  était  plein 
de  la  gloire  et  de  l’influence  de  Léonard. 

Le  débutant  entra-t-il  en  relations  directes  avec  le  vénéré  fondateur  de 
l’École  milanaise?  Ce  problème  n’est  pas  résolu  encore.  Mais  personne,  à coup 
sûr,  ne  subit  au  même  point  l’ascendant  du  maître.  A défaut  d’enseignements 
directs,  Bazzi  rapporta  du  voyage  à Milan  l’intuition  la  plus  profonde  des 
miracles  opérés  par  Léonard  dans  le  domaine  du  coloris. 


1.  Voy.  sur  Spanzotti  l’ Arcliivio  storico  dell'  Arte,  1889,  p.  421. 


SODOMA. 


5 1 7 


Il  a été  impossible  jusqu’ici  de  découvrir  le  moindre  ouvrage  exécuté  à cette 
époque  par  l’artiste  dans  la  Haute  Italie.  Les  peintures  du  palais  Tizzoni,  à 
Verceil,  n’ont  en  effet  rien  à voir  avec  lui1 2. 

Son  séjour  dans  sa  patrie,  après  son  apprentissage,  fut  d’ailleurs  de 
courte  durée.  Vers  i5oo,  au  plus  tard  en  i5oi,  nous  le  trouvons  à Sienne, 
qui  devint  pour  lui  une  patrie  d’adoption,  comme  Milan  l’avait  été  pour 
Léonard.  Il  y fut  amené  par  des  agents  de  la  célèbre  famille  des  Spanocchi, 
dont  le  palais  lait  aujourd’hui  encore  l’ornement  de  la  vieille  cité  toscane. 

Ce  lut  un  trait  de  géniç  de 
la  part  du  jeune  artiste  que 
de  chercher  fortune  à Sienne. 

A Milan,  à Florence,  à Rome, 
il  lui  eût  fallu  compter  avec 
des  novateurs  aussi  hardis  et 
aussi  habiles  que  lui  ; dans 
cette  Byzance  de  la  Toscane, 
où  le  mouvement  intellectuel 
s’était  arrêté  depuis  longtemps, 
il  devait  lui  être  facile  d’éclip- 
ser les  derniers  représentants 
de  l’Ecole  mystique,  tombés 
ou  peu  s’en  faut  au  rang 
de  manœuvres.  Ses  nouveaux 
concitoyens  crurent  pénétrer 
dans  un  monde  enchanté  lors- 
qu’ils aperçurent  pour  la  pre- 


1.  On  considère  — mais  ce  n’est 
là  qu’une  présomption  — comme 
des  ouvrages  de  sa  jeunesse,  exé- 
cutés sous  l’influence  directe  de  Léonard,  la  Léda  de  la  galerie  Borghèse  à Rome,  et  la  Piclà 
de  la  même  collection,  ainsi  qu’une  petite  Madone  de  la  galerie  de  Bergame  (le  Cicerone. 
D’après  MM.  Richter  et  Morelli,  la  Leda  de  la  galerie  Borghèse  serait  la  copie  d’un  original 
perdu  de  Sodoma).  Le  Louvre  expose,  sous  le  nom  de  Sodoma  (coll.  His  de  la  Salle,  n°  1 8) , 
une  étude  à la  pierre  noire,  rehaussée  de  blanc,  pour  une  Léda  debout,  vue  de  face,  tenant  le 
col  du  cygne  qui  s’approche  d’elle,  les  ailes  ouvertes.  Ce  dessin,  d’une  facture  un  peu  molle, 
me  paraît  caractéristique  pour  la  manière  du  maître.  Une  autre  Léda,  à la  sanguine,  exposée 
dans  la  même  salle,  offre  infiniment  moins  d’authenticité.  Le  « Museo  artistico  municipale  » de 
Milan  possède,  de  son  côté,  une  sanguine  de  Sodoma,  une  étude  pour  la  tête  de  Léda,  tête  qui 
reparaît  également  dans  la  Madone  du  Musée  de  Brera,  récemment  acquise  deM.  Habich  (Friz- 
zoni  : Zeitschrift  fïirlnld.  Kinist,  1 89 1 , p.  24).  — Archivio  storico  delV  Arte,  1891.  — Quanta 
la  Léda  de  la  bibliothèque  de  Windsor  (gravée  dans  mon  tome  II,  p.  176),  c’est  un  Léonard  de 
Vinci  archi-authentique. 

2.  Jusque  dans  la  dernière  édition  de  ses  oeuvres,  M.  Morelli  a maintenu  une  assertion  qui 
ne  supporte  pas  un  instant  l’examen,  à savoir  que  le  personnage  représenté  aux  côtés  de 
Raphaël,  dans  Y École  d’Athènes,  est  Sodoma  et  non  le  Pérugin,  ainsi  qu’il  était  universellement 


5i8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


mière  fois  ces  créations  si  libres  et  si  suaves,  où  l’élégance  des  lignes  le  dis- 
putait à la  magie  de  la  couleur. 

A en  croire  Vasari,  Sodoma,  en  arrivant  à Sienne,  ne  savait  pas  grand  chose 
et,  loin  de  chercher  à se  perfectionner,  il  se  contenta  d’étudier  les  sculptures  de 
Jacopo  délia  Quercia  (étude  singulière  pour  un  novateur  si  fougueux  et  qui 
se  piquait  d’exceller  dans  la  seule  peinture!).  Telle  était  la  pénurie  des  peintres 
siennois  de  talent,  que  le  nouveau  venu  ne  tarda  pas  à percer  malgré  sa  jeunesse. 
Il  s’essaya  d’abord  dans  le  portrait,  genre  peu  cultivé  dans  ces  parages,  et  se 
créa  par  là  de  nombreuses  relations. 

Mais  ce  qui  le  mit  en  lumière,  plus  que  son  talent  d’artiste,  ce  furent  ses 
excentricités.  C’était  une  nature  brillante  et  exubérante,  véritable  reflet  de 
Léonard,  et  non  un  artiste  doux  et  modeste  tel  que  Bernardino  Luini.  Il  lui 
fallait,  comme  au  maître,  de  nombreux  domestiques,  de  riches  habillements, 
des  chevaux  de  race.  (C’est  à l’occasion  d’une  des  courses  auxquelles  il  prit  part 
à Florence  qu’il  semble  avoir  reçu  le  fâcheux  surnom  de  Sodoma).  Il  portait 
des  pourpoints  de  brocart,  des  mantelets  bordés  de  toile  d’or,  des  « cuffîoni  » 
d’une  extrême  richesse,  des  colliers  et  autres  ornements  semblables,  dignes 
— ajoute  le  biographe  — de  bouffons  et  de  charlatans.  Il  n’était  pas  moins 
avide  de  titres  et  de  décorations  : en  i5i8,  il  réussit  à se  faire  créer  chevalier 
par  le  pape  Léon  X. 

Le  plus  ancien  tableau  authentique  du  maître,  la  Déposition  de  croix , de 
l’Académie  de  Sienne  (i5o2?),  a encore  beaucoup  de  fermeté,  sinon  de  dureté; 
on  y sent  comme  le  vent  un  peu  âpre  des  Alpes.  Cette  crudité  relative  n’est 
pas  sans  charme.  J’ajouterai  que  la  composition  est  nourrie,  la  gamme  claire, 
comme  dans  la  composition  similaire  d’Andrea  Solario  au  Musée  du  Louvre. 
La  Vierge  évanouie  entre  les  bras  de  ses  deux  compagnes  annonce  l’admirable 
groupe  de  Y Evanouissement  de  sainte  Catherine. 

La  Judith,  également  exposée  à l’Académie,  offre  cette  même  gamme  claire 
et  un  peu  ténue,  ces  formes  encore  grêles,  mais  déjà  pleines  de  distinction. 

Vers  la  même  époque,  en  i5o3,  Sodoma  reçut  d’un  de  ses  compatriotes  de 
la  Haute  Italie,  le  Milanais  Tomaso  Pallavicini,  abbé  général  des  Olivétains, 
la  mission  de  décorer  le  couvent  de  Santa  Anna  in  Creta,  près  de  Pienza.  Ces 
fresques,  qui  subsistent  encore  et  qui  ont  été  photographiées  par  M.  Lombardi 
de  Sienne,  montrent  toute  la  facilité  d’invention  du  jeune  maître. 

En  i5o5,  le  successeur  de  Pallavicini,  Domenico  Airoldi,  également  ori- 
ginaire de  la  Lombardie,  chargea  Sodoma  de  continuer,  dans  le  cloître  de 
Monte  Oliveto  Maggiore,  la  série  de  fresques  commencée  par  Signorelli.  Dans 

admis.  Or  la  ressemblance  de  ce  portrait  avec  celui  du  « Cambio  » de  Pérouse,  où  le  Pérugin  s’est 
représenté  lui-même,  et  d’autre  part  les  différences  fondamentales  qu’il  offre  avec  le  portrait 
de  Monte  Oliveto  Maggiore,  où  Sodoma  a fixé  à son  tour  sa  propre  effigie,  pour  ne  point 
parler  des  différences  d’âge,  ne  permettent  pas  de  prendre  en  considération  cette  conjecture 
(Die  Galérien  Borghcse  nnd  Doria  Pamfili  in  Rom,  p.  192). 


SODOMA. 


5ig 


ce  vaste  cycle,  terminé  en  i5o6,  Sodoma  montre  ses  qualités  transcendantes, 
comme  aussi  toutes  les  lacunes  de  son  talent. 

Il  est  probable  que  le  nouveau  venu  commença  son  travail  par  le  compar- 


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Jeune  homme  offrant  à saint  Benoit  un  flacon  de  vin.  Fresque  de  Sodoma. 
(Monte  Oliveto  Maggiore.) 


timent  succédant  immédiatement  à la  dernière  tresque  de  Signorelli,  dans  le 
corridor  occidental  du  cloître,  et  que  sa  première  composition  fut  la  Destruction 
du  Mont-Cassin,  placée  à côté  de  Y Entrevue  de  saint  Benoit  et  de  Tolila,  peinte 
par  son  prédécesseur.  Quelque  irrégularité  que  le  Sodoma  apportât  dans  ses 


520 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


entreprises,  et  quoiqu’il  eût  pour  règle  de  n’obéir  qu’aux  suggestions  de  sa 
fantaisie,  il  s’efforça,  dans  cette  composition,  de  se  rapprocher  de  la  manière 
de  Signorelli  : même  animation,  même  profusion  de  figures,  mêmes  guerriers 
à la  tournure  martiale,  aux  accoutrements  bizarres.  Et  cependant,  qui  ne 
découvre  sur-le-champ,  dans  l’œuvre  du  maître  lombard,  un  tempérament  et 
une  éducation  absolument  supérieurs!  Cette  liberté,  cette  fougue,  cet  éclat 
incomparable,  que  la  savante  pondération  des  masses  fait  ressortir  encore  davan- 
tage, rappellent,  il  n’est  pas  permis  d’en  douter,  Léonard  de  Vinci  et  son 
fameux  carton  de  la  Bataille  d’Angbiari  : les  deux  soldats  qui  se  disputent  avec 
rage  une  lance,  les  chevaux  qui  hennissent  et  se  cabrent,  comme  enivrés  du 
bruit  des  armes  et  de  l’odeur  de  la  poudre,  la  mêlée  à la  fois  ardente  et  sans 
confusion,  tout  témoigne  d’une  étude  assidue  du  chef-d’œuvre  qui  faisait  alors 
les  délices  de  Florence.  Par  une  inspiration  vraiment  dramatique,  Sodoma 
oppose  à l’horreur  de  la  scène  du  premier  plan  un  paysage  calme,  riant,  dans 
lequel  la  légèreté  et  la  transparence  n’excluent  pas  la  précision.  Il  ne  connaissait 
évidemment  pas  le  Mont-Cassin,  même  de  réputation,  sinon  il  ne  l’aurait  pas 
représenté  comme  un  édifice  entouré  d’une  rivière.  Nous  ne  lui  en  ferons  pas 
un  crime;  il  est  permis  d’ignorer  la  topographie  quand  on  sait  créer  des  sites 
d’une  telle  beauté. 

Une  des  fresques  suivantes,  Saint  Benoit  quittant  la  maison  paternelle , témoigne 
d’une  inspiration  bien  différente.  Si  la  Destruction  du  Mont-Cassin  se  distingue 
par  sa  fougue,  par  son  allure  vraiment  épique,  ici  nous  découvrons  un  tableau 
plein  de  poésie  et  de  naturel,  une  de  ces  narrations  simples,  émues,  vraies,  et 
cependant  foncièrement  originales,  qui  s’imposent  à notre  esprit  comme  si 
nous  l’avions  vue  se  dérouler  dans  la  réalité  : monté  sur  un  cheval  fringant, 
aux  narines  dilatées,  qui  se  cabre  (comme  dans  le  carton  de  Léonard),  l’adoles- 
cent se  retourne  pour  jeter  un  dernier  adieu  aux  siens;  sa  mère,  vêtue  de 
noir  et  tout  éplorée,  une  des  plus  adorables  figures  de  la  Renaissance,  le 
regarde  longuement,  avec  une  tendresse  infinie;  à côté  d’elle  sa  sœur,  encore 
enfant,  s’occupe  d’un  caniche  qui  mordille  sa  robe,  tandis  que  la  nourrice, 
montée  sur  un  mulet,  suit  le  jeune  voyageur  dont  on  lui  a confié  la  garde  et 
sur  lequel  elle  promet  de  veiller. 

Saint  Benoît  réparant  par  ses  prières  le  crible  cassé  par  sa  nourrice,  c’était  là 
à coup  sûr  un  sujet  passablement  ingrat  ! Sodoma  a cependant  trouvé  le  moyen 
de  donner  à cette  composition  le  plus  vif  intérêt  : il  s’est  représenté  comme  un 
des  spectateurs  du  miracle,  debout  devant  la  porte.  Drapé  dans  un  splendide 
manteau  jaune  bordé  de  noir,  la  main  droite  gantée  de  blanc,  étendue,  la 
gauche  posée  sur  son  épée,  il  ressemble  à un  grand  seigneur  plutôt  qu’à  un 
simple  peintre.  C’est  qu’il  s’était  paré,  pour  la  circonstance,  des  plumes  du  paon. 
Vasari  raconte,  en  effet,  que  ce  manteau  provenait  de  la  défroque  d’un  gen- 
tilhomme milanais  entré  en  religion  à Monte  Oliveto,  et  qu’il  fut  donné  à 
l’artiste  par  le  supérieur,  désireux  de  lui  témoigner  sa  bienveillance.  Si  le 


SODOMA. 


521 


costume  est  emprunté,  le  visage,  par  contre,  est  d’une  vérité  saisissante;  Sodoma 
ne  s’est  pas  flatté  ; la  bouche  est  grande,  le  nez  retroussé,  le  teint  olivâtre,  les 
cheveux  noirs  incultes,  et  cependant,  malgré  l’irrégularité,  on  pourrait  presque 
dire  la  vulgarité  des  traits,  l’ensemble  est  pétillant  d’esprit  et  d’originalité  (voy. 
la  gravure  de  la  page  5 17).  La  présence  de  quelques-uns  des  favoris  de 
l’artiste,  son  corbeau,  son  singe,  complète  cette  physionomie  curieuse. 

La  fresque  représentant  l’accueil  fait  par  saint  Benoît  à deux  adolescents 
romains,  Maurus  et  Placidus,  qui  viennent  le  voir  suivis  d’une  nombreuse 
escorte,  rappelle,  par  son  animation,  la  Destruction  du  Mont-Cassin.  Quoique  ici 
la  scène  ne  comprenne  que  des  acteurs  pacifiques,  rien  n’y  manque  de  ce  qui 
peut  charmer  et  séduire  : la  beauté  de  l’ordonnance,  des  figures  pleines  de  grâce 
et  de  noblesse,  de  superbes  ruines  classiques. 

La  page  la  plus  merveilleuse  peut-être  de  ce  vaste  ensemble  est  celle  qui 
nous  montre  les  courtisanes  venant  tenter  saint  Benoît.  Les  deux  premières,  le 
front  orné  de  féronnières,  sont,  dans  leur  grâce  exquise,  les  sœurs  des  Muses 
dont  Raphaël  a peuplé  le  Parnasse.  Le  groupe  des  quatre  autres  qui,  se  tenant 
par  la  main,  se  préparent  à danser,  n’est  pas  moins  digne  d’admiration.  Signa- 
lons celle  du  premier  plan,  avec  son  léger  costume  d’un  bleu  pâle  et  les  molles 
ondulations  de  son  corps  élancé  (gravé  t.  Il,  p.  97). 

Vasari  raconte  une  curieuse  anecdote  au  sujet  de  cette  composition  dont 
la  présence  dans  un  monastère  surprend  à bon  droit  : voulant  chagriner  les 
moines,  Sodoma,  dont  l’humeur  espiègle  ne  respectait  rien,  avait  représenté 
ses  courtisanes  toutes  nues.  On  juge  du  scandale  lorsqu’il  découvrit  sa  pein- 
ture, que  personne  n’avait  été  admis  à voir  avant  son  complet  achèvement.  Le 
supérieur  donna  l’ordre  d’effacer  ces  figures  indécentes,  et  l’artiste  n’obtint  leur 
grâce  qu’en  consentant  à leur  donner  un  costume  moins  primitif. 

Je  ne  m’arrêterai  pas  à décrire  les  vingt  autres  compositions  qui  complètent 
la  décoration  du  cloître  : elles  sont  malheureusement  fort  inégales  : à côté  de 
traits  admirables,  d’éclatants  triomphes  de  la  peinture,  on  découvre  de  nom- 
breuses traces  de  lassitude  ou  d’ennui.  L’inspiration  a surtout  fait  défaut  à 
l’artiste  toutes  les  fois  qu’il  s’est  agi  de  représenter  des  scènes  de  la  vie  mona- 
cale, les  mortifications  ou  les  extases  du  saint  dans  le  désert,  ses  miracles,  d’un 
ordre  souvent  spécial,  comme  lorsqu’il  procure  de  la  farine  à ses  moines,  ou 
qu’il  lait  remonter  à la  surface  de  l’eau  la  cognée  qu’un  religieux  y a laissé 
tomber;  bref  de  ces  scènes  qui  ne  comportent  qu’un  petit  nombre  d’acteurs. 
L’Ecole  ombrienne,  avec  ses  tendances  mystiques,  son  besoin  de  concentra- 
tion, aurait  pu  se  complaire  dans  un  programme  si  étroit;  elle  aurait  fait  éclater 
la  puissance  de  sa  loi  dans  une  figure  unique,  comme  l’admirable  saint  Bernardin 
de  Sienne  debout  dans  un  paysage,  dont  Pinturicchio  a orné  l’église  d’Aracœli. 
Mais  demander  à une  nature  brillante  et  mondaine,  telle  que  Sodoma,  de  créer 
un  chef-d’œuvre  avec  un  ou  deux  moines  vêtus  d’un  informe  froc  blanc  et  se 
détachant  sur  des  rochers  arides,  c’était  tenter  l’impossible.  L’artiste  hésita 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


66 


522 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


d’autant  moins  à sacrifier  des  épisodes,  si  peu  intéressants  en  eux-mêmes,  qu’il 
recevait  pour  les  exécuter  une  somme  plus  modique. 

On  a depuis  longtemps  constaté  que  les  compositions  des  angles  sont  supé- 
rieures aux  autres;  nous  connaissons  aujourd’hui  le  secret  de  cette  inégalité  : 
les  premières  était  payées  à raison  de  19  ducats  d’or  chacune,  les  secondes  seule- 
ment à raison  de  7 ducats  (l’artiste  reçut  en  tout  241  ducats,  soit  de  12  à 
i5ooo  francs).  Or  Sodoma  ressemblait  à beaucoup  de  ses  confrères;  il  avait 
l’habitude,  selon  la  pittoresque  expression  de  Vasari,  de  régler  les  ébats  de  son 
pinceau  sur  la  musique  des  écus  : « Il  suo  pennello  ballava  secondo  il  suono  de’ 
danari  ». 

Si  nous  nous  attachons,  non  plus  à l’inégalité  de  la  tacture,  mais  à la  diversité 
des  influences  auxquelles  obéit  le  jeune  maître,  nous  sommes  forcés  ici  encore  de 
reconnaître  la  prodigieuse  souplesse  de  son  génie.  Les  figures  idéales  alternent 
avec  les  portraits;  l’imitation  des  Primitifs  avec  celle  des  anciens.  Parfois  il 
s’inspire  de  ces  Ombriens  qu’il  a eu  .à  peine  le  temps  d’entrevoir  : ici,  de  ces 
têtes  un  peu  rondes  et  vides,  au  nez  court,  au  menton  pointu,  aux  pommettes 
saillantes,  à la  carnation  un  peu  trop  vive,  rappellent  les  types  du  Pérugin  et  de 
Pinturicchio  ; ailleurs  des  détails  d’une  intimité,  d’une  familiarité  charmantes 
(un  chat  se  redressant  à l’approche  d’un  chien,  des  oiseaux  perchés  sur  les  bar- 
reaux qui  relient  les  retombées  des  voûtes,  une  poule  qui  becquète,  un  cygne 
qui  se  promène  gravement),  font  penser  aux  Florentins.  Puis  il  met  à contri- 
bution l’antiquité  et  prodigue,  dans  ce  sanctuaire  de  l’ascétisme,  des  grotesques, 
des  tritons  luttant  (d’après  la  célèbre  gravure  de  Mantegna1)  ou  folâtrant,  des 
souvenirs  de  la  mythologie  ou  de  l’histoire  romaine  : Hercule,  l’Hydre  de 
Lerne,  Curtius  se  jetant  dans  le  gouffre. 

Les  relations  de  Sodoma  avec  les  moines  de  Monte  Oliveto  Maariore  lui 
valurent  une  commande  intéressante  de  la  part  d’un  autre  couvent  du  même 
ordre,  celui  de  Monte  Oliveto,  situé  à quelques  pas  de  Florence,  en  dehors 
de  la  porte  San  Frediano.  Au  témoignage  de  Vasari,  il  y orna  de  plusieurs 
fresques  la  taçade  du  réfectoire;  mais  cet  ouvrage,  d’après  le  biographe,  lui 
attira  peu  d’éloges 2. 

Vers  cette  époque,  le  célèbre  banquier  siennois  Agostino  Chigi  ayant  fait  une 
apparition  dans  sa  ville  natale  — c’est  du  moins  ce  que  raconte  Vasari,  — 
emmena  Sodoma  et  le  présenta  à Jules  II,  qui  le  chargea  de  peindre  une  des 
Stances  du  Vatican,  la  Stance  de  la  Signature,  située  à côté  de  celle  où  travail- 
lait le  Pérugin  (iSop-iSoS).  Sodoma  y orna  la  voûte  de  cadres,  de  teuillages, 


1 . Dans  le  saint  trônant,  peint  par  Sodoma  pour  l’église  Santa  Anna  in  Creta,  les  « putti  » 
tenant  des  festons  se  rattachent  également  aux  modèles  de  Mantegna. 

2.  J’ai  le  premier  signalé  et  remis  en  lumière  un  fragment  de  la  Cène  peinte  en  cet  endroit. 
On  y remarque  quelques  réminiscences  de  la  composition  de  Léonard,  notamment  dans  la 
figure  du  disciple  appuyant  la  tête  sur  l’épaule  du  Christ  (voy.  le  Tour  du  Monde  de  1 883,  t.  II, 
p.  180,  et  la  gravure  de  mon  tome  II,  p.  g3). 


SODOMA. 


523 


de  « fregi  »,  et  y peignit  en  outre  quelques  « storie  » fort  satisfaisantes;  mais 
sa  lenteur,  ses  extravagances,  finirent  par  lasser  le  pape,  qui  le  renvoya  et 
donna  l’ordre  à Raphaël  d’effacer  les  peintures  de  son  devancier1.  L’Urbinate 
toutefois  se  contenta  de  supprimer  les  médaillons  et  les  rectangles  et  conserva 
les  bordures  et  les  autres  ornements  que  l’on  voit  aujourd’hui  encore  près  des 
quatres  figures  allégoriques  de  la  Théologie , de  la  Philosophie,  de  la  Poésie  et  de 
Y Astronomie.  Ce  fut  tant  pis  pour  Sodoma,  car  ses  compositions,  banales  et 
veules,  ne  soutiennent  pas 


un  instant  la  comparaison 
avec  les  créations  si  serrées 
et  si  véritablement  inspi- 
rées du  Sanzio. 

En  1 5 1 o , Sodoma  se 
maria  : il  épousa  la  fille 
d’un  hôtelier  de  Sienne, 
propriétaire  de  l’hôtel  de 
la  Couronne,  Béatrix  Galli, 
qui  lui  apporta  une  dot 
assez  ronde,  q5o  florins 
de  4 livres.  Mais  ni  ce 
mariage,  ni  la  naissance, 
en  1 5 1 1 et  en  iSia,  d’un 
fils,  auquel  il  imposa  le 
nom  fameux  d’Apelle,  et 
d’une  fille,  qu’il  baptisa  de 
celui  de  Faustine , ne  le 
rendirent  plus  sérieux.  Va- 
sari  affirme  qu’il  vécut  mal 
avec  sa  femme,  et  nous 
n’avons  pas  de  peine  à ajou- 
ter foi  à son  témoignage. 

De  retour  à Rome,  en  1 5 1 4,  Sodoma  se  rencontra  très  certainement  avec 
son  initiateur  Léonard,  alors  fixé  à la  cour  pontificale.  Il  y exécuta  pour  Cliigi, 
au  premier  étage  de  la  villa  construite  par  Peruzzi  et  décorée  par  Raphaël  et 
Sébastien  del  Piombo,  les  célèbres  fresques  de  Y Histoire  d’ Alexandre  : l’une,  la 
Famille  de  Darius  aux  pieds  d’Alexandre  ; l’autre,  les  Noces  d’ Alexandre  el  de 
Roxane.  La  décoration  fut  complétée  par  Valcain  dans  sa  forge  et  par  des  Amours 
venant  demander  des  flèches,  qui  prirent  place  aux  deux  côtés  de  la  cheminée. 
Une  autre  fresque,  qui  représente  Alexandre  domptant  Encéphale,  est  aujourd’hui 


Roxane  aux  pieds  d'Alexandre,  par  Sodoma. 
(Villa  de  la  Farnèsine.) 


1.  MM.  Cavalcaselle  et  Crowe  ont  donné  une  description  détaillée  de  ces  fresques  dans  Y His- 
toire de  la  Peinture  en  Italie.  Cf.  mon  Raphaël,  2“  édition,  p.  2.58,  36 1 . 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


524 


défigurée  par  les  restaurations.  Voilà  donc  Sodoma  de  nouveau  en  présence 
de  son  rival  Raphaël  ! 

Les  Noces  d’Alexandre  et  de  Roxane  sont  une  de  ces  compositions  riches  et 
somptueuses  dans  lesquelles  excellait  Sodoma.  Vers  la  gauche,  sur  un  ht  à 
colonnes,  Roxane  est  assise,  à demi  vêtue  ; elle  baisse  pudiquement  les  yeux, 
tandis  que  deux  génies  nus  la  débarrassent  de  ses  sandales,  et  qu’un  troisième, 
la  main  étendue  sur  sa  gorge,  semble  révéler  ses  beautés  à Alexandre.  Celui-ci 
s’avance,  précédé  par  un  Amour  et  tendant  à Roxane  une  couronne  royale.  A 
gauche,  trois  suivantes,  dont  une  négresse,  se  préparent  à prendre  congé  de  leur 
maîtresse;  à droite,  Héphestion  tenant  le  flambeau  de  l’hymen,  et,  à côté  de 
lui,  un  léger  manteau  jeté  sur  les  épaules,  Eros,  sous  les  traits  d’un  adolescent. 
Sur  le  sol,  dans  les  airs,  partout,  une  légion  d’ Amours  ailés,  les  uns  décochant 
des  flèches,  les  autres  occupés  à divers  devoirs.  Au  fond,  à droite,  un  paysage. 
L’attitude  de  Roxane  fait  songer  aux  touchants  aveux  d’Andromaque  racon- 
tant à Enée  son  union  forcée  avec  l’assassin  de  son  époux  : « Nos  servitio 
enixœ  *.  » 

La  Famille  de  Darius  aux  pieds  d,’ Alexandre  abonde  en  figures  belles,  amples 
et  suaves,  qui  séduisent  par  ce  qu’elles  sont  plutôt  que  par  ce  qu’elles  font. 
A gauche,  les  femmes  éplorées,  mais  néanmoins  pleines  de  dignité;  un 
jeune  garçon  nu,  dont  le  modelé  semble  inspiré  de  Raphaël;  deux  jeunes  filles 
debout,  la  main  de  l’une  touchant  le  bras  de  l’autre;  puis  Roxane  prosternée, 
sous  les  traits  et  dans  le  costume  d’une  matrone.  A droite,  Alexandre  et  sa 
suite,  figures  belles  et  martiales.  Au  tond,  un  pont.  Les  femmes  debout  à 
gauche  procèdent  des  Muses  du  Parnasse  de  Raphaël. 

La  composition  a une  tenue  rare  chez  le  maître.  Se  sentant  si  près  de 
Raphaël,  Sodoma  a voulu  prendre  sa  revanche  de  l’échec  subi  dans  les  Stances, 

I.  Ce  sujet  fut  traité  vers  la  même  époque  par  Raphaël  dans  un  dessin  qui  fait  aujourd’hui 
partie  de  la  collection  Albertine  et  traduit  en  fresque  par  les  élèves  de  Raphaël  dans  le 
casino  du  parc  Borghèse.  Les  deux  compositions  offrent  une  certaine  analogie  : on  remarquera 
tout  d’abord  l’emploi  d’Amours  destinés  à relier  les  figures  principales,  à garnir  le  champ  de 
la  peinture  et  à donner  à la  scène  de  l’animation.  L’attitude  d’Alexandre  s’avançant  vers 
Roxane  est  en  outre  presque  identique  dans  l’une  et  l’autre;  le  conquérant  se  montre  de  profil  et 
étend  la  droite;  seulement,  tandis  que  chez  Raphaël  le  bras  gauche  retombe  à quelque  distance 
du  corps,  chez  Sodoma,  ce  bras,  légèrement  plié,  est  occupé  à soutenir  les  plis  du  manteau. 
Dans  les  airs,  les  Amours  décochant  des  flèches  rappellent,  mais  comme  intention  générale  seu- 
lement, les  Amours  du  Triomphe  de  Galatèe,  peint  par  Raphaël  au  rez-de-chaussée  de  la  même 
villa.  Quelle  que  soit  la  beauté  de  la  composition,  on  n’y  trouve  pas  le  goût  supérieur  de 
Raphaël.  C’est  ainsi  que  les  Amours  nus  qui,  sur  le  lit,  tiennent  les  draperies,  sont  trop  mou- 
vementés pour  remplir  l’office  de  cariatides  et,  d’autre  part,  trop  symétriquement  disposés  pour 
ressembler  à des  Amours  en  chair  et  en  os.  Raphaël  eût  évité  une  telle  contradiction.  — Dans 
la  peinture  de  Sodoma,  la  femme  debout  à gauche,  à côté  de  Roxane,  un  vase  sur  la  tête,  offre 
de  singulières  analogies  avec  la  femme  de  l’Incendie  du  Bourg,  qui  porte  une  cruche.  De  nos 
jours  quelques  critiques,  entre  autres  M.  Morelli,  ont  tenté  de  revendiquer  pour  Sodoma  les 
dessins  jusqu’ici  attribués  à Raphaël  (Albertine,  Musée  de  Pesth,  etc.).  Mais  leur  argumenta- 
tion vient  d’être  réfutée  de  point  en  point  par  M.  Richard  Fœrster  (le  Mariage  d’ Alexandre  et 
de  Roxane , tendant  la  Renaissance  : Annuaire  des  Musées  de  Berlin , 1894). 


SODOMA. 


525 


et  il  y a réussi  ; ses  figures  sont  du  Raphaël,  mais  du  Raphaël  plus  fluide  et  plus 
suave. 

Pendant  ce  séjour  à Rome,  Sodoma  se  lia  intimement  avec  l’Arétin,  qui  figu- 
rait alors  au  nombre  des  familiers  de  Chigi.  La  lettre  que  le  fameux  pamphlé- 
taire lui  adressa,  quelque  trente  années  plus  tard,  en  i5q5,  rend  un  éloquent 
témoignage  de  la  cordialité  et  de  la  durée  de  leurs  rapports  '. 

A la  même  époque,  le  peintre  de  Verceil  offrit  à Léon  X une  Lucrèce , que 
certains  critiques  modernes  ont  cru  retrouver  au  Musée  de  Turin  et  d’autres  au 
Musée  de  Hanovre  ’2. 

Peut-être  fut-ce  à cette  époque  que  prit  naissance  le  plus  beau  tableau  de  che- 
valet du  Sodoma,  le  Saint  Sébastien  du  Musée  des  Offices  (la  tête  gravée  t.  II, 
p.  20).  Les  formes  sont  d’une  rare  noblesse,  le  corps  nu  merveilleusement 
modelé;  le  coloris,  traité  dans  une  gamme  grisâtre,  oftre  une  délicatesse 
exquise  ; l’expression,  enfin,  est  souverainement  touchante.  Mais  ce  genre  de 
beauté  essentiellement  féminine  incline  déjà  à la  décadence  : il  laisse  pressentir 
l’avènement  des  Bolonais,  et  notamment  du  Guide.  Le  paysage  n’est  pas  à la 
hauteur  de  la  figure  : outre  que  le  point  de  vue  choisi  par  l’artiste  est  défec- 
tueux, les  masses  sont  loin  d’être  traitées  dans  les  données  du  grand  style. 

En  1 5 1 5,  Sodoma,  qui  s’essayait  également  dans  la  sculpture,  fut  chargé  par 
l’œuvre  du  Dôme  de  Sienne  d’exécuter  les  modèles  de  deux  Apôtres  de  bronze, 
travail  confié  auparavant  à Francesco  di  Giorgio  Martini", 

La  Présentation  au  Temple  (le  payement  eut  lieu  en  1 5 1 8 ; la  peinture  date 
donc  au  plus  tard  de  cette  année),  qui  orne  la  confrérie  de  Saint-Bernardin 
à Sienne,  a le  tort  de  trop  rappeler  les  courtisanes  de  Monte  Oliveto  Mag- 
giore.  Le  sujet  principal,  la  Vierge  montant  les  degrés  du  sanctuaire,  est 
relégué  au  second  plan  et  passe  à peu  près  inaperçu.  L’ordonnance  est  d’ailleurs 
simple  et  imposante  : la  scène  se  passe  sous  un  portique  à colonnes  donnant 
sur  un  paysage;  à droite,  une  demi-douzaine  d’hommes,  à la  barbe  touffue, 
aux  épais  sourcils,  spectateurs  impassibles,  un  vieillard  grave  et  terrible  comme 
ceux  de  Dürer,  un  adolescent,  exhibant  fièrement  sa  jambe  et  son  bras  nus,  dans 
une  attitude  un  peu  mélodramatique.  A gauche,  les  femmes  : des  matrones, 
une  jeune  mère  avec  son  nourrisson  dans  les  bras,  des  jeunes  filles,  d’une  élé- 
gance parfaite,  toutes  plus  préoccupées  de  plaire  au  spectateur  que  de  regarder 
la  scène  du  fond. 

1.  « Lorsque  j’ouvris  votre  lettre,  lui  écrit  l’Arétin,  et  y lus  votre  nom  à côté  du  mien, 

j’éprouvai  au  fond  de  mon  âme  la  même  impression  que  si  nous  venions  de  nous  embrasser 
avec  cette  amitié  cordiale  avec  laquelle  nous  avions  l’habitude  de  nous  embrasser,  lorsque  Rome 
et  la  maison  d’Agostino  Chigi  nous  rendaient  si  heureux  que  nous  nous  serions  emportés 
contre  celui  qui  nous  eût  affirmé  que  nous  pourrions  vivre,  ne  fût-ce  qu'une  heure,  l’un  sans 
1 autre.  Mais  dans  le  mouvement  du  monde  les  hommes  se  meuvent  aussi,  et  il  arrive  que 
le  destin  et  ses  vicissitudes  emportent  l’un  ici,  l’autre  là,  et  le  font  échouer  dans  des  lieux  qu’il 
ne  se  serait  jamais  attendu,  même  en  songe,  à voir » 

2.  Thodc  : dcr  Kunstfrcund,  p.  376.  — Frizzoni,  Arte  italiana,  p.  iqS-iqô. 

3.  Milanesi,  Sulla  Storia  deîl’Arte  toscana,  p.  igq. 


5s6 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Le  même  oratoire  possède  de  Sodoma  un  Saint  Louis  de  Toulouse,  représenté 
debout,  tenant  des  deux  mains  un  livre  dans  lequel  il  lit  attentivement,  la 

crosse  appuyée  contre 
son  épaule. 

Entre  les  années  i5i8 
et  1 525  les  renseigne- 
ments font  défaut  sur 
la  vie  et  les  entreprises 
de  l’artiste.  On  en  a 
conclu  qu’il  retourna 
dans  la  Haute  Italie,  et 
on  lui  a frit  honneur, 
sans  plus  de  frçons,  de 
la  Madone  de  Vaprio  1 , 
jusqu’ici  placée  sous  le 
nom  de  Léonard  de 
Vinci.  Le  lecteur  n’at- 
tend pas  de  moi  que  je 
m’associe  à des  conjec- 
tures aussi  téméraires. 

Après  une  longue 
éclipse,  Sodoma  se  si- 
gnale de  nouveau  à 
Sienne  par  une  série 
de  chefs-d’œuvre. 

Dans  l’église  de  Saint- 
Dominique,  la  chapelle 
de  Sainte  - Catherine , 
qui  conserve  le  chef  de 
la  sainte  siennoise,  lui 
doit  un  cycle  admirable, 
composé  de  trois  fres- 
ques, affectant  la  forme 
de  lunettes  ( 1 520). 

A gauche , Sodoma 
a peint  une  scène  de 
martyre , composition 
peut-être  un  peu  trop 
nombreuse  pour  un  ta- 
lent tel  que  le  sien  ; aussi  y remarque-t-on  diverses  défaillances  : des  effets 
de  torse  trop  prétentieux  et  des  expressions  trop  doucereuses,  des  raccourcis 


La  Présentation  de  la  Vierge  au  Temple,  par  Sodoma. 
(Confrérie  de  Saint-Bernardin  à Sienne.) 


i.  Morelli,  Kunst-Kritischc  Studien. 


SODOMA 


527 


manques  (dans  les  anges  du  haut),  etc.  Le  guerrier  qui  s’avance  à droite  rap- 
pelle 1 Alexandre  de  la  Farnésine.  D’une  manière  générale,  il  ne  faut  pas 


La  Présentation  de  la  Vierge  au  Temple,  par  Sodoma. 
(Confrérie  de  Saint-Bernardin  à Sienne.) 


regarder  de  trop  près  les  tresques  du  maître  ; elles  sont  particulièrement  lâchées 
dans  le  détail,  par  exemple  dans  les  mains,  ou  encore  dans  les  fleurs. 

La  partie  gauche  de  la  paroi  du  fond  est  occupée  par  Y Évanouissement  de  sainte 


528 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Catherine,  avec  le  Christ  dans  les  airs  (gravé  p.  22.3),  morceau  fameux  où  l’ar- 
tiste a triomphé  de  la  difficulté  de  composer  un  tableau  à l’aide  de  draperies 
blanches  et  où  il  s’est  véritablement  égalé  au  Cortège  par  la  suavité  de  l’ex- 
pression non  moins  que  par  le  charme  du  coloris. 

A droite  est  peinte  Sainte  Catherine  ravie  en  extase,  genre  de  composition  qui 
convenait  à merveille  à une  imagination  morbide,  chez  laquelle  il  y avait  place 
pour  toutes  les  impressions,  sauf  celles  qui  relèvent  de  la  force  et  de  la  santé. 
La  femme  agenouillée  à droite,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  est  d’un  sen- 
timent tout  raphaélesque.  Elle  forme  comme  un  amalgame  des  motifs  qui,  dans 
une  des  fresques  des  Loges  du  Vatican,  le  Moïse  sauvé  des  eaux,  sont  distincts. 

La  sacristie  de  l’église  Saint-Dominique  offre  à notre  admiration  une  pein- 
ture sur  soie  exécutée  par  ce  pinceau  magique  : l’étoffe  est  ornée  d’une  Assomp- 
tion, d’un  dessin  plus  fin  qu’à  l’ordinaire,  et  où  l’influence  de  Raphaël  se  révèle 
dans  plus  d’une  figure.  La  Vierge  se  distingue  par  la  douceur;  les  anges  aussi 
sont  charmants,  quoique  leurs  proportions  laissent  à désirer  et  que  le  dessin  de 
leurs  mains  prête  à la  critique. 

Le  fragment  de  fresque  de  l’Académie  de  Sienne,  le  Christ  délivrant  les  âmes 
des  limbes,  est  célèbre  par  l’admirable  figure  d’Eve,  debout  à côté  d’Adam,  et 
n’ayant  pour  tout  vêtement  qu’une  légère  draperie  jetée  autour  des  reins,  mais 
croisant  les  bras  sur  sa  poitrine  par  le  geste  le  plus  exquis  de  la  pudeur  féminine 
que  jamais  peintre  ait  inventé.  Qu’elle  est  belle,  touchante,  cette  figure  de 
la  première  pécheresse,  perdue  dans  son  repentir,  arrêtant  sur  le  Rédempteur  un 
long  regard  chargé  d’une  mélancolie  infinie  ! qu’il  est  beau  ce  corps  souple  et 
svelte,  avec  ses  flancs  puissants  qui  ont  porté  le  genre  humain  (gravée,  t.  II, 
p.  228) ! 

Il  y avait  donc  une  âme,  une  âme  vibrante,  chez  cet  enfant  terrible  de  la 
peinture  et  de  la  charge,  et  qui  a été  lui-même  son  pire  ennemi. 

L’église  Santo  Spirito  reçut  à son  tour  une  page  monumentale  : Saint  Jacques 
le  Majeur,  armé  de  pied  en  cap,  l’épée  haute,  lançant  son  cheval  par-dessus  les 
cadavres  des  Sarrasins  qu’il  vient  d’immoler  (exécutée  en  i53o).  Le  motif, 
très  hardi,  très  brillant,  remplit  à merveille  la  lunette  dans  laquelle  il  a été 
appelé  à prendre  place.  Le  cheval  a beaucoup  d’allure;  malheureusement 
il  manque  d’étude,  et  la  fougue  du  mouvement  ne  saurait  foire  oublier  cer- 
taines hérésies  anatomiques,  surtout  dans  l’arrière-train,  qui  est  beaucoup  trop 
allongé. 

Dans  une  autre  peinture  de  la  même  église,  la  Visitation,  l’invention  est 
plus  heureuse  que  dans  le  fameux  tableau  de  Raphaël,  conservé  au  Musée  de 
Madrid  : Sainte  Elisabeth  met  un  genou  en  terre  devant  la  Vierge  qui  s’em- 
presse de  la  relever.  Comme  spectateurs,  une  demi-douzaine  de  personnages 
de  chaque  côté.  Malheureusement  les  figures  sont  trop  trapues  et  la  compo- 
sition manque  d’air. 

L 'Adoration  des  Mages,  de  l’église  Saint-Augustin  (terminée  dès  1 533,  peut- 


SODOMA 


529 


être  même  plus  tôt),  oftre  à côté  de  nombreuses  imperfections  — manque  de 
perspective  et  d’air,  entassement  des  personnages,  incorrection  de  certaines 
figures  (par  exemple,  le  pasteur  debout  à côté  de  la  Vierge,  avec  son  bras 


L’Évanouissement  de  sainte  Catherine,  par  Sodoma. 
(Église  Saint-Dominique  à Sienne.) 


gauche  tout  de  travers),  — des  qualités  de  premier  ordre  : beauté  des  acteurs, 
fierté  des  chevaux  qui  hennissent. 

Au  Palais  public  de  Sienne,  Sodoma  peignit  à fresque  Saint  Victor  et 
Saint  Ansanus  ( 1 5 2g) . 

Sous  une  niche,  flanquée  d’élégants  pilastres  à grotesques  et  ornée,  dans  les 

— III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  dp 


E.  Müntz. 


53o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


angles,  de  Victoires,  saint  Ansanus  debout  verse  sur  des  hommes  agenouillés  le 
contenu  d’une  aiguière  (scène  de  baptême?).  Plus  loin,  saint  Victor,  presque 
un  adolescent,  à la  barbe  naissante  tirant  sur  le  brun,  armé  de  pied  en  cap,  saut 
les  jambes  et  les  bras  qui  sont  nus,  brandit  l’épée.  Ses  yeux  brillent  d’une  sainte 
flamme;  sa  physionomie  respire  à la  fois  l’énergie  et  la  douceur.  Dans  le  bas, 
des  génies  nus,  dont  l’un  tient  le  bouclier  du  saint,  offrent  des  figures  d’une 
grâce  parfaite,  dont  Sodoma  a très  certainement  emprunté  l’idée  à Raphaël, 

qui  en  avait  tiré  un  si 
brillant  parti  dans  la 
décoration  de  la  Cham- 
bre de  la  Signature. 

Rien  de  plus  noble 
que  l’invention , de 
plus  éblouissant  que  le 
coloris  de  ces  fresques. 
Des  figures  isolées , 
voilà  justement  ce  qu’il 
fallait  à Sodoma,  peu 
apte,  étant  donnée  l’in- 
cohérence de  son  es- 
prit, aux  grandes  com- 
positions d’histoire  ; 
là,  pendant  cet  effort 
qui  ne  dure  pas  trop 
longtemps,  il  peut  dé- 
ployer toutes  ses  sé- 
ductions, toutes  les  res- 
sources de  sa  palette, 
son  sentiment  de  la 
beauté,  l’éloquence  de 
ses  expressions.  On 
croyait  qu’il  excellait 
uniquement  dans  l’interprétation  des  grâces  de  la  femme  : dans  son  Saint 
Victor,  il  a créé  un  type  idéal  de  la  fierté  chevaleresque,  se  mêlant  à la  douceur 
du  guerrier  chrétien. 

Plus  bas,  en  retour,  sur  une  ligne  différente,  saint  Bernard  Tolomei  (i5q3) 
tient  dignement  sa  place  à côté  de  saint  Victor  et  de  saint  Ansanus. 

Les  dernières  années  de  Sodoma  furent  partagées  entre  Volterra,  où  il 
peignit,  pour  un  riche  seigneur  du  nom  de  Médicis,  la  Chute  de  Phaéton  (un 
tableau  représentant  le  même  sujet  figure  dans  l’inventaire  dressé  après  sa 
mort),  Pise,  Lucques,  où  l’abbé  des  Olivétains  lui  commanda  une  Madone 


SODOMA. 


oo  i 


pour  le  couvent  de  Porziano,  et  Piombino,  qui  le  compta,  deux  années  durant, 
parmi  ses  hôtes  : il  habita  cette  dernière  ville  en  1 53 7 et  en  1 538,  comblé 
d’honneurs  par  le  prince  Jacques,  cinquième  du  nom. 

Dans  le  Sacrifice  cT Abraham,  de  la  cathédrale  de  Pise  (iSqi-iSqa),  le 
patriarche , les  jambes 
nues,  le  torse  recouvert 
d’une  tunique  courte, 
du  plus  beau  bleu,  et 
d’un  manteau  rouge 
flottant,  la  barbe  on- 
doyante, le  front  haut, 
les  yeux  levés  au  ciel, 
le  geste  inspiré,  bran- 
dit le  glaive  ; devant 
lui,  Isaac  agenouillé, 
tout  nu  et  tout  trem- 
blant , les  bras  serrés 
contre  la  poitrine,  re- 
garde son  père  à la 
dérobée;  dans  les  airs, 
le  messager  céleste 
s’apprête,  par  un  mou- 
vement superbe,  à em- 
pêcher un  forfait  si 
horrible;  au  fond,  un 
bouquet  d’arbres  : telle 
est  la  composition. 

Tout  est  admirable 
dans  cette  grande  page  : 
et  la  sobriété  de  la 
composition  et  la  puis- 
sance dramatique , et 
la  pureté  du  dessin  et 
la  naïveté  des  expres- 
sions (l’Isaac  vaut  l’Eve 

peinte  a Sienne  pal  So-  Saint  Bernard  Tolomei,  par  Sodoma.  (Palais  public  de  Sienne.) 

doma,  ce  qui  n’est  pas 

peu  dire);  enfin  la  richesse  et  l’harmonie  du  coloris,  ce  bleu  vibrant  de  la 
tunique  formant  un  accord  si  sonore  avec  le  rouge  du  manteau  et  avec  les 
carnations,  d’une  délicatesse  exquise.  A la  suite  de  nos  victoires,  le  Sacrifice 
d’isaac  a figuré  pendant  quelques  années  au  Louvre.  Le  choix  qu  en  avait  fait 
Vivant-Denon  honore  le  goût  de  l’organisateur  de  cette  collection  sans  rivale 


532 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


qui  s’appelait  le  « Musée  Napoléon  ».  En  i8i5,  la  toile  reprit  sa  place  dans  la 
cathédrale  pisane. 

Une  autre  composition,  également  conservée  à la  cathédrale  de  Pise,  une 
Pietà,  composée  d’une  dizaine  de  figures,  montre  l’artiste  sous  un  jour  moins 
favorable  et  n’offre  plus  rien  de  la  fraîcheur  qui  caractérise  la  Descente  de  Croix 
de  l’Académie  de  Sienne;  elle  date  d’ailleurs  des  dernières  années  de  Sodoma. 

La  vieillesse  sied  mal  à certaines  natures  : ce  bouffon  devenu  morose,  peut- 
être  infirme,  converti  à la  gravité,  quelle  anomalie!  Il  eut  la  douleur  de  se  sur- 
vivre. La  gloire  de  Beccafumi  faisait  pâlir  la  sienne.  Pauvre  et  découragé,  il 
dut  chercher  un  asile  à l’hospice  de  Sienne,  où  la  mort  vint  enfin  le  prendre 
en  iSqç,  à l’âge  de  soixante-douze  ans1. 

Sodoma  laissa  après  lui  le  souvenir  d’un  talent  admirable,  d’un  talent 
auquel,  pour  briller  à côté  des  plus  grands,  il  n’a  manqué  que  l’élévation 
morale  et  un  peu  plus  de  conviction.  Tel  quel,  avec  toutes  ses  lacunes,  son 
œuvre  n’en  occupe  pas  moins  le  premier  rang,  entre  celui  de  Léonard  d’une 
part,  celui  du  Corrège  de  l’autre.  Où  chercher  le  secret  de  la  fascination 
qu’exercent  ses  peintures?  Avant  tout,  dans  son  coloris  si  suave  et  si  vibrant 
(le  maître  de  Verceil  l’emporte  sur  ses  confrères  milanais  par  la  franchise  et 
l’éclat  de  certains  tons,  notamment  les  bleus);  en  second  lieu,  dans  ses  figures 
si  belles,  si  poétiques,  si  touchantes. 

Personne  n’a  excellé  comme  lui  à rendre  la  grâce  féminine,  tour  à tour 
hardie,  comme  dans  les  courtisanes  de  Monte  Oliveto,  ou  chaste,  comme 
dans  la  Roxane  de  la  Parnésine,  l'Lve  de  l’Académie,  la  sainte  Catherine  de 
l’église  Saint-Dominique.  Je  dirai  plus  : Sodoma  a inventé  un  genre  de  beauté 
qui  lui  appartient  en  propre,  une  beauté  veloutée,  suave,  touchante  : les  yeux 
grands  et  langoureux,  le  nez  droit,  parfois  très  légèrement  retroussé,  de 
manière  à laisser  voir  la  naissance  des  narines,  la  bouche  petite,  avec  la 
lèvre  supérieure  dessinée  en  arc  et  très  développée,  le  menton  d’un  galbe 
incomparable.  Mais  la  fierté  du  guerrier  (Alexandre  le  Grand  ou  Saint  Victor) 
a également  trouvé  en  lui  un  interprète  inspiré. 


I.  Un  inventaire  ancien  mentionne  parmi  les  tableaux  de  Sodoma  : Une  Madone  (haute  de 
2 br.  1/2,  évaluée  i.5o  écus),  un  Numitor  condamnant  la  mère  de  Romains  et  de  Rémulus,  tableau 
en  longueur  (100  écus),  la  Chute  de  Phaéton  et  Daphné  changée  en  laurier  (i5o  écus  les  deux), 
une  Résurrection  (i25  écus);  six  portraits,  parmi  lesquels  ceux  de  Pandolfo  Pétrucci,  d’un 
Saracini  et  d’une  Toscani.  (Délia  Valle,  Lcttere  sanesi,  t.  III,  p.  267.  — Vasari,  t.  VI,  p.  38o.) 

La  gravure  de  Marc -Antoine,  le  Triomphe  après  la  Victoire  (Bartsch,  2i3;  Delaborde,  p.  203), 
semble  reproduire  une  composition  de  Sodoma. 

Dans  les  dernières  années,  de  nombreuses  peintures  ont  été  revendiquées  en  faveur  de  notre 
maître,  à la  gloire  duquel  ces  productions,  la  plupart  d’un  ordre  absolument  inférieur,  n’ajou- 
teraient pas  grand  chose.  On  me  dispensera  d’y  insister  ici.  Le  Musée  du  Louvre,  de  son  côté, 
continue  d’exposer  sous  le  nom  de  Sodoma  une  série  de  miniatures  revêtues  de  la  signature 
« Antonius  Vercellensis  » (n°s  89-93  du  catalogue  Reiset).  Or  il  est  manifeste  que  nous  avons 
affaire  à un  artiste  quelconque  de  Verceil  et  nullement  au  grand  Antonio  Bazzi. 


Etude  de  Figures,  par  Bal.  Peruzzi. 
Ancienne  collection  Lesoufaciié. 
(Musée  de  l’Ecole  des  Beaux-Arts.) 


i 


LES  PEINTRES  SIENNOIS. 


r o o 

5 oô 


Je  ne  crains  pas  de  le  proclamer  ici  : on  n’aura  rendu  justice  à ce  maître  que 
du  jour  où  on  l’aura  rangé  près  du  Corrège,  immédiatement  à côté  de  lui  : 
l’incomparable  suavité  de  son  style,  non  moins  que  les  lacunes  de  son  talent, 
font  de  lui  l’émule  de  celui  que  l’on  a appelé  le  peintre  des  Grâces. 

Autour  de  Sodoma  gravite  une  pléiade  de  maîtres  intéressants  plutôt  que 
brillants,  qui  s’efforcent  d’unir  à la  ferveur  des  anciens  Siennois  les  ressources 
de  mise  en  scène  dont  dispose  l’ère  nouvelle  (voy.  t.  II,  p.  688). 

Le  plus  âgé  parmi  eux,  Bernardino  Fungai  ( 1 460-1 5 1 P),  sacrifie  tour  à tour 
aux  enseignements  de  ses  prédécesseurs  siennois,  à ceux  des  Ombriens  et  à 
ceux  des  Florentins.  A la  recherche  de  la  beauté  dans  les  types  il  allie  un  vil 
sentiment  du  paysage.  Ses  compositions,  qui  ne  sortent  pas  du  cycle  religieux 
(le  Couronnement  de  la  Vierge,  dans  l’église  des  « Servi  »,  de  i5oo,  et  dans 


La  Vierge  au  Donateur,  par  Bald.  Peruzzi.  (Église  de  la  « Pace  » à Rome.) 


l’église  de  Fontegiusta;  la  Madone  avec  des  saints,  de  1 5 1 1 , dans  l’église  du 
« Carminé  »;  la  Madone  sur  un  trône,  à l’Académie  des  Beaux-Arts,  avec  la 
date  1 5 1 2,  etc.),  respirent  le  recueillement  et  témoignent  de  sérieuses  con- 
naissances techniques. 

Giacomo  Pacchiarotti  (né  en  1474,  mort  après  1 ?4< > ) s’est  surtout  fait 
connaître  par  sa  turbulence  (voy.  p.  57)'.  En  tant  que  peintre,  il  a subi 
les  influences  les  plus  diverses,  parmi  lesquelles  toutefois  celles  des  quattro- 
centistes  dominent.  Sa  Visitation,  à l’Académie  des  Beaux-Arts  de  Florence, 
frit  penser  à Dom.  Ghirlandajo  : c’est  une  composition  sans  air,  peuplée  de 
figures  sans  liberté  et  en  même  temps  sans  expression.  Le  motif  le  plus 
curieux  est  l’arc  de  triomphe  du  fond,  avec  ses  chevaux  qui  semblent  pro- 
céder du  fameux  quadrige  de  la  basilique  de  Saint-Marc  à Venise.  Son  Ascen- 
sion, à l’Académie  de  Sienne,  abonde  en  raccourcis  à la  fois  timides  et 
ambitieux,  sentant  leur  Melozzo  da  Forli  et  leur  Signorelli.  Quoique  très 


I.  Bibl.  : De  Angelis,  Elogio  storico  di  Giacomo  Pacchiarotti . Sienne,  1822. 


534 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


écrite,  cette  peinture  représente  une  collection  de  formules  plutôt  qu’elle  n’est 
une  page  vivante  ou  émue. 

Girolamo  del  Pacchia  (né  en  1477,  mort  vers  1 535),  qu’on  a souvent 
confondu  avec  Giacomo  Pacchiarotti,  procède  à la  fois  de  Fra  Bartolommeo, 
de  Sodoma  et  d’Andrea  del  Sarto.  Coloriste  habile  — il  avait  été  à bonne 
école,  — il  sait  également  faire  valoir  les  droits  du  sentiment  et  de  la  poésie. 
Plus  d’une  de  ses  compositions  respire  la  ferveur  ou  la  tendresse. 

Son  chef-d’œuvre,  les  fresques  de  l’oratoire  supérieur  de  la  confrérie  de 
Saint-Bernardin,  charme  par  la  sincérité,  non  moins  que  par  l’élégance.  L’Ange 

de  Y Annonciation , dans  un  encadrement  de  gro- 
tesques, est  une  figure  très  nourrie  et  cependant 
pleine  de  suavité.  La  Naissance  de  la  Vierge,  qui 
évoque  le  souvenir  de  la  fresque  d’Andrea  del  Sarto 
(voy.  p.  5o5),  abonde  en  motifs  séduisants,  en  jolis 
airs  de  tête;  dans  les  draperies  toutefois  la  recherche 
de  l’ampleur  confine  à la  lourdeur. 

A la  Pinacothèque  de  Munich,  le  Saint  Bernardin 
de  Pacchia  révèle,  malgré  sa  facture  encore  si  pré- 
cise, la  recherche  de  la  beauté  dans  les  têtes,  tandis 
que  la  Madone  tonne  comme  un  compromis  entre 
Raphaël  et  Sodoma. 

Baldassare  Peruzzi,  l’illustre  architecte  (voy.  p.  33 1 - 
SSq)',  s’est  conquis  comme  peintre  aussi  un  rang 
distingué.  Tributaire  au  début  de  Pinturicchio  et  de  Sodoma,  quelque  incon- 
ciliables que  paraissent  les  principes  de  ces  deux  maîtres,  il  compléta  son 
éducation  à Rome,  où  il  eut  plus  d’une  fois  l’honneur  de  travailler  aux  côtés 
de  son  ami  Raphaël  : dans  les  Stances  du  Vatican,  à la  Farnésine,  dans  l’église 
de  la  Pace.  Un  de  ses  premiers  ouvrages,  les  cartons  destinés  aux  mosaïques 
de  Santa  Croce  in  Gerusalemme  (i5o°),  révèle  déjà  cette  tendance  à la  miè- 
vrerie, qui  sera  comme  la  signature  du  maître.  Un  peu  plus  tard,  Peruzzi 
exécuta  les  trompe-l’œil  de  la  voûte  de  la  salle  de  la  Galatée,  à la  Farnésine, 
ainsi  que  la  perspective  peinte  de  la  grande  salle  de  l’étage  supérieur.  Parmi 
ses  autres  compositions  monumentales,  rappelons  encore  les  Scènes  de  l’Histoire 
romaine,  peintes  au  Capitole. 

Les  fresques  de  l’église  de  Santa  Maria  délia  Pace  nous  montrent  le  maître 
sous  son  jour  le  plus  brillant  : dans  la  Vierge  an  Donateur  de  la  chapelle  Ponzetti 
( 1 5 1 6),  il  semble  avoir  pris  à Léonard  son  sourire  attristé.  Nul  doute  que  ce 

1.  Bibl.  : Voy.  ci-dessus,  p.  33 1.  — Frizzoni,  Di  atcune  Opéré  cti  âisegno  da  rivendicarc  al 
loro  autore...  Baldassare  Périrai.  Rome,  1871  (extr.  du  Buonarroti).  — Le  même,  Artc  italiana 
del  Rinascimento,  p.  189-224. 


Portrait  de  Beccafumi. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


PERUZZI  ET  BECCAFUMI. 


535 


soit  à travers  Sodoma  que  l’influence  du  chef  de  l’École  lombarde  s’est  frayé 
un  chemin  jusqu’à  Peruzzi.  La  grâce  ici  n’exclut  pas  la  fermeté.  La  Présentation 
de  la  Vierge  au  temple,  peinte  dans  la  même  église,  est  moins  heureuse  : l’action 
principale  disparaît  derrière  toutes  sortes  de  motifs  parasites,  plutôt  cherchés  que 
trouvés;  disons  mieux,  l’action  ne  brille  que  par  sa  nullité.  Peruzzi  y a réuni 
et  des  personnages  au  type  plus  ou  moins  bizarre , étrangers  les  uns  aux 
autres,  et  des  chevaux,  et  surtout  une  collection  de  spécimens  d’architec- 
ture d’un  goût  douteux  (le 
palais  de  gauche  contient 
déjà  les  colonnes  à bos- 
sages, qui  se  développeront 

térieure  du  palais  Pitti). 

L’ Adoration  des  Mages,  à 
la  National  Gallery,  est  une 
composition  riche  de  peut- 
être  quarante  ou  cinquante 
figures,  et  qui  abonde  en 
motifs  hardis,  sinon  pitto- 
resques. On  a peine  à y re- 
connaître le  sage  et  pur  imi- 
tateur de  Raphaël.  Peruzzi, 
porté  par  son  tempérament 
à la  sobriété  et  à la  distinc- 
tion, a voulu  montrer  qu’il 
pouvait  à la  rigueur  dé- 
ployer de  la  fougue,  no- 
tamment dans  ses  chevaux, 
qui  semblent  procéder  de 
ceux  de  la  Bataille  de  Con- 
stantin. 

Un  des  retables  exécutés 
par  Peruzzi  pour  sa  patrie  adoptive,  Sienne,  Y Apparition  de  la  Vierge  à l’em- 
pereur Auguste  (église  de  Fontegiusta),  pèche  à la  lois  par  l’invention  et  par 
le  sentiment  : rien  de  moins  sympathique  que  ces  personnages  debout  les  uns 
à côté  des  autres  dans  les  attitudes  les  plus  guindées. 

Peruzzi,  qui  excellait  dans  la  peinture  des  décors  de  théâtre  (t.  Il,  p.  36), 
ainsi  que  dans  celle  des  façades,  n’a  créé  que  peu  de  tableaux  de  chevalet,  et 
encore  ceux-ci  ne  sont-ils  pas  des  plus  importants  : sa  Sainte  Famille  du  palais 
Pitti  manque  véritablement  trop  d’accent. 

Michelangelo  Ansclmi,  ou  Michel-Ange  de  Lucques  (iqgi-iSSq?),  s’inspire 


plus  tard  sur  la  façade  pos- 


Sainte  Catherine  recevant  les  stigmates,  par  Beccafumi. 
(Académie  de  Sienne.) 


536 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


également  de  Sodoma,  dont  il  combine  les  enseignements  avec  ceux  du 
Cortège,  voire  du  Parmesan.  Sa  Vierge  glorieuse,  du  Louvre,  a pour  elle  un 
coloris  relativement  nuancé,  varié  et  brillant,  sauf  dans  les  tons  rouges,  qui 
sont  trop  vifs,  mais  les  expressions  y sont  pauvres.  C’est  une  de  ces  pages 
faciles  et  déhanchées  dans  lesquelles  se  plaisaient  dès  lors  les  décadents. 

Le  dernier  représentant  émérite  de  l’Ecole  sicnnoise,  Domenico  Meccherino, 
surnommé  Beccatumi  ( r _j.86—  1 55 1 ),  à la  fois  peintre,  mosaïste,  graveur  et 
sculpteur,  doit  l’immortalité  à ses  cartons  pour  le  pavement  du  Dôme  de 
Sienne.  Disciple  des  Ombriens,  puis  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange,  dont  il 
étudia  les  œuvres  à Rome  même,  il  ne  dédaignait  pas  à l’occasion  de  s’in- 
spirer de  son  concitoyen  Sodoma.  Ses  intentions  sont  des  plus  louables  : dans 
ses  cartons  pour  le  pavement  (à  l’Académie  de  Sienne;  plusieurs  études  pré- 
paratoires à l’École  des  Beaux-Arts  de  Paris),  il  s’efforce  de  simplifier,  de 
résumer  l’action  en  deux  ou  trois  figures;  mais  ces  figures  n’ont  plus  la  vie 
immanente;  elles  sont  amples  jusqu’à  la  boursouflure.  Ailleurs,  dans  ses 
tableaux  de  chevalet  ( Suinte  Famille  du  palais  Pitti),  Beccafumi  imite  trop 
servilement  Raphaël.  Le  trait  commun  à la  plupart  de  ses  productions,  c’est 
la  rondeur,  pour  ne  pas  dire  la  banalité.  Rarement  il  a rencontré  une  note 
plus  émue,  plus  vibrante;  mais  alors  du  moins  il  s’est  élevé  très  haut,  comme 
dans  sa  Sainte  Catherine  recevant  les  stigmates,  à l’Académie  de  Sienne  : autant 
il  a mis  de  conviction  et  de  majesté  dans  les  deux  saints  qui  encadrent  la 
composition,  autant  il  a mis  de  ferveur,  d’élan,  dans  la  sainte  contemplant 
l’apparition  divine.  En  laveur  d’une  telle  page,  il  faut  savoir  faire  preuve 
d’indulgence. 


Médaillon  sculpté  sur  l’autel  de  sainte  Agathe. 
(Cathédrale  de  Vérone.) 


Les  Attributs  de  Diane,  par  le  Corrège.  (Couvent  de  Saint-Paul  à Parme.) 


CHAPITRE  V 

l’école  ombrienne.  — l’école  romaine  : jules  romain.  — les  écoles  de 

NAPLES,  DE  BOLOGNE  ET  DE  FERRARE.  GAROFALO  ET  DOSSO  DOSSI. 


’École  ombrienne,  telle  que  l’avait  constituée  le  Pérugin, 
ne  brillait  que  par  l’harmonie  du  coloris  — ses  beaux  tons 
de  miel  et  d’ambre  — et  le  sentimentalisme  '.  Elle  ignorait 
les  fortes  études,  les  conceptions  vigoureuses,  et  jusqu’à  la 
curiosité.  Tout  entière  aux  impressions  lyriques,  elle  dé- 
clina rapidement;  sa  douceur  dégénéra  en  mollesse,  en 
fadeur.  A peine,  de  loin  en  loin,  une  expression  émue,  un 
motif  pittoresque.  Les  archéologues  ont  forgé  le  mot  « archaïstique  » pour  dési- 
gner l’affectation  de  l’archaïsme  : de  même  le  terme  de  « péruginesque  » peut 
servir  à caractériser  le  groupe  des  épigones,  qui  vécut  avec  tant  d’indolence, 
jusque  vers  la  fin  du  siècle,  sur  le  patrimoine  que  lui  avait  légué  Pierre  Pérugin. 

Après  le  départ  de  Raphaël  pour  Florence,  puis  pour  Rome,  un  peintre  d’ori- 
gine espagnole  (d’où  son  surnom  de  « il  Spagna  »),  Giovanni  di  Pietro,  fut 
généralement  considéré  comme  le  plus  habile  des  élèves  du  Pérugin,  dont  il 
combina  les  enseignements  avec  ceux  de  Fiorenzo  di  Lorenzo  et  de  Raphaël. 

I.  Bibl.  : Passavant,  Raphaël  d’Urhin,  t.  I,  p.  472-488.  — Crowe  et  Cavalcaselle,  Histoire  de 
la  Peinture  en  Italie,  édit,  allem.,  t.  IV.  — Woermann,  Geschichtc  der  Malerei,  p.  247-2DO. 


E.  Miintz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


558 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Longtemps  fixé  à Pérouse,  Spagna,  se  sentant  trop  en  butte  à la  jalousie  de 
ses  confrères,  alla  s’établir  à Spolète,  où  il  vécut  jusque  vers  i53o\  Coloriste 
habile,  porté  aux  impressions  tendres,  parfois  doux  jusqu’à  en  être  insipide, 
il  ne  pouvait  manquer  d’être  apprécié  de  ses  concitoyens  ombriens  : les  ama- 
teurs de  Pérouse,  de  Spolète,  de  Todi,  de  Narni,  de  Trevi,  d’Assise,  et  même 
de  Rome,  firent  sans  cesse  appel  à son  pinceau. 

Le  système  de  la  collaboration  n’était  nulle  part  organisé  aussi  savamment 
que  dans  l’atelier  et  dans  l’entourage  du  Pérugin.  C’est  pourquoi,  dans  la 
masse  des  productions  attribuées  à Spagna,  la  critique  n’a  pas  encore  réussi  à 
déterminer  la  part  de  celui-ci  et  celle  de  ses  auxiliaires.  On  s’accorde  toutefois 
à lui  faire  honneur  d’une  série  de  tableaux  de  sainteté,  principalement  des 
Madones,  où  il  se  rapproche  de  Raphaël  par  la  douceur  des  types,  par  je  ne 
sais  quel  rayonnement  intérieur.  Au  Musée  de  Berlin,  on  a longtemps  exposé 
sous  le  nom  du  Sanzio  une  Adoration  des  Mages  (nu  i5o),  qui  a été  ensuite 
revendiquée  pour  Spagna,  et  finalement  retirée  de  la  galerie.  Au  Musée  du 
Louvre,  des  deux  tableaux  attribués  au  maître,  l’un,  une  Nativité  (n°  i 53q; 
anciens  nos  qo.3,  214),  d’un  faire  mou  et  plat,  avec  des  chairs  jaunes  et  roses, 
ne  saurait  provenir  que  de  sa  « bottega  ».  Quant  au  second,  une  Madone 
avec  l’Enfant  Jésus  (n"  i5qo;  anciens  nus  404,  292),  mi-péruginesque,  mi- 
raphaélesque,  c’est  une  de  ses  pages  les  plus  sincères  et  les  plus  tendres.  Mais 
il  ne  faut  lui  demander  ni  énergie,  ni  profondeur. 

Spagna  semble  ne  s’être  attaqué  qu’une  seule  fois  à Ja  mythologie,  et  il  n’a 
pas  précisément  cueilli  de  lauriers  dans  cette  tentative  : c’eût  cependant  été  le 
moment  ou  jamais!  Ne  lui  confia-t-on  pas  la  mission  flatteuse  de  peindre  les 
Muses  dans  une  des  salles  de  cette  villa  de  la  Magliana,  où  Raphaël  et  ses  élèves 
avaient  laissé  des  compositions  si  intéressantes!  Ses  fresques,  aujourd’hui 
exposées  au  Musée  du  Capitole,  ne  respirent  que  mièvrerie  et  pauvreté. 

Le  jugement  porté  sur  Spagna  par  Rio  sera  ratifié,  croyons-nous,  par  tous 
les  critiques  indépendants  : «Autant,  dit  l’auteur  de  Y Art  chrétien,  que 
l’on  peut  juger  de  ses  qualités  distinctives  par  le  petit  nombre  de  tableaux, 
plus  ou  moins  authentiques,  qui  restent  de  lui,  il  brilla  moins  par  la  fécondité 
que  par  la  pureté  de  son  imagination,  et  les  sujets  mystiques,  qui  formaient 
la  principale  tradition  de  l’Ecole  ombrienne,  étaient  bien  plus  de  sa  compétence 
que  les  sujets  dramatiques  ou  légendaires,  parce  que  les  premiers,  n’exigeant 
de  lui  aucuns  frais  d’invention,  il  pouvait  y reproduire,  avec  quelques  légères 
modifications,  l’ordonnance  et  les  types  de  son  maître...  » Passavant,  de  son 
côté,  déclare  que  Spagna,  « après  avoir  été  dans  sa  jeunesse  heureusement 
influencé  par  le  voisinage  de  Raphaël,  tomba,  vers  la  fin  de  sa  vie,  dans  une 
banale  imitation  de  ce  grand  maître,  et  perdit  presque  entièrement  le  cachet 
individuel  de  son  talent  ». 


1.  Voy.  YArchivio  storico  dell’  Artc,  1889,  p.  3i3-3i6. 


L'ÉCOLE  OMBRIENNE. 


539 


Eusebio  di  San  Giorgio,  qui  travailla  à Pérouse  de  i5oi  à 1627,  est  un  des 
privilégiés  sur  lesquels  certaine  École  moderne  accumule  ses  faveurs,  pareil 
à un  geai  qu’elle  parerait  de  toutes  les  plumes  d’un  paon.  Ce  que  nous  savons 
de  ses  travaux  est  peu  de  chose,  comme  on  en  jugera  par  le  résumé  ci-dessous; 
mais  ici  le  proverbe  — « on  ne  prête  qu’aux  riches  » — a tort.  On  verra  dans 
un  instant  avec  quelle  libéralité  ces  lacunes  ont  été  comblées! 

Le  premier  ouvrage  signé  et  daté  d’Eusebio  est  l 'Adoration  des  Mages,  con- 
servée à la  Pinacothèque  de  Pérouse  (i5o5  ou  i5o6)  : il  s’y  inspire  de  la 
manière  de  Pinturicchio.  En  1 5oy, 
dans  ses  fresques  du  couvent  de  San 
Damiano,  près  d’Assise,  Y Annoncia- 
tion et  Saint  François  en  extase,  il 
prend  pour  modèle  Raphaël.  Une 
autre  Adoration  des  Mages,  conservée 
dans  l’église  San  Pietro,  près  de  Pé- 
rouse (i5o8),  est  une  œuvre  molle 
et  fade,  d’une  touche  extrêmement 
lisse,  sans  accent  comme  sans  liberté, 
où  tout  est  cherché  et  rien  trouvé. 

L’artiste,  affirme-t-on,  se  relève  dans 
la  Sainte  Conversation  de  l’église  de 
Mattelica,  près  de  Fabriano  ( 1 5 1 2), 
et  s’y  rapproche  avec  plus  de  succès 
de  Raphaël. 

Voilà  pour  les  œuvres  authen- 
tiques d’Eusebio.  MM.  Crowe  et  Ca- 
valcaselle , qui  procèdent  toujours 
avec  tant  de  réserve,  ont  fait  un 
premier  pas  en  avant  en  revendi- 
quant naguère  en  sa  faveur  le  petit 
Saint  Sebastien  de  la  galerie  de  Ber- 
game.  M.  Morelli  ne  s’en  est  pas  tenu  là  : il  a ajouté  à l’actif  du  maître  une 
série  de  dessins  dans  lesquels  on  avait  jusqu’ici  cru  reconnaître  (et  avec  raison, 
à mon  avis)  la  main  de  Raphaël  : le  Saint  Martin  du  Musée  de  Francfort,  deux 
têtes  de  femmes,  du  Musée  de  Lille;  pour  ne  point  parler  de  la  bannière  de 
l’hôtel  de  ville  de  Città  di  Castello.  Je  me  suis  trop  souvent  expliqué  ici  sur  la 
méthode  conjecturale  (à  supposer  que  ces  deux  termes  ne  jurent  pas  l’un  avec 
l’autre!),  pour  discuter  à nouveau  des  tendances  qui  finiront  par  jeter  le 
discrédit  sur  l’histoire  de  l’art. 

Giannicola  di  Paolo,  surnommé  Manni  ou  Nanni,  de  Città  di  Pieve  (men- 
tionné pour  la  première  fois  en  1493,  mort  en  1044),  est  surtout  connu  pour 


54o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


ses  fresques  de  la  chapelle  du  « Cambio  »,  à Pérouse  (i5i5-i52g).  Les  figures 
y ont  une  certaine  grâce,  mais  manquent  de  force;  on  dirait  un  compromis 
entre  le  Pérugin  et  Raphaël. 

Plusieurs  des  tableaux  de  Manni  — entre  autres  une  Conversion  de  saint 
Thomas  — ornent  les  églises  et  la  Pinacothèque  de  Pérouse.  Au  Musée  du 
Louvre,  MM.  Crowe  et  Cavalcaselle  lui  font  honneur  d’une  Sainte  Famille 
(autrefois  attribuée  à l’Ingegno),  grande  machine  d’un  arrangement  facile,  mais 
dépourvue  d’originalité,  et  d’une  prédelle  représentant  Y Adoration  des  Mages,  le 
Baptême  dit  Christ  et  Y Assomption  de  la  Vierge.  Ces  trois  dernières  compositions 
frappent  par  un  groupement  touffu  et  pittoresque,  à la  façon  de  Pinturicchio, 
et  par  un  coloris  harmonieux,  qui  se  ressent  de  l’influence  de  Raphaël. 

Domenico  Alfani  (né  après  J 478,  inscrit  en  1 5 1 o au  collège  des  Peintres  de 
Pérouse,  mort  après  1 553)  avait  si  peu  d’imagination,  qu’en  i5o<3  il  fut  forcé 
de  demander  à Raphaël  de  composer  à son  intention  l’esquisse  de  la  Sainte 
Famille,  qui  se  trouve  aujourd’hui  à la  Pinacothèque  de  Pérouse  (en  1624,  il 
répéta  textuellement,  dans  un  autre  tableau  de  la  même  galerie,  la  figure  de 
l’Enfant  Jésus  inventée  par  son  ami).  Plus  tard  il  pria  Rosso  de  lui  fournir  le 
carton  d’une  Adoration  des  Mages,  qu’il  traduisit  également  en  couleurs.  Rien 
de  plus  mou  ni  de  plus  exsangue  que  le  coloris  de  cet  artiste,  qui  doit  le 
meilleur  de  sa  réputation  à l’amitié  dont  l’honorait  Raphaël. 

Il  est  moins  facile  de  définir  le  talent  et  le  rôle  de  Gerino  da  Pistoja,  qui 
travailla  aux  côtés  du  Pérugin  et  de  Pinturicchio.  Vasari  le  qualifie  de  « persona 
meschina  nelle  cose  dell’  arte  » ; il  ajoute  qu’il  produisait  avec  une  lenteur 
extrême.  Les  critiques  modernes,  au  contraire,  signalent  dans  ses  peintures 
quelques  traits  sympathiques,  et  vont  jusqu’à  lui  attribuer  la  célèbre  Cène  du 
couvent  de  Sant’  Onotrio  à Florence.  Les  églises  et  les  couvents  de  Borgo  San 
Sepolcro,  de  Pistoja,  de  Poggibonsi,  renferment  des  fresques  ou  des  tableaux 
de  Gerino  traités  dans  la  manière  ombrienne.  Un  des  derniers  ouvrages  de 
cet  artiste,  une  Madone  trônant  entre  des  saints,  au  Musée  des  Offices  ( 1 5 2 9) , 
témoigne  d’une  prompte  et  irrémédiable  décadence. 

Une  simple  mention  suffit  pour  nous  acquitter  vis-à-vis  d’une  série  d’autres 
peintres,  plus  médiocres  les  uns  que  les  autres  : Tiberio  d’Assisi  (signalé  pour 
la  dernière  fois  en  1624;  fresques  ou  tableaux  de  sainteté  à Trevi,  à Montefalco, 
à Assise);  — Sinibaldo  Ibi  (Madones  du  Dôme  de  Gubbio,  i5o7,  et  de  l’église  de 
Santa  Francesca  Romana,  à Rome,  1624;  Annonciation  de  la  Pinacothèque  de 
Pérouse,  1 5 2 8)  ; — Berto  di  Giovanni,  qui  peignit  la  prédelle  du  Couronnement  de 
la  Vierge,  commencé  par  Raphaël  pour  les  nonnes  du  couvent  de  Monteluce  à 
Pérouse;  — Giovanni  Battista  Caporali,  le  commentateur  de  Vitruve  (voy. 
p.  298). 


L’ÉCOLE  ROMAINE. 


54i 


Quant  à Andrea  Luigi  d’ Assise,  surnommé  1'  « Ingegno  »,  dont  Vasari  a 
longuement  célébré  le  talent,  c’est  une  nébuleuse  que  les  efforts  de  la  critique 
moderne  n’ont  pas  encore  réussi  à circonscrire,  à dégager.  MM.  Crowe  et 
Cavalcaselle  ne  sont  pas  éloignés  de  croire  qu’il  ne  forme  qu’une  seule  et 
même  personne  avec  Fiorenzo  di  Lorenzo.  Il  serait  téméraire,  dans  l’état  de  la 
science,  de  porter  un  jugement  sur  cet  artiste. 

Façonnée  et  organisée  par  Raphaël  et  Michel-Ange,  l’Fcole  romaine  ne 
pouvait  manquer  de  devenir  avant  tout,  comme  l’Fcole  florentine  dont  elle 
dérivait,  une  pépinière  de  dessinateurs.  A peine  si  de  loin  en  loin  l’indolent 
Sebastiano  del  Piombo  entrouvrait  à ses  regards  un  coin  du  ciel  vénitien. 
Une  étude  assidue  des  marbres  antiques,  jointe  à la  poursuite  des  effets  d’ana- 
tomie, ainsi  que  des  effets  dramatiques,  finit  par  produire  un  amalgame 
d’autant  plus  insipide  que  pas  un  d’entre  ces  lieutenants  d’Alexandre  n’avait 
assez  d’originalité  pour  renouveler  des  données  qui  eussent  pu  être  si  fécondes. 
Bien  plus,  et  c’est  là  un  phénomène  jusqu’ici  inexpliqué,  au  culte  de  la  beauté, 
qui  distinguait  au  souverain  degré  Raphaël,  succéda  chez  bon  nombre  de  ses 
élèves  le  culte  de  la  lourdeur  ou  de  la  vulgarité.  L’infériorité  du  talent  fit 
plus  ici  que  la  direction  première,  et  la  preuve  c’est  que  depuis  le  XVIe  siècle 
bien  des  peintres  ont  conquis  une  célébrité  de  bon  aloi  rien  qu’en  s’en  tenant 
aux  principes  professés  par  le  Sanzio.  On  a d’ailleurs  constaté  que  les  plus  inté- 
ressants d’entre  ses  disciples  directs  sont  les  étrangers  qui,  éduqués  dans 
d’autres  centres,  puis  attirés  à Rome  par  la  fascination  du  jeune  maître,  se 
sont  efforcés  de  combiner  ses  conseils  avec  les  traditions  qu’ils  avaient  puisées 
dans  leur  province  natale.  Ces  mélanges  provoquèrent  en  partie  les  évolutions 
auxquelles  la  peinture  italienne  doit  sa  variété  et  sa  richesse1. 

Dans  le  domaine  du  coloris,  le  trait  distinctif  de  l’Ecole  romaine,  c’est 
tantôt  une  gamme  tirant  sur  le  noir,  avec  des  tons  d’acier  bruni,  tantôt  une 
coloration  trop  claire,  avec  des  carnations  d’un  rouge  de  brique. 

Laissant  de  côté,  pour  le  moment,  une  série  d’adeptes  de  la  tradition 
raphaélesque,  que  nous  retrouverons  dans  d’autres  parties  de  notre  ouvrage  - — 
les  peintres  Andrea  Sabatini,  de  Salerne,  Timoteo  Viti,  Garofalo,  Innocenzo 
da  Imola,  Cesare  da  Sesto,  Gaudenzio  Ferrari,  Bernard  van  Orley,  etc.,  les 
graveurs  Marc-Antoine  Raimondi,  Marco  Dente,  Agostino  de  Venise,  etc.  • — 
nous  passerons  en  revue  ceux  des  artistes  qui  appartiennent  plus  spécialement 
a ce  que  l’on  appelle  l’Ecole  romaine. 

Le  Florentin  Giovanni  Francesco  Pcnni , surnommé  « il  Fattore  » 
(?  1496-  ? 1 536),  s’est  en  quelque  sorte  absorbé  dans  le  rayonnement  de  son 
maître.  Sa  collaboration  aux  Loges  du  Vatican,  aux  bordures  des  tapisseries, 
à la  Farnésine,  à la  salle  de  Constantin,  et  à différents  autres  travaux,  prit 

1.  Lübke,  Geschichte  clcr  lia],  Maîerei,  t.  II,  p.  3j5. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


542 


le  meilleur  de  ses  forces.  Parmi  ses  productions  originales  on  ne  peut  guère 
citer  que  le  Couronnement  de  la  Vierge,  qu’il  peignit  en  1 5 25  pour  le  cou- 
vent de  Monte  Luce,  près  de  Pérouse  (à  la  Pinacothèque  du  Vatican),  et 
encore  s’y  servit-il  des  esquisses  de  Raphaël  et  travailla-t-il  en  collaboration 

avec  Jules  Romain  ; puis  une  Madone  trônant  entre 
deux  saints,  à la  sacristie  de  la  basilique  du  Vatican, 
d’une  composition  noble,  mais  d’un  coloris  trop 
criard.  Cet  artiste  passa  ses  dernières  années  "à 
Naples,  où  il  propagea  les  enseignements  de  Ra- 
phaël, de  concert  avec  Polidoro  da  Caravaggio  et 
Andrea  Sabatini  (voy.  p.  24g). 


Vincenzo  de’  Tamagni,  de  San  Gimignano  (né 
en  1491,  mort  après  iSag),  l’élève  et  le  collabo- 
rateur de  Raphaël,  s’est  fait  une  spécialité  de  la 
peinture  des  façades.  Dans  le  « Borgo  » de  Rome, 
il  peignit,  près  du  palais  de  G.  B.  dell’ Aquila, 
Apollon,  les  neuf  Muses,  et  des  lions,  emblèmes  du 
pape  Léon  X.  On  trouvera  dans  Y Histoire  des  Peintres  de  Charles  Blanc  (Ecole 
romaine;  appendice)  la  description  de  plusieurs  autres  de  ses  compositions. 


Portrait  de  G.-F.  Penni. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


Polidoro  Caldara,  de  Caravaggio  en  Lombardie  (?  1494- 1 5q3),  doit  également 

sa  réputation  à des  peintures  de  façades.  Ses  débuts 
avaient  été  des  plus  humbles  : jusqu’à  l’âge  de  dix- 
huit  ans,  il  servit  comme  aide-maçon  attaché  à la 
construction  des  Loges  du  Vatican.  Stimulé  par  la 
vue  des  merveilles  enfantées  par  Jean  d’Udine,  et 
encouragé  par  les  jeunes  peintres  de  l’entourage  de 
Raphaël,  il  se  familiarisa  suffisamment  avec  la  tech- 
nique de  la  peinture  pour  que  le  maître  pût  lui 
confier  l’exécution  de  quelques-unes  des  fresques 
des  Loges. 

Associé  dans  la  suite  avec  le  Florentin  Maturino 
(mort  vers  1627),  il  adopta  pour  modèles  les  ca- 
maïeux de  Bald.  Peruzzi,  dont  il  compléta  les  ensei- 
gnements à l’aide  des  marbres  antiques;  bientôt  des 
palais,  presque  des  rues  entières,  se  couvrirent  de  grisailles,  soit  à fresque,  soit 
en  sgraffite,  dans  lesquelles  Polidoro  et  Maturino  évoquaient  les  souvenirs  du 
monde  classique  (Y  Histoire  de  Niobé,  le  Taureau  de  Phalaris,  Y Enlèvement  des 
Salines,  le  Triomphe  de  Camille,  etc.),  ou  bien  célébraient  l’Église  recevant 
l’hommage  de  tous  les  peuples,  y compris  les  Turcs,  qui  détruisent  le  tombeau 
de  Mahomet!  Ces  compositions  brillantes  ont  presque  toutes  disparu,  mais 


Portrait  de  Vinc.  Tamagni. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


PERINO  DEL  VAGA. 


54-3 


Vasari,  qui  nous  en  a conservé  l’analyse,  vante  la  richesse  d’imagination  qui 
y éclatait.  Mieux  partagées,  quelques-unes  des  fresques  exécutées,  pour  Fra 
Mariano  Fetti,  dans  l’église  San  Silvestro  di  Monte  Cavallo,  sont  parvenues 
jusqu’à  nous'.  On  constate,  notamment  dans  Y Histoire  de  sainte  Catherine , une 
conception  toute  nouvelle  du  paysage,  qui  inter- 
vient ici  comme  facteur  principal  et  non  plus  comme 
accessoire  (voy.  p.  458). 

Après  le  sac  de  Rome  et  la  mort  de  Maturino, 

Polidoro  se  rendit  à Naples,  puis  à Messine,  où  il 
fut  assassiné  par  un  de  ses  élèves. 

Dans  les  tableaux  de  sainteté  que  Polidoro  pei- 
gnit après  son  départ  de  Rome,  le  ferment  natu- 
raliste, propre  aux  artistes  lombards,  reprend  le  des- 
sus. A ses  yeux,  il  semble  (ainsi  que  le  déclare 
Burckhardt  au  sujet  du  Portement  de  Croix  du  Musée 
de  Naples)  que  la  vulgarité  soit  le  complément 
obligé  de  la  vigueur.  L’artiste  n’a  pas  été  plus  heu- 
reux dans  ses  tableaux  mythologiques  : sa  Psyché 
reçue  dans  l’Olympe  (au  Musée  du  Louvre)  est  une  composition  sautillante,  sans 
conviction,  peuplée  de  petites  figures  lourdes  et  mal  dessinées. 

Plus  fiivorisé  que  beaucoup  de  ses  condisciples,  Piero  Buonaccorsi  de  Flo- 
rence ou,  comme  on  l’appelle  d’ordinaire,  Pie- 
rino  ou  Perino  del  Vaga  (iqqg-iSqp),  a pu  créer 
un  œuvre  personnel.  Mais  son  principal  titre  de 
gloire  est  après  tout  sa  collaboration  aux  grandes 
pages  du  Sanzio. 

Après  les  débuts  les  plus  difficiles,  Perino,  qui 
avait  compté  successivement  pour  maîtres  Andrea 
dei  Ceri,  Rid.  Ghirlandajo  et  le  Vaga,  obtint  d’en- 
trer dans  l’atelier  de  Raphaël.  Également  familiarisé 
avec  la  peinture  à fresque  et  avec  l’exécution  des 
stucs,  tout  comme  son  collaborateur  Jean  d’Udine, 
le  jeune  Florentin  se  tailla  bientôt  une  place  à part 
dans  la  phalange  groupée  autour  du  maître.  Celui 
ci  le  chargea  de  peindre,  dans  les  Loges,  d’après  ses 
cartons,  le  Passage  du  Jourdain,  la  Prise  de  Jéricho,  Josné  arrêtant  le  soleil,  ainsi 
que  les  camaïeux  du  soubassement.  Perino  obtint  également  de  décorer  une 
partie  de  la  salle  des  Planètes. 

Le  sac  de  Rome  contraignit  Perino  à chercher  fortune  au  dehors.  Grâce  à la 

o 


Portrait  de  Perino  del  Vaga. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


Portrait  de  P.  da  Caravaggio. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


I.  Publiées  par  M.  Gnoli  : Archiviez  storico  dell’  Acte,  1891,  p.  116-126. 


544 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


recommandation  d’un  de  ses  amis,  le  docteur  Niccolô  de  Venise,  il  trouva  en 
Andrea  Doria  un  protecteur  qui  l’employa,  plusieurs  années  durant,  à la  déco- 
ration de  son  palais  de  Gênes.  Ses  fresques,  qui  ornent  le  vestibule  du  rez-de- 
chaussée,  la  loge  et  une  série  de  salles  du  premier  étage,  font  tour  à tour  défiler 
devant  nous  les  douze  capitaines  appartenant  à la  famille  Doria  (l’artiste  s’est 
efforcé,  mais  sans  succès,  de  convertir  des  portraits  en  figures  typiques),  Y His- 
toire d'Enée,  des  Scènes  de  l’Histoire  romaine,  Jupiter  foudroyant  les  géants,  les 
Amours  de  Jupiter,  Y Histoire  de  Psyché.  Un  rapprochement  entre  ces  compo- 
sitions et  celles  dont  Jules  Romain  orna  vers  la  même  époque  les  palais  de 
Mantoue  ne  tournerait  pas  à l’avantage  de  Perino  : si  son  coloris  rougeâtre  est 
aussi  dur  que  celui  de  son  ancien  condisciple,  pour  l’invention  et  l’expression 
son  infériorité  est  palpable;  ses  scènes  sont  artificielles,  sans  verve,  et  même 
sans  réalité;  le  raisonnement  et  la  volonté  y ont  plus  de  part  que  l’inspiration. 
Il  ne  reprend  sa  revanche  que  dans  les  peintures  de  petites  dimensions  et 
dans  les  ornements,  où  l’on  reconnaît  l’artiste  nourri  à l’école  de  Raphaël.  A 
cet  égard,  les  fresques  du  palais  Doria  mériteraient  d’être  enfin  convenablement 
reproduites  au  moyen  de  la  photographie. 

Avec  ce  travail  considérable  alternèrent  différentes  peintures  à fresque  ou  à 
l’huile  exécutées  pour  des  amateurs  génois,  les  cartons  d’une  Histoire  d’Enée, 
destinée  à être  traduite  en  tapisserie,  des  dessins  de  poupes  de  galères,  qui 
furent  sculptées  par  les  Florentins  Carota  et  Tasso,  des  étendards,  etc. 

De  retour  à Rome,  Perino  conquit  la  faveur  du  pape  Paul  III  et  des  Farnèse, 
qui  l'accablèrent  de  commandes  relevant  surtout  du  domaine  de  la  décora- 
tion. Il  devait  sans  relâche  composer  des  modèles  pour  les  brodeurs  et  les  cha- 
subliers;  les  statuaires,  les  stucateurs,  les  sculpteurs  en  bois,  les  tailleurs,  les 
doreurs,  ne  lui  laissaient  pas  un  instant  de  répit.  Il  se  vit  forcé  de  fournir  jus- 
qu’aux dessins  des  compositions  que  le  cardinal  Farnèse  se  proposait  de  faire 
graver  sur  cristal  de  roche  par  Giovanni  da  Castelbolognese  : le  Triomphe  de 
Bacchus  et  Thésée  combattant  les  Amazones  (au  Musée  du  Louvre).  Ajoutons  qu’il 
fit  preuve  dans  certains  de  ces  travaux  d’autant  de  goût  que  de  probité  profes- 
sionnelle : les  deux  dessins  du  Musée  du  Louvre  sont  d’un  fini  prodigieux.  Les 
stucs  de  la  Salle  royale  ne  méritent  pas  moins  d’estime  (voy.  ci-dessus,  p.  104). 

Plusieurs  cycles  de  peintures  prirent  naissance  à la  même  époque  : les  gri- 
sailles du  soubassement  de  la  Chambre  de  la  Signature,  les  fresques  du  château 
Saint-Ange,  illustrant  des  Scènes  de  l’Histoire  romaine,  différentes  compositions 
religieuses. 

Perino  s’attaquait  en  même  temps  aux  tableaux  d’autel  et  aux  tableaux  de 
chevalet;  mais  il  travaillait  trop  vite  pour  y créer  quelque  œuvre  transcen- 
dante. Si  nous  nous  attachons  à sa  Madone  entourée  de  saints,  de  la  cathédrale 
de  Pise,  nous  n’y  découvrons  qu’une  peinture  froide  et  banale,  avec  des  rémi- 
niscences — bien  affaiblies  — de  Raphaël.  J’ajouterai,  à la  décharge  de  Perino, 
que  ce  tableau  a été  terminé  par  Giov.  Ant.  Sogliani. 


JEAN  D’UDINE. 


545 


Usé  par  le  travail  non  moins  que  par  le  plaisir,  Perino  del  Vaga  mourut  à la 
fleur  de  l’âge  : il  ne  comptait  que  quarante-sept  ans. 

Son  principal  élève  fut  Girolamo  Siciolante  de  Sermoneta. 

L’élément  purement  décoratif  était  représenté  dans  l’atelier  de  Raphaël  par 
Giovanni  de’  Ricamatori  (ou  di  Nanni),  plus  connu  sous  le  nom  de  Jean 
d’Udine  (1487-1564 ‘).  Ge  maître  rare  et  exquis  semble  avoir  résidé  jusqu’en 
i5o8  dans  sa  ville  natale.  Il  reçut  ensuite  à Venise  — c’est  Vasari  qui  l’affirme 
— les  leçons  de  Giorgione.  Ayant  tenté  la  fortune  à Rome,  il  fut  rapidement 
distingué  par  Raphaël,  qui  l’employa  et  à peindre  des  ornements  et  à modeler 
des  stucs  (voy.  t.  II,  p.  461).  Il  y acquit  une  extrême 
virtuosité  et  réussit  comme  pas  un  à marier  aux  lor- 
nmles  classiques,  aux  grotesques,  les  motils  tirés 
de  la  nature.  Autant  il  savait  mettre  de  pondération, 
d’harmonie,  d’ingéniosité,  dans  l’ordonnance  de  ses 
grands  panneaux,  autant  il  apportait  de  scrupules 
dans  le  rendu  de  ces  oiseaux,  de  ces  fleurs,  de  ces 
insectes,  pour  lesquels  il  professait  tout  l’amour  d’un 
zoologiste  ou  d’un  botaniste  ; la  sincérité  de  sa 
vision  ou  la  précision  de  son  rendu  eussent  pu  faire 
envie  à un  Flamand.  Au  Vatican,  les  ornements  des 
Loges  et  de  la  salle  des  Pontiles  proclament  la  ri- 
chesse de  son  imagination  et  la  sûreté  de  son  goût. 

La  Farnésine  et  la  villa  Madame  lui  doivent  égale- 
ment quelques-uns  de  leui's  ornements  les  plus  élé- 
gants. Raphaël  l’employa  en  outre  à peindre  des  accessoires  dans  plusieurs  de 
ses  propres  compositions  : les  oiseaux  qui  se  promènent  au  premier  plan  de  la 
Pêche  miraculeuse,  les  instruments  de  musique  de  la  Sainte  Cécile,  etc.  Léon  X 
enfin  lui  commanda  les  cartons  d’une  suite  de  tapisseries  : les  Enfants  jouant. 

Après  la  mort  de  Léon  X,  Jean  d’Udine  rentra  dans  sa  patrie;  mais,  aussitôt 
après  l’avènement  de  Clément  VII,  il  regagna  la  Ville  éternelle,  où  il  reçut  du 
nouveau  pape  de  nombreux  témoignages  de  faveur.  De  1624  à 1 534,  nous 
trouvons  régulièrement  occupé,  sauf  pendant  un  voyage  à Udine  en  1027,  à 
peindi'e  pour  la  cour  pontificale  des  bannières,  des  étendards,  des  flammes  de 
trompettes,  des  baldaquins.  11  restaura  en  outre  la  mosaïque  absidale  de  la  basi- 
lique de  Saint-Pierre,  orna  de  peintures  ou  de  stucs  le  palais  des  Médicis  à Flo- 
rence, ainsi  que  la  chapelle  de  Michel-Ange  et  la  bibliothèque  Laurentienne. 

1.  Bibl.  : Maniago,  Storia  dette  belle  Arti  friulane.  Udine,  i823.  — Franceschini,  Elogio  di 
Giovanni  Nanni  detto  da  Udine.  (Venise,  s.  d.)  — Milanesi  et  Pini,  la  Scrittura  di  Arlisti  italiani, 
n°  172.  — Milanesi,  les  Correspondants  de  Michel-Ange,  p.  io5.  — Nous  manquons  encore  d’une 
monographie  de  l’œuvre  de  Jean  d’Udine.  Le  sujet  est  à signaler  à l’un  ou  l’autre  des  jeunes 
savants  allemands  qui  se  sont  voués  à l’étude  de  l’art  italien. 

69 


Portrait  de  Jean  d’Udine. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


E.  Müntz.  — 111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


546 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


La  mort  Je  Clément  YII  lui  fit  reprendre  une  seconde  fois  le  chemin 
d’Udine.  Désormais,  pendant  une  période  d’environ  quinze  ans,  il  travailla 
soit  dans  cette  ville,  soit  à Cividale,  soit  à Venise,  composant  des  projets  de 
décoration  ou  des  plans  d’édifices,  peignant  des  vues  ou  des  ornements. 
Après  diverses  apparitions  faites  à Rome  en  1648,  en  i55o,  a l’occasion  du 
jubilé,  en  1 555,  il  s’y  fixa  derechef  en  i56o,  pour  terminer  la  dernière  des 
Loges  du  Vatican.  Il  y mourut  en  1664  et  fut  enterré  au  Panthéon,  à c-ôté 
de  son  maître  Raphaël. 

Jean  d’Udine  ne  se  plaisait  qu’aux  compositions  décoratives.  A peine  si  l’on 
peut  citer  de  lui  un  tableau  de  chevalet  (une  nature  morte,  avec  un  vase  de 
fleurs,  signé  et  daté  de  1 555,  se  trouve  à Naples,  dans  la  collection  Federici). 

Le  Ferrarais  Bartolommeo  Ramenghi  da  Bagnacavallo  (1484-1542),  qui 
avait  lait  ses  premières  armes  à Bologne  dans  l’atelier  de  Francesco  Francia,  tra- 
vailla sous  la  direction  de  Raphaël  juste  assez  longtemps  pour  s’assimiler  ses 
principes,  sans  abdiquer  son  autonomie;  il  se  perfectionna  ensuite  au  contact  de 
Dosso.  C’est  un  coloriste  vigoureux,  comme  le  prouvent  ses  peintures  de  Bolo- 
gne, et  surtout  sa  Vierge  glorieuse  adorée  par  quatre  saints,  du  Musée  de  Dresde, 
ses  Saint  Pet  roui  us,  Saint  Louis  et  Sainte  Agnès,  du  Musée  de  Berlin.  Le  tableau 
de  Dresde  se  distingue  par  une  chaleur  de  ton  presque  vénitienne.  L’artiste  a 
été  moins  heureux  dans  sa  petite  Circoncision  du  Louvre,  où  il  s’est  inspiré, 
très  librement  d’ailleurs,  d’une  des  tapisseries  de  Y Histoire  du  Christ,  composées 
par  les  élèves  de  Raphaël.  Le  faire  y est  dur  et  sec,  les  figurines  lourdes  : on 
dirait  une  esquisse  ou  un  carton  plutôt  qu’un  tableau. 

Girolamo  Genga  d’Urbin  ( 1 476—  1 55 1 ) s’est  fait  un  nom  comme  architecte 
(voy.  p.  254,  845)  et  comme  peintre.  D’abord  élève  de  Signorelli,  puis  du 
Pérugin,  il  se  rangea  en  fin  de  compte  sous  la  bannière  de  son  compatriote 
Raphaël.  Il  ne  semble  pas  s’être  élevé  très  haut,  du  moins  si  nous  en  jugeons 
par  sa  Sainte  Conversation  du  Musée  de  Brera  (l’étude,  avec  les  figures  nues,  se 
trouve  au  Musée  du  Louvre)  : ce  tableau  donne  la  plus  triste  idée  de  son 
talent;  les  figures  sont  monotones,  presque  puériles;  la  composition  confine 
au  grotesque. 

J’ai  réservé  pour  la  fin  de  cette  étude  le  plus  marquant  parmi  les  disciples  et 
collaborateurs  de  Raphaël,  son  bras  droit  : Jules  Romain,  ou,  pour  l’appeler 
de  son  vrai  nom,  Giulio  Pippi  de’  Jannuzzi 1 (1482-1546).  L’existence  de 
ce  maître  est  double,  même  à ne  tenir  compte  que  de  son  activité  comme 
peintre  (sur  l’architecte  voy.  ci-dessus,  p.  3q5)  : une  moitié  a été  consacrée  à 
Rome,  l’autre  à Mantoue. 

1.  Bibl.  : D’Arco,  Istoria  delta  vita  e dette  opéré  di  Giulio  Pippi  Rowano.  2°  édit.  Mantoue, 
1842.  — Gennarelli  et  Mazio,  il  Saggiatore,  t.  I,  1844.  — Arcbivio  slorico  dell’  Arte,  1888, 
p.  447-45o. 


JULES  ROMAIN. 


547 


En  tant  que  collaborateur  de  Raphaël,  Jules  Romain  prit  part  à l’exécution 
des  fresques  de  la  Stance  d ’Héliodore,  de  celle  de  Y Incendie  du  Bourg  et  surtout 
de  celle  de  Constantin;  il  travailla  également  aux  Loges,  à la  Farnésine,  et  mit 
la  main  à une  infinité  de  tableaux  de  chevalet,  signés  du  nom  de  son  maître. 

Entre  temps,  il  produisait  pour  son  propre  compte,  fournissant  au  cardinal 
Jules  de  Médicis,  le  futur  Clément  VII,  les  plans  et  le  détail  des  décorations  de 
la  villa  Madame,  où  il  peignit  entre  autres  un  Polyphénie  gigantesque,  et  à 
Bald.  Turini  les  plans  de  sa  villa  du  Janicule  (aujourd’hui  villa  Lante),  qu’il 
orna  des  portraits  de  Raphaël,  de  la  Fornarine,  etc.  (restés  en  place,  mais 
fort  endommagés)  et  de  Scènes  de  l’Histoire  romaine  (au  palais  Borghèse). 

Le  coup  de  foudre  qui  privait  l’Ecole  romaine  de 
son  chef  et  l’Italie  de  son  plus  grand  peintre  ne  pou- 
vait manquer  de  disperser  la  colonie,  je  devrais  dire 
la  famille  groupée  autour  de  Raphaël  et  retenue  par 
les  liens  de  l’affection  plus  encore  que  par  ceux  de 
communes  aspirations  artistiques.  Le  parti  ennemi, 
inspiré  par  Michel-Ange  et  dirigé  officiellement  par 
Sebastiano  del  Piombo,  se  crut  sûr  du  triomphe  et 
laissa  éclater  une  joie,  indécente  à coup  sûr,  mais 
singulièrement  prématurée.  On  sait  en  effet  aujour- 
d’hui, grâce  surtout  aux  ingénieuses  déductions 
d’Antoine  Springer1,  avec  quelle  opiniâtreté  Léon  X 
résista  aux  obsessions  des  alliés  et  défendit  les  héri- 
tiers intellectuels  de  Raphaël. 

L’achèvement  des  fresques  de  la  salle  de  Constan- 
tin occupa  Jules  Romain  et  son  collaborateur  G.  F.  Penni  jusqu’en  i52q. 
A ce  moment,  la  publication  des  fameuses  estampes  I Modi  ( les  Postures'),  que 
Marc-Antoine  avait  gravées  d’après  les  dessins  de  Jules,  obligea  celui-ci  à 
chercher  un  refuge  à Mantoue,  où  son  ami  le  comte  Bal.  Castiglione  lui  mé- 
nagea un  accueil  excellent  (voy.  p.  266),  tandis  que  son  complice,  le  graveur, 
était  jeté  en  prison  par  ordre  de  Clément  VII2. 

Dans  sa  nouvelle  patrie,  Jules  Romain  subit,  il  serait  inutile  de  chercher  à 
le  nier,  l’ascendant  de  Mantegna  : il  lui  prit  son  goût  pour  les  raccourcis,  sa 
fermeté  et,  prononçons  le  mot,  sa  dureté;  sur  le  plafond  de  la  salle  des  Géants, 
il  alla  jusqu’à  l’imiter  directement  : le  centre  de  la  voûte,  avec  ses  colonnes  et 
ses  balustrades,  sur  lesquelles  sont  accoudés  des  personnages,  procède  en  droite 
ligne  du  fameux  plafond  de  la  « Caméra  degli  Sposi  » (t.  II,  p.  5çr). 
L’exemple  du  fondateur  de  l’École  mantouane  le  fortifia  encore,  si  possible, 
dans  son  goût  pour  l’archéologie  : non  content  de  former  une  collection  de 


Portrait  de  Bagnacavallo. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


1.  Raffael  nnd  Michel  Angeto.  Cf.  mon  Raplmcl , p.  447-448. 

2.  Voy.  le  Marc-Antoine  Raimondi  du  comte  Delaborde,  p.  02-07,  288-24^. 


5j8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


médailles,  il  prodigua  les  détails  de  costumes,  d’armement,  de  mobilier,  inspirés 
de  l’antiquité,  pour  ne  point  parler  des  types  ou  des  arrangements  de  dra- 
peries. Une  des  frises  en  stuc  du  palais  du  Té  forme  une  imitation  des  bas- 
reliefs  de  la  colonne  Trajane.  Ce  n’était  que  de  loin  en  loin  que  des 
festons  égayés  par  des  Amours,  du  genre  de  ceux  de  la  Farnésine  ou  de  ceux 
du  couvent  de  Saint-Paul  à Parme,  un  des  chefs-d’œuvre  du  Corrège,  venaient 
jeter  une  note  plus  fraîche  dans  ces  compositions  trop  savantes. 

Au  palais  du  Té  (voy.  p.  268  et  3q5),  Jules  Romain  connut  le  rare  privilège 
d’être  à la  fois  l’architecte  et  le  décorateur  du  monument.  Il  y mit  en  œuvre 
les  divers  procédés  en  honneur  dans  l’atelier  de  Raphaël  : la  peinture  à l’huile 

et  à fresque,  les  ornements  en  stuc  (exécutés  par  le 
Primatice  et  J.  R.  Mantovano).  Plusieurs  cycles,  la 
plupart  peints  par  ses  élèves,  Benedetto  Pagni,  Ri- 
naldo  Mantovano,  etc.,  d’après  les  cartons,  certaine- 
ment très  précis,  qu’il  leur  fournissait,  nous  initient 
au  travail  de  cette  imagination  fougueuse  et  déré- 
glée. Ce  sont  principalement  : la  salle  des  Chevaux 
(gravée  p.  269  ; quel  supplice  pour  un  tel  esprit 
que  d’être  forcé  de  représenter  au  repos  l’animal  le 
plus  fougueux  de  la  création  !),  la  salle  de  Psyché, 
la  salle  des  Géants  (1 532-1 53q),  la  salle  de  David 
(i533-i53q). 

Dans  le  mythe  de  Psyché,  Jules  Romain  n’a  vu  que 
le  côté  terrible,  effrayant,  un  prétexte  à prodiguer  des 
géants  (c’est  ici  qu’ils  font  leur  apparition),  Poly- 
phénie, Cerbère,  des  dragons,  des  monstres  de  toute  sorte  h Son  imagination 
divague  et  il  11’essaye  même  pas  de  la  faire  rentrer  dans  les  limites  de  la  raison. 
Parfois  son  style  devient  ampoulé,  boursouflé,  déclamatoire,  un  vrai  style  de 
pompier.  Avec  de  telles  préoccupations,  ce  mythe  exquis  ne  pouvait  que 
perdre  toute  délicatesse  et  tout  intérêt.  La  tendance  à la  lubricité,  qui  avait 
valu  à l’artiste  romain  d’être  banni  de  sa  ville  natale,  s’étale  également  ici  au 
grand  jour.  C’est  là  un  trait  nouveau  dans  l’histoire  de  l’art  italien  : les  Pri- 
mitifs avaient  pu  pécher  contre  la  décence  par  naïveté,  les  cinquecentistes 
la  battent  en  brèche  de  propos  délibéré,  avec  cynisme.  L’histoire  de  Pasiphaé 
n’a  plus  de  détail  qui  effraye  un  Jules  Romain. 

La  salle  des  Géants,  de  dimensions  moyennes,  malgré  son  titre,  retrace  la 
victoire  des  Dieux  sur  les  Titans  (voy.  p.  100).  L’effet  est  étrange,  effrayant  : 
c’est  quelque  chose  comme  le  chaos  en  peinture.  Le  contraste  entre  les  Dieux 
qui  trônent,  calmes,  quoique  glacés  d’horreur,  et  les  Géants,  aux  formes  colos- 


Portrait  de  Jules  Romain. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


1.  Notre  planche  hors  texte,  dont  la  légende  doit  être  modifiée,  contient  une  étude  de  la 
main  de  Jules  Romain  pour  Psyclx  ravissant  Veau  du  Styx. 


Composition  allégorique  attribuée  à Jules  Romain.  (Musée  des  Offices.) 


JULES  ROMAIN. 


549 


sales,  au  masque  bestial,  atteint  à une  rare  puissance.  L’auteur  n’a  reculé 
devant  aucun  moyen  d’expression  : architraves  et  briques  qui  tombent,  têtes 
écrasées  entre  deux  rochers.  De  même  aussi  il  a rompu  avec  les  règles  de  la 
décoration,  foulant  aux  pieds  toute  foi  et  toute  loi,  n’écoutant  que  sa  fan- 
taisie. Pour  produire  un  chef-d’œuvre,  il  11e  lui  a manqué  que  plus  de  convic- 
tion ou  plus  de  verve  : ses  têtes  sont  vides,  alors  qu’elles  ne  sont  pas  vulgaires 
ou  niaises.  Mais  ici  l’insuffisance  de  l’expression  tient  peut-être  à l’intervention 
de  Rinaldo  Mantovano,  qui  traduisit  sur  le  mur  les  cartons  de  son  maître  h 

Au  palais  ducal  de  Mantoue,  une  longue  série  de  fresques,  exécutées  soit 
par  le  maître,  soit  sous  sa  direction,  les  Signes  du  Zodiaque,  Y Histoire  de  Diane, 
la  Guerre  de  Troie  ( 1 53y- 1 538),  révèlent  toute  la 
richesse  de  son  imagination,  toute  son  entente 
des  effets  imprévus  : quoi  de  plus  saisissant  que 
le  contraste  entre  le  char  du  soleil  qui  disparaît 
et  celui  de  la  lune  qui  monte  à l’horizon  (Tie- 
polo  ne  se  serait-il  pas  inspiré  de  ce  motif  dans 
ses  fresques  du  palais  Labia  ?)  ! Les  raccourcis 
hardis,  les  chevaux  fougueux,  les  oppositions  in- 
cessantes, proclament  que  nous  avons  affaire  à 
un  peintre  de  race,  mais  à un  peintre  qui  ne  se 
sent  à l’aise  que  dans  l’épopée  ou  le  drame! 

Aux  fresques  firent  pendant  les  cartons  de  tapis- 
series : aucun  artiste  du  xvL  siècle  n’en  a produit 
autant  ni  d’aussi  populaires  que  Jules  Romain  : 

Y Histoire  de  Scipion  (Musée  du  Louvre  et  ancienne 
collection  de  Chavagnac),  les  Fruits  de  la  Guerre, 

Y Histoire  de  Romulus  et  de  Rémus.  Partout  se  fait  jour  le  goût  du  colossal  et  la 
recherche  du  mouvement;  lorsque  l’artiste  parvient,  par  exception,  à se  res- 
saisir, il  crée  des  pages  qui  ont  véritablement  de  l’allure  h 

Les  tableaux  de  chevalet  de  Jules  Romain  ne  sont  pas  moins  nombreux  que 
ses  fresques  ou  ses  cartons  de  tapisseries.  Ses  compositions  religieuses  ont 
parfois  de  l’éclat,  mais  rarement  de  la  sincérité  ; telles  sont  : la  Vierge  avec 
l’Enfant  Jésus  et  le  petit  saint  Jean-Baptiste , à la  sacristie  du  Vatican,  la  Vierge 
au  lépard,  au  palais  Pitti,  la  Vierge  à la  chatte,  au  Musée  de  Naples,  la  Vierge 
au  bassin,  au  Musée  de  Dresde,  la  Flagellation , dans  l’église  Sainte -Praxède 
à Rome,  la  Lapidation  de  saint  Etienne,  dans  l’église  de  ce  nom  à Gênes,  etc.7'. 


Portrait  de  Jules  Romain. 
Par  lui-même. 
(Musée  des  Offices.) 


1.  Gaye,  Carteggio,  t.  II,  p.  2.55.  La  tête  d’Andreasi  Gonzague,  dans  la  statue  funéraire  de 
l’église  Sant’  Andrea  de  Mantoue,  modelée,  affirme-t-on,  d’après  le  dessin  de  Jules  Romain, 
offre  le  même  type  que  ces  peintures  : le  nez  droit  et  fort,  la  barbe  épaisse,  le  regard  quelque 
peu  hébété  (Photographie  Alinari,  n°  8655). 

2.  Voy.  mon  Histoire  de  la  Tapisserie  en  Italie , p.  3 1 -33. 

3.  Vasari  constate  avec  beaucoup  de  sagacité  que  les  esquisses  de  Jules  Romain  sont  supé- 


55o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


La  Nativité,  du  Louvre,  avec  ses  figures  gigantesques,  dures  et  impersonnelles, 
se  recommande  par  son  coloris  très  poussé  et  sa  recherche  du  clair-obscur; 
mais,  comme  beaucoup  de  tableaux  du  maître,  elle  manque  d’air. 

L’absence  de  sentiment  et  de  recueillement  choque  moins  dans  les  tableaux 
mythologiques  : la  Danse  des  Muses,  au  palais  Pitti,  Y Enfance  de  Jupiter,  à la 
National  Gallery,  Vénus  et  Vulcain,  le  Triomphe  de  Titus  et  de  Vespasien,  tous 
deux  au  Louvre,  etc.  La  dernière  de  ces  compositions  est  un  excellent  morceau 
de  peinture  : souple,  chaud,  véritablement  inspiré;  on  dirait  qu’un  rayon  du 
soleil  de  Venise  est  tombé  sur  la  toile. 

Jules  Romain  a également  peint  des  portraits.  Celui  qui  figure  au  Louvre 
a longtemps  passé  pour  reproduire  sa  propre  image;  mais  dans  les  dernières 
années  on  a émis  l’hypothèse  qu’elle  représentait  l’illustre  anatomiste  André 
Vésale.  Le  véritable  portrait  de  l’artiste  par  lui-même  se  trouve  au  Musée  des 
Offices,  qui  possède  en  outre  le  portrait  du  cardinal  Accolti. 

Les  contemporains  sont  unanimes  à célébrer  l’affabilité,  la  jovialité,  la 
courtoisie  de  Jules  Romain  : c’était,  ici  encore,  le  vrai  disciple  de  Raphaël.  Ce 
fut  en  toute  sincérité  que,  lors  de  sa  mort  prématurée,  le  cardinal  Hercule  de 
Gonzague  écrivit  ces  lignes  touchantes  : « Nous  avons  perdu  notre  Jules  Ro- 
main; j’en  ai  ressenti  tant  de  douleur  qu’il  me  semble  en  vérité  avoir  perdu 
la  main  droite1. 

La  critique  moderne  n’a  pas  fait  preuve  de  tendresse  à l’égard  de  Jules  Ro- 
main. Rio  le  qualifia  de  « nom  sinistre  ».  Burckhardt  déclare  que,  somme 
toute,  son  activité  a été  des  plus  nuisibles,  que  l’indifférence  avec  laquelle 
il  utilisait  les  formules  empruntées  à Raphaël  et  à Michel-Ange  en  vue  de 
toutes  sortes  d’effets  superficiels,  fut  le  premier  grand  exemple  d’une  peinture 
décorative  vide  de  sens  et  d’âme. 

En  réalité,  l’héritier  de  Raphaël  est  un  artiste  considérable,  aux  conceptions 
élevées,  parfois  véritablement  épiques,  au  style  grave,  fier  et  puissant,  lorsque 
la  facilité  ou  la  brutalité,  ces  deux  écueils,  ne  le  font  pas  échouer.  Assurément, 
la  volonté  a plus  de  part  à ses  créations  que  l’inspiration,  et  la  dureté  de  son 
coloris  accentue  encore  ce  qu’il  y a de  voulu  dans  sa  manière.  Mais  ces  défauts 
ne  doivent  pas  faire  oublier  la  grande  tournure  de  beaucoup  de  ses  figures,  son 
entente  des  effets  dramatiques,  son  dessin  souvent  véritablement  héroïque. 

Jules  Romain  fit  école  à Mantoue  : on  cite  parmi  ses  élèves  ou  imitateurs  le 
Primatice,  Rinaldo  Mantovano,  Benedetto  Pagni  de  Pescia,  Luca  Scaletti  de 
Faenza,  surnommé  Figurino,  Cristofano  Lombardino,  Dont.  Bertani,  Gian  del’ 
Lione,  Gitdio  Clovio,  le  miniaturiste,  Raffaello  dal  Colle,  de  Borgo  San  Sepol- 

rieures  à ses  peintures;  elles  ont  une  vivacité,  une  fierté  et  un  « affetto  » qui  manquent  à celles- 
ci  (voy.  p.  q.65). 

i.  Çaye,  Carteggio,  t.  II,  p.  5oi. 


DANIEL  DE  VOLTERRA. 


55 1 


cro,  Ippolito  Costa  (i5oi-i56i),  Ippolito  Andreani  (1548-1608),  Fermo  Ghi- 
sonij  et  tout  un  essaim  d’habiles  graveurs  (voy.  p.  269).  Son  classicisme  se 
greffant  sur  la  tradition  qu’avait  laissée  Mantegna,  on  devine  quelle  dureté  et 
quelle  sécheresse  se  seraient  introduites  dans  les  productions  mantouanes  si, 
de  temps  en  temps,  l’apparition  d’un  peintre  lombard  ou  vénitien  n’était  venue 
les  tempérer. 

Le  mieux  doué  de  ces  artistes,  Rinaldo  (son  nom  de  famille  aurait  été, 
d’après  Bertolotti,  Bazin),  prit  une  grande  part,  comme  nous  l’avons  vu,  à 
l’exécution  des  fresques  du  palais  du  Té.  Ses  productions  personnelles  (la 
Madone  avec  des  saints , au  Musée  de  Brera)  révèlent  l’influence  de  Raphaël 
autant  que  celle  de  Jules  Romain.  Dans  les  tapis- 
series de  Y Histoire  de  Moïse  (Dôme  de  Milan),  dont 
on  lui  fait  honneur,  éclate  un  véritable  sentiment 
de  la  beauté.  — Rinaldo  mourut  jeune  encore  et  sa 
perte  affligea  vivement  ses  concitoyens. 

Quant  à Raffaello  dal  Colle,  né  dans  les  environs 
de  Borgo  San  Sepolcro  (7  1 566),  il  est  représenté  à 
la  cathédrale  de  cette  ville  par  une  Résurrection  du 
Christ,  d’une  extrême  fadeur,  et  qui  n’est  remar- 
quable que  par  les  emprunts  Dits  à son  glorieux 
homonyme,  Raffaello  Sanzio  ; un  des  gardiens  du 
tombeau  rappelle  le  Saiil  des  cartons  de  tapis- 
series. 


Portrait  de  Daniel  de  Volterra. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari  '.) 


Nous  retournons  à Rome  pour  analyser  les  der- 
nières manifestations  de  son  École  de  peinture  : elles  procèdent  principalement 
de  Michel-Ange. 


Daniel  Ricciarelli  (né  vers  1009  à Volterra,  d’où  son  surnom;  mort  en  1 566) 
s’inspira  d’abord  de  Sodoma  (La  Justice,  qu’il  peignit  au  palais  des  Prieurs  de 
sa  ville  natale,  pourrait  passer,  affirme-t-on,  pour  une  œuvre  de  ce  dernier,  si 
la  signature  de  Daniel  n’y  figurait  pas).  Il  fréquenta  ensuite  les  ateliers  de 
Peruzzi  et  de  Perino  del  Vaga,  pour  adopter  en  dernière  instance  les  principes 
et  la  manière  de  Michel-Ange.  Mêlé  à toutes  les  intrigues  du  monde  artiste 
romain,  mordant  et  vindicatif,  tour  à tour  tout-puissant  ou  en  disgrâce,  quit- 
tant avec  une  désinvolture  parfaite  le  pinceau  pour  le  ciseau  et  vice  versa, 
chargé  de  travaux  monumentaux  et  acceptant  au  besoin  de  couvrir,  à l’aide  de 
culottes,  la  nudité  des  acteurs  du  Jugement  dernier  de  Michel-Ange  (d’où  son 
surnom  de  « Braghettone  »),  cet  artiste  a tenu  une  place  considérable  dans  les 
annales  de  la  Fin  de  la  Renaissance. 


1.  Tout  en  reproduisant  ce  portrait,  je  dois  faire  observer  que  Vasari  lui-même,  à qui  j 
l’emprunte,  le  déclare  peu  ressemblant. 


552 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Le  rôle  de  Daniel  de  Volterra  comme  sculpteur  n’a  pas  encore  été  défini. 
Aussi  bien  la  principale  de  ses  créations,  le  cheval  de  bronze,  destiné  primiti- 
vement à supporter  la  statue  d’Henri  II  de  France,  a-t-elle  disparu  depuis  la  fin 
du  siècle  dernier,  après  avoir  longtemps  fait  l’ornement  de  la  Place  Royale  1 
(selon  toute  vraisemblance  l’artiste  y avait  pris  pour  modèle  la  statue  équestre 
de  Marc-Aurèle). 

Comme  peintre,  Daniel  de  Volterra  s’est  distingué  par  l’application  plutôt 
que  par  l’inspiration.  Artiste  laborieux  et  convaincu,  également  familiarisé 
avec  la  fresque  et  la  peinture  à l’huile,  il  a laissé  dans  les  églises  et  les  palais  de 
Rome  de  nombreuses  compositions  soit  sacrées,  soit  profanes,  ayant  d’ordinaire 
pour  marque  distinctive,  comme  celles  de  Sebastiano  del  Piombo,  des  formes 
pleines  jusqu’à  la  lourdeur.  La  plus  célèbre  d’entre  elles  est  la  Descente  de  croix 
de  l’église  de  la  Trinité  des  Monts,  exécutée,  croit-on,  sur  des  esquisses  fournies 
par  Michel-Ange.  Le  rendu  de  l’effort  physique  tient  une  grande  place  dans 
cette  page,  aux  lignes  quelque  peu  heurtées  : les  amis  du  Christ  n’ont  pas 
dressé  moins  de  trois  échelles  contre  l’instrument  du  supplice  (on  voit  à com- 
bien de  motifs  de  raccourci  donne  lieu  cette  disposition!)  Ce  ne  sont  que 
personnages  se  montrant  de  face  et  de  dos,  de  trois  quarts,  montant  ou  descen- 
dant. On  comprend  que  le  pathétique  y perde  quelques-uns  de  ses  droits.  La 
Descente  de  croix  est,  somme  toute,  une  page  puissante,  sinon  fougueuse,  comme 
le  seront  les  compositions  analogues  de  Rubens,  qui  l’a  très  certainement  étu- 
diée : il  ne  lui  manque  que  plus  de  liberté  dans  l’ordonnance  et  plus  de  sou- 
plesse dans  le  coloris.  Elle  a fait  longtemps  l’admiration  des  artistes,  qui  l’ont 
imitée  sans  scrupules  (tel  Baroccio,  dans  son  retable  de  Pérouse). 

Il  serait  fastidieux  de  passer  en  revue  les  autres  compositions  religieuses  de 
Daniel.  La  plus  intéressante  d’entre  elles  est  le  Massacre  des  Innocents,  des 
Offices  : l’énergie  des  expressions  n’y  exclut  pas  le  fini  de  l’exécution. 

Le  David  vainqueur  de  Goliath,  du  Louvre,  est  le  résultat  d’une  expérience 
instituée  par  Giovanni  délia  Casa  et  se  rattachant  probablement  à la  discussion 
sur  la  supériorité  relative  de  la  sculpture  et  de  la  peinture  (voy.  p.  171-172). 
Daniel  dut  d’abord  modeler  en  terre  une  figure  du  jeune  héros  hébreu,  puis  en 
peindre  les  deux  faces  sur  les  deux  côtés  d’une  ardoise  (les  deux  peintures, 
ainsi  que  l’a  constaté  Villot,  ne  sont  toutefois  pas  rigoureusement  pareilles). 
Il  s’acquitta  brillamment  de  cette  mission  : on  admire  dans  le  tableau  du 
Louvre  la  puissance  du  modelé  en  même  temps  que  la  fierté  des  lignes. 

A Rome,  Daniel  de  Volterra  eut  pour  disciple  et  collaborateur  Pellegrino 
Tibaldi  de  Bologne  (1 627-1598),  qui  excella  également,  comme  on  l’a  vu 

1 . De  Montaiglon,  Notice  sur  l'ancienne  Statue  équestre,  ouvrage  etc  Daniello  RicciarelU  et  de  Biard 
le  fils,  élevée  à Louis  XI 11  en  1639  au  milieu  de  la  Place  Royale  à Paris,  et  détruite  en  août  1792. 
Paris,  1 85 1 . — Les  anciens  catalogues  du  Louvre  attribuent  à Daniel  de  Volterra  un  bas-relief, 
une  Mise  au  tombeau,  qui  est  en  réalité  l’œuvre  d’un  artiste  français  du  xvr  siècle. 


La  Descente  de  croix,  par  Daniel  de  Volterra. 
(Église  de  la  Trinitè-des-Monts  a Rome.) 


E.  Müntz. 


- III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


554 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


(p.  356),  dans  l’architecture.  De  retour  à Bologne,  Pellegrino  exécuta  une  série 
de  compositions  décoratives,  entre  autres  des  scènes  de  Y Histoire  d’Ulysse. 

Parmi  les  autres  imitateurs  de  Michel-Ange  il  faut  encore  rappeler  Sebas- 
tiano  del  Pionrbo  et  son  compatriote  Battista  Franco,  que  nous  retrouverons 
dans  la  section  consacrée  à l’Ecole  vénitienne,  puis  Marcello  Venusti  de 
Mantoue. 

Peu  de  lignes  subiront  pour  caractériser  les  épigones  de  l’École  romaine  du 
xvT  siècle,  les  deux  Zuccheri,  Baroccio,  et  tutti  quanti,  dignes  émules,  pour 
la  frivolité  de  la  pensée  et  de  l’exécution,  non  moins  que  pour  le  maniérisme, 
des  Salviati;  des  Bronzino  et  des  Vasari. 

Taddeo  Zucchero  ou  Zuccari,  né  à Sant’Angelo  in  Vado,  dans  le  voisinage 
d’Urbin  (1529-1 566),  était  un  de  ces  improvisateurs  brillants  comme  l’Italie  en 
compta  tant  au  déclin  de  la  Renaissance1.  Doué  d’une  grande  facilité  d’assi- 
milation, il  imita  tour  à tour  Raphaël,  Michel-Ange,  le  Parmesan,  sauf  à se 
créer  une  manière  qui  put  frire  illusion  à ses  contemporains,  mais  qui  nous 
paraît  aujourd’hui  dépourvue  de  toute  originalité,  de  toute  individualité.  Ses 
fresques  de  la  villa  de  Caprarole,  illustrant  Y Histoire  des  Farnése,  à partir  de 
l’an  1 100,  sont  traitées  dans  un  style  mi-héroïque,  mi-réaliste.  Les  acteurs,  alors 
même  qu’ils  appartiennent  au  moyen  âge,  y portent  le  costume  du  xvT  siècle; 
ils  ne  se  distinguent  que  par  leurs  attitudes  théâtrales. 

Quant  à Federigo  Zucchero  (1543-1609),  le  frère  de  Taddeo,  dont  la 
carrière  aventureuse  se  partagea  entre  Rome  et  ses  environs,  Florence,  Venise, 
le  Frioul,  la  France,  les  Flandres,  l’Angleterre,  il  dut  à ses  relations  de  famille 
plutôt  qu’à  son  talent  d’être  appelé  à peindre  et  au  Vatican,  et  à Tivoli,  et  à 
Caprarole,  et  au  Dôme  d’Orvieto,  et  au  Dôme  de  Florence.  On  chercherait  en 
vain  quelque  sincérité,  quelque  don  d’observation  ou  quelque  faculté  d’ex- 
pression dans  ses  innombrables  dessins,  fresques  ou  tableaux  à l’huile.  A une 
invention  désordonnée,  à une  exécution  des  plus  hâtives,  se  joignait  chez  lui  la 
vulgarité.  Tout  Florence  se  moqua  des  fresques  dont  il  couvrit  la  coupole  du 
Dôme  : elles  11’avaient  de  grand  que  la  dimension  des  figures. 

Un  autre  artiste  originaire  d’Urbin,  Federigo  Barocci  (1 528-161 2),  se  fit 
une  manière  relativement  originale  et  devint  une  sorte  de  chef  d’École  en 
combinant  les  enseignements  de  son  compatriote  Raphaël  avec  ceux  du  Corrège 
et  des  Vénitiens.  Ses  tableaux  sont  habilement  composés,  parfois  brillants 

1.  Bibl.  : lUustri  Fatti  Farnesiani  coloriti  net  Real  Palœggo  di  Caprarola  dai  fratelli...  Zuccari, 
gravés  par  Premier.  Rome,  1748.  — Mariette,  Abe'cedario.  — Bertolotti,  Federico  Zuccari  (extr. 
du  Giornale  di  Erudigionc  artistied).  — Les  Zuccheri  : Nuova  Rivisla  Miseua,  1898,  p.  83  et  suiv. 
— L’Académie  royale  de  Saint-Luc  de  Rome  a réimprimé,  en  i8q3,  il  Passaggio  per  l’Italia  cou 
lu  dimora  di  Farina  del  sig.  cavalière  Federigo  Zuccaro.  — Le  Louvre  possède  le  dessin  original, 
par  F.  Zuccheri,  du  portrait  qui  a servi  à la  gravure  de  Vasari  (Reiset,  n"  404;  Braun,  n"  3ûç>). 


Etude  pour  une  Annonciation,  par  Taddeo  Zucchero  (Musee  des  Offices). 

D'après  une  photographie  de  MM.  Braun.  Clément  et  Cie. 


L’ÉCOLE  NAPOLITAINE. 


555 


(la  Sainte  Famille  du  Musée  du  Louvre);  son  coloris  facile  abonde  en  tons 
rompus;  il  sait  même  traduire  avec  justesse,  je  n’irai  pas  jusqu’à  dire  avec  élo- 
quence, la  componction  ou  la  ferveur.  Mais  ne  lui  demandons  pas  d’appro- 
fondir soit  la  forme,  soit  l’expression  : l’ère  à laquelle  il  appartenait  avait 
depuis  longtemps  dit  adieu  à ces  qualités.  Rien  qu’à  regarder  ses  dessins,  par 
exemple  ceux  du  Louvre,  l’insuffisance  du  modelé,  la  pauvreté  de  la  facture, 
sautent  aux  yeux. 

Au  xvi°  siècle  il  s’en  fallait  de  beaucoup  que  l’École  napolitaine  connût  le 
parti  pris,  la  fougue,  les  emportements  terribles  qui  rendirent  si  fameux,  à 
quelques  lustres  de  là,  les  noms  de  ses  coryphées, 
les  Ribera , les  Salvator  Rosa.  Plutôt  quelque 
peu  attardée,  insuffisamment  dégagée  des  langes, 
elle  suivait  docilement  les  leçons  du  maître  calme 
et  tendre  par  excellence  - — Raphaël  d’Urbin,  — 
dont  les  enseignements  lui  furent  transmis  par 
G.  F.  Penni,  Polidoro  de  Caravaggio  (voy.  p.  249 
et  Ôqe)  et  surtout  Andrea  Sabatini  de  Salerne 

(t  i545). 

Celui-ci,  le  véritable  chef  de  l’École  napolitaine  de 
la  Renaissance,  ne  semble  avoir  fréquenté  que  peu 
de  temps  l’atelier  du  Sanzio;  il  est  certain  qu’il 
regagna  de  bonne  heure,  pour  ne  plus  la  quitter, 
sa  province  natale1.  Il  s’inspira  également  de  Ce- 
sare da  Sesto.  Artiste  pur  et  sage,  il  a manifesté  ses 
tendances  et  son  goût  dans  les  fresques  de  Y Histoire  de  saint  Janvier,  à San 
Gennaro  dei  Poveri,  et  dans  son  Adoration  des  Mages,  au  Musée  de  Naples,  qui 
allie  la  douceur  et  la  sérénité  à une  certaine  grandeur.  (Le  retable  du  couvent  de 
la  Cava,  longtemps  attribué  à cet  artiste,  a été  revendiqué  récemment  en  faveur 
de  Cesare  da  Sesto.) 

Plusieurs  peintres  indigènes,  tort  médiocres,  Giov.  Filippo  Criscuolo  (iSoç- 
1684),  Gian  Bern.  Lama,  Antonio  d’Amato,  suivirent  la  voie  ouverte  par 
Sabatini. 

Polidoro  da  Caravaggio  à son  tour  eut  pour  sectateurs  Francesco  Rovialo  ou 
Ruviales,  auquel  son  attachement  pour  son  maître  a valu  le  nom  de  Polido- 
rino,  et  qui  a peint  à fresque,  affirme-t-on,  Y Histoire  de  Jouas,  dans  l’église  de 
Monte  Oliveto;  puis  Pietro  Negroni  ( 1 5o6- 1 669)  ; mais  surtout  Marco  Cardisco 
ou  Marco  Calavrese  ( ? 1 496  — ? 1542).  Ce  dernier  a mis  dans  sa  Vierge  sur  des 
nuages  (Musée  de  Naples)  un  rare  sentiment  de  grandeur  et  de  beauté. 

Un  autre  peintre  du  royaume  de  Naples,  Colla  dell’  Amatrice,  qui  s’est  éga- 


Portrait  de  Tad.  Zucchero. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


1.  Voy.  Frizzoni,  Arte  italiana  del  Rinascimcnto,  p.  61-78. 


556 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


lement  signalé  comme  architecte,  est  un  éclectique  passablement  maniéré.  Son 
tableau  du  Musée  du  Capitole,  la  Mort  et  V Assomption  de  la  Vierge,  se  ressent 
de  l’influence  ombrienne  par  le  sentimentalisme,  mais  avec  plus  de  précision  et 
à la  fois  plus  de  liberté  dans  la  facture.  On  y remarque  un  fond  de  petits  anges 
dansant  ou  faisant  de  la  musique  autour  de  leur  souveraine.  L’œuvre  manque 
d’ailleurs  d’inspiration.  Une  autre  Assomption  de  la  Vierge  ( 1 5 1 5 ; Musée  de 
Latran)  est  plus  déclamatoire  : elle  abonde  en  gestes  ultra-dramatiques. 

Les  artistes  de  la  Romagne  n’ont  joué  qu’un  rôle  effacé  dans  la  suprême  évo- 
lution de  la  peinture  italienne  : Rondinelli  et  Palmezzano  se  rattachent  aux 
Primitifs  plus  même  encore  qu’aux  représentants  de  l’Age  d’Or. 

Niccolô  Rondinelli  de  Ravenne  a laissé  dans  sa  ville  natale,  à Forli  et  dans 
diverses  collections,  des  tableaux  qui  témoignent  d’une  imitation  assidue  de  la 
manière  de  son  maître  Jean  Bellin.  Son  retable  du  Musée  de  Brera,  Saint  Jean 
/’ Evangéliste  apparaissant  à l’ impératrice  Placidie,  allie  à un  coloris  chaud  et  pro- 
fond, un  peu  noir  par  endroits,  des  figures  originales  et  belles,  très  habilement 
groupées  et  cependant  pleines  de  mouvement.  La  scène  a pour  centre  un  pié- 
destal sur  lequel  est  posée  une  image  de  la  Vierge  et  de  l’Enfant  Jésus,  absolu- 
ment traitée  dans  les  données  de  Bellini.  Son  Saint  Sébastien,  delà  cathédrale  de 
Forli,  se  distingue  par  la  tenue  : l’influence  des  Vénitiens  y est  infiniment  plus 
marquée  que  celle  des  Ombriens. 

Plusieurs  autres  Romagnols,  Francesco  Zaganelli  de  Cotignola,  Luca  Longhi 
de  Ravenne  (i5o7-i58o),  suivent  à leur  tour  la  manière  de  Rondinelli. 

Marco  Palmezzano  de  Forli  (né  en  iq56,  mort  vers  1 53  7)  forme  la  transition 
entre  l’Ecole  ombro-florentine  et  l’Ecole  vénitienne1.  Elève  et  imitateur  de  son 
éminent  compatriote  Melozzo,  il  fait  aussi  plus  d’un  emprunt  à Jean  Bellin. 

La  critique  moderne  s’est  montrée  sévère  pour  cet  artiste  : M.  Morelli  le 
qualifie  de  talent  très  médiocre;  MM.  Burckardt  et  Bode  se  moquent  de  ses 
figures  de  saints  peu  intelligentes,  bourgeoises,  prosaïques,  se  serrant  les  uns 
contre  les  autres  avec  une  expression  d’angoisse;  ils  reconnaissent  toutefois 
à sa  peinture  un  certain  charme,  dû  à l’exécution  élégante  et  consciencieuse 
des  accessoires,  — trônes  à arabesques,  tonds  de  paysage  très  développés,  — 
et  aussi  à ce  beau  coloris  clair  qui  rappelle  la  fraîcheur  et  le  tondu  de  l’Ecole  de 
Jean  Bellin. 

L’œuvre  de  Palmezzano  est  des  plus  considérables  : ses  tableaux  se  ren- 
contrent même  de  ce  côté  des  Alpes  dans  une  série  de  galeries  (au  Louvre,  le 
Christ  mort,  encore  assez  archaïque,  tenant  de  Mantegna  et  de  Crivelli;  au 
Musée  de  Berlin,  la  Nativité,  la  Vierge  trônant,  le  Portement  de  croix,  i5o3;  la 
Résurrection,  i5l5). 

1.  Bibl.  : G.  C.,  Intorno  a Marco  Palme^ani  da  Forli  c ad  alcioii  suoi  dipinti.  Forli,  1844.  — 
Schmarsow,  Mdo^go  da  Forli.  — Calzini  : Archivio  storico  delV  Arte,  1894,  p.  1 85-200,  269-291. 


MARCO  PALMEZZANO. 


557 


Passons  rapidement  en  revue  quelques-unes  des  productions  de  ce  pinceau 
plus  fécond  que  facile. 

Le  Miracle  de  Saint  Jacques  le  Mineur,  dans  l’église  San  Biagio  de  Forli,  exécuté, 
croit-on,  d’après  le  carton  laissé  par  Melozzo,  séduit  par  une  ordonnance  aussi 
libre  qu’imprévue,  non  moins  que  par  des  types  caractéristiques,  à la  fois  pleins 
d’aisance  et  pleins  de  fierté.  Encore  un  peu  timoré  dans  son  triptyque  de  la  même 
église  — la  Vierge  et  des  saints,  — l’artiste  montre  un  mélange  de  précision,  de  fer- 
meté et  de  mouvement  dans  ses  deux  Annoncia fions,  également  conservées  à 
Forli,  dans  la  pinacothèque. 

La  Sainte  Conversation  du  Musée  de  Brerafjqçd)  témoigne  d’un  goût  fort  vif 
pour  l’ornementation.  Le  sol  y est  recouvert  d’un  pavement  en  marbres  de  cou- 
leur — des  losanges  inscrits  dans  des  carrés;  — le  trône  de  la  Vierge,  d’une  struc- 
ture assez  défectueuse  (les  deux  montants  ne  sont  même  pas  reliés  dans  leur 
partie  supérieure),  est  enrichi  de  rinceaux  exécutés  avec  le  soin  le  plus  minu- 
tieux. La  Nativité  du  même  musée  (portant  la  date,  peut-être  inexacte,  de  1492), 
d’un  style  plus  facile,  révèle  la  même  prédilection  pour  les  accessoires.  A un 
fond  de  paysage  l’artiste  oppose  trois  pilastres  dépendant  d’un  édifice  dont  il  ne 
subsiste  qu’un  fragment;  sur  ces  pilastres,  dorés  à l’origine,  se  détachent  des 
motifs  multicolores,  des  fleurs  développées  avec  infiniment  d’élégance;  les  têtes 
elles-mêmes  sont  si  bien  entourées  de  rinceaux  qu’elles  finissent  par  devenir  un 
ornement.  Puis,  peu  à peu,  toute  trace  d’archaïsme  disparaît  : dans  le  Couron- 
nement de  la  Vierge,  du  même  musée,  les  figures,  malgré  leur  facture  si  serrée  et 
leur  expression  de  ferveur  si  intense,  ont  toute  la  liberté  désirable.  Enfin,  dans 
le  retable  de  la  pinacothèque  de  Faenza,  la  Vierge  entre  l’archange  Raphaël  et  saint 
Jacques,  l’artiste  allie  la  vigueur  à la  tenue;  quoique  très  arrêtées,  ses  draperies 
ont  du  mouvement  et  de  l’ampleur.  (La  forme,  bizarre,  disgracieuse,  qu’il  a 
donnée  au  trône  de  la  Vierge,  fait  pensera  certains  motifs  favoris  de  Cos.  Tura.) 
Il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  qu’il  y a réellement  du  souffle  dans  cette 
page,  tout  comme  dans  les  deux  Annoncia  lions  du  Musée  de  Forli. 

Le  principal  élève  de  Palmezzano,  son  compatriote  Francesco  Menzocchi 
(1  5o2-i  074) ',  suivit  plus  tard  la  manière  de  Girolamo  Genga,  puis  celle  de 
Pordenone. 

L’histoire  de  l’Ecole  bolonaise  du  xvP  siècle  offre  cette  particularité  que  seuls 
les  successeurs  de  Francesco  Francia  — ses  fils  Giacomo  et  Giulio,  Bartolommeo 
Ramenghi-Bagnacavallo,  les  Aspertini,  Chiodarola  et  divers  autres,  — firent  for- 
tune dans  leur  ville  natale,  tandis  que  les  novateurs  de  la  même  Ecole  se  virent 
obligés  de  s’établir  au  dehors  : tels  furent,  outre  le  Primatice,  dont  nous  retra- 
cerons la  biographie  dans  le  volume  consacré  à la  Renaissance  française,  Tom- 


1.  Bibl.  : Calzani,  Francesco  Menzocchi  dette  il  Vecchio  di  S.  Bcrnardo.  Forli,  1894. 


558 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


maso  Vincidore,  l’élève  de  Raphaël,  Marc- Antoine  Raimondi,  Pellegrino 
Tibaldi,  l’élève  de  Lorenzo  Sabbatini  (voy.  p.  258,  552-553). 

Les  idées  nouvelles  pénétrèrent  néanmoins  dans  la  capitale  de  l’Emilie,  et  cela 
grâce  à la  seule  exposition  d’un  des  chefs-d’œuvre  de  Raphaël. 

Francesco  Francia,  le  fondateur  de  la  primitive  Ecole  bolonaise,  trouva  des 
continuateurs  zélés,  mais  d’un  talent  inférieur,  dans  ses  deux  fils,  Giacomo 
(né  avant  1487,  mort  en  1 55 7)  et  Giulio  (né  en  1487,  mort  après  1 543),  qui 
exécutèrent  en  collaboration  un  assez  grand  nombre  de  tableaux,  entre  autres 
la  Vierge  glorieuse  du  Musée  de  Berlin  ( 1 525) . Dans  la  Sainte  Conversation  du 
Musée  de  Bologne  ( 1 5 2 6) , Giacomo  se  montre  sensiblement  inférieur  à son 
père  pour  le  modelé,  qui  pèche  par  la  lourdeur,  pour  le  coloris,  qui  est  trop 
froid,  non  moins  que  pour  la  conception,  qui  n’est  pas  exempte  de  vulgarité. 
Ses  figures  sont  tantôt  trop  pleines,  tantôt  trop  sommaires  (par  exemple  dans 
le  saint  agenouillé  à gauche  derrière  la  Vierge)  ; ses  expressions  manquent 
d’âme  et  parfois  même  de  justesse.  A saint  Maurice  il  donne  les  traits  d’un 
robuste  soudard;  à la  Vierge  un  regard  dont  la  fixité  touche  au  strabisme; 
aux  enfants  un  type  gros  et  commun.  Un  portrait  d’homme,  exposé  au  palais 
Pitti,  témoigne  de  plus  de  tempérament.  — Vers  la  fin  de  sa  vie,  Giacomo 
subit  l’influence  de  Dosso. 

Amico  Aspertini  (né  vers  147b,  mort  en  1 552  ou  peu  après)  a dû  la  noto- 
riété à son  talent  très  réel,  mais  fort  inégal,  non  moins  qu’à  la  bizarrerie  de 
son  caractère,  à un  esprit  de  jalousie,  de  dénigrement,  qui  n’avait  rien  à envier 
à celui  des  peintres  florentins  contemporains1.  Combinant  les  enseignements  de 
l’Ecole  ombrienne,  tels  qu’ils  lui  étaient  transmis  par  Francesco  Francia,  avec 
ceux  de  l’Ecole  ferraraise  (voy.  p.  ç3),  ce  déséquilibré  a créé,  tant  à Bologne 
qu’à  Lucques  et  à Rome,  une  série  de  pages  curieuses,  intéressantes,  relevées 
par  toutes  sortes  de  motifs  piquants,  parfois  même  par  les  touches  d’or,  si 
chères  aux  Primitifs. 

Le  plus  ancien  tableau  d’Aspertini,  son  « tirocinium  » (coup  d’essai),  comme 
il  l’appelle  lui-même,  la  Vierge  et  des  saints  adorant  l’Enfant  Jésus,  au  Musée  de 
Bologne,  se  ressent  de  l’influence  de  Francia,  surtout  pour  le  coloris.  Dans 
l’Adoration  des  Bergers,  du  Musée  de  Berlin,  les  réminiscences  de  l’antiquité 
entrent  en  scène  à côté  de  toutes  sortes  de  détails  réalistes.  Il  en  est  de  même 
des  fresques  peintes  en  i5o6,  concurremment  avec  celles  de  Francia,  de  Costa, 
de  Chiodarolo  et  de  Tamarozzo,  dans  l’oratoire  de  Sainte-Cécile  : la  Compa- 
rution et  la  Décollation  de  saint  Tiburce  et  de  saint  Valérien  : ce  sont  des  compo- 
sitions remarquables  par  l’ingénuité  de  l’action,  des  costumes  pittoresques, 
des  traits  naïfs  ou  gracieux. 


1.  Bibl.  : Venturi  : Archivio  storico  déll’  Arte,  1891,  p.  248-255. 


L’ECOLE  BOLONAISE. 


559 


A quelques  années  de  là,  prit  naissance  le  chef-d’œuvre  du  maître,  les 
fresques  d’une  des  chapelles  de  l’église  San  Frediano  à Lucques.  Aux  angles  de 
la  voûte,  les  Prophètes,  les  Sibylles  ; dans  les  lunettes,  le  Jugement  dernier,  la  Mise 
au  tombeau,  la  Fondation  de.  l’Ordre  des  Augustins;  sur  les  parois,  un  Miracle  de 
San  Frediano ; la  Nativité;  Saint  Ambroise  baptisant  saint  Augustin;  le  Transport 
de  la  sainte  Face.  Ces  peintures  abondent  en  épisodes  curieux  : tel  est  celui  où 
des  hommes  nus  (dont  l’un  s’est  coiffé  d’un  foulard,  comme  un  des  baigneurs 
du  carton  de  Michel-Ange,  la  Guerre  de  Pise ) construisent  dans  une  rivière  une 
sorte  de  pilotis.  Ailleurs  apparaissent  des  bergers  et  des  bergères,  qui  sont  à 
ceux  de  l’antiquité  ce  que  sont  aux  acteurs  des  Évangiles  les  Florentins  et  les 
Florentines  peints  par  Andrea  del  Sarto  dans  les  couloirs  de  1’  « Annunziata  ». 
Plus  loin,  des  portraits  viennent  piquer  notre  curiosité.  Quoique  le  dessin 
soit  rond  et  le  coloris  enfumé,  il  règne  encore  une  certaine  naïveté  dans  ce 
cycle,  qui  tient  le  milieu  entre  Pérugin,  Pinturicchio,  Francia  et  Ercole  dei 
Roberti. 

Timoteo  Viti  ou  délia  Vite  (1467-1  Sud),  originaire  de  Ferrare,  initié  à 
l’orfèvrerie  et  à la  peinture  à Bologne,  dans  l’atelier  de  Francia,  puis  fixé  à 
Urbin,  subit,  sur  le  tard,  l’influence  de  Raphaël,  qui  avait  été  son  condisciple 
et  qui  demeura  son  ami1.  Nature  molle  et  rêveuse,  ayant  conservé  dans  le 
maniement  du  crayon  ou  du  pinceau  quelque  chose  de  la  timidité  qui  caracté- 
rise l’orfèvre  devenu  peintre,  ce  maître  se  plaisait  à évoquer  les  figures  les  plus 
tendres  — Tobie,  saint  Sébastien,  saint  Roch,  sainte  Marguerite,  sainte  Apol- 
lonie,  — et  trouvait  parfois  pour  les  célébrer  des  accents  véritablement  poé- 
tiques. Aussi  11’est-il  pas  nécessaire  de  grossir  son  œuvre  outre  mesure,  comme 
011  a tenté  de  le  faire  de  nos  jours  : celles  de  ses  compositions  dont  l’authenti- 
cité ne  donne  lieu  à aucun  doute  suffisent  à lui  assurer  un  rang  des  plus  hono- 
rables, entre  Francia,  sur  lequel  il  l’emporte  par  je  ne  sais  quoi  d’ingénu  et  de 
primesautier,  et  Raphaël,  qu’il  tenta  en  vain  d’imiter  pour  la  plénitude  et  la 
pureté  des  formes. 

La  chronologie  de  l’œuvre  de  Timoteo  est  loin  d’être  fixée.  M.  Morelli 
assigne  à la  Vierge  trônant  entre  saint  Crescentius  et  saint  Vital , du  Musée  de  Brera, 
la  date  iqgô-iSoo,  tandis  que  M.  de  Seidlitz  en  recule  l’exécution  jusqu’en 
1 5 1 o . Bornons-nous  ici  à quelques  points  de  repère  certains  : en  1604  Timoteo 
peignit  son  retable  du  Dôme  d’Urbin  (saint  Thomas  Becket  et  saint  Martin 

1.  Bibl.  : Pungileoni,  Elogio  storico  di  Timoteo  Viti.  Urbin,  1 835.  — Lemiolieff-Morelli, 
die  Galerie  ^ u Berlin,  p.  201  et  suiv.  (à  consulter  avec  beaucoup  de  circonspection).  — Archivio 
storico  dell’  Arte,  1894,  p.  182-184.  — Un  assez  grand  nombre  de  dessins  autrefois  attribués  à 
Raphaël  ont  de  nos  jours  été  revendiqués  en  faveur  de  Timoteo  Viti;  mais  ces  attributions 
attendent  d’être  confirmées  par  ce  « consensus  » des  connaisseurs  sans  lequel  il  n’y  a point  de 
certitude  en  pareille  matière.  Si  la  Madeleine,  exposée  au  Musée  du  Louvre,  est  véritablement  de 
lui,  il  faut  avouer  qu’elle  révèle  une  inexpérience  relative,  ainsi  que  de  la  lourdeur,  surtout 
dans  le  modelé  des  mains. 


56o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


assis  entre  le  duc  Guidobaldo  et  G.  P.  Arrivabene) ; en  i5o8,  la  Madeleine  de  la 
Pinacothèque  de  Bologne;  en  i5i8,  le  Noli  me  tangere  de  Cagli. 

Longtemps  inféodé  à la  manière  de  Francia  et  de  Costa,  dont  les  ensei- 
gnements alternaient  parfois  avec  ceux  de  Giovanni  Santi,  Timoteo  n’atteignit 
jamais  à la  chaleur  de  coloris  qui  distinguait  les  Ombriens.  Son  Annonciation  du 
Musée  de  Brera  (la  Vierge  debout  entre  saint  Jean-Baptiste  et  saint  Sébastien) 
caractérise  à merveille  son  éclectisme  : l’Enfant  Jésus,  se  montrant  dans  les  airs 
et  se  dirigeant  vers  Marie,  procède  visiblement  de  Y Annonciation  de  Giovanni 
Santi,  exposée  au  même  Musée;  l’ange  est  d’un  mouvement  tout  raphaélesque; 
quant  aux  autres  figures,  lourdement  traitées  dans  les  parties  nues,  ou  drapées 
avec  une  certaine  gaucherie,  elles  se  rattachent  à une  tradition  relativement 
archaïque;  j’ajouterai  que  les  têtes,  d’un  type  passablement  banal,  manquent 
d’âme  et  de  force. 

La  création  la  plus  attachante  de  Timoteo  est  la  Madeleine  de  la  Pinaco- 
thèque de  Bologne  (i5o8).  Vêtue  d’une  peau  de  bête  sauvage,  qui  lui  tombe 
jusqu’à  la  cheville  et  sur  laquelle  elle  a jeté  une  robe  d’un  rouge  particulier, 
les  cheveux  épars,  les  mains  jointes,  les  pieds  nus,  la  charmante  pécheresse  se 
tient  près  de  l’entrée  d’une  grotte  (une  vraie  grotte  d’opéra  !),  partagée  entre  la 
contrition  et  un  restant  de  coquetterie. 

Rien  ne  nous  autorise  à révoquer  en  doute  le  témoignage  de  Vasari,  qui 
affirme  que  Raphaël,  sur  le  point  de  peindre  les  Sibylles  de  l’église  de  la  Pace, 
appela  auprès  de  lui  son  quasi-compatriote.  On  admet  que  celui-ci  peignit, 
d’après  les  cartons  ou  croquis  de  son  ami,  les  Prophètes  qui  se  développent 
au-dessus  des  Sibylles.  Divers  connaisseurs  le  considèrent  en  outre  comme 
l’auteur  du  Saint  Luc  peignant  la  Madone,  le  tableau  aussi  froid  que  morne 
conservé  à l’Académie  de  Saint-Luc  à Rome'. 

Si  nous  nous  sommes  arrêté  un  peu  longuement  sur  ce  maître,  c’est  que  sa 
sincérité,  ses  efforts,  sinon  son  talent,  méritent  la  sympathie. 

Innocenzo  Francucci  d’Imola  (né  en  1498  ou  en  1494,  mort  en  i55o)  fré- 
quenta d’abord  l’atelier  de  Fr.  Francia,  puis  celui  de  Mariotto  Albertinelli  à 
Florence;  il  se  convertit  finalement  aux  principes  de  Raphaël,  qui  devint 
désormais  son  modèle  de  prédilection  ; artiste  honnête  et  convaincu,  il  s’ap- 
pliqua, plus  pieusement  que  n’importe  quel  élève  direct,  à imiter  ses  types  et 
son  faire. 

Ainsi  se  vérifie  cette  observation,  que  le  contact  personnel  avec  tel  ou  tel 
grand  maître  n’était  nullement  nécessaire  pour  lui  susciter  des  disciples  : il 

1.  M.  Morelli  a en  outre  attribué  à Timoteo  les  compositions  mythologiques  ou  bibliques 
représentées  sur  une  suite  de  majoliques  du  Musée  Correr  à Venise.  D’après  lui,  1 artiste  d Ur- 
bin  les  aurait  peintes  de  sa  main.  Or,  ainsi  que  M.  Molinier  l’a  fait  observer,  une  de  ces  majo- 
liques — Salomon  adorant  les  Idoles  — porte  la  date  de  1482  (Timoteo  n avait  alors  que  quinze 
ans).  Il  faut  donc  reconnaître  dans  la  suite  en  question  un  ouvrage  des  maîtres  de  Timoteo, 
tels  que  Costa  et  Fr.  Francia,  et  non  une  production  du  jeune  débutant.  ( Venise , p.  140.) 


L’ÉCOLE  DE  FERRARE. 


56 1 


suffisait  de  la  vue  d’un  seul  de  ses  tableaux,  envoyé  au  loin.  C’est  le  phé- 
nomène que  l’on  constate  à Païenne  pour  le  Portement  de  croix  de  Raphaël,  à 
Bologne  pour  sa  Sainte  Cécile,  à Plaisance  pour  sa  Vierge  de  Saint  Sixte,  devant 
laquelle  le  jeune  Cortège  poussa  le  cri  : « Moi  aussi  je  suis  peintre!  » 

Innocenzo  da  Irnola  a laissé  à Bologne  beaucoup  de  tableaux  religieux,  dans 
lesquels  la  componction  s’allie  à de  solides  connaissances  techniques. 


On  a reconnu  aux  derniers 
représentants  de  l’Ecole  bolo- 
naise du  xvf  siècle , — Lo- 
renzo  Sabbatini  (f  1677), 
l’imitateur  du  Parmesan  et 
de  Raphaël , et  l’auteur  de 
la  Sainte  Famille  exposée  au 
Louvre;  Bartolommeo  Passe- 
rotti  (-J-  i5g3);  Prospero  Fon- 
tana  (1 5 1 2 — 1 5g7)  et  diffé- 
rents autres,  ■ — • une  sobriété, 
une  exactitude,  témoignant 
du  moins  du  respect  de  l’art  '. 
Ces  maîtres  ont  ainsi  préparé 
l’avènement  de  la  nouvelle 
Ecole  de  Bologne,  représentée 
par  les  Carrache,  École  au- 
jourd’hui si  honnie,  mais  à 
laquelle  on  ne  saurait  refuser 
le  mérite  d’avoir  enrayé  la 
peinture  sur  une  pente  fatale 
et  d’avoir  réagi,  par  l’inten- 
tion du  moins,  contre  la  pire 
dégénérescence. 


La  Madeleine,  par  Tim.  Viti.  (Pinacothèque  de  Bologne.) 

La  laborieuse  et  vaillante 

Lcole  de  Ferrare  prend  son  essor  avec  le  xvic  siècle.  Aux  trésors  de  connais- 
sances positives  réunis  par  les  maîtres  de  l’ère  antérieure,  — les  Cosirno  1 ura, 
les  Ercole  de’  Roberti,  les  Cossa  et  les  Costa,  — à leur  dessin  parfois  trop 
serré,  elle  ne  tarde  pas  à unir  une  chaleur  de  coloris  toute  vénitienne.  En 
même  temps  elle  substitue  à leur  conception  souvent  trop  réaliste  tous  les 
élans  de  la  foi  religieuse 


1 . Le  Cicérone. 

2.  Bibl.  : Les  ouvrages  de  Baruffaldi  et  de  Cittadella.  — Harck  : Archivio  slorico  delV  Arte, 
1888,  p.  102-106.  — Venturi,  dans  le  même  recueil. 


l'.TH  NU'-  ' 

IO, VMM'  O 

YvUaISIIV 
virl- DK  A-j 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


56: 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Ercole  Grandi  (mort  vers  1 535),  quia  été  longtemps  confondu  avec  Ercole 
de’  Roberti  (voy.  t.  II,  p.  619-612),  fait  son  apparition  en  1489  à la  cour  de 
Ferrare1.  Il  menait  de  front  la  peinture  et  l’exécution  d’esquisses  pour  des 
ouvrages  de  sculpture  ou  des  ornements.  Sa  création  principale  est  la  décoration 
d’un  des  plafonds  du  palais  Scrofa-Calcagnini  à Ferrare.  Il  y peignit,  en 
trompe-l’œil,  à la  façon  de  Mantegna,  une  balustrade  sur  laquelle  s’accoudent 
divers  spectateurs  (voy.  p.  100).  L’influence  de  Costa,  qui  perce  dans  les  types 
de  cette  composition,  se  trahit  également  dans  les  retables  ou  tableaux  de  che- 
valet attribués  à Grandi,  mais  sur  l’authenticité  desquels  les  critiques  modernes 
ne  se  sont  pas  encore  mis  d’accord. 

Lodovico  Mazzolini,  né  à Ferrare  vers  1481,  mort  dans  la  même  ville  entre 
i528  et  i53o,  continua  la  tradition  de  Lorenzo  Costa,  puis  celle  d’Ercole  dei 
Roberti,  en  y mêlant  parfois  quelques  accents  flamands2.  Ses  compositions  se 
reconnaissent  à leur  groupement  touffu,  souvent  sans  air,  à leur  coloris 
chaud,  mais  légèrement  opaque,  avec  des  tons  rouge -brique,  à leurs  pro- 
portions trapues,  à leurs  grosses  têtes  rondes,  sans  grande  expression,  à la 
richesse  des  ornements.  Il  se  plaît  aux  scènes  mouvementées,  comportant  de 
nombreux  personnages  : le  Massacre  des  Innocents  (Musée  des  Offices  et  Musée 
de  la  Haye),  le  Christ  parmi  les  docteurs  (1024,  Musée  de  Berlin),  le  Christ 
montré  an  peuple  (Musée  de  Chantilly  et  Musée  de  Dresde).  Son  Adoration  des 
Bergers,  au  Musée  des  Offices,  conserve  encore  quelque  chose  de  la  iermeté, 
comme  aussi  de  l’archaïsme  des  Primitifs,  mais  l’ordonnance  et  les  types 
pèchent  également  par  la  pauvreté.  Au  Louvre,  ce  maître  est  représenté  par 
une  Sainte  Famille,  insignifiante,  et  par  un  Christ  prêchant  la  foule,  composition 
nourrie  comme  celles  de  certains  Flamands  du  xvie  siècle,  d’un  coloris 
vigoureux,  mais  dont  les  types  exotiques  offrent  trop  de  vulgarité. 

Benvenuto  Tisi  da  Garofalo  (1481- i55q)  est  l’expression  la  plus  complète  et 
la  plus  élevée  de  l’Ecole  ferraraise3.  Coloriste  habile  — il  avait  reçu  les  leçons 
de  ses  compatriotes  Domenico  Panetti,  Lorenzo  Costa,  Dosso  Dossi,  peut-être 
aussi  celles  du  Crémonais  Boccacino,  — il  se  familiarisa,  dans  la  fréquentation 
de  Raphaël,  avec  le  culte  de  la  forme  et  la  recherche  de  l’idéal. 

Garofalo  n’est  guère  sorti  du  cycle  religieux  (voy.  p.  1 18),  mais  dans  ce 
domaine  il  a abordé,  ou  peu  s’en  faut,  tous  les  sujets  : les  scènes  de  la  vie  du 
Christ,  celles  de  la  vie  de  la  Vierge,  la  légende  des  saints,  la  glorification  de  la 
Religion  sous  une  forme  allégorique,  etc.  Son  coloris,  toujours  très  nourri, 
parfois  lumineux  et  vibrant,  ses  sentiments  empreints  d’une  réelle  ferveur 
(voy.  p.  09),  font  oublier  ce  qui  lui  manque  du  côté  de  l’invention  ou  du 

1.  Bibl.  : Venturi,  Archivio  storico  delV  Arte,  1888,  p.  193-201. 

2.  Bibl.  : Ibid.,  1890,  p.  44.5-464. 

3.  Bibl.  : Cittadella,  Benvenuto  Tisi  da  Garofalo.  Ferrare,  1872. 


GAROFALO  ET  ORTOLANO. 


563 


par  Garofalo.  (Séminaire  archiépiscopal  de  Ferrare.) 


dessin.  Grâce  à eux,  il  a pu  créer  une  série  de  figures  remarquables  par  leur 
douceur  ou  leur  suavité,  ou  des  scènes  d’un  pathétique  achevé  : tel  le  Christ 
en  croix  du  Musée  de  Brera. 

Si  l’on  en  juge  par  les  tableaux  de  chevalet  exposés  au  Louvre,  la  Circon- 
cision, la  Sainte  Famille  (n°  1 55 1 ),  la  Vierge  et  l’Enfant  (n°  iSSq),  l’atelier  de 
Garofalo  avait  fini  par  se  transformer  en  fabrique  d’images  religieuses.  Ces 
petites  peintures  sont  véritablement  insignifiantes,  sans  accent  et  sans  émo- 

fant  Jésus  (n°  1 553)  offre  une  certaine 
un  excellent  effet  de  raccourci, 
d’une  piété  profonde,  mais  qui  n’al- 
tisme,  Garofalo  passa  la  majeure 
son  pays  natal,  aimé  et  estimé 
ainsi  que  des  artistes  étran- 
tien  et  Jules  Romain,  avec 
liait  des  relations  suivies, 
nées  furent  attristées  par 
de  sa  vue;  en  i55o  il 


tion.  Seul  le  Sommeil  de  i’En 
importance;  on  y remarque 
Aimable  et  obligeant, 
lait  pas  jusqu’à  l’ascé- 
partie  de  sa  vie  dans 
de  ses  concitoyens , 
gers,  tels  que  le  Ti- 
lesqucls  il  entrete 
Ses  dernières  an- 
l’affaiblissement 
devint  même 


tout  à fait  aveugle. 


Si  Gian 
nuti,  sur- 
tolano 
1 525), 
ble- 


Battista  Bcnve- 
nommé  l’Or- 
(mort  vers 
est  véri ta- 
illent 


l’auteur  des  tableaux  que  revendiquent  pour  lui  plusieurs  critiques  autorisés 
(M.  Morelli,  au  contraire,  en  fait  honneur  à Garofalo),  il  faut  lui  reconnaître 
les  qualités  les  plus  éminentes’.  Ses  deux  Pie  ta,  du  Musée  de  Naples  (iSai) 
et  de  la  galerie  Borghèse,  ses  Saints  (Musée  du  Capitole,  collection  Visconti- 
Venosta  à Milan,  National  Gallery,  etc.),  révèlent  une  inspiration  géné- 
reuse, exempte  de  tout  appareil  théâtral.  Ortolano  a encore  un  pied  dans  le 
xve  siècle  : ses  costumes  forment  un  compromis  entre  les  modes  contempo- 
raines et  le  style  classique,  tel  que  l’avaient  élaboré  Michel-Ange  et  Raphaël. 
De  même,  sa  facture  est  tantôt  très  écrite,  tantôt  large  et  libre,  à la  façon 


i.  Bibl.  : Venturi  : Archivio  storico  dell’  Acte,  1894,  p.  96  et  suiv. 


564 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


d’Andrea  del  Sarto,  et  parfois  légèrement  estompée.  Ce  qui  lui  appartient 
en  propre,  ce  qui  constitue  son  originalité,  c’est  l’intensité  du  sentiment 
religieux,  sa  ferveur,  le  don  du  pathétique;  les  gestes  aussi  bien  que  les  expres- 
sions respirent  l’émotion  la  plus  communicative;  il  sait  rendre  tour  à tour  la 
résignation  de  saint  Sébastien,  les  élans  de  saint  Antoine  de  Padoue  (les  bras 
croisés  sur  la  poitrine  comme  pour  contenir  les  battements  de  son  cœur,  les 
yeux  perdus  dans  la  contemplation  de  l’infini,  à l’instar  des  plus  belles  figures 
espagnoles  du  xvii0  siècle).  La  douleur  des  disciples  contemplant  le  cadavre 
de  leur  maître,  l’un  les  mains  jointes,  l’autre  les  bras  étendus,  a également 
trouvé  en  lui  un  interprète  éloquent. 


Portrait  de  Girolamo  da  Carpi. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


Un  autre  Ferrarais,  à la  fois  peintre  et  architecte, 
Girolamo  da  Carpi,  ainsi  nommé  parce  que  son  père 
était  originaire  de  cette  ville,  s’est  inspiré  de  Garo- 
falo, du  Corrège,  du  Parmesan,  de  Michel-Ange  et 
de  bien  d’autres.  Sa  vie  également  témoigne  d’une 
certaine  instabilité  : on  le  trouve  tantôt  à Bologne, 
tantôt  à Rome,  où  il  travailla  pour  le  cardinal  Far- 
nèse,  tantôt  à Ferrare.  Sa  Pi  et  à du  palais  Pitti  est 
une  composition  heurtée,  dépourvue  de  sentiment 
et  de  tempérament.  Au  Louvre  on  attribue  à cet 
artiste  un  fort  beau  dessin  à la  plume,  un  Bacchus, 
debout,  la  coupe  à la  main,  entre  deux  figures 
assises  (n°  i55o). 


Girolamo  Marchesi  da  Cotignola  (né  vers  1481,  mort  vers  1 559)  semble 
avoir  reçu  sa  première  initiation  de  ses  compatriotes  les  Zaganelli;  il  suivit  un 
temps  la  manière  de  Francia,  et  s’affilia  finalement  à l’Ecole  romaine,  en  pre- 
nant pour  modèle  Raphaël.  On  manque  de  détails  sur  sa  vie  : on  sait  seulement 
qu’il  fit  des  séjours  plus  ou  moins  longs  à Bologne,  à Rome,  à Naples,  à 
lvimini  et  à Ravenne. 

Le  Christ  portant  la  croix,  du  Louvre,  donnerait  une  idée  peu  favorable  du 
développement  de  cet  artiste,  s’il  était  prouvé  qu’il  a été  exécuté  en  1620,  ainsi 
que  le  porte  l’inscription  (d’après  MM.  Crowe  et  Cavalcaselle,  cette  date  aurait 
été  repeinte  et  le  tableau  serait  de  beaucoup  antérieur).  L’Institution  de  l’ordre 
de  Saint-Bernard,  au  Musée  de  Berlin  (i52Ô),  montre  Cotignola  voguant  à 
pleines  voiles  dans  les  eaux  de  Raphaël.  Ses  dernières  productions  le  rap- 
prochent des  maniéristes  de  l’École  bolonaise. 


L’apparition  la  plus  brillante,  mais  aussi  la  plus  frivole,  de  l'Ecole  ferraraise 
est  celle  du  couple  qui  a nom  les  Dossi,  les  peintres  favoris  de  la  dynastie  d Este1. 


1.  Cittadella,  I duc  Dossi.  Ferrare,  1870.  — • Venturi  : Archivio  storico  dell’  Arte,  1893,  p.219. 


DOSSO  DOSSI. 


565 


Giovanni,  ou,  comme  on  l’appelle  d’ordinaire,  Dosso  Dossi  (né  vers  1479, 
mort  en  1542),  devait,  au  dire  de  Vasari,  le  meilleur  de  sa  gloire  à la  plume 
de  l’Arioste  plus  qu’aux  couleurs  et  aux  pinceaux  qu’il  usa  au  cours  de  sa 
longue  carrière.  En  réalité,  nous  avons  affaire  à un  esprit  des  plus  ouverts, 
— Burckhardt  l’appelle  un  romantique  indépendant,  — à un  coloriste  des  plus 
vigoureux,  qui  a tiré  le  meilleur  parti  des  leçons  de  Giorgione  et  du  Titien. 
Peinture  religieuse,  mythologie,  allégorie,  peinture  de  genre,  portrait,  paysage, 
il  n’est  guère  de  branche  qu’il  n’ait  abordée  avec  brio. 

Un  de  ses  premiers  tableaux,  le  Massacre  des  Innocents,  au  Musée  des  Offices, 
est  une  page  des  plus  mouvementées,  ou 
plus  exactement  une  cohue.  La  composi- 
tion ne  manque  pas  de  verve,  mais  bien 
de  conviction  (les  têtes  sont  banales  et 
vides).  L’arrangement  du  fond,  avec  le 
trône  d’Hérode  et  la  tribune  contenant 
les  spectateurs,  rappelle  la  mise  en  scène 
chère  aux  Vénitiens. 

Le  Saint  Jérôme  du  Louvre  s’impose  par 
un  paysage  des  plus  développés  et  par  une 
gamme  chaude,  peut-être  trop  dépourvue 
de  parti  pris. 

L’œuvre  de  Dosso  Dossi  est  trop  con- 
sidérable pour  que  nous  songions  à en 
analyser  ne  fût-ce  que  les  pages  princi- 
pales (le  retable  du  Musée  de  Ferrare,  les 
fresques  du  château  Ducal,  les  retables 
de  Modène,  la  Circé  de  la  galerie  Bor- 
ghèse,  le  Saint  Sébastien  du  Musée  de  Brera 
de  Dresde,  Y Adoration  des  Mages,  de  la  National  Gallery,  etc.).  Partout 
éclatent  la  vivacité  de  son  imagination,  son  entente  des  contrastes,  la  richesse 
éblouissante  de  son  coloris,  et  aussi  — hélas!  — ces  tendances  profanes,  cet 
amour  de  l’art  pour  l’art,  qui  le  rapprochent  d’un  autre  fantaisiste  génial, 
Giorgione. 

Le  frère  et  le  collaborateur  de  Dosso  Dossi,  Battista  (-[-  iSqS),  semble 
s’être  plus  spécialement  consacré  à la  peinture  de  paysage  : on  lui  attribue 
les  fonds  si  pittoresques  qui  ornent  un  grand  nombre  de  tableaux  de 
son  frère. 

Dosso  forma  entre  autres  élèves  Camillo  Filippi  (né  vers  i5oo,  mort  en 
107 3) , l’un  des  dessinateurs  des  cartons  de  tapisseries  de  l’ Histoire,  de  Saint 
Georges  et  de  Saint  Manrelius,  conservées  à la  cathédrale  de  Ferrare. 


Saint  Sébastien  (fragment),  par  Dosso  Dossi. 
(Musée  de  Brera.) 


, les  Docteurs  de  l’Eglise,  du  Musée 


.366 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


L’École  de  Modène  est  représentée  par  Pellegrino  Aretusi  ou  Munari1.  Cet 
artiste,  déjà  célèbre  en  148.3,  se  mit  sur  le  tard  à l’école  de  Raphaël,  qu’il 
assista  dans  la  décoration  des  Loges  et  auquel  il  ne  survécut  que  peu  (il  mourut 
en  1 523).  Ses  fresques  ont  disparu  ; il  est  difficile,  d’autre  part,  de  distinguer, 
parmi  les  peintures  des  Loges,  celles  qui  proviennent  de  sa  main  ; enfin,  des 
divers  tableaux  dont  on  lui  a fait  honneur  jusqu’ici,  aucun,  d’après  son  dernier 
biographe,  ne  révèle  la  manière  d’un  artiste  qui,  par  son  éducation,  appar- 
tient encore  au  xvc  siècle.  Par  contre,  une  Madone  trônant  entre  deux  saints, 
à la  Pinacothèque  de  Ferrare,  longtemps  attribuée  à Lorenzo  Costa,  nous  offre 
une  œuvre  authentique  de  Pellegrino,  peinte  en  iboç  : il  s’y  montre  attaché  à 
la  tradition  des  quattrocentistes,  et  cherchant  un  compromis  entre  les  Écoles 
ombrienne,  bolonaise  et  ferraraise.  L’ordonnance  manque  de  liberté  et  les  types 
de  parti  pris.  Les  mêmes  caractères  se  retrouvent  dans  les  différents  autres 
tableaux  (Madone  du  Musée  de  Berlin,  n°  1 182,  etc.)  récemment  revendiqués 
en  faveur  de  Pellegrino. 

L’œuvre  d’un  autre  enfant  de  Modène,  Niccolô  dell’  Abbate,  l’un  des  ton- 
dateurs  de  l’École  de  Fontainebleau,  sera  étudié  dans  le  volume  consacré  à la 
Renaissance  française. 

1.  Bibl.  : Venturi  : Annuaire  des  Musées  de  Berlin , 1887,  p.  82-88;  Arcbivio  storico  dell’  Arte, 
i8qo,  p.  390-896. 


Marque  des  éditeurs  Sessa. 
(Venise,  i56o.) 


Les  Attributs  de  Diane,  par  le  Corrège.  (Couvent  de  Saint-Paul  à Parme.) 


CHAPITRE  VI 


LE  CORRÈGE  ET  L’ÉCOLE  DE  PARME. 


orne,  Florence,  Naples,  Bologne,  épuisées,  celle  des  cités 
de  la  Péninsule  qui  avait  jusqu’à  ce  moment  le  moins  liait 
parler  d’elle  put  leur  opposer  un  artiste  de  taille  à se 
mesurer  avec  les  plus  grands.  Telle  était  au  xvT  siècle  la 
vitalité  de  l’art  italien.  Entre  Raphaël  d’un  côté  et,  de 
l’autre,  les  puissants  coloristes  vénitiens,  Giorgione,  le 
Titien,  Paul  Véronèse,  le  Tintoret,  se  place  le  Corrège, 
charmeur  sans  pareil , le  plus  modeste  des  hommes  et  le  moins  érudit  des 
peintres,  mais  qui  avait  pour  lui  une  grâce  ineffable,  un  mélange  exquis  de 
morbidesse  et  de  distinction.  Si  jamais  exemple  est  lait  pour  nous  prouver 
que  la  science  n’est  rien  sans  l’inspiration,  et  que  l’expression,  le  sentiment, 
doivent  toujours  conserver  leur  place  à côté  des  prodiges  de  l’exécution,  cet 
exemple  est  celui  qu’il  nous  a laissé.  Dans  le  siècle  de  Michel-Ange,  le  Corrège 
— et  c’est  tout  dire  — a montré  qu’il  y avait  quelque  chose  encore  au-dessus 
de  la  force  : la  grâce  1 . 

I.  Bibl.  : Pungileoni,  Memoric  istoriche  di  Antonio  Allegri  detto  il  Correggio.  Parme,  3 vol., 
1817-1821.  — Martini,  Studi  intorno  il  Correggio.  Parme,  1 865 . — J.  Meyer,  Correggio.  Leipzig, 
1871.  — Bigi,  Notifie  di  Antonio  Allegri.  Modène,  1873.  — Mme  Mignaty,  le  Corrège.  Paris, 


568 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


On  ignore  jusqu’à  l’année  de  la  naissance  du  maître  : 1494,  telle  est  la  date 
mise  en  avant  par  la  plupart  des  biographes.  Antonio  Allegri  (en  latin  « Lætus  » ; 
quel  heureux  présage  dans  ce  nom  !),  surnommé  le  Corrège,  en  souvenir  de  sa 
patrie,  la  petite  ville  de  Correggio1,  comme  Paolo  Cagliari  et  Pietro  Vannuci 
ont  été  surnommés  le  Véronèse  et  le  Pérugin,  en  souvenir  de  la  leur,  avait 
pour  père  un  simple  marchand,  jouissant  d’une  petite  aisance.  C’était,  nous 
raconte  Vasari,  une  nature  excessivement  timide,  d’une  rare  bonté  et  portée  à 
la  mélancolie. 

L’adolescent  semble  avoir  été  initié  aux  premiers  principes  de  l’art  par  son 
oncle  paternel,  Lorenzo  Allegri,  et  par  Antonio  Bartolotti,  surnommé  Tognino 
degli  Anceschi  (f  1 5 2 7) , le  chef  de  la  petite  École  groupée  à Correggio.  Il  est 
probable  qu’il  continua  ses  études  à Modène,  sous  la  direction  d’un  peintre 
assez  réputé,  Francesco  Bianchi,  surnommé  Ferrari  ou  Frari  (y  i5io)2.  Mais  il 
n’avait  que  seize  ans  environ  au  moment  de  la  mort  de  Bianchi,  et  l’influence 
de  cet  artiste  ne  saurait  avoir  pesé  d’un  poids  bien  lourd  sur  son  évolution.  Un 
médecin  de  Parme,  Francesco  Grillenzoni,  passe  pour  l’avoir  familiarisé  avec 
l’anatomie,  science  que  le  Corrège  entrevit  d’ailleurs  d’instinct  plutôt  qu’il  ne 
l’apprit  scientifiquement.  L’adolescent  visita  probablement  Mantoue  ; en  tout 
état  de  cause,  l’influence  d’Andrea  Mantegna  perce  à travers  plus  d’une  produc- 
tion du  peintre  des  Grâces,  quoique  singulièrement  modifiée  et  comme  trans- 
figurée. Il  lui  prit  sa  prédilection  pour  les  raccourcis,  sa  tendance  à accentuer  le 
relief  des  figures  au  moyen  de  savantes  combinaisons  de  perspective,  et  aussi 
son  goût  pour  ces  motifs  charmants  — enfants  tour  à tour  enjoués  ou  rêveurs, 
— en  apparence  étrangers  à l’action  principale,  mais  qui  l’animent  et  la 
réchauffent  si  singulièrement  '. 

On  a vu,  dans  une  autre  partie  de  ce  volume  (p.  1 1 5—  1 16),  à quoi  se  réduit 
chez  le  Corrège  l’étude  de  l’antiquité. 

Voilà  donc  un  artiste  qui  n’a  pas  fréquenté  un  seul  des  grands  maîtres  de  la 
Renaissance,  qui  n’a  connu  l’antique  que  par  à peu  près,  un  artiste  qui  ignore 
les  raffinements  de  l’architecture  et  du  costume,  si  chers  aux  Vénitiens,  un 
artiste  étranger  à l’érudition  classique,  bref,  un  fils  de  ses  œuvres  dans  toute 
l’acception  du  terme,  et  ce  parvenu  saura  créer,  avec  ses  seules  forces,  les  images 

1881.  — J. -P.  Ricliter  : Kunst  und  Kïmstler.  — M.  Albert  Rondani  a commencé  dans  la  Gaççetta 
di  P arma  ([890  et  suiv.)  la  publication  d’une  monographie  qui,  nous  l’espérons,  ne  tardera 
pas  à être  éditée  en  volume. 

1.  Ni  l’Arioste  ni  Bembo,  qui  ont  visité  Correggio  ou  entretenu  des  relations  avec  sa  sou- 
veraine, Veronica  Gambara,  n’ont  prononcé  le  nom  de  l’artiste  auquel  cette  petite  ville  doit  sa 
célébrité. 

2.  Voy.  sur  ce  maître  notre  tome  II  (p.  6 1 5)  et  YArchivio  storico  dell’Arte  de  1890  (p.  38q- 
3qo),  où  M.  Venturi  révoque  en  doute  les  droits  de  Bianchi  sur  le  tableau  conservé  au 
Louvre. 

3.  Ces  imitations  percent  entre  autres  dans  la  Vierge  de  saint  François,  du  Musée  de  Dresde. 
Le  Corrège  s’y  est  inspiré,  comme  Mündler  déjà  l’a  fait  remarquer,  delà  Madone  de  ta  Victoire 
( Essai  d’une  Analyse  critique  de  la  Notice  des  Tableaux  italiens  du  Musée  du  Louvre,  p.  66). 


Vénus  portée  par  les  Amours,  par  le  Corrége.  (Musée  du  Louvre.) 


LE  CORREGE. 


56g 


les  plus  gracieuses,  évoquer  les  impressions  les  plus  exquises  — des  impressions 
véritablement  musicales,  — qu’il  ait  été  donné  à un  peintre  de  concevoir  ! 

Aucun  maître  italien  ne  voyagea  moins  que  le  Corrège  : Parme,  située  à peu 
de  lieues  de  Correggio,  Modène,  Plaisance,  où  il  admira  le  chef-d’œuvre  de 
Raphaël,  la  Vierge  de  Saint  Sixte,  qui  lui  arracha  le  cri  : « Anch’  io  sono  prit— 
tore  ! »,  et  très  probablement  Mantoue,  telles  furent  les  limites  extrêmes  de  ses 
pérégrinations.  Il  ne  connut  donc  pas  de  visu  les  merveilles  laissées  à Rome 
par  Michel-Ange  et  par  Raphaël.  Du  moins  s’appliqua-t-il  à les  étudier,  soit 
dans  des  copies,  soit  dans  des  gravures  ; il  prit  à l’un  sa  recherche  de  la  grâce, 
à l’autre  sa  recherche  du  mouvement. 

Nul  doute  que  Léonard  de  Vinci  n’ait  de  son  côté  exercé  une  influence  pro- 
fonde sur  le  jeune  peintre  de  Correggio.  Mais  où  celui-ci  a-t-il  eu  l’occasion 
d’étudier  les  productions  de  l’auteur  de  la  Cène  ? Le  mieux  informé  de  ses  bio- 
graphes, Julius  Meyer,  se  montre  fort  perplexe  à cet  égard.  Or  nous  savons 
aujourd’hui  que  Léonard  peignit  pour  Isabelle  de  Mantoue  le  portrait  de  cette 
princesse  et  une  Vierge  aux  fuseaux.  Voilà  le  contact  établi:  Mantoue  aura  mis 
le  Corrège  en  présence  et  de  Mantegna  et  de  Léonard.  Comme  ce  dernier,  le 
Corrège  professa  le  culte  de  la  forme  enveloppée  et  caressée  ; comme  lui,  il 
s’attacha  au  clair-obscur;  comme  lui,  il  substitua  à la  peinture  dessinée,  je  veux 
dire  aux  contours  trop  écrits,  la  peinture  peinte,  les  formes  noyées  dans  la 
lumière.  On  peut  hardiment  affirmer  qu’aucun  autre  maître , pas  même 
Raphaël,  ne  réussit  à modeler  avec  une  telle  perfection,  à traduire  sur  la  toile 
avec  tant  de  délicatesse  les  beautés  du  corps  humain.  On  retrouve  en  outre 
chez  le  Corrège  quelques  types  de  l’école  de  Léonard  : examinez,  dans  la  Lcd  a 
du  Musée  de  Berlin,  la  jeune  femme  qui  regarde  en  riant  ses  compagnes,  vous 
reconnaîtrez  sans  peine  la  sœur  de  la  Vierge  d’Andrea  Solario,  au  Musée  du 
Louvre  : ce  nez  droit  et  fort,  cette  bouche  un  peu  grande,  moitié  souriante, 
moitié  railleuse,  et  ces  yeux  qui  pétillent  d’esprit. 

Étudions  à leur  tour  les  rapports  du  chef  de  l’École  de  Parme  avec  les  Écoles 
florentine  et  romaine. 

Les  raccourcis  du  Corrège  sont  généralement  trop  compliqués,  non  seulement 
dans  les  fresques  de  Parme,  mais  encore  dans  la  fameuse  Nuit  du  Musée  de 
Dresde.  Il  faut,  pour  reconnaître  à qui  appartient  tel  bras,  telle  jambe,  se 
livrer  à un  véritable  travail  d’analyse.  Il  est  difficile,  devant  la  coupole  de 
l’église  Saint-Jean,  de  croire  que  le  Corrège  n’a  pas  connu  les  fresques  de 
Michel- Ange  : ce  sont  les  mêmes  attitudes  si  hardies,  les  mêmes  essaims 
d’anges  portant  le  Père  éternel.  Comme  chez  le  peintre  de  la  Sixtinc,  les 
apôtres,  presque  tous  nus,  rappellent  plutôt  les  dieux  de  l’Olympe  que  les  dis- 
ciples du  Christ,  de  même  que  les  anges  sont  des  éphèbes  plutôt  que  des  enfants. 

Les  pérégrinations  du  jeune  artiste  ne  furent  pas  de  longue  durée  : dès  1 5 1 4 
il  était  de  retour  à Correggio.  Y travailla-t-il  à la  décoration  du  palais  des  Sei- 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


gneurs  ? On  l’a  affirmé,  mais  sans  preuves,  j’ajouterai  sans  présomptions. 
En  1 5 1 7,  il  se  trouvait  à Albinca,  dans  le  voisinage  de  Reggio,  occupé  à peindre 
un  retable  pour  l’église  de  cette  petite  cité1. 

Dans  les  galeries  publiques  ou  les  collections  particulières,  un  certain  nombre 
de  tableaux  passent  pour  des  oeuvres  de  la  jeunesse  du  Corrège,  sans  que  les  cri- 
tiques aient  réussi  à se  mettre  d’accord  sur  leur  authenticité.  Le  Repos  en  Égypte, 
au  Musée  des  Offices,  composition  encore  assez  lourde  et  embarrassée,  sans 
netteté  dans  l’ordonnance,  sans  liberté  dans  les  attitudes,  montre  du  moins  déjà 
la  touche  grasse  et  « pastosa  » qui  distingue  le  maître  (dans  la  « Madonna  alla 
Scodella  »,  du  Musée  de  Parme,  le  Corrège  a repris  le  même  motif,  mais  avec 
infiniment  plus  de  liberté  et  d’éclat). 

Avec  le  retable  de  Saint-François  (au  Musée  de  Dresde),  nous  sortons  du 
domaine  des  hypothèses  pour  entrer  dans  celui  de  l’histoire  : on  sait  de  source 
certaine  que  ce  tableau  a été  peint  en  1 5 1 4—  1 5 1 5 . C’est  donc  le  premier  ouvrage 
authentique,  à date  certaine,  du  Corrège.  Constatons  que  dès  cette  époque 
l’artiste  était  assez  haut  coté  pour  que  les  marguilliers  de  l’église  Saint-François 
de  Correggio,  à qui  le  retable  était  destiné,  lui  payassent  son  retable  100  du- 
cats, quelque  chose  comme  5 000  francs. 

Les  historiens  d’art  qui  ont  la  manie  des  classifications  rangent  le  Corrège 
parmi  les  représentants  de  l’École  ferraro-bolonaise  : fuisse  si  l’on  considère 
l’ensemble  de  son  oeuvre,  cette  attribution  ne  peut  se  soutenir  que  pour  le 
retable  de  Saint-François.  L’ordonnance  de  ce  premier  chef-d’œuvre,  ainsi  que 
ses  types,  tiennent  en  effet  le  milieu  entre  Cosimo  Tura,  l’un  des  fondateurs 
de  la  primitive  École  de  Ferrare,  et  Francia,  le  chef  de  la  primitive  École  de 
Bologne.  Le  motif  architectural  choisi  pour  encadrer  la  composition,  — des 
colonnes  antiques,  — la  petite  frise  se  développant  sur  le  soubassement  du  trône 
de  la  Vierge,  et  ce  qu’il  y a d’un  peu  apprêté  dans  les  figures,  autant  de  rémi- 
niscences de  Tura.  Les  types,  au  contraire,  encore  un  peu  doucereux,  pro- 
cèdent de  Francia.  Remarquons  notamment  le  mouvement  de  sainte  Cathe- 
rine levant  la  tête,  en  découvrant  le  bas  des  mâchoires  et  en  roulant  les  yeux 
comme  une  tourterelle  : c’est  une  des  attitudes  favorites  du  Pérugin,  mais  vue 
à travers  son  imitateur.  Francia.  Bref,  si  dans  cet  ouvrage,  élégant,  joli,  coquet, 
le  jeune  artiste  frit  déjà  preuve  d’une  grande  habileté,  il  n’annonce  pas  encore 
l’originalité,  la  grâce  libre  et  souveraine,  qui  deviendront  sa  marque  distinc- 
tive. Ainsi  qu’un  nageur  peu  exercé,  il  s’accroche  aux  broussailles  du  rivage, 
au  lieu  de  se  lancer  hardiment  au  milieu  des  flots.  Dans  aucun  autre  de  ses 
tableaux,  les  accessoires,  les  enjolivures  (le  trône  supporté  par  les  deux  anges), 
l’encadrement  architectural,  ne  jouent  un  si  grand  rôle. 

L’année  1 5 1 7 semble  avoir  vu  naître  le  Mariage  mystique  de  sainte  Catherine 


1.  Arcbivio  storico  dell’  Artc,  1888,  p.  go. 


LE  CORREGE. 


571 


(au  Musée  du  Louvre,  gravé  p.  2;  une  réplique  au  Musée  de  Naples;  une 
autre  réplique,  probablement  due  à un  élève,  au  Musée  de  l’Ermitage).  L’œu- 
vre est  conçue  dans  les  données  de  l’Ecole  vénitienne  : au  premier  plan,  des 
figures  à mi-corps;  au  fond,  un  paysage.  Un  grand  historien,  qui  a été  en  même 
temps  un  grand  poète,  a donné  de  cette  page  une  analyse  pénétrante,  qui 
contient  en  outre  une  admirable  définition  du  génie  du  Corrège  : « Aux  pures 
madones  florentines,  que  déjà  Raphaël  anime,  l’étincelle  pourtant  manque 
encore.  Mais  voici  une  race  nouvelle,  avivée  de  souffrance,  qui  grandit  dans 
les  larmes.  Un  trait  nouveau  éclate,  délicat  et  charmant  : le  sourire  maladif  de 
la  douleur  timide  qui  sourit  pour  ne  pas  pleurer.  Qui  saisira  ce  trait  ? Celui  qui 
l’eut  lui-même  et  qui  en  meurt,  le  paysan  lombard  du  village  de  Correggio, 
l’artiste  famélique  qui  ne  peut  nourrir  sa  famille  : il  saisit  ce  qu’il  voit,  cette 
Italie  nouvelle,  toute  jeune,  mais  souffrante  et  nerveuse.  C’est  la  petite  Sainte 
Catherine  du  Mariage  mystique,  pauvre  petite  personne  qui  ne  vivra  pas,  ou 
restera  petite.  Plus  que  maladive  est  celle-ci,  elle  n’est  pas  bien  saine  : on  le 
voit  aux  attaches  irrégulières  des  bras,  qu’il  a strictement  copiées.  Et,  avec  tout 
cela,  il  y a là  une  grâce  douloureuse,  un  perçant  aiguillon  du  cœur  qui  entre 
à fond,  fait  tressaillir  de  pitié,  de  tendresse,  d’un  contagieux  frémissement. 
Telle  était  l’Italie  à ce  moment,  amoindrie  et  pâlie.  Et  Corrège  n’eut  qu’à 
copier.  Il  puise  à la  source  nouvelle,  à ce  sourire  étrange  entre  la  souffrance  et 
la  grâce  (Prud’hon  l’a  eu  seul  après  lui).  Heureusement  pour  l’Italien,  si  la 
race  changeait,  le  ciel  était  le  même.  Sans  cesse  il  reprenait  son  harmonie 
troublée  et  s’envolait  dans  la  lumière1.  » 

En  1 5 1 8,  le  Corrège  tenta  la  fortune  à Parme,  ville  maussade  s’il  en  fut,  bien 
peu  frite  pour  abriter  un  tel  enchanteur.  Nous  avons  vu  (p.  2 5 9)  quel  accueil 
il  y reçut  de  donna  Giovanna  de  Plaisance,  l’abbesse  du  couvent  de  Saint-Paul. 

Le  parloir  décoré  pour  Giovanna  comprend,  au-dessus  de  la  cheminée,  une 
fresque  représentant  la  sœur  d’Apollon,  assise  sur  le  bord  d’un  char  traîné  par 
deux  biches.  Quant  à la  voûte,  elle  est  ornée  d’une  sorte  de  treille  composée  de 
pampres,  de  roses,  etc.,  et  percée  de  seize  ouvertures  circulaires,  à travers  les- 
quelles se  montrent  des  groupes  d’enfants  nus,  tenant  les  armes  et  les  emblèmes 
de  Diane  et  se  livrant  aux  jeux  les  plus  variés  (voy.  les  gravures  p.  SSp,  56p). 
Au-dessous  de  chacun  de  ces  seize  médaillons  a pris  place  une  figure  ou  une 
composition  mythologique  : les  trois  Grâces,  Junon  suspendue  par  les  bras,  en 
punition  d’une  offense  fitite  à Jupiter,  les  Parques,  Minerve,  etc. 

Avec  cette  composition,  le  Corrège  trouva  sa  voie  véritable;  il  atteignit  aux 
régions  où  tout  est  âme  et  lumière;  il  s’éleva  aux  hauteurs  où  tout  écho  du 
monde  terrestre,  quelque  atténué  qu’il  soit  — une  rose  ou  un  convolvulus  se 
détachant  sur  le  feuillage  sombre  d’une  treille, — fixe  invinciblement  la  pensée 
et  la  repose;  en  même  temps  il  laissait  un  libre  cours  à sa  fantaisie,  cette  fan- 


1.  Michelet,  Histoire  de  France,  t.  VII,  p.  169. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


702 


taisie  qui  n’avait  d’égale  que  celle  de  Léonard  de  Vinci  ; il  improvisait  les 
figures  les  plus  exquises,  sans  se  préoccuper  ni  du  temps,  ni  de  l’espace,  ni  de 
la  correction  anatomique.  On  peut  affirmer,  devant  ces  décorations  légères  et 
ailées,  qu’à  aucune  époque,  ni  dans  l’antiquité,  ni  pendant  la  Renaissance,  ni 
dans  les  temps  modernes,  nul  artiste  ne  sut  donner  à ses  visions  un  tour  plus 
enjoué  que  cette  nature  que  l’on  nous  dépeint  comme  si  mélancolique. 

Ce  premier  séjour  à Parme  fut  de  courte  durée.  Dès  1 5 1 9 ou  1620,  le  Cor- 
rège  retourna  dans  sa  ville  natale  et  s’y  maria.  Sa  femme,  Girolama  Merlini,  la 
fille  d’un  armurier,  lui  apportait  en  dot,  sous  forme  d’immeubles,  261  ducats 
— une  douzaine  de  mille  francs.  — Quelle  âme  d’élite  n’eût-il  pas  fallu  pour 
comprendre,  soutenir  et  inspirer  un  tel  artiste  ! Les  biographes  ne  nous  disent 
pas  si  la  compagne  du  Cortège  possédait  ces  qualités.  Souhaitons  qu’elle  ait  du 
moins  Lit  preuve  de  dévouement  et  lui  ait  épargné  le  souci  des  préoccupations 
matérielles  de  tous  les  jours.  Quatre  enfants  naquirent  de  cette  union  : un  fils, 
Pomponio,  qui  devint  peintre,  et  trois  filles.  Le  Corrège  eut  la  douleur  de  perdre 
sa  compagne  au  bout  de  dix  ans,  vers  1529. 

Peu  de  temps  après  son  mariage,  trouvant  que  sa  ville  natale  lui  offrait  déci- 
dément trop  peu  de  ressources,  le  Corrège  s’établit  à Parme,  où  il  travailla  de 
i520  à i53o  aux  fresques  qui  ont  contribué  autant  que  les  tableaux  de  chevalet 
à lui  assurer  l’immortalité. 

Sa  réputation  avait  Lit  assez  de  progrès  pour  que  les  marguilliers  de  l'église 
Saint-Jean  l’Évangéliste  le  chargeassent,  le  6 juillet  1620,  de  décorer  — au 
prix  de  1 100  ducats  — la  coupole  du  transept  ainsi  que  la  voûte  hémisphérique 
de  l’abside.  C’était  la  première  tâche  monumentale  confiée  au  jeune  peintre  (il 
comptait  environ  vingt-six  ans).  Pour  la  décoration  de  l’abside,  le  sujet  choisi 
était  le  Couronnement  de  la  Vierge;  pour  la  coupole,  une  sorte  à’ Apothéose  du 
Christ,  avec  les  apôtres,  les  évangélistes,  des  gloires  d’anges1;  enfin,  au-dessus 
de  la  porte  de  la  sacristie,  devait  prendre  place  saint  Jean  l’Évangéliste.  Les 
peintures  des  pendentifs  révèlent  une  recherche  de  l’ordonnance  assez  rare 
chez  le  Corrège  pour  que  l’on  s’arrête  à la  signaler.  Il  y cherche  à étoffer  ses 
groupes,  au  moyen  d’ornements  ou  d’accessoires  de  toutes  sortes  : nuages, 
au  milieu  desquels  s’agitent  des  anges,  attributs  symboliques  des  évangé- 
listes, tiares,  livres,  etc.  Il  faut  le  féliciter  de  ces  précautions  : elles  trahissent 
un  sentiment  de  la  décoration  que  nous  ne  retrouverons  pas  souvent  dans 
ses  peintures  monumentales.  Ces  évangélistes,  ainsi  que  les  saints,  rappellent 
quelque  peu,  par  le  style  des  draperies,  la  fresque  d’un  imitateur  de  Man- 
tegna  : le  Christ  bénissant,  de  Melozzo  da  Forli,  au  palais  du  Quirinal.  Quant 
au  saint  Jean  peint  au-dessus  de  la  porte  de  la  sacristie,  c’est  une  figure 
ample  et  belle,  drapée  dans  la  perfection.  Assis  sur  le  sol,  une  jambe  repliée 

1.  Dans  la  belle  colleclion  de  peintures  et  de  sculptures  formée  par  M.  Ravaisson,  on 
remarque  une  étude  des  plus  importantes  pour  un  des  groupes  de  la  coupole  du  Baptistère  : 
deux  des  anges  qui  font  cortège  à saint  Augustin. 


La  Madone  de  saint  Sébastien,  par  lu  Correge.  (Musée  de  Dresde.) 


574 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


sous  lui,  l’autre  étendue,  un  rouleau  de  parchemin  sur  ses  genoux,  la  plume 
dans  la  main,  la  tête  levée,  le  disciple  bien-aimé  attend  l’inspiration.  Près  de  lui, 
à une  extrémité,  l’aigle,  le  bec  enfoncé  dans  ses  plumes;  à l’autre,  un  pupitre 
chargé  de  livres.  D’autres  motifs  sont  charmants  de  tendresse,  tels  que  saint 
Jean-Baptiste  pressant  amoureusement  sur  sa  poitrine  l’Agneau  divin. 

Les  fresques  de  l’église  Saint-Jean  reçurent  un  pendant  dans  celles  de  la 
cathédrale.  Le  Corrige  y peignit,  de  1 5 2 6 à i53o,  Y Assomption  delà  Vierge,  avec 
les  quatre  saints  protecteurs  de  Parme,  les  douze  apôtres  et  des  nuées  d’anges; 
il  entoura  la  composition  d’une  balustrade  peinte.  Le  ton  de  ces  fresques  est 
peu  nourri  (le  jaune  et  le  gris  y dominent)  et  ce  manque  de  parti  pris  n’ajoute 
pas,  il  s’en  faut,  à la  clarté  de  l’ordonnance.  (On  sait  que  pour  caractériser 
l’incohérence  qui  règne  dans  ce  vaste  cycle  on  l’a  comparé  à un  ragoût  de 
grenouilles  ! ) Assurément,  pris  à part,  telle  figure  ou  tel  groupe  témoigne 
d’une  science  consommée  et  mérite  d’être  proposé  en  éternel  exemple  à tous  les 
adeptes  de  la  peinture;  mais,  considérée  dans  son  ensemble,  la  composition  est 
le  triomphe  de  la  confusion  : ce  ne  sont  que  jambes  et  bras  entrelacés,  têtes 
qui  se  heurtent,  torses  qui  semblent  errer  loin  des  membres.  Il  eût  fallu  une 
volonté  plus  puissante  que  celle  du  doux  et  tendre  Allegri  pour  introduire  de 
la  netteté  dans  une  telle  agglomération. 

Pendant  son  séjour  à Parme,  le  Corrège  peignit  en  outre  un  certain  nombre 
de  retables  : la  Madone  de  saint  Sebastien,  la  Madone  de  saint  Georges,  la  Madone  à 
YEcuelle,  la  Madone  de  saint  Jérôme.  Il  y reprit  la  donnée  des  Saintes  Conver- 
sations, si  chères  aux  Vénitiens,  mais  en  y introduisant  un  mouvement  et 
une  variété  tels,  que  seule  peut-être  la  Vierge  des  Pesaro  du  Titien  (i 5 2 6) 
les  égale. 

L’œuvre  du  Corrège  se  réduit  à une  trentaine  d’ouvrages,  — fresques  ou 
tableaux  à l’huile,  — non  compris  les  dessins,  qui,  soit  dit  en  passant,  ne  le 
montrent  pas  sous  le  jour  le  plus  favorable.  Les  tableaux  se  partagent,  quant 
aux  sujets,  en  deux  groupes  principaux  : les  compositions  religieuses  et  les 
compositions  mythologiques.  Le  portrait,  le  genre,  les  scènes  historiques, 
autant  de  catégories  inconnues  au  maître;  à peine  s’il  a abordé  l’allégorie  dans 
ses  gouaches  du  Louvre,  si  confuses,  d’un  sens  si  obscur  : Y Homme  sensuel  et  la 
Vertu  héroïque  ! 

Au  Musée  de  Dresde,  une  série  de  retables  et  de  tableaux  de  chevalet  nous 
le  montrent  s’essayant  dans  des  compositions  nombreuses  en  figures,  à l’or- 
donnance savante  plutôt  que  calme  ou  régulière. 

La  Madone  de  saint  Georges  n’est  que  mouvement;  on  serait  tenté  de  dire  dislo- 
cation ; en  vain  on  y chercherait  deux  figures  dans  la  même  attitude  et  une 
seule  qui  se  montre  de  ftee  : l’artiste  .y  abuse  des  dos  tournés  au  spectateur, 
des  visages  dirigés  vers  lui,  des  têtes  rejetées  en  arrière,  des  profils  perdus; 
il  y déploie  en  un  mot  toutes  les  ressources  d’un  acteur  consommé. 


LE  GORREGE. 


575 


La  Madone  de  saint  Sebastien  pèche,  elle  aussi,  par  l’exagération  du  mouve- 
ment : on  y remarque  en  outre  des  réminiscences  de  Raphaël  (la  Vierge  pro- 
cède de  la  Vierge  de  Foligno;  le  saint  vêtu  de  brocart,  du  saint  qui  figure  dans 
la  Vierge  de  saint  Sixte ; les  anges  rappellent  les  génies  qui  répandent  des  fleurs 
dans  les  fresques  de  la  Farnésine). 

La  Nativité  ou  la  Nuit  (commandée  en  1622,  pour  un  prix  dérisoire,  — 
208  livres,  — terminée  en  i53o  seulement)  annonce  les  effets  d’éclairage 
artificiel  qui  devinrent  si  chers  aux  peintres  hollandais  du  xvne  siècle.  Ici  — 
j’emprunte  cette  analyse  à Charles  Blanc  — l’acteur  principal  est  invisible, 
pour  ainsi  dire  : comme  dans  la  plupart  des  œuvres  de  Rembrandt,  c’est  la 

lumière  qui  donne  à ce  drame  mystique  sa  poésie  et  son  émotion « La 

grande  beauté  du  tableau,  son  inexprimable  poésie,  vient  de  cette  lumière  qui 
part  du  corps  rayonnant  de  l’enfant,  inonde  le  visage  et  une  partie  du  corps  de 
la  mère,  éblouit  les  femmes  et  le  berger,  éclaire  jusqu’aux  anges  lnmineux  du 
haut,  glisse  sur  saint  Joseph  et  va  se  confondre,  en  se  dégradant,  avec  les 
lueurs  du  jour  qui  pointe  à l'horizon.  Cette  lumière,  qui  sort  du  corps  de 
l’enfant,  est  si  éclatante  et  si  pure,  qu’elle  a quelque  chose  de  surnaturel  : pour 
en  exprimer  la  vivacité  extraordinaire,  le  Corrège  use  d’une  de  ces  idées  ingé- 
nieuses et  vives  dont  il  n’est  jamais  avare  : l’une  des  femmes  se  couvre  le  front 
avec  la  main  et  clignote  des  yeux  comme  si  sa  vue  était  trop  faible  pour  sup- 
porter cette  splendeur  inaccoutumée.  » Heureusement,  il  y a autre  chose 
encore  dans  la  Nuit  que  les  qualités  techniques  : on  y admire  des  faces  inondées 
de  bonheur,  l’expression  de  la  ferveur  et  de  l’extase.  Avec  le  Corrège,  le  sen- 
timent ne  perd  jamais  ses  droits. 

La  Madeleine  étendue  sur  le  sol  et  lisant  (au  Musée  de  Dresde  également) 
pourrait  passer  pour  une  des  conceptions  les  plus  originales  et  les  plus  poé- 
tiques du  Corrège,  s’il  était  absolument  démontré  que  ce  petit  chef-d’œuvre 
sorte  véritablement  de  son  pinceau.  On  sait  que  de  nos  jours  la  critique  a des 
rigueurs  — pour  ne  pas  dire  des  caprices  — à nulles  autres  pareilles.  Ne  s’est- 
elle  pas  avisée  de  retrancher  la  Madeleine  de  l’œuvre  du  maître,  sous  le  beau 
prétexte  qu’elle  est  peinte  sur  cuivre  et  que  la  peinture  sur  cuivre  n’a  fait  — 
ce  qui  est  à prouver  — son  apparition  que  longtemps  plus  tard  ? Devant  de 
tels  arguments,  il  faut  s’incliner,  sinon  se  rendre,  en  attendant  une  démonstra- 
tion véritablement  décisive. 

Dans  le  plus  important  des  tableaux  restés  à Parme,  la  Madone  de  saint  Jérôme 
(commandée  en  1 5 2 3,  probablement  peinte  en  1827  ou  en  1 528),  tout  est 
tendresse,  efiusion,  lyrisme.  La  A’ierge,  souriante  et  coquette,  quoique  ses 
regards  soient  baissés,  tient  avec  une  sollicitude  toute  maternelle  le  bambin 
bien  éveillé;  sainte  Madeleine,  inondée  de  bonheur,  presse  avec  amour,  avec 
ferveur,  sa  tête  contre  l’enfant,  qui  à son  tour  caresse  les  cheveux  de  la  char- 
mante pécheresse;  saint  Jérôme  (qui  rappelle  ou  annonce  le  berger  debout  au 
premier  plan  dans  la  Nuit  du  Musée  de  Dresde),  à moitié  nu,  — une  figure 


576 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


pleine  d’une  grandeur  sauvage,  — s’arrête  surpris  et  charmé,  à la  vue  de  ce 
spectacle,  et  le  farouche  vieillard  se  sent  ému  à son  tour.  Deux  anges,  l’un 
tenant  un  livre  ouvert,  dans  lequel  l’enfant  divin  s’amuse  à épeler,  l’autre 
examinant  avec  attention  le  vase  de  parfums  que  lui  a confié  la  Madeleine, 
mêlent  une  note  d’une  fraîcheur  exquise  à cette  scène  si  vive  et  si  touchante, 
avec  ses  attitudes  véritablement  trouvées,  peinte  comme  seul  le  Corrège  savait 
peindre. 

Combien  Vasari,  parlant  d’un  de  ces  chœurs  d’anges,  n’a-t-il  pas  eu  raison 
de  dire  qu’ils  semblent  plutôt  être  descendus  (mot  à mot  avoir  plu)  du  ciel  que 
laits  de  la  main  d’un  peintre.  Ailleurs,  le  biographe  montre  une  compréhension 
non  moins  pénétrante  du  génie  du  Corrège  lorsqu’il  raconte  que,  regardant 
un  de  ses  tableaux,  il  ne  put  s’empêcher  de  sourire,  contraint,  en  quelque 
sorte,  par  un  petit  enfant  qui  tient  un  livre  et  qui  sourit  si  naturellement,  qu’il 
égaye  ceux  qui  le  regardent. 

Raphaël  à coup  sûr  eût  regardé  un  tel  tableau  avec  envie,  — si  tant  est  que 
ce  sentiment  eût  pu  trouver  place  dans  son  âme  si  sereine,  — et  je  ne  l’en  blâ- 
merais pas,  car  dans  aucune  de  ses  Madones  il  11’a  montré  plus  d’éloquence. 

Parmi  les  autres  Madones  du  Corrège,  celle  du  Musée  de  Parme,  la  « Madonna 
délia  Scodella  » (1527-1  $28;  épisode  de  la  Fuite  en  Égype;  la  Vierge  tient  une 
écuelle,  d’où  le  nom  donné  au  tableau),  se  recommande,  sinon  par  la  netteté 
de  l’ordonnance,  du  moins  par  l’intensité  de  la  lumière. 

Plusieurs  compositions  similaires,  la  Vierge,  l’Enfant  Jésus  et  le  petit  saint 
Jean,  du  Musée  de  Madrid,  la  « Madonna  del  Latte  »,  du  Musée  de  l’Ermitage, 
la  Madone  de  la  galerie  du  Sigmaringen,  etc.,  n’ajoutent  pas  beaucoup  à la 
gloire  du  maître.  Signalons  dans  cette  dernière1  une  réminiscence  de  Man- 
tegna  : la  sainte  Anne,  avec  son  type  si  caractéristique  de  vieille  femme  édentée 
et  son  menton  en  galoche.  Quant  à la  Madone  récemment  acquise  par  le 
Musée  de  Francfort  (la  Vierge  vêtue  d’une  robe  rouge  et  d’un  manteau  bleu, 
doublé  de  vert),  elle  est  trop  ruinée  pour  nous  apporter  quelque  élément  nou- 
veau : à peine  s’il  reste  un  soupçon  du  coloris  primitif;  seul  le  paysage  se  dis- 
tingue par  une  simplicité  mêlée  de  grandeur. 

Le  Corrège  ne  s’est  que  rarement  attaqué  aux  sujets  sombres  ou  pathétiques, 
et  il  n’y  a pas  réussi.  Son  Ecce  boino,  de  la  National  Gallery,  pèche  par  la  con- 
fusion : quoique  la  composition  ne  comporte  que  cinq  figures,  on  serait  fort 
embarrassé  de  découvrir  les  propriétaires  de  trois  des  mains  qui  se  promènent 
comme  au  hasard  à travers  le  tableau.  La  facture  offre  d’ailleurs  de  réelles  qua- 
lités : on  y retrouve  ce  pinceau  gras,  souple  et  flou  qui  caractérise  le  maître. 
Le  Martyre  de  saint  Placide  et  de  sainte  Flavie , au  Musée  de  Parme,  est  déclama- 
toire à force  de  mouvement.  Quant  au  Christ  du  Vatican,  il  a été  retranché  par 
des  juges  autorisés  de  l’œuvre  du  Corrège,  qui  n’y  perd  pas  beaucoup. 


1.  Article  de  M.  Harck  dans  YArchivio  storico  ddV  Arte,  1898,  p,  890. 


LE  CORREGE. 


577 


Les  compositions  mythologiques  du  Corrège  disputent  la  laveur  du  public  à 
ses  compositions  religieuses, 

La  Léda  du  Musée  de  Berlin  est  une  de  ces  évocations  poétiques  dont  le 
maître  avait  le  secret.  Vers  le  centre,  l’héroïne,  partagée  entre  la  volupté  et 
la  pudeur,  reçoit  les  caresses  du  cygne;  au  second  plan,  des  Amours  folâtrent 
à l’ombre  des  arbres;  vers  la  droite,  quatre  jeunes  femmes  forment  le  groupe 
le  plus  animé  et  le  plus  pittoresque.  L’une  d’elles,  debout  dans  l’eau  — une 


La  Madone  de  saint  Jérôme  (fragment),  par  le  Corrège. 
(Musée  de  Parme.) 


figure  exquise,  magique,  dans  une  attitude  véritablement  trouvée,  — se  défend 
contre  les  attaques  d’un  second  cygne;  une  autre  sort  de  l’eau  et  passe 
un  bras  sous  le  vêtement  que  lui  tend  sa  compagne;  quant  à la  quatrième, 
accoudée  un  peu  plus  loin,  elle  regarde  ces  ébats  en  riant.  Line  naïveté  et  une 
grâce  inexprimables  rachètent  ce  que  la  donnée  peut  avoir  de  trop  libre. 

Dans  la  Léda,  le  culte  de  la  forme  est  poussé  à son  plus  haut  degré;  des  tons 
merveilleusement  fondus  s’y  allient  à une  grâce  inexprimable.  Le  coloris  n’est 
pas  seulement  éblouissant  : il  est  éloquent;  par  sa  distinction  et  son  charme,  il 
l’emporte  sur  celui  des  Vénitiens;  car  il  s’y  mêle  toujours  des  lignes  noblement 
mouvementées.  « Dans  sa  Lcda  et  sa  Vénus,  dit  Vasari,  le  Corrège  avait  mis 
une  telle  morbidesse,  que  l’on  croyait  avoir  devant  soi,  non  des  couleurs,  mais 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


578 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


des  chairs  véritables.  Il  est  constant,  ajoute  le  biographe,  que  personne  ne 
mania  mieux  les  couleurs,  qu’aucun  artiste  ne  peignit  mieux  ni  avec  plus  de 
beauté,  ni  avec  plus  de  relief.  » 

Autant  il  règne  de  fantaisie  dans  la  Léda  de  Berlin,  autant  Y Anticipe  du  Louvre 
est  serrée  et  voulue.  Rien  de  plus  simple  cependant  que  la  composition  elle- 
même  : au  pied  d’un  arbre,  la  nymphe  nue,  endormie;  devant  elle,  l’Amour, 
également  plongé  dans  le  sommeil;  en  arrière,  soulevant  avec  précaution  la 
draperie  sur  laquelle  repose  la  dormeuse,  Jupiter,  métamorphosé  en  satyre. 
Pour  fond,  un  bouquet  d’arbres.  Tout  est  digne  d’admiration  ici  : le  merveil- 
leux parti  pris  d’éclairage,  avec  le  corps  nu  d’un  modelé  si  sûr  et  si  souple,  se 
développant  en  pleine  lumière  ; le  jour  si  vif  et  cependant  si  doux,  envelop- 
pant la  scène  d’une  lueur  magique;  l’attitude,  d’un  naturel  et  d’un  abandon 
indicibles,  d’Antiope;  enfin  l’exquis  bout  de  paysage.  On  dirait  une  scène  vue 
et  vécue,  et  non  une  réminiscence  de  la  mythologie. 

La  Danaé  de  la  galerie  Borghèse,  une  des  scènes  le  plus  facilement  groupées 
du  Corrège,  n’offre  peut-être  pas  au  même  point  que  Jupiter  et  Antiope  la  richesse 
et  la  chaleur  du  coloris. 

Dans  une  autre  composition  mythologique,  Jupiter  et  Io,  qui  se  trouve  au 
Musée  de  Vienne,  en  compagnie  de  Y Enlèvement  de  Ganymêde,  il  faut  admirer 
la  grâce  achevée  de  l’héroïne,  qui  s’abandonne  aux  caresses  de  son  divin  amant, 
transformé  en  nuage.  Le  Corrège  a pris  ici  pour  modèle  une  des  déesses  peintes 
par  Raphaël  à la  Farnésine,  celle  qui  se  montre  de  dos  dans  une  attitude 
presque  identique. 

U Education  de  l’Amour,  à la  National  Gallery  (Vénus  et  Mercure  tenant 
entre  eux  Cupidon  et  lui  enseignant  à lire),  unit  à une  ordonnance  parfaite  le 
modelé  le  plus  gras  et  le  plus  doux,  des  mouvements  aussi  sûrs  que  gracieux. 

Les  dernières  années  du  Corrège  furent  attristées  par  plus  d’une  décep- 
tion, par  plus  d’un  chagrin.  Les  fresques  de  la  coupole  du  Dôme  avaient  été 
accueillies  avec  froideur;  il  semble  même  que  les  moines  n’aient  pas  ménagé 
à leur  auteur  les  critiques,  les  reproches  : c’est  du  moins  ce  qui  résulte  d’une 
lettre  d’un  contemporain,  le  peintre  Gatti.  Ces  attaques  et  la  mort  de  sa  femme 
dégoûtèrent  le  maître  du  séjour  de  Parme;  laissant  là  inachevées  les  fresques 
du  Dôme,  il  retourna  triste,  découragé,  dans  son  bourg  natal,  qu’il  ne  quitta 
plus  que  pour  de  courtes  absences. 

On  manque  de  détails  sur  ses  derniers  travaux.  Les  Gonzague  de  Mantoue, 
et  notamment  la  marquise  Isabelle  (proches  parents  des  seigneurs  de  Correg- 
gio),  semblent  avoir  seuls  apprécié  ce  rare  génie;  il  lui  commandèrent  deux 
tableaux  destinés  à l’empereur  Charles-Quint  et,  selon  toute  vraisemblance, 
acquirent  également  pour  leur  propre  collection  un  certain  nombre  de  ses 
toiles  : c’est  de  Mantoue,  en  effet,  que  proviennent  les  deux  Cortèges  du  Musée 
du  Louvre. 


LE  CORREGE. 


579 


Quel  malheur  que  dans  cette  Italie  du  xvie  siècle,  si  raffinée,  si  riche,  il  ne 
se  soit  pas  trouvé  un  amateur  clairvoyant  pour  reconnaître  le  génie  du  Corrège, 
un  poète  pour  célébrer  sa  gloire,  un  Mécène  pour  l'arracher  à ce  milieu  étroit 
et  pour  le  fixer  là  où  était  sa  véritable  place  : à Rome,  au  Vatican,  où  seul 
il  était  digne  de  continuer  l’œuvre  de  Raphaël  ! 

Il  est  bien  vrai  que  la  critique  moderne  a battu  en  brèche  ce  qu’elle  appelle 
la  table  de  la  pauvreté  du  Corrège.  Oui,  sans  discussion  possible,  celui-ci 
n’en  était  pas  absolument 
réduit  à mendier  sur  les 
carrefours  ; oui , il  s’est 
même  trouvé  en  mesure 
d’acheter  quelques  lopins 
de  terre  (en  i53o,  par 
exemple,  un  « podere  » 
pour  196  écus  10  sous); 
c’était  alors,  surtout  dans 
les  petites  localités,  le  seul 
moyen  de  placer  son  ar- 
gent; mais  de  là  à la  for- 
tune ou  même  à l’aisance, 
il  y avait  loin.  Le  père  du 
Corrège  vivait  encore,  — 
il  survécut  à son  fils,  — 
l’artiste  n’avait  donc  pas 
de  fortune  à lui  ; il  avait 
par  contre  des  charges  de 
famille  assez  lourdes,  qua- 
tre enfants  à élever.  Ce 
n’était  pas  avec  le  revenu 
de  ses  petites  propriétés  — 
celle  de  1 c>5  écus  10  sous 
ne  rendait  certainement 

pas  plus  de  10  écus  par  an,  soit  5oo  trancs  — qu’il  pouvait  suffire  aux  besoins 
de  son  ménage.  Il  est  dès  lors  permis  d’affirmer  que,  s’il  ne  vécut  pas  dans  une 
misère  noire,  il  connut  la  gêne,  qu’il  eut  à compter  avec  des  préoccupations 
d’autant  plus  douloureuses  que  son  âme  était  plus  sensible. 

Le  récit  de  la  mort  du  Corrège,  tel  que  nous  l’a  transmis  Vasari,  offre 
toutes  les  apparences  d’une  légende.  Le  maître,  ayant  reçu  à Parme  un 
payement  de  60  écus  (environ  3 000  francs)  en  menue  monnaie  (•<  quat- 
trini  »),  serait  retourné  à pied  chez  lui,  chargé  de  ce  fardeau,  et  comme 
il  était  rendu  de  chaleur,  il  aurait  bu  imprudemment  de  l’eau  fraîche. 
A peine  arrivé,  ajoute  le  biographe,  il  sentit  les  premiers  frissons  de  la 


Jupiter  et  Léda  (fragment),  par  le  Corrège. 
(Musée  de  Berlin.) 


58o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


fièvre,  fut  forcé  de  se  mettre  au  lit,  et  expira  au  bout  de  peu  de  temps. 

Eu  réalité,  on  ne  possède  pas  la  plus  légère  indication  sur  les  circonstances 
de  cette  catastrophe.  On  sait  seulement  que  le  maître  comptait  à peine  quarante 
ans  quand  il  succomba,  le  5 mars  i53q.  Aucune  inscription  ne  marque  la  place 
où  reposent  ses  cendres;  aucun  portrait  ne  nous  a conservé  sa  physionomie. 

Au  moment  de  prendre  congé  du  peintre  des  Grâces,  nous  ne  saurions  mieux 
résumer  les  traits  distinctifs  de  son  génie  qu’en  le  rapprochant  de  ses  émules, 
les  Vénitiens.  A leurs  figures  robustes  et  plantureuses,  mais  parfois  terriblement 
vulgaires  ou  vides,  le  Corrège  oppose  un  type  d’une  grâce  achevée,  animé  par 
un  sourire  tour  à tour  mutin  ou  touchant.  Ignorant  ou  dédaignant  la  mise  en 
scène  chère  au  Titien  et  au  Véronèse,  leur  entente  des  effets  dramatiques,  il 
semble  rêver,  les  yeux  ouverts,  plutôt  qu’il  n’observe;  ou  mieux,  grâce  à une 
rare  puissance  d’absorption  et  de  synthèse,  il  s’assimile  le  monde  extérieur  et 
nous  le  rend  transformé  et  transfiguré  avec  un  tel  éclat,  que  notre  imagination 
séduite  voudrait  ne  plus  jamais  le  voir  sous  d’autres  couleurs  que  les  siennes. 
En  cela  il  se  rapproche  de  Giorgione,  dont,  à d’autres  points  de  vue,  des  abîmes 
le  séparent.  De  même  que  lui,  il  adore  la  campagne  et  le  grand  air  autant  qu’il 
fuit  la  société  ; tout  ce  qui  rappelle  l’industrie  de  l’homme  — architecture, 
costumes,  mobilier  — semble  le  gêner;  à peine  s’il  emploie  de  loin  en  loin 
quelque  colonne  pour  encadrer  une  composition.  Quant  à ses  costumes,  ils  sont 
plus  primitifs  encore  — je  veux  dire  plus  élémentaires  — que  ceux  de  Gior- 
gione; nulle  réminiscence  des  modes  du  temps.  Est-il  nécessaire  d’ajouter  que 
ce  poète,  tout  entier  à son  lyrisme,  semble  n’avoir  jamais  fait  poser  un 
modèle  devant  lui,  pas  plus  qu’il  n’a  su  plier  son  pinceau  aux  exigences  d’un 
portrait  ! 

Le  style  du  Corrège  — à quoi  bon  nier  l’évidence!  — renferme,  tout  comme 
celui  des  Vénitiens,  déjà  bien  des  germes  de  décadence  : une  recherche  exces- 
sive du  mouvement,  des  attitudes  souvent  guindées,  des  proportions  parfois 
vicieuses,  ou  une  facture  trop  peu  serrée.  Mais  qui  aurait  le  courage  de  formuler 
des  critiques  devant  tant  de  qualités  admirables,  qui  font  d’Antonio  Allegri 
le  rival  des  plus  grands  peintres,  — que  dis-je,  un  des  six  ou  huit  plus  grands 
noms  de  la  peinture  ! 

Il  y a d’ailleurs  chez  le  peintre  de  Correggio  plus  que  l’habileté  profession- 
nelle : tout  en  se  jouant  de  ces  difficultés  anatomiques  que  seul,  parmi  ses 
contemporains,  Michel-Ange  pouvait  aborder  avec  la  certitude  du  triomphe,  ou 
de  ces  difficultés  d’éclairage  pour  lesquelles  il  n’avait  d’autre  rival  que  Léonard 
de  Vinci  et  le  Titien,  le  Corrège  n’oubliait  pas  que  l’art  a une  mission  plus 
haute  : le  poète  chez  lui  est  toujours  inséparable  du  praticien.  Et  ce  poète, 
que  d’émotions  n’éveille-t-il  pas  en  nous  : la  grâce  tour  à tour  souriante  ou 
attristée,  l’enjouement,  les  élans  d’amour  de  la  Madeleine  pressant  sa  tête 
contre  l’Enfant  Jésus;  des  impressions  que  seule  la  musique  d’un  Mozart  ou 


Jupiter  et  Anticipe,  par  Le  Corrège.  (Musee  du  Louvre), 


» 


LE  PARMESAN. 


58 1 


d’un  Beethoven  semble  avoir  le  privilège  d’éveiller,  le  scherzo  le  plus  vif, 
Bandante  le  plus  ému  ! 

On  ne  connaît  aucun  élève  direct  du  Cortège.  Mais  ses  principes  étaient  de 
ceux  qui,  pour  conserver  leur  fécondité,  n’ont  pas  besoin  d’être  appliqués  du 
vivant  même  de  leur  inventeur.  Au  xvie  siècle,  son  fils  Pomponio,  les  Mazzolini, 
et  parmi  eux  Francesco,  surnommé  le  Parmesan,  Fr.  Rondani,  Georgio  Gan- 
dini  (7  1 538) , Michel-Angelo  Anselmi  de  Lucques,  Lilio  Orsi  (7  1687),  Bernar- 
dino  Gatti,  surnommé  il  Soparo  ( 1 496- 1 5 p5),  Niccolô  dell’ Ahbate,  Allegri, 
les  Procacini,  l’imitèrent  plus  ou  moins.  Au  xviP  siècle,  les  Carrache  le  prirent 
pour  modèle,  et  ce  lut  de  cette  époque  que  data  sa 
réhabilitation. 

Le  Cortège  était  à peine  mort,  qu’un  artiste  bril- 
lant, son  imitateur  plutôt  que  son  élève,  prit  plaisir 
à développer  les  trop  nombreux  éléments  de  déca- 
dence contenus  dans  l’œuvre  de  l’immortel  fondateur 
de  l'Ecole  de  Parme  et  se  rendit  plus  célèbre  par  son 
maniérisme  et  sa  mièvrerie  que  celui-ci  par  tant  de 
hautes  et  sublimes  qualités.  Francesco  Mazzuoli,  sur- 
nommé le  Parmesan  («  il  Parmigianino  »),  en  sou- 
venir de  sa  ville  natale  (i5oq- 15.40),  réussit,  pen- 
dant sa  courte  carrière,  à éblouir  ses  contemporains 
par  ses  visages  chiffonnés,  ses  attitudes  déhanchées, 
ses  proportions  élancées,  son  piquant  et  son  im- 
prévu, son  esprit  et  sa  frivolité.  En  réalité,  sa  place 
était  marquée,  au  xviiF  siècle,  entre  Watteau  et  Boucher,  non  parmi  les  maîtres 
encore  si  sérieux  et  si  convaincus  de  la  Renaissance. 

Les  tableaux  de  sainteté  peints  par  le  Parmesan  — la  Madone  an  long  cou  du 
palais  Pitti,  la  Sainte  Famille  du  Musée  des  Offices  (gravée  p.  io3),  la  Sainte 
Catherine  de  la  galerie  Borghèse,  et  bien  d’autres,  — abondent  en  contrastes 
ingénieux,  mais  manquent  de  toute  gravité,  de  toute  conviction,  de  tout  recueil- 
lement. Ce  sont  de  grandes  machines  mouvementées  qui  révèlent,  à côté  d’un 
vrai  tempérament  de  peintre,  toutes  les  lacunes  de  cette  organisation  fébrile. 
Les  deux  Saintes  Familles  du  Louvre  ne  sont  pas  moins  affectées,  moins  pré- 
tentieuses : l’une  d’elles  — le  n°  i3oô  — se  distingue  par  des  tètes  extraor- 
dinairement vides  et  des  arrangements  de  cheveux  qui  annoncent  le  style 
rococo. 

Ces  défauts,  non  moins  sensibles  dans  les  grandes  compositions  religieuses 
du  maître,  telles  que  les  fresques  de  F Histoire  cT  Adam  et  d'Ëve,  de  Moïse,  etc., 
peintes  à la  « Stcccata  » de  Parme,  s’atténuent  dans  les  compositions  pro- 
fanes : f Histoire  de  Diane,  qui  décore  la  villa  Sanvitale,  à Fontanellato  dans 
le  voisinage  de  Parme  (récemment  photographiée  par  MM.  Alinari;  un  frag- 


Portrait  du  Parmesan. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


582 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


ment  gravé  p.  5i5),  rappelle,  avec  plus  de  brio  et  moins  d’intimité,  les  sujets 
analogues  peints  par  le  Corrège  au  couvent  de  Saint-Paul. 

Mais  où  le  Parmesan  prend  une  revanche  éclatante,  c’est  dans  le  portrait.  Il 
s’est  représenté  lui-même,  une  fois  dans  le  tableau  qui  est  entré  aux  Offices, 
l’autre  dans  le  tableau  du  Musée  de  Vienne  (peint  à l’aide  d’un  miroir 
concave;  voy.  p.  q50),  et  ces  effigies  comptent  parmi  les  plus  brillantes  du 
xvie  siècle.  Le  portrait  (présumé)  de  Lorenzo  Cibo,  capitaine  des  gardes  du 
pape  Clément  VII,  et  celui  de  Ricardia  Malaspina,  tous  deux  au  Musée  de 
Madrid,  n’ont  pas  moins  d’allure. 

Le  Parmesan  s’est  également  essayé  dans  le  dessin  et  dans  la  gravure.  Le 
Louvre  possède  quelques  études  véritablement  spirituelles  et  pénétrantes  : telle 
est  la  tête  de  Jeune  Femme,  à la  sanguine  (n°  246);  on  y sent  comme  un  pré- 
curseur de  Watteau. 

Le  maniérisme  du  Parmesan  a été  caractérisé  avec  esprit  par  Charles  Blanc. 
L’auteur  de  Y Histoire  des  Peintres  montre  la  peinture  italienne  cherchant,  sur  ses 
vieux  jours,  à plaire  au  lieu  d’imposer,  et  inclinant  à une  politesse  qui  frise 
l’affectation.  « Trompés  par  son  physique  si  élégant,  et  par  une  certaine  grâce 
dont  il  avait  dérobé  le  secret  au  Corrège,  par  une  certaine  désinvolture,  les 
Romains  disaient  que  l’âme  de  Raphaël  avait  passé  en  lui.  Mais  le  surnom 
même  de  Parmigianino,  que  les  Italiens  se  plaisent  à écrire  au  diminutif, 
semble  exprimer  que  ce  maître  a des  imperfections  aimables  et  qu’il  est  un 
grand  maître  diminué.  De  Lit,  il  y a encore  en  lui  de  la  race,  et  c’est  déjà 
beaucoup  d’être  un  enfant  gâté  du  Corrège.  » 


Médaille  du  pape  Paul  III. 
Par  Al.  Cesali. 


Modèle  de  Broderie  italienne  du  xvi°  siècle. 

(La  « Vera  Perfeltione  del  Disegno  ».  Venise,  i5gi.) 


CHAPITRE  VII 


L ECOLE  VENITIENNE  : LES  DERNIERS  DISCIPLES  DES  BERLIN . — CARPACCIO  ET 

CIMA.  — LES  NOVATEURS  : GIORGIONE.  — SEBASTIAN O DEL 

PIO.MBO.  — LES  PALMA. 


race  aux  efforts  de  Jean  Bellin,  l’avènement  de  l’École  véni- 
tienne avait  été  longuement,  savamment  préparé.  Ht  cepen- 
dant l’on  est  tenté  de  crier  au  miracle  quand  on  compare  cet 
épanouissement  radieux  à l’affaissement  des  Écoles  rivales1. 
Prenons  les  Florentins  : comme  ils  paraissent  vieillis,  fati- 
gués, presque  flétris,  en  regard  de  leurs  rivaux  des  lagunes! 
Avec  Michel-Ange  ils  avaient  assisté  à la  fois  aux  suprêmes 
triomphes  et  à une  irrémédiable  décadence,  car  leur  grand  concitoyen  avait 
comme  pris  à tâche  de  ne  laisser,  sans  le  forcer  et  sans  le  violenter,  aucun  des 
ressorts  de  la  vie  nationale  de  l’Italie,  aucun  des  ressorts  de  l’âme  humaine. 
Tout  à coup,  voilà  que  sur  le  tronc  en  apparence  épuisé  pousse  un  rameau 
plein  de  vigueur  et  de  sève;  alors  que  l’ennui  ou  l’impuissance  ont  envahi  tout 
le  reste  de  la  Péninsule,  la  peinture  vénitienne,  la  dernière  venue,  conserve 
jusqu’à  la  fin  du  siècle  la  fraîcheur  et  l’éclat. 


I.  Bibl.  : Voy.  ci-dessus,  p.  449.  — T.  II,  p.  769  et  suiv.  — Berenson,  the  Venetian  Pain- 
ters  of  the  Renaissance . New-York,  1894. 


584 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Au  moment  d’aborder  l’histoire  de  l’École  vénitienne  du  xvf  siècle,  je  dois 
faire  part  au  lecteur  de  mes  hésitations,  de  mes  scrupules.  Rien  de  plus  incer- 
tain que  l’attribution  respective  du  groupe  de  tableaux  que  les  partisans  de 
Giorgione,  des  Raima  et  consorts  revendiquent,  tour  à tour,  pour  leur  maître 
favori.  Que  de  noms  n’a-t-on  pas  mis  en  avant  pour  la  Sainte  Famille  du  Musée 
de  Madrid  (Pordenone,  Giorgione,  Raima),  pour  le  Concert  du  salon  carré  du 
Louvre,  et  tant  d’autres  peintures!  Libre  aux  amateurs  de  conjectures  de 
batailler  entre  eux;  je  ne  nie  pas  l’utilité  de  leurs  efforts,  mais  me  considère 
comme  tenu,  quant  à moi,  de  ne  mentionner  ici  que  des  dénominations  abso- 
lument certaines,  ou  bien  de  ne  formuler  que  la  conviction  résultant  de  l’ac- 
cord, du  « consensus  »,  d’hommes  compétents  et  indépendants.  Plutôt  donc 
que  d’entrer  dans  les  controverses,  je  préfère  me  borner  — dût-on  me  repro- 
cher ma  pusillanimité  — aux  faits  définitivement  acquis  à la  science. 

J’essayerai,  dans  un  premier  paragraphe,  de  montrer  pourquoi  la  peinture 
vénitienne  est  née  si  tard  et  comment  elle  a si  longtemps  prolongé  son  existence, 
à l’une  des  extrémités  de  l’Italie  épuisée  par  l’excès  même  de  sa  fécondité. 

Pour  saisir  le  point  de  départ  de  l’évolution  de  l’École  vénitienne,  il  nous  faut 
remonter  au  dernier  tiers  du  xv”  siècle,  époque  à laquelle,  que  l’on  envisage 
soit  l’architecture,  soit  la  sculpture,  soit  la  peinture,  on  ne  trouve  qu’un 
mélange  d’éléments  disparates,  — byzantins,  arabes,  gothiques,  classiques. 
Selon  les  quartiers,  on  pouvait  se  croire  au  Mont-Athos,  au  Caire,  à Bruges,  à 
Nuremberg  ou  à Florence,  alors  toutefois  que  le  même  édifice  ne  réunissait  pas 
les  traits  communs  aux  nationalités  les  plus  diverses.  A ce  moment  psycho- 
logique — mettons  qu’il  corresponde  à l’année  1470,  — les  artistes  vénitiens 
se  trouvaient  comme  à un  tournant,  également  prêts  à prendre  n’importe 
quelle  direction.  L’arrivée  de  Mantegna  les  eût  fait  dévier  du  côté  des 
Padouans  et  de  l’antiquité;  celle  du  Pérugin,  du  côté  des  Ombriens;  celle  de 
Botticelli  ou  de  Ghirlandajo,  du  côté  des  Florentins. 

Le  hasard  voulut  que  les  chefs  du  mouvement,  les  frères  Bellin,  se  ratta- 
chassent à la  fois  à la  primitive  École  de  Murano,  avec  ses  convictions  profondes, 
son  coloris  éclatant;  à l’École  de  Padoue,  l’École  classique  par  excellence,  repré- 
sentée par  leur  père  Jacopo  Bellini  et  leur  beau-frère,  le  grand  Andrea  Mantegna; 
enfin  à l’École  flamande,  dont  Antonello  de  Messine  venait  de  propager  les 
principes  à Venise.  Comme  ces  éléments  en  apparence  inconciliables  sont  entrés 
pour  une  part  plus  ou  moins  considérable  dans  la  constitutition  de  l’Ecole  véni- 
tienne, il  importe  avant  tout  de  les  passer  en  revue. 

Tributaires  des  Byzantins  pour  la  mosaïque,  les  Vénitiens  le  furent  des 
Flamands  pour  la  peinture  à l’huile.  D’innombrables  liens  rattachaient  Venise 
à Bruges  et  à Anvers,  pour  ne  rien  dire  de  Cologne,  de  Nuremberg  ou  d’Augs- 
bourg.  Tantôt  c’était  « Johannes  de  Alemania  » qui  se  fixait  à Murano  et 
fondait  de  concert  avec  Antonio  Vivarini  la  primitive  Ecole  vénitienne;  tantôt 


Le  martyre  de  saint  Placide  et  de  sainte  Claire.  Etude  pour  le  tableau  du  Musée  df.  Parme, 

PAR  LE  CORRÈGE.  (MUSEE  DU  LOUVRE.) 


L’ECOLE  VENITIENNE. 


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Jacopo  de’  Barbari,  qui,  cédant  à des  affinités  électives,  s’établissait  à Nurem- 
berg d’abord , dans  les  Flandres  ensuite  ; tantôt  enfin  Albert  Dürer,  qui 
tentait  la  fortune  dans  la  cité  des  Doges.  Si  l’on  tient  en  outre  compte  de 
l’importation  des  tableaux  flamands  (le  catalogue  connu  sous  le  nom  d’ Ano- 
nyme de  Morelli  en  enregistre  un  grand  nombre),  de  l’importation  des 
tapisseries  flamandes,  des  gravures  allemandes,  on  s’expliquera  sans  peine  la 
multiplicité  des  analogies  entre  l’Ecole  vénitienne  et  les  Ecoles  du  Nord,  la 
passion  de  la  première  pour  la  couleur  et  son  goût,  non  moins  accusé,  pour  un 
réalisme  qui  n’excluait  pas  le  mysticisme  (voy.  t.  I,  p.  332-339;  t.  II,  p.  i 79- 
180,  et  ci-dessus,  p.  167). 

C’est  à ces  influences  du  Nord  qu’il  faut  tout  d’abord  faire  honneur  des  pro- 
grès réalisés  par  les  Vénitiens  dans  l’art  du  portrait  : plus  d’une  des  effigies 
peintes  par  Antonello  de  Messine  ou  les  Bellini  mériterait  d’être  signée  de 
Thierry  Bouts,  de  Memling  ou  de  Hugo  van  der  Goes  : même  précision  et 
même  vigueur. 

Dans  la  peinture  d’histoire  ou  la  peinture  de  genre,  les  réminiscences 
flamandes  ne  sont  pas  moins  sensibles.  Le  chef-d’œuvre  de  Carpaccio,  1 ’ Histoire 
de  sainte  Ursule,  pourrait  tout  aussi  bien  avoir  été  peint  à Bruges  qu’à  Venise. 
Giorgione  lui-même,  le  novateur  par  excellence,  a parfois  rendu  hommage  aux 
Flamands.  On  en  jugera  par  ce  trait  : Jean  van  Eyck  avait  peint  pour  le  car- 
dinal Octavien  un  Bain  de  femmes,  dans  lequel,  à l’aide  d’un  miroir  réfléchissant 
son  image,  il  avait  montré  une  des  baigneuses  à la  fois  de  face  et  de  dos.  Or, 
qu’entreprit  Giorgione  ? De  peindre  une  figure  nue  entre  deux  miroirs  et  une 
fontaine,  de  telle  sorte  qu’elle  se  montrât  dans  le  tableau  de  dos,  dans  la 
fontaine  de  face  et  dans  les  miroirs  de  profil.  Les  données  du  problème  ne  sont- 
elles  pas  identiques? 

Mais  il  y avait  autre  chose  encore  que  les  relations  fortuites  créées  par  le  com- 
merce dans  ces  analogies  entre  la  peinture  flamande  et  la  peinture  vénitienne.  A 
Venise,  Taine  l’a  démontré  dans  ses  pages  étincelantes  sur  la  cité  des  Doges,  le 
sens  de  la  vision  rencontre  un  autre  monde  : « Au  lieu  des  teintes  fortes,  nettes, 
sèches,  des  terrains  solides,  c’est  un  miroitement,  un  amollissement,  un  éclat 
incessant  de  teintes  fondues,  qui  font  un  second  ciel  aussi  lumineux,  mais  plus 
divers,  plus  changeant,  plus  riche  et  plus  intense  que  l’autre,  formé  de  tons 
superposés  dont  l’alliance  est  une  harmonie.  » Ce  n’est  point,  à coup  sûr,  un 
effet  du  hasard  si  à Venise,  à Bruges  ou  à Amsterdam  les  peintres  ont  vu 
de  même  : ici,  la  couleur  éblouissante  du  Midi,  là  les  brumes  lumineuses 
du  Nord. 

Autant  le  milieu  vénitien  se  prêtait  à l’assimilation  des  influences  du  Nord, 
dont  il  ne  devait  d’ailleurs  pas  tarder  à corriger  la  vulgarité  en  y substituant  la 
distinction  et  l’ampleur,  autant  il  se  montrait  réfractaire  à la  propagande  clas- 
sique. De  tout  temps  Venise  manqua  de  cette  solide  et  généreuse  éducation  sur 
laquelle  s’appuyait  la  civilisation  du  reste  de  l’Italie.  Point  d’université  (le  centre 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


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HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


universitaire  le  plus  rapproché  se  trouvait  à Padoue),  point  d’encouragements 
officiels  en  faveur  des  sciences  ou  des  lettres,  de  l’humanisme  en  un  mot.  Quoique 
Pétrarque  et  Bessarion  eussent  légué  à la  République  vénitienne  leurs  précieuses 
collections  de  manuscrits;  quoique  Cosme  de  Médicis  l’eût  dotée  d’une  superbe 
bibliothèque,  construite  sur  les  plans  de  Michelozzo ; quoique  l’imprimerie  y eut 
pris  rapidement  le  plus  brillant  essor  : à peine  si  quelques  patriciens  se  livraient 
à l’étude  en  guise  de  délassement.  Aux  approches  du  xvie  siècle  seulement,  le 
Florentin  Aide  Manuce  et  Bembo  provoquèrent  une  certaine  agitation.  A vrai 
dire,  l’incarnation  par  excellence  de  la  littérature  vénitienne  — cette  littérature 
si  frivole  — fut  l’éclatante  et  odieuse  figure  de  l’Arétin,  écrivain  éminent  et 
exploiteur  non  moins  insigne,  qui,  avec  ses  pamphlets,  battait  monnaie  sur  les 
potentats  ou  les  grands  seigneurs  de  l’Europe  entière. 

Dans  son  ingénieuse  et  suggestive  étude  sur  Averroès  et  l’averroïsme,  Renan 
affirme  que  la  renaissance  des  lettres  grecques  ne  fut  pas  étrangère  à l’essor 
de  l’École  vénitienne  : tandis  que  l’hellénisme,  déclare-t-il,  se  manifestait  à 
Florence  par  un  retour  vers  Platon,  il  s’annonçait  à Padoue,  à Venise  et  dans  le 
nord  de  l’Italie  par  le  retour  au  texte  vrai  d’Aristote.  Et  plus  loin  il  ajoute  que 
l’art  vénitien,  « fidèle  à ces  prémisses,  se  distingue  non  par  la  recherche  de 
l’idéal,  mais  par  la  fermeté  de  l’action  ».  Il  semblerait  effectivement  que  nulle 
cité  ne  dût  mieux  se  prêtera  l’essor  des  facultés  critiques.  Venise  était  le  dernier 
asile  de  la  liberté  de  penser.  Les  presses  des  Aide,  des  Giunti,  déirayaient 
d’in-octavo  le  reste  de  l’Italie,  on  serait  tenté  de  dire  le  reste  du  monde.  Nulle 
part  ailleurs  l’Inquisition  n’eut  à compter  avec  une  résistance  aussi  opiniâtre. 
Au  nom  des  droits  imprescriptibles  de  la  pensée,  l’Arétin  y trouvait  un  refuge 
au  même  titre  que  Fra  Paolo  Sarpi,  l’audacieux  historien  du  concile  de  Trente. 
Mais,  malgré  mon  admiration  pour  l’illustre  érudit  et  penseur,  il  m’est  diffi- 
cile de  m’associer  à ses  conclusions.  Ce  qui  dominait  dans  l’esprit  des  Vénitiens, 
abstraction  faite  de  l’énergie  qu’ils  apportaient  dans  leurs  entreprises  politiques 
ou  commerciales,  c’étaient  la  mollesse  et  l’indolence;  et,  de  même,  ce  qui 
domine  dans  leurs  œuvres  d'art,  c’est  tantôt  le  lyrisme,  tantôt  la  fantaisie.  Rien 
de  plus  flottant  d’ordinaire  que  l’action  dans  les  compositions  soit  du  xve,  soit 
du  xvie  siècle;  chez  les  peintres  de  l'École  de  Murano  aussi  bien  que  chez  Jean 
Bellin,  elle  pèche  régulièrement  par  l’indécision  ou  même  par  l’invraisemblance. 
Ces  maîtres  se  plaisent  à juxtaposer  des  personnages  plus  ou  moins  graves,  sans 
chercher  à les  relier  à l’aide  d’une  donnée  commune,  d’un  mutuel  intérêt.  Mais 
si  nous  nous  attachons  aux  œuvres  de  Giorgione,  des  Palma,  des  Bonifazio, 
c’est  encore  bien  pis  : nous  nous  trouvons  en  lace  d’impressionnistes,  étrangers 
à tout  ce  qui  constitue  la  vie  réelle  ou  l’observation  objective. 

Proclamons-le  hautement  : pour  triompher  de  l’hostilité  ou  de  l’indifférence 
à l’égard  des  leçons  de  l’antiquité,  ces  leçons  qui  se  traduisaient  partout  par  la 
fermeté  et  la  précision,  il  eût  fallu  l’intervention  d’un  artiste  de  génie  tel  que 
Mantegna.  Quant  aux  frères  Bellini,  leur  idéal  était  bien  ailleurs. 


CIMA  DA  CONEGLIANO. 


587 


Ce  que  serait  devenue  la  peinture  vénitienne  sans  l’apparition  de  novateurs 
de  génie,  les  œuvres  d’une  série  d’élèves  de  Bellin,  — Cima  da  Conegliano, 
Carpaccio,  Marco  Basaiti,  Marco  Marziale  et  divers  autres,  — nous  l’apprennent 
surabondamment.  Jetons,  à titre  de  contre -épreuve,  un  coup  d’œil  sur  ces 
artistes  incontestablement  très  distingués. 

Le  pur  et  suave  Giovanni-Battista  da  Conegliano  (ville  des  environs  de 
Trévise),  plus  connu  sous  le  nom  de  Cima  da  Conegliano  (né  vers  1460, 

mort  en  1 5 1 7 ou  1 5 1 8) , est  une  émanation  de  Jean  Bellin1.  Ce  maître  ne 

semble  être  jamais  sorti  du  domaine  de  la  peinture  religieuse  : il  peignait  avec 
amour  des  Madones,  des  Saintes  Conversations,  des  Saints  dans  des  attitudes 
calmes  et  recueillies,  Y Incrédulité  de  saint  Thomas,  Tobie  et  I Ange,  mais  s’atta- 
quait plus  rarement  à des  scènes  impliquant  un  certain  mouvement  : la  Nativité, 
le  Baptême  du  Christ,  la  Pietà.  Est-il  besoin  de  rappeler  quelle  candeur  et  quel 
charme  il  y déployait,  que  de  ferveur,  quelle  distinction  de  pensée  et  de 

style  il  a mise  dans  les  figures,  quelle  limpidité  dans  le  coloris,  quelle  poésie 

dans  les  paysages,  empruntés  aux  montagnes  du  Frioul;  en  un  mot,  comme  il 
savait  assimiler  et  mûrir  l’idée  ! 

Les  tableaux  de  Cima  ne  portent  d’ordinaire  pas  de  date  : il  est  donc  difficile 
de  suivre  les  évolutions  d’un  talent  peu  amoureux,  à coup  sûr,  de  nouveautés. 
On  peut  toutefois  établir  que,  vers  la  lin  de  sa  vie,  il  subit  l’ascendant  de  Gior- 
gione,  dont  on  reconnaît  les  leçons  à certains  types,  et  surtout  à la  grande  tour- 
nure des  personnages. 

L’analyse  de  quelques-uns  des  tableaux  conservés  soit  à Milan,  soit  à Venise, 
suffira  pour  nous  faire  apprécier  le  caractère  et  les  tendances  de  Cima. 

Au  Musée  de  Brera,  Saint  Pierre  trônant  se  distingue  tout  ensemble  par  sa 
correction,  sa  noblesse  et  sa  froideur.  Le  prince  des  apôtres  est  assis  dans  une 
chaire  de  marbre,  d’un  style  simple  et  digne,  incrustée  de  marbres  bleus  et 
rouges.  A gauche,  saint  Jean-Baptiste,  à droite  saint  Paul  ; au  pied  de  la  chaire, 
un  ange  aux  cheveux  bouclés,  jouant  de  la  cithare.  La  composition  respire  le 
calme  et  l’harmonie. 

Le  délicieux  tableau  de  la  Misericordia  de  Venise,  Tobie  et  l’Ange,  exposé  à 
l’Académie  des  Beaux-Arts  de  la  même  ville,  a un  coloris  plus  riche  et  plus 
fleuri.  Pour  fond,  un  beau  paysage  mouvementé  et  vigoureux  ; au  milieu  de  la 
composition,  sur  un  petit  tertre,  l’ange  conduisant  par  la  main  le  jeune  Tobie 
qui  tient  le  poisson,  et  lui  donnant  des  conseils;  à gauche  saint  Jean-Baptiste, 
à droite  un  évêque  armé  de  la  crosse.  Le  maître  laisse  éclater  ici,  comme  dans 
la  plupart  de  ses  autres  tableaux,  sa  prédilection  pour  les  ornements,  qu’il  traite 
avec  tout  le  fini  propre  aux  Primitifs.  C’est  ainsi  qu’il  a pris  plaisir  à repré- 
senter sur  le  manteau  rouge,  broché  d’or,  de  l’évêque,  des  broderies  dessinant 

1.  Bibl.  : Botteon  et  Aliprandi , Ricercbe  intorno  alla  vita  e aile  opère  di  Gianibaltiüa  Cima. 
Conegliano,  1898. 


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HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


diverses  figures  : sainte  Catherine,  saint  Sébastien,  etc.  ; mais  il  a pris  soin  de 
faire  rentrer  les  tons  d’or  dans  la  gamme  générale  en  leur  donnant  plus  ou  moins 
d’éclat,  selon  les  exigences  de  l’éclairage  ou  de  la  perspective,  tandis  que  la  plu- 
part de  ses  prédécesseurs  vénitiens  les  posaient  tout  crûment  à côté  des  autres 
couleurs,  sans  se  soucier  de  les  aviver  ou  de  les  rembrunir. 

U Incrédulité  de  saint  Thomas,  dans  la  même  collection,  est  une  des  pages  les 
plus  savantes  et  les  plus  imposantes  du  maître.  Une  arcade  encadre  la  scène 
principale  : saint  Thomas  touchant  les  plaies  du  Christ  en  présence  de  l’évêque 
saint  Magne.  Le  choix  de  draperies  blanches  pour  le  Christ  et  saint  Magne, 
joint  à l’emploi  de  pierres  de  même  couleur  pour  l’arcade,  ne  contribue  pas 
précisément  à réchauffer  la  gamme;  mais  on  oublie  cette  lacune  devant  l’exquise 
pondération  des  figures.  Relevons  encore  la  noblesse  des  traits  de  saint  Magne, 
qui  est  à la  fois  un  portrait  et  un  type,  ainsi  que  l’originalité  du  paysage,  qui 
est  bordé  par  une  chaîne  de  montagnes  dénudées. 

Quoique  les  églises  et  les  musées  de  Venise  gardent  jalousement  ces  pages 
sereines  et  tendres,  pures  et  harmonieuses,  les  collections  de  l’étranger  ont 
réussi  à en  conquérir  un  choix  relativement  varié.  Tous  les  amis  des  Primitifs 
connaissent  le  délicieux  tableau  du  Louvre,  dans  la  galerie  des  Sept  Mètres  : la 
Vierge  avec  l’Enfant  assise  sur  un  trône  entre  saint  Jean-Baptiste  et  sainte  Made- 
leine'. Il  force  notre  admiration  par  sa  tonalité  à la  fois  claire  et  vibrante,  par 
le  merveilleux  paysage  du  fond,  si  ample,  si  lumineux,  si  recueilli.  De  telles 
œuvres  se  sentent  plutôt  qu’elles  ne  s’analysent  et  ne  se  décrivent.  On  les  admire 
en  silence,  et  là  est  à coup  sûr  l’hommage  suprême  qu’ambitionnait  cet  artiste, 
si  modeste  qu’il  a traversé  l’histoire  de  l’art  vénitien  sans  y laisser  la  moindre 
trace  de  sa  vie,  se  contentant  de  charmer  ses  contemporains,  sans  viser  à d’autre 
récompense.  Le  suffrage  de  l’Europe  artiste  ne  lui  a du  moins  pas  fût  défaut. 

De  Vittore  Carpaccio  ou  Scarpaccia,  le  plus  éminent  des  imitateurs  de 
Gentile  Bellini,  et  le  Pinturicchio  de  Venise,  on  ignore  jusqu’à  la  patrie, 
jusqu’aux  dates  de  naissance  et  de  mort1 2.  On  le  lait  naître  tantôt  à Capo 
d’Istria,  tantôt  à Venise.  Quant  à ses  peintures,  elles  semblent  circonscrites 
entre  1490  et  1 523. 

Le  premier  grand  ouvrage  de  Carpaccio  — son  chef-d’œuvre  — remonte  à 
l’année  1490.  A cette  date,  la  corporation  de  Sainte-Ursule  le  chargea  de 
peindre  les  scènes  de  la  vie  de  la  jeune  princesse  anglaise  massacrée  à Cologne 
par  les  Huns.  Elle  lui  offrait  ainsi,  par  le  choix  du  sujet,  l’occasion  de  s’inspirer 
des  modèles  flamands  qu’il  prisait  si  haut,  et  notamment  de  rivaliser  avec  la 
merveilleuse  châsse  peinte  par  Memling  pour  l’hôpital  de  Bruges,  dont  la 

1.  Dans  sa  passion  pour  le  paradoxe,  M.  Morelli  a nié  l’authenticité  de  ce  tableau,  qui  porte 
en  toutes  lettres  la  signature  du  maître,  et  qui  est  si  caractéristique  pour  sa  manière. 

2.  Bibl.  : Molmenti  : L’Art,  1880,  t.  I,  p.  1-9.  — Le  même,  la  Patria  di  Carpaccio.  Venise, 
1892.  — Le  même,  Carpaccio,  son  temps  et  sou  œuvre.  Venise,  1898. 


La  Vierge  entre  saint  Jean -Baptiste  et  sainte  Madeleine,  par  Cima  da  Conegliano. 

(Musée  du  Louvre.) 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


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réputation  avait  certainement  pénétré  jusqu’à  Venise.  Carpaccio  acheva  en  1496 
ce  cycle  considérable,  qui  ne  comprend  pas  moins  de  neuf  tableaux,  représen- 
tant : Y Arrivée  de  sainle  Ursule  à Cologne,  la  Glorification  de  sainte  Ursule , le  Songe 
de  sainte  Ursule , le  Prince  d' Angleterre  prenant  congé  de  son  père,  le  Prince  rencon- 
trant sainte  Ursule,  le  Roi  Maurus  donnant  audience  aux  ambassadeurs,  les  Ambas- 
sadeurs prenant  congé  du  roi  Maurus,  le  Retour  des  Ambassadeurs  en  Angleterre, 
Sainte  Ursule  et  le  prince  d' Angleterre  recevant  la  bénédiction  du  Pape,  le  Martyre 
de  sainte  Ursule. 

La  légende  si  touchante  de  sainte  Ursule  a fourni  à l’artiste  un  prétexte 
pour  évoquer  des  scènes  plus  ou  moins  brillantes;  le  peintre  religieux  y a 
complètement  abdiqué  devant  le  narrateur  et  le  décorateur;  mais  ceux-ci,  il 
faut  se  hâter  de  l’ajouter,  sont  hors  de  pair  grâce  à la  vivacité,  la  clarté,  l’éclat 
des  représentations.  Tantôt  Carpaccio  nous  fait  assister  à une  audience  diploma- 
tique, simple,  sévère,  grave,  comme  l’étaient  les  réceptions  vénitiennes,  où  l’on 
s’occupait  de  traiter  les  affaires  avec  maturité  plutôt  que  de  prononcer  de  beaux 
discours;  tantôt  il  nous  donne  le  spectacle  d’une  de  ces  fêtes  maritimes  éblouis- 
santes dont  Venise  avait  le  secret  (voy.  la  gravure  du  t.  II,  p.  36). 

Dans  les  Ambassadeurs  du  roi  d’Angleterre  devant  le  roi  Maurus,  Carpaccio  a 
attaqué  avec  une  bravoure  inimaginable  les  portraits  des  cinq  personnages  assis 
l’un  à côté  de  l’autre  et  tous  vus  de  profil  (gravés  t.  II,  p.  1 83,  292).  Fidèle 
aux  leçons  des  Flamands,  il  a fait  choix  de  types  d’une  laideur  caractéristique 
qu’il  a modelés  avec  une  extrême  précision,  poussant  le  scrupule  jusqu’à  indi- 
quer toutes  les  rides.  Au  point  de  vue  du  portrait  et  du  caractère,  il  était  impos- 
sible d’aller  plus  loin.  Quant  à l’arrangement  de  la  scène  centrale,  il  est 
satisfaisant,  quoique  le  nombre  et  l’attitude  des  spectateurs  ne  répondent  pas 
à la  majesté  de  ces  cinq  figures  assises  qui  ont  l’air  d’autant  de  rois.  Parmi  ces 
spectateurs , les  uns  causent  entre  eux,  d’autres  regardent  la  mer  ; d’autres 
encore  se  promènent  vers  le  fond,  qui  avec  un  chien,  qui  avec  un  nain.  L’ar- 
tiste a laissé  libre  carrière  à ses  instincts  : renonçant  à grouper  ainsi  qu’à  repor- 
ter tous  les  sentiments  à une  action  commune,  il  a éparpillé  les  personnages 
selon  les  exigences  de  la  décoration  ou  selon  sa  fantaisie,  semblable  en  ceci  à 
la  plupart  de  ses  concitoyens  de  Venise. 

Dans  ce  tableau,  le  compartiment  de  droite  n’est  pas  à la  hauteur  du  reste  : 
le  roi  y est  représenté  tenant  conseil  avec  sa  fille;  vêtu  d’une  robe  de  chambre 
et  accoudé  sur  un  lit  de  petit  bourgeois,  le  souverain  semble  avoir  pris  méde- 
cine; sa  fille,  sans  expression  ni  caractère,  essaye,  ce  semble,  l’anneau  nuptial. 
Au  pied  des  marches  qui  conduisent  à leur  chambre  est  assise  une  vieille  avec 
une  béquille.  Au  fond  le  canal  et  quelques  fabriques.  Toute  cette  composition 
jure  par  sa  pauvreté  avec  l’éclat  de  celle  qui  lui  fait  pendant. 

Autant  Carpaccio  montre  de  sobriété  dans  la  mise  en  scène  et  de  précision 
dans  la  caractéristique  de  ses  ambassadeurs,  qui  sont  tous  des  portraits  excellents, 
autant  il  prodigue  de  fantaisie  dans  la  Rencontre  de  sainte  Ursule  et  du  prince 


CARPACCIO. 


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d’ Angleterre,  qui  n’est  au  fond  que  la  peinture  d’un  mariage  entre  patriciens 
de  la  plus  haute  volée  : sur  la  mer,  une  flottille  de  gondoles  et  de  bucentaures 
richement  pavoisés;  à droite,  des  monuments,  moitié  classiques,  moitié  orien- 
taux, et  partout,  devant  ces  monuments,  sur  les  terrasses,  sur  les  escaliers,  une 
foule  nombreuse,  aux  riches  atours,  des  musiciens  sonnant  une  fanfare,  des 
bannières  et  des  banderoles  qui  flottent.  Au  premier  plan,  sur  un  pont  sup- 
porté par  des  pilotis,  la  princesse  s’avance  avec  dignité  au-devant  de  son  futur, 
qui,  sortant  de  sa  gondole,  s’incline  devant  elle  avec  ferveur.  La  scène  est 
charmante,  exquise,  pleine  de  grâce  et  de  distinction,  légère  à faire  envie  aux 
peintres  de  fêtes  galantes  du  siècle  dernier.  Et  tout  cela  peint  tranquillement, 
posément,  sans  hâte  comme  sans  effort;  bref  un 
document  d’histoire  contemporaine  autant  qu’une 
œuvre  d’imagination. 

On  remarquera  la  sollicitude  avec  laquelle  les 
Vénitiens,  dès  le  temps  de  Gentile  Bellini,  soute- 
naient leurs  compositions  par  de  riches  fonds  d’ar- 
chitecture. Rien,  en  effet,  n’était  plus  propre  à faire 
valoir  les  figures  des  premiers  plans,  ni  à relier,  soit 
dans  une  église,  soit  dans  un  palais,  le  tableau  aux 
lignes  générales  du  monument  qui  l’abritait.  Ces 
tonds  d’architecture,  pas  plus  Carpaccio  que  Gentile 
n’allait  les  chercher  bien  loin  : il  mettait  à contri- 
bution la  place  Saint-Marc  ou  quelque  perspective 
de  canal,  avec  des  portiques  ouverts,  des  maisons  à 
fenêtres  gothiques,  à moucharabis,  à nierions,  des 

arbres  dorés  par  le  soleil,  avec  une  échappée  sur  l’admirable  ciel  vénitien. 

Le  palais  des  Doges,  à son  tour,  s’enrichit  d’une  importante  composition 
historique  due  au  pinceau  de  Carpaccio  : le  Pape  Alexandre  III  célébrant  la  messe 
dans  la  basilique  de  Saint-Marc  (i5oi  et  années  suivantes).  Cette  grande  toile  a 
péri,  avec  tant  d’autres,  lors  du  fatal  incendie  de  ibpp. 

Les  peintures  de  la  chapelle  « San  Giorgio  degli  Schiavoni  » (l’une  d’elles 
porte  la  date  i5o7)  ont  été  mieux  partagées.  Carpaccio  y illustra,  en  neuf 
tableaux,  tous  parvenus  jusqu’à  nous,  Y Histoire  de  saint  Jérôme,  la  Confession 
du  pnblicain  Mathieu,  le  Christ  au  jardin  des  Oliviers,  Saint  Triphon  tuant  le  ba- 
silic, Saint  Georges  baptisant  le  roi  Bia  et  sa  femme,  Saint  Georges  tuant  le  dragon, 
Saint  Georges  ramenant  le  dragon.  Plusieurs  de  ces  compositions  sont  devenues 
populaires,  grâce  à la  fierté  juvénile  des  figures  (tel  Saint  Georges  transperçant 
le  dragon),  grâce  à la  bravoure  de  l’exécution,  à la  sincérité  de  l’observation, 
pour  ne  rien  dire  de  l’extrême  naïveté  de  certains  détails. 

Au  groupe  des  compositions  pittoresques  et  épisodiques  se  rattache  Y His- 
toire de  saint  Etienne,  dont  les  cinq  scènes  sont  aujourd’hui  réparties  entre  le 
Louvre,  les  Musées  de  Brera  à Milan,  de  Berlin  et  de  Stuttgart.  Le  tableau  du 


Portrait  de  Carpaccio. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


5ç2 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Louvre  — la  Prédication  de  saint  Etienne  à Jérusalem,  de  même  que  celui  de 
Berlin,  Y Ordination  de  saint  Etienne  ( 1 5 1 1),  et  celui  de  Milan,  la  Dispute  entre 
saint  Etienne  et  les  Docteurs  (i  5 14)  — est  avant  tout  une  peinture  ethnogra- 
phique. Dans  ce  dernier  nous  voyons  toutes  sortes  de  personnages  aux  cos- 
tumes variés  — plusieurs  sont  coiffés  du  turban,  — les  uns  assis  sous  une  sorte 
de  portique  soutenu  par  des  colonnes,  les  autres  debout  en  dehors  de  l’en- 
ceinte. Au  tond,  des  édifices,  soit  européens,  soit  orientaux,  et  un  paysage. 
Les  têtes  sont  modelées  avec  soin,  mais  les  ombres  sont  un  peu  lourdes  et 
l’ensemble  manque  de  chaleur.  Notons  qu’il  était  relativement  facile  de  donner 
du  caractère  aux  têtes  à l’aide  du  costume  vénitien  du  temps,  de  cette  longue 
robe  noire  ou  rouge  cachant  tout  le  corps  et  sur  laquelle  la  tête  se  détachait 
avec  vigueur. 

A l’encontre  de  Cima,  Carpaccio  est  avant  tout  une  nature  profane,  à la  façon 
de  Gentile  Bellini.  Pour  donner  sa  mesure,  il  a besoin  d’une  brillante  mise  en 
scène,  de  costumes  pittoresques,  de  riches  accoutrements,  je  dirai  presque  de 
clinquant  et  de  panaches.  Observateur  vif  et  spirituel,  très  habile  arrangeur,  on 
peut  ajouter  peintre  de  race,  il  ne  se  plaît  qu’au  genre  descriptif  ou  narratif  : se 
concentrer  11’est  pas  son  fait,  ni  s’affliger  non  plus;  il  l’a  bien  montré  dans  son 
Massacre  des  dix  mille  chrétiens,  peint  en  1 5 1 5 (à  l’Académie  des  Beaux-Arts  de 
Venise).  Impossible  de  ressentir  moins  d’émotion  et  de  montrer  plus  d’ennui. 
Le  spectacle  de  ces  supplices  horribles  — corps  cloués  sur  des  croix,  attachés 
par  les  poignets  à des  arbres  ou  criblés  de  flèches  — nous  révolte  parce  qu’il  a 
été  composé  à froid.  Carpaccio  a en  outre  échoué,  lui  l’habile  coloriste,  dans  sa 
tentative  pour  relier  ces  épisodes;  ils  forment  autant  de  tableaux  détachés,  sans 
lignes  d’ensemble  et  presque  sans  perspective  : « Ne  forçons  point  notre  talent  », 
a dit  le  fabuliste. 

Lorsque , au  contraire , la  donnée  iconographique  oblige  le  maître  à 
résumer,  à condenser,  à mettre  un  même  sentiment  au  cœur  de  tous  ses 
acteurs,  comme  dans  une  Vierge  entourée  de  saints,  il  risque  de  tomber  dans 
l’affectation. 

On  compte  celles  de  ses  compositions  dans  lesquelles  il  a su  éviter  cet 
écueil  : telle  est  sa  Présentation  au  temple  (i5io),  qui  de  l’église  San  Giobbe 
est  entrée  à l’Académie;  — elle  offre  une  ampleur  et  une  harmonie  dignes  de 
Jean  Bellin  et  de  Cima.  Le  spirituel  chroniqueur  s’y  transforme  en  vrai  peintre 
d’histoire.  Rien  n’est  plus  charmant  que  l’ange  — une  petite  fille  — assis  au 
centre,  une  jambe  repliée  sur  l’autre,  et  pinçant  de  la  guitare.  Son  visage 
enfantin,  qui  respire  l’attention,  et  son  vêtement  aux  plis  coquets,  forment 
un  de  ces  motiis  que  seuls  les  artistes  de  race  savent  trouver. 

Dans  son  retable  en  largeur  de  l’église  SS.  Giovanni  et  Paolo,  le  Couronnement 
de  la  Vierge,  Carpaccio  a également  adopté  une  ordonnance  harmonieuse,  plus 
élégante  toutefois  qu’imposante.  Le  coloris,  par  contre,  y tire  trop  sur  le  jaune; 
en  enlevant  ses  figures  sur  un  tond  clair,  l’artiste  a compliqué  comme  à plaisir 


MANSUETI  ET  MARZIALE. 


5q3 


sa  tâche  et  privé  sa  peinture  de  l'éclat  nécessaire.  Admirons  la  beauté  et  la  plé- 
nitude des  têtes,  ainsi  que  de  superbes  parties  de  draperies. 

Autour  de  Carpaccio  et  de  Cima  da  Conegliano  gravite  un  essaim  de  peintres 
de  second  ordre,  élevés  comme  eux  dans  la  tradition  des  frères  Bellini  : Gio- 
vanni Mansueti,  Marco  Marziale,  Andrea  Previtali,  Vincenzo  Catena,  Marco 
Basaiti,  Andrea  Busati,  Lazzaro  Bastiani,  Benedetto  Diana,  Pier  Francesco  Bis- 
solo  (travailla  entre  1492  et  i53o),  Girolanto  da  Santa  Croce  de  Bergame,  et 
plusieurs  autres. 

On  voudrait  s’arrêter  longuement  sur  cette  génération,  qui  unit  le  recueille- 
ment et  la  fraîcheur  des  impressions  à la  chaleur  du  coloris.  Essayons  du  moins 
de  caractériser  les  plus  marquants  d’entre  ses  représentants. 

La  vie  de  Giovanni  Mansueti  est  peu  connue  et  son  œuvre  peu  considérable. 
Nous  savons  seulement  qu’en  1494  il  peignit,  pour  la  « Scuola  de  S.  Giovanni 
Evangelista  »,  le  Miracle  de  la  Croix,  et  qu’il  vivait  encore  en  i5i6‘. 

Le  tableau  du  Musée  des  Offices,  le  Christ  parmi  les  docteurs,  caractérise  suffi- 
samment, ce  nous  semble,  la  manière  de  ce  maître  et  nous  dispense  d’analyser 
ses  autres  productions,  conservées  principalement  à Venise  et  à Milan.  La  com- 
position a pour  cadre  un  riche  fond  d’architecture  («  templum  Salomonis  »), 
avec  un  portique  composé  de  je  ne  sais  combien  de  rangées  de  colonnes.  L’ac- 
tion, par  contre,  est  nulle.  Les  personnages  du  premier  plan  (costumés  à la 
mode  des  xve  et  xvi°  siècles)  se  promènent  tranquillement,  sans  témoigner 
le  moindre  intérêt  à la  scène  qui  se  passe  derrière  eux.  En  réalité,  le  thème 
choisi  a été  un  prétexte  à déployer  de  pittoresques  costumes  vénitiens  ou  orien- 
taux (Turcs  coiffés  de  turbans  gigantesques),  ou  même  à représenter  des  oiseaux 
exotiques,  qui  se  prélassent  devant  le  temple.  En  tant  que  facture,  le  tableau 
est  assez  nourri,  mais  il  manque  d’air,  défaut  commun  à beaucoup  de  produc- 
tions de  Mansueti. 

Marco  Marziale  fait  son  apparition  en  1492  parmi  les  peintres  de  la  grande 
salle  du  Palais  des  Doges.  En  1499,  ^ peint  la  Circoncision,  où  il  s’inspire  de 
la  façon  la  plus  palpable  d’Albert  Durer  (église  San  Giobbe  à Venise). 

Le  chef-d’œuvre  de  ce  maître,  la  Circoncision  de  la  National  Gallery  (i5oo; 
peinte  « a tempera  » sur  toile),  est  une  des  compositions  les  plus  serrées,  les  plus 
écrites,  de  la  Première  Renaissance,  avec  une  forte  dose  de  réalisme  qui  toute- 
fois n’exclut  pas  le  style.  Malgré  l’abus  des  noirs,  l’ensemble  est  aussi  harmo- 
nieux qu’attachant.  La  Sainte  Conversation  du  même  Musée  (i5op)  réunit  à un 
ton  plus  chaud  une  ordonnance  non  moins  vivante.  On  y admire  l’ange  assis 
au  pied  du  trône  de  la  Vierge  et  jouant  du  luth  : c’est  une  figure  parfaite 

1.  Cecchetti,  Saggio  Ai  cognomi  ed  autograji  di  Artisti  in  Vemgia;  Venise,  1887,  p.  12. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


75 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


594 


comme  dessin  et  comme  expression.  Rien  de  théâtral  dans  les  deux  peintures; 
mais  une  conviction  et  un  sérieux  qui  forcent  l’attention  et  l’estime. 

Marziale  est  moins  heureux  dans  ses  Disciples  d’Emmaiis,  de  l’Académie  de 
Venise  (i5o6;  une  réplique  avec  des  variantes,  datée  de  i5c>7,  se  trouve  au 
Musée  de  Berlin;  un  fragment  gravé  ci-dessus,  p.  1 3g).  11  y a mal  pris  ses 
mesures  : en  faisant  choix  d’une  table  trop  basse,  il  a écrasé  comme  à plaisir  les 
convives,  qui  sont  trop  courts  d’un  bon  tiers.  Il  a placé  au  centre  le  Christ, 
bénissant,  après  avoir  rompu  le  pain;  aux  extrémités,  les  deux  disciples;  derrière 
ceux-ci,  deux  spectateurs,  dont  l’un,  celui  de  gauche,  est  un  nègre.  Ces  figures 
manquent  de  toute  inspiration,  de  toute  élévation  : elles  ont  un  type  vieillot 
et  mesquin,  qui  se  rattache  en  droite  ligne  aux  modèles  flamands  (le  disciple  de 
droite,  avec  sa  lèvre  supérieure  rasée  et  sa  barbe  clairsemée,  pourrait  être  signé 
d’un  maître  de  l’École  de  Bruges);  le  fini  extraordinaire  donné  à la  peinture  ne 
sert  qu’à  accentuer  ces  défauts. 

Dans  les  tableaux  de  sa  dernière  manière,  Mansueti,  au  témoignage  de 
MM.  Cavalcaselle  et  Crowe,  fait  preuve  d’une  trivialité  peut-être  sans  exemple 
dans  les  annales  de  l’art. 

Andrea  Previtali  de  Bergame,  mort,  à ce  que  l’on  croit,  après  1 5^5,  est  un 
imitateur  assez  indépendant  de  Jean  Bellin  et  de  ses  disciples  directs.  On  a 
vanté  dans  ses  tableaux,  qui  sont  assez  communs  à Milan,  à Bergame,  à Venise, 
la  clarté  du  coloris  et  le  charme  des  figures.  Le  Christ  du  Musée  de  Brera 
( 1 5 1 3),  quoique  manquant  de  profondeur,  est  un  joli  morceau  de  peinture  : le 
vêtement  bleu  du  Rédempteur  forme  un  accord  des  plus  savoureux  avec  le 
bouquet  d’arbres  qui  se  développe  au  fond. 

On  a parfois  coniondu  cet  artiste  avec  Andrea  Cortegliali,  dont  les  ouvrages 
offrent  de  grandes  analogies  avec  les  siens. 

Marco  Basaiti,  né  à Venise  de  parents  grecs,  débuta  par  l’étude  des  œuvres 
de  Luigi  Vivarini,  pour  se  convertir  plus  tard  à l’imitation  de  celles  de  Jean 
Bellin.  Sa  Pi  et  à de  la  Pinacothèque  de  Munich,  un  de  ses  premiers  ouvrages, 
est  extraordinairement  dure  et  grimaçante;  les  expressions  y frisent  la  cari- 
cature. 

Le  Christ  ait  jardin  des  Oliviers , à l’Académie  de  Venise  ( 1 5 1 o) , offre  des 
qualités  plus  sérieuses.  La  scène  est  conçue  dans  des  données  assez  indépen- 
dantes : sur  un  rocher,  le  Christ  agenouillé,  priant;  au  pied  de  ce  rocher,  les 
disciples,  endormis  dans  des  attitudes  naturelles  plutôt  que  dignes;  la  robe  bleue 
du  Christ  se  détache  sur  le  ciel,  qui  se  couvre  de  teintes  claires  annonçant 
l’aurore.  Comme  trop  souvent  dans  les  tableaux  vénitiens,  des  saints  debout  au 
premier  plan,  au  nombre  de  quatre,  viennent  nuire  à l’effet  de  la  composition; 
rien  de  plus  malencontreux  que  ce  perpétuel  anachronisme. 

La  Vocation  des  fils  de  Zébédé , peinte  la  même  année  et  conservée  dans 


JACOPO  DE’  BARBARJ. 


595 


la  même  collection , unit  à la  vulgarité  des  épisodes  (gamin  pêchant  à la 
ligne,  etc.)  celle  du  dessin  (les  pieds  sont  longs  et  plats  comme  ceux  des 
singes).  Le  modelé  en  outre  y est  trop  mou  dans  les  chairs  et  trop  ressenti 
dans  les  draperies.  Notons  toutefois,  à l’actif  du  peintre,  la  hardiesse  avec 
laquelle  il  a profilé  ses  figures  sur  l’horizon;  c’est  une  intention  dont  il  mérite 
qu’on  lui  tienne  compte. 

Vincenzo  di  Biagio,  surnommé  Catena,  avait  Trévise  pour  patrie.  Il  se  pro- 
duisit en  1495  dans  la  salle  du  Grand  Conseil,  au  Palais  des  Doges.  Dans  son 
testament,  en  date  du  10  septembre  1 53 1 , il  est  dit  qu’il  était  malade  et  couché  : 
sa  mort  semble  donc  avoir  eu  lieu  peu  de  temps  après. 

On  reproche  aux  productions  de  Catena  leurs  tonnes  un  peu  vides,  leur 
coloris  clair  et  aqueux,  un  certain  manque  d’expression  et  d’originalité  (Le 
Ciceroné). 

Benedetto  Diana  assista  Carpaccio  et  Mansueti  dans  les  travaux  destinés  à 
l’église  San  Giovanni  Evangelista  et  Lazzaro  Bastiani  dans  la  décoration  des 
mâts  de  la  place  de  Saint-Marc. 

Sa  Sainte  Conversation,  transportée  de  l’église  Santa  Lucia  de  Padoue  à l’Aca- 
démie de  Venise,  le  montre  sous  l’influence  de  Squarcione.  Plus  tard,  il  miti- 
gea par  des  formes  plus  élancées  la  dureté  propre  à l’Ecole  padouane. 

Un  véritable  cas  d’atavisme  dans  les  annales  de  l’Ecole  vénitienne,  c’est 
l’apparition  de  Jacopo  de’  Barbari,  surnommé  le  Maître  au  Caducée,  artiste 
étrange  chez  qui  tout,  jusqu’au  nom,  semble  déceler  une  origine  septentrio- 
nale1. Descendait-il  de  quelque  immigré  allemand  ou  flamand?  On  l’ignore; 
ce  qui  est  certain,  c’est  que,  cédant  à je  11e  sais  quels  instincts,  il  se  fit  dans  sa 
patrie  le  champion  de  l’art  du  Nord,  qu’il  visita  Nuremberg  et  finit  ses  jours 
dans  les  Flandres. 

Le  nom  même  de  ce  maître  a donné  lieu  aux  plus  sérieuses  difficultés. 
Jacopo  de’  Barbari  et  Jacob  Walch  sont-ils  identiques,  comme  on  l’a  affirmé 
dans  les  derniers  temps?  Des  écrivains  autorisés,  tels  que  Kolloft,  se  sont  pro- 
noncés catégoriquement  pour  la  négative.  Mais  l’opinion  contraire  a définitive- 
ment prévalu.  11  résulte  de  recherches  récentes  que  Jacopo  a bien  pour  patrie 
Venise,  où  il  naquit  vers  iq5o,  qu’il  a dû  séjourner  à Nuremberg  entre  1494  et 
1497,  puis  de  nouveau  entre  i5oo  et  1004,  que  la  similitude  entre  son  style  et 
celui  d’Albert  Durer  provient,  non  de  l’imitation  de  l’un  par  l’autre,  mais  d’une 
source  commune  d’inspiration.  Jacopo  vivait  fort  honoré  dans  sa  patrie,  lorsque 
le  comte  Philippe  de  Bourgogne,  fils  naturel  de  Philippe  le  Bon,  de  passage  en 

1.  Bibl.  : Galichon,  Jacopo  de  Barbai j,  dit  le  Maître  au  Caducée.  Paris,  1861.  — Thausing, 
Albert  Durer.  — Ephrussi,  Notes  biographiques  sur  Jacopo  de  Barbari.  Paris,  1876.  — Kolloff  : Allg . 
Kïmstler-Lexikon  de  Meyer,  t.  I,  p.  706-716.  — P.  Manu  : Galette  des  Beaux-Arts,  1878,  t.  I, 

p.  125. 


5g6 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Italie,  l’emmena  dans  les  Flandres,  où  l’archiduchesse  Marguerite  ne  tarda  pas 
à l’attacher  à son  service.  Il  y mourut  avant  1 5 1 5. 

Jacopo  de’  Barbari  semble  n’avoir  travaillé  que  d’une  façon  intermittente. 
Heureusement,  ses  estampes,  au  nombre  d’une  vingtaine,  non  compris  le  plan 
de  Venise  en  i5oo  (dont  un  fragment  a été  publié  dans  notre  1. 1,  p.  164),  ser- 
vent à compléter  le  témoignage  de  ses  tableaux,  qui  sont  fort  rares,  et  nous 
aident  à reconstituer  sa  physionomie.  Les  recherches  théoriques  ont  également 
tenu  une  certaine  place  dans  ses  préoccupations1 2 3 4. 

La  chronologie  des  ouvrages  de  ce  pseudo-Flamand  est  des  plus  incertaines  : 
seuls  le  Vieillard  et  la  Jeune  Fille  de  la  collection  Weber,  a Hambourg  (i5o3)  J 
et  la  Nature  morte  du  musée  d’Augsbourg,  une  Perdrix  accrochée  à un  clou , à 
côté  de  deux  gantelets  en  fer,  de  deux  brassards  et  d’une  fleur  (iSoq),  portent 
des  dates.  Ce  sont  généralement  des  tableaux  de  petites  dimensions,  avec  des 
figures  à mi-corps  ou  en  buste  (comme  si  Fauteur  n’avait  pas  eu  la  force  de 
les  mener  à fin).  Les  principaux  d’entre  eux  sont  : au  Musée  de  Weimar,  un 
buste  du  Christ  ; au  Musée  de  Dresde,  un  autre  buste  de  Christ  ",  une  Sainte 
Catherine  et  une  Sainte  Barbe;  au  musée  de  Berlin,  une  Vierge  avec  l’Enfant, 
des  saints  et  la  donatrice  (Catherine  Cornaro,  F ex-reine  de  Chypre);  dans 
l’ancienne  collection  Emile  Galichon,  une  composition  analogue. 

Le  trait  commun  à tous  ces  ouvrages,  c’est  la  mollesse  et  la  mièvrerie  : on 
dirait  que  Jacopo  a pris  à l’Ecole  de  Cologne  ses  types  souffreteux,  avec  leurs 
nez  atrophiés  et  leur  absence  de  virilité  : tel  est,  entre  divers  exemples,  son 
Christ  du  Musée  de  Dresde'*. 

A côté  d’une  vision  personnelle  et  pénétrante,  à côté  d’une  grande  délicatesse 
de  touche,  on  constate  des  erreurs  assez  lourdes,  une  certaine  indécision  de 
goût,  le  dédain  de  certaines  règles  des  plus  élémentaires.  Le  maître,  qui  s’en- 
tend à rendre  la  souplesse  et  la  morbidesse  des  chairs,  n’a  évidemment  jamais 
fait  d’études  suivies.  C’est,  somme  toute,  un  amateur  plutôt  qu’un  homme  du 

1.  Dans  un  passage  de  son  Traite  des  Proportions  du  Corps  humain,  passage  qu’il  a supprimé 
plus  tard,  Durer  dit  « qu’il  n’a  jamais  trouvé  personne  qui  eût  rien  écrit  sur  les  mesures  du 
corps  humain,  si  ce  n’est  un  homme  nommé  Jacobus,  né  à Venise,  peintre  habile  et  gracieux  ». 
« Jacobus,  — ajoute  Dürer,  — me  montra  un  homme  et  une  femme  qu’il  avait  dessinés  d’après 
certaines  mesures;  aussi,  à cette  époque,  j’aurais  mieux  aimé  être  initié  à ses  théories  que  de 
voir  un  nouveau  royaume.  Si  je  les  connaissais,  je  les  publierais  pour  lui  faire  honneur  et  pour 
être  utile  à tous.  Mais  j’étais  encore  jeune  et  n’avais  jamais  entendu  parler  de  ces  choses-là. 
Cependant,  comme  j’aimais  l’art  avec  passion,  je  me  proposai  d’étudier  comment  il  me  serait 
possible  d’arriver  à un  semblable  résultat.  Ledit  Jacobus,  en  effet,  ne  voulait  pas,  je  m’en  aperçus 
bien,  m’expliquer  clairement  son  système.  » (Thausing,  Albert  Durer,  trad.  Gruyer,  p.  222-220.) 

2.  Publié  par  M.  Harck  dans  YArchivio  storico  delV  Acte  de  1891,  p.  85-86. 

3.  Gravé  sur  bois  en  1 553  par  Cranach  le  jeune  {Ann.  des  Musées  de  Berlin,  1892,  p.  142-145). 

4.  A la  suite  de  Jacopo  de’  Barbarj,  nous  devons  mentionner  un  artiste  encore  peu  connu  : 
Bartolommeo  Veneto  ou  Bartolommeo  da  Venezia,  dont  les  ouvrages  sont  compris  entre  les 
années  i5o5  et  i53o;  lui  aussi  s’est  inspiré  des  Flamands.  M.  Morelli  lui  attribue  le  beau  por- 
trait de  femme  du  Musée  de  Francfort,  qui  a été  revendiqué  par  M.  Thode  pour  Albert  Dürer. 
Voy.  Morelli,  Die  Galérien  von  München  and  Dresden,  p.  221-225,  et  Berenson,  p.  81. 


LORENZO  LOTTO. 


597 


métier.  Mais  ne  lui  refusons  pas  notre  sympathie  : il  est  bon  qu’à  côté  des 
artistes  disciplinés  il  y ait  aussi  une  place  pour  les  indépendants. 

Nous  étudierons  plus  loin,  dans  le  chapitre  consacré  à la  gravure,  les 
estampes  du  Maître  au  Caducée. 

A ces  artistes,  dont  plus  d’un  prolongea  son  existence  jusque  dans  le  second 
tiers  du  xvf  siècle,  il  est  intéres- 
sant d’opposer  leur  contemporain 
et  émule  Lorenzo  Lotto.  Je  ne  con- 
nais pas  d’exemple  plus  saisissant 
de  la  métamorphose  d’un  Primitif 
en  un  champion  de  l’Age  d’Or. 

Ses  premiers  tableaux  ont  toute 
la  fermeté  et  toute  la  précision 
des  quattrocentistes  ; ses  derniers, 
toute  la  souplesse,  toute  la  morbi- 
desse  d’un  art  parvenu  à son  apo- 
gée; une  couleur  chaude  et  lumi- 
neuse. Quelle  force  d’abstraction 
Lotto  ne  devait-il  pas  posséder  pour 
faire  ce  brusque  retour  sur  lui- 
même  ! Il  n’était  guère  plus  jeune 
que  les  autres  sectateurs  des  Bellin, 
et  cependant  son  évolution  fut  si 
complète,  qu’il  se  présente  à nous 
sous  deux  faces  en  apparence  in- 
conciliables et  contradictoires,  et 
qu’à  tout  instant  nous  sommes 
forcés  de  nous  demander  si  nous 
n’avons  pas  affaire  à deux  artistes 
différents  '. 

Né  vers  1480  à Venise  (et  non  à T révise,  comme  on  l’a  cru),  mort  en  1 555 
ou  1 556,  Lorenzo  Lotto  changea  aussi  souvent  de  résidence  que  de  manière. 
Sa  vie  se  partagea  entre  Trévise  (où  on  le  trouve  en  i5o3,  i5o6,  i5o2  et 
i5q5),  Venise,  Rome,  où  il  travailla  au  Vatican  (i5o8-i5oç)),  Bergame, 
Ancône  et  Lorette,  où  il  mourut.  De  même  aussi  il  fit  alterner  les  leçons  de 
son  premier  maître,  Jean  Bellin,  avec  celles  de  Giorgione,  du  Titien,  de  Palma 
et  même  du  Corrèze. 

O 

1.  Bibl.  : Repertoriuw,  187g,  t.  II,  p.  280  (article  de  M.  de  Tschudi);  1888,  p.  203.  — 
Arcliivio  veneto,  t.  XXXII.  — Bode  : Galette  des  Beaux-Arts,  1889,  t.  II,  p.  6 1 3.  — Archivio 
slorico  deir  Arte,  1892,  p.  1 5,  16,  199.  — Nuova  Rivista  Misena,  1894. 


5ç8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Le  merveilleux  petit  Saint  Jérôme  en  pénitence  du  Louvre  (avec  la  date 
— repeinte  — i5oo),  n’a  rien  à envier  à un  Mantegna  pour  le  fini;  mais 
combien  le  ton  n’en  est-il  pas  plus  vibrant,  et  que  de  charme  le  maître  n’a-t-il 
pas  mis  dans  le  paysage  qui  forme  le  fond  ! 

Examinons  maintenant,  sans  quitter  le  Louvre,  la  Sainte  Famille  ou  la 
Femme  adultère  : nous  y trouvons  une  facture  d’une  liberté  extrême  et  des 
moyens  d’expression  qui  sentent  la  décadence.  A Bergame,  la  Sainte  Conver- 
sation, de  l’église  San  Bartolommeo,  révèle,  dans  le  plafond  peint  en  trompe- 
l’œil,  la  possession  de  tous  les  secrets  de  la  perspective,  et,  dans  les  figures, 
une  recherche  de  l’agitation,  de  la  dislocation,  qui  annoncent  Tiepolo. 

L’œuvre  de  Lotto  est  trop  considérable  pour  que  nous  en  énumérions  ici  ne 
fût-ce  que  les  pages  maîtresses.  Le  maître  s’est  attaqué  simultanément  à 
l’histoire  sainte,  à la  mythologie,  à l’allégorie  (le  Triomphe  de  la  Chasteté,  au 
palais  Rospigliosi  à Rome,  les  Trois  Ages,  au  palais  Pitti) , pour  ne  point  parler 
du  portrait.  Dans  ce  dernier  domaine,  il  s’égale  parfois  au  Titien. 

Jean  Bellin  peignait  encore  comme  avaient  peint  les  Primitifs,  que  déjà, 
depuis  un  certain  nombre  d’années,  Giorgione,  Sebastiano  del  Piombo,  ce' 
Vénitien  devenu  Romain,  et  le  Titien  avaient  réalisé  les  miracles  que  l’on 
sait,  qu’ils  avaient  uni  à la  chaleur  du  coloris  la  liberté  de  l’ordonnance  ou 
l’éloquence  des  expressions. 

Quelle  vision  de  gloire  et  d’infortune  n’évoque  pas  ce  nom  de  Giorgione! 
Giorgio,  surnommé  « il  Giorgione  » ',  naquit  à Castelfranco,  sur  le  territoire 
de  T révise,  en  1477  ou  1478  (date  révoquée  en  doute,  mais  sans  fondement 
à mon  avis,  par  MM.  Crowe  et  Cavalcaselle).  Il  appartenait  à une  tamille  des 
plus  humbles1 2. 

Ses  manières  cependant  annoncèrent  de  bonne  heure  une  nature  d’élite. 
Elevé  à Venise,  il  11e  tarda  pas  à briller  dans  la  société,  grâce  à l’habileté  avec 
laquelle  il  jouait  du  luth.  On  se  rappelle  que  Léonard  de  Vinci,  Sebastiano 
del  Piombo  et  tant  d’autres  peintres  durent  également  une  partie  de  leurs  succès 
à leur  talent  de  musicien. 

Pin  même  temps  que  la  musique,  Giorgione,  heureusement  pour  sa  gloire, 
cultivait  le  dessin.  Il  fit  ses  premières  armes  sous  la  direction  de  Jean  Bellin, 
mais  ne  tarda  pas  à voler  de  ses  propres  ailes.  En  comparant  ses  ouvrages 
à ceux  de  son  maître,  on  est  bien  plus  frappé  des  dissemblances  que  des  analo- 
gies. Autant  il  y a de  minutie  dans  les  toiles  de  Bellin,  autant  il  y a d’indé- 
pendance, on  serait  tenté  de  dire  de  désinvolture,  dans  celles  de  son  élève. 

1.  Bibl.  : Molmenti,  Curiosité  di  Storia  vene^iana,  fasc.  II.  Giorgione.  Venise.  — Luzio  : 
Archivio  storico  delV  Arte,  1888,  p.  47-48.  — Wickhoff  : Galette  des  Beaux-Arts,  1893,  t.  I, 
p.  1 35-  — Gronau,  Zorgon  da  Castelfranco,  la  sua  origine.,  la  sua  morte  e tomba.  Venise,  1894. 

2.  Il  résulte  de  recherches  de  M.  le  docteur  Gronau  que  la  parenté  de  Giorgione  avec  la 
famille  Barbarelli  n’est  en  aucune  façon  établie  et  que  le  nom  de  Giorgione  se  rencontre  dès 
1460. 


GIORGIONE. 


5gg 


Giorgione  parvint  — c’est  un  contemporain  qui  s’exprime  ainsi  — « à mettre 
tant  de  morbidesse  dans  son  coloris,  à rendre  ses  ombres  tellement  vaporeuses, 
que,  de  l’aveu  unanime,  il  fut  jugé  le  peintre  le  plus  capable  d’animer  les 
ligures  et  d’imiter  la  fraîcheur  des  chairs  ». 

Avec  de  telles  préoccupations,  la  pratique  du  dessin,  cette  pratique  encore 
si  chère  aux  deux  frères  Bellin , qui  nous  ont  laissé  des  études  non  moins 
poussées  que  celles  des  Florentins,  ne  pouvait  que  péricliter.  Giorgione  avait 
pour  principe  quil  fallait  se  servir  dès  le  début  des  couleurs  seules,  sans  tracer 
d’abord  un  croquis  sur  le  papier  (voy.  p.  qôô).  Le  Titien  abonda  dans  le 
même  sens.  En  dehors  d’un  petit  nombre  de  dessins  à la  plume,  d’une  pré- 
cision et  d’une  impétuosité  incomparables,  ses  essais 
en  ce  genre  sont  hâtifs  et  sommaires;  une  esquisse 
trop  arrêtée  l’aurait  évidemment  gêné  au  moment 
où  il  prenait  en  main  son  pinceau;  elle  l’eût  empê- 
ché de  fondre  avec  tant  de  souplesse  les  détails  dans 
l’harmonie  générale.  Moins  encore  que  le  Titien, 

Paul  Véronèse  éprouva  le  besoin  de  fixer  sa  pensée 
par  quelques  traits  préliminaires  : ce  ne  fut  qu’en 
courant,  sans  amour,  qu’il  crayonnait  un  bout  de 
figure  ou  de  décoration  (voy.  p.  456-457). 

Qu’arriva-t-il  ? C’est  que,  si  au  temps  des  Primi- 
tifs le  détail  l’avait  emporté  sur  les  effets  d’ensem- 
ble, si  pendant  la  période  que  j’appelle  l’Age  d’Or 
les  deux  facteurs  s’étaient  équilibrés  dans  une  juste 
mesure,  pendant  la  dernière  période  de  la  Renais- 
sance la  recherche  des  effets  d’ensemble  fit  complètement  sacrifier  les  détails; 
à peine  si,  de  loin  en  loin,  dans  les  plus  belles  pages  des  Vénitiens,  une  figure, 
une  tête,  mériterait  d’être  découpée. 

Les  cas  de  génération  spontanée  sont  rares  dans  les  annales  de  Part  : sans  pré- 
tendre découvrir  un  précurseur  à n’importe  quel  homme  de  génie,  la  science 
moderne  s’est  appliquée  fort  sagement  à démêler  ce  qui  peut  être  hérédité 
inconsciente  ou  entraînement  raisonné.  Malgré  toutes  les  qualités  de  Giorgione, 
nous  devons  donc  rechercher  si  le  signal  de  la  révolution  à laquelle  il  a attaché 
son  nom  n’est  point  parti  de  plus  haut  encore,  d’une  intelligence  encore  supé- 
rieure à la  sienne,  d’un  génie  encore  plus  vaste.  La  part  des  Flamands  une  fois 
faite,  et  nous  leur  avons  donné  bonne  mesure,  n’est-il  pas  naturel  de  rechercher 
dans  l’Italie  septentrionale  même  l’initiateur  du  cerveau  duquel  a pu  jaillir 
l’étincelle  qui  a enflammé  à son  tour  la  jeune  imagination  de  Giorgione? 

Il  est  de  bon  ton  aujourd’hui  chez  les  historiens  d'art  de  nier  tout  ce  qui  a 
été  affirmé  par  un  juge  compétent  s’il  en  fut,  par  le  contemporain  de  tant  de 
grands  artistes,  artiste  distingué  lui-même  : j’entends  parler  du  brave  Vasari,  le 


Portrait  de  Giorgione. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


6oo 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


fondateur  de  l'histoire  de  l’art.  En  cela  ils  sont  guidés  uniquement,  non  par  le 
désir  de  faire  avancer  la  science,  — c'est  le  moindre  de  leurs  soucis,  — mais  par 
celui  de  faire  montre  de  leur  propre  perspicacité.  J’avais  de  longue  date  été 
frappé  de  ce  passage  : « Giorgione  avait  vu  quelques  ouvrages  de  la  main  de 
Léonard,  ouvrages  excessivement  enfumés  et  poussés  au  noir.  Cette  manière  lui 
plut  tant,  qu’il  la  suivit  sa  vie  durant  et  l’imita  grandement  dans  la  peinture  à 
l'huile.  » A cette  information  si  précise  que  répond  M.  Morelli  : « Le  récit  de 
Vasari,  que  Giorgione  aurait  puisé  dans  les  peintures  de  Léonard  de  Vinci  le 
secret  de  sa  nouvelle  manière  de  peindre,  n’est  qu’une  des  nombreuses  légendes 
issues  d’un  patriotisme  de  clocher.  Où  Giorgione  aurait-il  vu  de  son  temps  à 
Venise  des  tableaux  de  Léonard?  » 

J’admire  cette  taçon  péremptoire  d’affirmer  et  de  nier.  Comment  ! vous  sou- 
tenez que  Giorgione  n’a  jamais  eu  l’occasion  de  voir  des  peintures  de  Léonard, 
alors  que  nous  savons  de  la  façon  la  plus  indiscutable  que  le  fondateur  de  l’École 
milanaise  a séjourné  à Venise  pendant  les  premiers  mois  de  l’année  i5oo,  alors 
que  cette  poursuite  ardente  du  clair-obscur  et  du  relie!  forme  le  trait  dominant 
des  deux  maîtres!  Venise  d’ailleurs  est-elle  si  éloignée  de  Milan,  les  relations 
entre  les  deux  cités  étaient-elles  si  rares  à cette  époque,  que  les  originaux  du 
Vinci  ou  des  copies  de  ces  originaux  n’aient  pas  pu  tomber  sous  les  yeux  de 
Giorgione?  Un  des  meilleurs  élèves  du  grand  peintre  florentin,  Andrea  Sola- 
rio,  n’avait-il  pas  fait,  dès  1490,  un  séjour  prolongé  dans  les  lagunes?  Mais 
remontons  plus  haut  encore  : le  maître  ou  plutôt  le  compagnon  d’armes  de 
Léonard,  Andrea  Verrocchio,  n’avait-il  point  passé  de  longues  années  à Venise 
pour  y modeler  la  célèbre  statue  équestre  du  Colleone  ? Son  enseignement  y 
aurait-il  passé  inaperçu  ? Si  Vasari  se  trompe  quant  aux  dates,  en  rattachant 
à une  discussion  avec  Verrocchio  l’exécution  du  tableau  dans  lequel  Gior- 
gione, comme  il  a été  dit,  montra  une  figure  sous  trois  aspects  différents 
(Giorgione  ne  comptait  qu’une  dizaine  d’années  au  moment  de  la  mort  de 
Verrocchio),  il  a raison  quant  à l’influence  même  exercée  à Venise  par  le 
sculpteur  du  Coll  cône. 

Il  serait  facile,  je  crois,  de  découvrir  d’autres  analogies  encore  entre  les  deux 
maîtres  et,  partant,  une  preuve  de  plus  de  l’action  exercée  par  le  plus  âgé  sur  le 
plus  jeune,  quelle  que  soit  au  reste  la  différence  entre  leurs  palettes  (Léo- 
nard recherche  les  couleurs  enfumées  ou  dégradées,  tandis  que  Giorgione 
poursuit  les  colorations  lumineuses  et  vibrantes  ; le  premier  caresse  la  forme 
jusqu’à  la  fatiguer,  le  second,  comme  l’a  justement  fait  observer  M.  Paul 
Mantz,  modèle  largement  dans  la  pâte).  Nous  savons,  grâce  aux  documents 
découverts  par  M.  Luzio,  que  Giorgione  peignit  dans  ses  dernières  années 
deux  tableaux  « délia  Notte  »,  c’est-à-dire  avec  des  effets  de  nuit1.  Or,  dans 

1 . Quelques  critiques  modernes  identifient  l’un  de  ces  tableaux  à une  Naissance  de  Pans,  dont 
un  fragment,  contenant  deux  pâtres,  se  trouve  au  Musée  de  Pesth  ( Archivio  storico  delV  Acte, 
1888,  p.  47-48)- 


GIORGIONE. 


601 


l’enseignement  qu’il  donnait  à son  académie  depuis  près  de  quatre  lustres, 
Léonard  avait  fait  la  place  la  plus  large  aux  recherches  sur  la  lumière  et  sur 
l’ombre,  notamment  sur  le  clair-obscur  («  il  chiaro  c l’oscuro  »),  qu’il  déclare 
former,  de  concert  avec  les  raccourcis,  « la  eccelenzia  délia  scienza  délia  pit— 
tura  ».  (Traité de  Peinture,  § 671.) 

La  biographie  de  Giorgione  tient  en  peu  de  lignes  : rien  de  plus  uni  ni  de 
plus  facile  jusqu’à  la  catastrophe  qui  arrêta  si  brusquement  une  carrière  qui 
promettait  d’être  si  brillante.  Mais  que  de  réflexions  ne  suggère  pas  l’étude  de 
son  œuvre  ! Et  tout  d’abord,  avant  d’entrer  dans  la  discussion  de  ces  peintures 
aujourd’hui  si  recherchées,  je  dois  en  signaler  l’extrême  rareté.  Une  demi-dou- 
zaine de  tableaux  plus  ou  moins  authentiques,  voilà,  ou  peu  s’en  ftut,  à quoi  se 
réduit  l’œuvre  de  Giorgione1.  Quand  j'aurai  cité,  à Castelfranco,  la  Vierge  entre 
deux  Saints ; à Venise,  dans  la  galerie  Giovanelli,  la  Famille  de  Giorgione;  à 
Florence,  Moïse  enfant  soumis  à l’épreuve  du  feu,  le  Jugement  de  Salomon,  et  encore 
celui-ci  est-il  discuté,  de  même  que  les  Concerts  du  palais  Pitti  et  du  Musée 
du  Louvre;  puis,  au  Musée  de  Vienne,  les  Trois  Astrologues  (ou  plus  exacte- 
ment Evandre  et  Enée;  terminé  par  le  Titien);  au  Musée  de  Berlin,  un  portrait 
de  Jeune  Homme,  j’en  aurai  épuisé  la  liste.  Les  autres  tableaux,  soit  sujets 
de  sainteté,  soit  allégories,  soit  portraits,  sont,  en  effet,  tous  trop  douteux 
ou  trop  ruinés  pour  servir  de  points  de  repère. 

La  révolution  à laquelle  Giorgione  a attaché  son  nom  n’a  pas  été  aussi 
brusque  qu’on  est  tenté  de  le  supposer,  à ne  considérer  que  la  brièveté  de  sa 
vie;  ce  novateur  par  excellence  a suivi  pendant  un  temps,  le  fait  ne  saurait  plus 
être  nié,  la  bannière  de  ceux  des  Primitifs  qui  se  souciaient  le  moins  de  style. 

Il  débuta,  comme  son  maître  Jean  Bellin,  par  des  tableaux  de  sainteté,  mais 
en  essayant  de  s’affranchir  successivement  de  toutes  entraves.  C’est  ainsi  qu’il 
proscrivit  impitoyablement  les  fonds  d’architecture  : ces  lignes  savantes  et 
inflexibles  qui  supposaient,  il  ftut  bien  l’ajouter,  une  grande  somme  de  con- 
naissances positives,  telles  que  la  perspective  linéaire,  répugnaient  à son  génie 
si  libre  et  si  indolent. 

Les  deux  tableaux  du  palais  Pitti,  que  l’on  range  parmi  les  productions  les 
plus  anciennes  de  Giorgione,  Moïse  enfant  soumis  à l’épreuve  du  feu  et  le  Jugement 
de  Salomon  (l’authenticité  de  ce  dernier  n’est  pas  admise  par  tous  les  critiques), 
sont  exactement  conçus  dans  les  données  du  quattrocento.  L’auteur  y a mêlé 

1 . Loin  de  débrouiller  le  mystère,  la  critique  moderne,  cette  critique  qui  ne  croit  qu’à  ce 
qu’elle  appelle  l’autopsie,  en  d’autres  termes  l’inspection  directe  des  oeuvres,  a comme  à plaisir 
compliqué  le  problème.  M.  Morelli  n’est-il  pas  allé  jusqu’à  rayer  du  catalogue  de  l’œuvre  de 
Giorgione  le  Concert  du  palais  Pitti,  sauf  à lui  faire  honneur  d’une  Venus  conservée  au  Musée 
de  Dresde,  peinture  qui  avait  passé  jusqu’alors  pour  une  copie  exécutée  par  Sassoferrato  d’après 
un  original  du  Titien  ! MM.  Wickhoff  et  Gronau,  de  leur  côté,  attribuent  à là.  Campagnola  le 
Concert  du  palais  Pitti  et  le  Concert  du  Louvre,  ainsi  que  le  portrait  du  soi-disant  médecin 
Parma,  du  Musée  de  Vienne  (Galette  des  Beaux-Arts,  1898,  t.  I,  p.  1 35). 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


002 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


les  costumes  turcs  aux  costumes  italiens  du  temps  : il  a coiffé  Pharaon  d’un 
turban  et  ses  esclaves  de  chausses  collantes  à crevés.  Comparez  ses  figurines, 
juxtaposées  plutôt  que  groupées,  élégantes  et  piquantes,  à celles  de  la  Cour 
d’Isabelle  d’Este,  de  Costa,  l’habile  peintre  ferrarais;  Musée  du  Louvre)  : le  prin- 
cipe est  le  même  : laisser  là  les  draperies  classiques,  tout  comme  les  types  de 
convention,  renoncer  à toute  recherche  de  la  couleur  locale,  aux  scènes  savam- 
ment rythmées;  en  un  mot  remplacer  la  peinture  d’histoire  par  la  peinture  de 
genre.  Ce  qui  est  déjà  digne  d’admiration  dans  ce  tableau,  c’est  le  paysage, 
vigoureux,  chaud,  lumineux:  toutes  les  conquêtes  réalisées  postérieurement  s’y 
trouvent  en  germe1. 

La  Vierge  trônant  entre  saint  Libéral  et  saint  François  d’ Assise  (peinte  en  1 5oq 
pour  l’église  de  San  Liberale  à Castelfranco,  où  elle  se  trouve  encore)  marque 
un  pas  de  plus.  Au  centre,  la  Vierge,  assise  sur  un  trône  excessivement  élevé 
et  privé  de  marches,  de  sorte  que  l’on  ne  comprend  pas  comment  elle  a pu  y 
monter;  sur  la  base  du  trône,  le  tapis  oriental  de  rigueur;  un  autre  tapis,  dont 
l’extrémité  est  coupée  par  le  cadre  du  tableau,  forme  baldaquin  derrière  la 
Vierge.  Au  pied  du  trône,  debout,  se  faisant  pendant,  les  deux  saints.  Au  fond, 
un  mur,  par-dessus  lequel  on  découvre  un  lac.  Ce  sont  bien  là  encore,  on  le 
voit,  les  pratiques  des  quattrocentistes,  leur  simplicité,  leur  amour  de  la  régu- 
larité, le  souci  de  ces  arêtes  fixes  destinées  à soutenir  une  composition.  Mais 
que  les  formes  sont  déjà  généreuses,  la  facture  déjà  large  et  souple!  Le  cadre 
est  resté  le  même,  mais  combien  le  contenu  n’a-t-il  pas  changé  ! 

Dès  lors,  de  même  que  le  Vinci,  Giorgione  prend  plaisir  à dépouiller  les 
acteurs  de  l’histoire  sainte  de  leurs  attributs,  de  leurs  costumes,  de  leurs  types 
traditionnels.  Seulement,  au  lieu  de  les  présenter  sous  les  traits  de  ses  contem- 
porains, comme  l’auraient  fait  par  exemple  ses  compatriotes  Gentile  Bellini  ou 
Carpaccio,  il  les  transtorme  en  figures  idéales,  vivant  dans  un  monde  à part, 
loin  des  villes,  au  milieu  d’une  nature  sans  fard.  Même  dédain  pour  tous  ces 
accessoires  du  costume  ou  du  mobilier,  d’autant  plus  appréciés  des  Primitifs 
qu’ils  leur  permettaient  de  renforcer  la  tenue  ou  l’intérêt  de  leurs  compositions. 
Adieu  désormais  les  riches  bijoux,  les  armes  artistement  ciselées,  les  aiguières, 
les  incrustations  de  marbre,  les  quadrupèdes  ou  volatiles  exotiques,  bref  tout 
ornement  oiseux  : il  n’y  a plus  place  que  pour  l’homme  seul  au  milieu  des 
champs  ou  des  forêts,  et  quand  je  dis  l’homme,  je  devrais  ajouter  l’homme  pri- 
mitit,  l’homme  abstrait,  dans  un  costume  qui  tient  autant  de  l’antiquité  que 
du  xvic  siècle,  alors  toutefois  que  le  maître  ne  prend  pas  résolument  le  parti 

I.  M.  Morelli  affirme  que  1 ’ Allégorie  chrétienne  de  Jean  Bellin,  du  palais  Pitti  (n°  63 1 ),  a servi 
de  prototype  aux  deux  tableaux  de  Giorgione  conservés  dans  la  même  collection  (Die  Galérien 
■çu  Mïtnchen  mal  Dresden,  p.  280). 

Le  i3  février  i.5ü8  (vieux  style)  Giorgione  s’engageait  à exécuter  quatre  tableaux  carrés,  sur 
toile,  avec  Y Histoire  de  Daniel  (le  « Geste  di  Daniele  »).  Pour  les  honoraires,  il  s’en  remettait 
à son  commettant,  messire  Alvixi  di  Sesti  (Molmenti,  op.  lauçt.'). 


GIORGIONE. 


6o3 


de  supprimer  toutes  les  inventions  de  la  civilisation  et  de  faire  paraître  ses 
personnages  dans  le  plus  simple  appareil. 

Le  besoin  de  s’affranchir  éclate  jusque  dans  les  détails  de  l’ordre  matériel  : 
les  peintres  de  Murano,  les  Bellini,  leurs  disciples  immédiats,  s’étaient  plu, 
dans  leur  esprit  d’ordre,  à revêtir  leurs  œuvres  de  dates  et  signatures.  Comme 
ces  précautions  semblent  dorénavant  surannées!  Giorgione  n’a  pas  signé  une 
seule  de  ses  peintures,  convaincu  que  l’excellence  de  l’exécution  suffirait  pour 
révéler  la  main  de  l’exécutant.  Mais  c’est  surtout  si  l’on  s’attache  à la  conception 
des  sujets  que  le  novateur  prend  plaisir  à fouler  aux  pieds  toute  tradition. 

Il  fut  le  premier  dans  cette  voie,  mais  il  ne  fut  pas  le  seul.  Autant,  jusque 
vers  le  milieu  du  xv°  siècle,  ses  compatriotes  avaient  montré  d’attachement 
pour  les  règles  iconographiques,  en  dignes  héritiers  des  Byzantins,  autant  ils 
mirent  tout  à coup  d’ardeur  à s’affranchir  de  toute  entrave.  Ces  émancipations 
tardives  sont  d’ordinaire  les  plus  radicales.  Bientôt  certains  d’entre  eux  traitèrent 
les  sujets,  consacrés  par  une  vénération  séculaire,  avec  une  liberté,  je  devrais 
dire  une  frivolité,  dont  rien  n’approche.  Que  d’innovations  dans  leur  manière 
de  présenter  aux  fidèles  les  scènes  de  la  vie  du  Christ,  de  la  Vierge,  des  martyrs  ! 
Nous  assistons  tour  à tour  aux  efforts  tentés  pour  renforcer  l’émotion  chez  les 
spectateurs  (en  1 53 1 , le  marquis  Frédéric  de  Mantoue  demanda  au  Titien  de 
lui  peindre  une  Madeleine  « lacrimosa  più  che  si  pùo  »),  à des  applications  trop 
pratiques,  ou  à un  dédain  profond  vis-à-vis  de  toute  propagande  religieuse  : la 
théorie  de  l’art  pour  l’art  ne  l’emporte  que  trop  souvent  sur  la  tradition  icono- 
graphique, sur  les  règles  élaborées  avec  tant  de  scrupules  par  les  trecentistes, 
Giotto  en  tête,  puis  reprises  et  réformées  avec  tant  d’intelligence  par  Raphaël. 

Ces  tendances  profanes  se  font  jour  dans  la  Sainte  Famille  du  Louvre,  si  tant 
est  que  cette  toile  soit  du  maître  (plusieurs  critiques  modernes  la  retranchent 
de  son  œuvre  pour  la  classer  dans  celui  de  quelque  autre  Vénitien,  tel  que 
Pellegrino  da  San  Daniele).  Quoi  qu’il  en  soit,  la  composition  se  distingue  avant 
tout  par  son  extrême  simplicité.  A gauche,  la  Vierge  assise,  tenant  l’Enfant 
Jésus;  près  d’elle,  un  donateur  vu  en  buste;  plus  loin,  saint  Joseph,  sainte 
Catherine  d’Alexandrie  et  saint  Sébastien  percé  de  flèches.  On  dirait  une 
réunion  de  famille,  plutôt  qu’un  tableau  de  sainteté'. 

De  même  que  l’histoire  sainte,  la  mythologie  ou  l’histoire  romaine  fournirent 
à Giorgione  le  prétexte  de  compositions  dont  les  qualités  techniques  faisaient  à 
coup  sûr  le  principal  prix.  Il  peignit  une  Venus  couchée  dans  un  paysage,  en  compa- 
gnie d’un  Cupidon  tenant  un  oiseau,  une  Naissance  de  Paris,  la  Rencontre  d'Euéc 
et  d’Anchise  aux  enfers. 

La  décoration  des  coffres  de  mariage  surtout  lui  fournit  l’occasion  d’exploiter 

i.  Il  y a plus  de  recueillement  dans  la  Madone  cuire  saint  Rocb  et  saint  Antoine  de  Padoue,  du 
Musée  de  Madrid,  à supposer  que  cette  peinture,  jusqu’ici  attribuée  à Pordenone,  soit  de  Gior- 
gione. L’enfant  semble  procéder  d'un  des  types  chers  à Mantegna  ( Arcbivio  storico  detV  Acte, 

189.3,  p.  461). 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


604 


le  domaine  de  la  fiction  grecque  et  romaine,  et  en  particulier  les  Métamorphoses 
d’Ovide.  Il  peignit  Y Age  d’or,  les  Géants  foudroyés  par  Jupiter,  Deucalion  et 
Pyrrha  repeuplant  le  monde,  Apollon  tuant  le  serpent  Python,  Apollon  poursuivant 
Daphné,  Mercure  enlevant  Io  à Argus,  la  Chute  de  Phaéton,  Diane  et  Calisto, 
Mercure  enlevant  les  troupeaux  d’Apollon,  Jupiter  enlevant  Europe,  Cadmus  semant 
les  dents  du  serpent,  Action  changé  en  cerf,  Vulcain  enfermant  Vénus  et  Mars, 
Y Histoire  de  Niohé,  Jupiter  et  Mercure  cheg  Baucis  et  Philcmon,  Ariadne  aban- 
donnée par  Thésée,  les  Tra- 
vaux d’ Hercule,  les  Amours 
d’Apollon,  de  Vénus,  Y His- 
toire d’ Adonis , etc.  Ces 
peintures  semblent  avoir 
toutes  péri. 

Bientôt  toutefois  les  ta- 
bleaux de  genre,  dans  les- 
quels il  se  sentait  mieux 
à l’aise,  des  concerts,  des 
idylles,  reléguèrent  dans 
l’ombre  les  tableaux  de 
dévotion.  Il  mit  surtout 
à contribution  les  écrits 
des  « novellieri  ».  Chez 
lui,  non  moins  que  chez 
le  Titien , il  faut  sans 
cesse,  pour  employer  les 
expressions  de  M.  Lafe- 
nestre,  « faire  la  part  au 
lyrisme  ardent  et  vague 
d’une  belle  jeunesse  eni- 
vrée de  vie,  d’amour  et 
de  beauté  ».  Le  premier 
il  peignit  des  scènes  qui 
ne  tenaient  ni  de  la  religion,  ni  de  la  mythologie,  ni  de  l’histoire,  ni  de  l’al- 
légorie, quelque  chose  comme  des  romans  ou  des  nouvelles;  et  ces  scènes,  il 
les  traita  dans  les  dimensions  et  dans  le  style  jusqu’alors  réservés  à la  peinture 
historique.  A cette  catégorie  d’ouvrages  appartiennent  les  Trois  Astrologues  du 
Musée  de  Vienne,  la  Famille  de  Giorgionc  de  la  galerie  Giovanelli  à Venise,  le 
Concert  du  palais  Pitti,  et  le  Concert  champêtre  du  Louvre. 

Le  tableau  de  Vienne  a longtemps  mis  en  défaut  la  sagacité  des  critiques  ; ils 
l’ont  baptisé  tour  à tour  du  titre  de  : les  Sages  de  Chaldée,  les  Astrologues,  les 


1 . Ridolfi,  h Maraviglic  ddl'  Ai  te,  t.  I,  p.  78-80. 


GIORGIONE. 


6o5 


Arpenteurs.  D’après  M.  Wickhoff,  il  s’agit  d ’Évandre  montrant  à Énée  la  roche  sur 
laquelle  s’élèvera  le  Capitole. 

La  Famille  de  Giorgione  est  également  laite  pour  nous  intriguer  : si  le  jeune 


Moïse  enfant  soumis  à l’épreuve  du  feu,  par  Giorgione.  (Palais  Pitti.) 

homme  debout  à gauche  avait  de  la  barbe  et  si  la  jeune  mère  assise  à gauche,  de 
l’autre  côté  du  ruisseau,  et  donnant  le  sein  à son  entant,  avait  un  costume 
moins  primitif  (elle  est  nue,  a 1 exception  des  épaules,  que  recouvre  un  man- 
telet),  on  serait  tenté  de  prendre  la  composition  pour  une  Sainte  Famille. 
Enfin  que  d’hypothèses  n’a  pas  suggérées  le  Concert  champêtre  du  Louvre! 


6o6 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


On  sait  si  Giorgione  trouva  des  imitateurs  dans  sa  patrie  : le  Titien  peignit 
le  Concert,  conservé  à la  National  Gallery,  et  les  Bonifazio,  — pour  ne  citer 
qu’eux  — se  firent  une  spécialité  de  ces  sortes  de  scènes. 

Dans  la  peinture  monumentale,  Giorgione  a créé  un  ensemble  fort  apprécié 
de  ses  contemporains,  mais  qui  a malheureusement  disparu  depuis  longtemps  : 
la  décoration  de  l’Entrepôt  allemand  à Venise,  le  « Fondaco  dei  Tedeschi  » (le 
monument,  incendié  en  i5o5,  fut  reconstruit  en  i5o8;  les  peintures  de  Gior- 
gione étaient  terminées  la  même  année).  Il  y représenta,  au  rez-de-chaussée, 
des  cavaliers  isolés  dans  des  niches,  et  dans  la  Irise  des  figures  nues,  des  têtes 
et  des  trophées.  Mais  si  ces  fresques  abondaient  en  motifs  superbes  et  en 
tours  de  force,  on  y cherchait  en  vain  des  idées  claires,  une  action  logique- 
ment déduite.  Vasari  déjà  se  récrie  sur  un  tel  abus  de  la  fantaisie.  Ses  critiques, 
qui  s’appliquent  d’ailleurs  en  partie  aussi  aux  fresques  peintes  par  le  Titien  sur 
le  même  édifice,  obtiendront  l’assentiment  de  tout  juge  impartial.  « On  ne 
retrouve  dans  cet  ouvrage,  déclare-t-il,  aucun  sujet  traité  avec  ordre,  ni  aucun 
sujet  se  rapportant  aux  actions  de  n’importe  quel  personnage  célèbre  ancien  ou 
moderne.  Pour  ma  part,  je  ne  l’ai  jamais  compris,  et  jamais,  malgré  toutes  mes 
investigations,  je  n’ai  découvert  quelqu’un  qui  le  comprît.  En  effet , on 
y remarque,  ici  une  femme,  là  un  homme,  dans  les  attitudes  les  plus  diverses, 
l’un  ayant  à côté  de  lui  une  tête  de  lion,  l’autre  un  ange  en  guise  de  Cupidon, 
sans  que  l’on  sache  pourquoi.  Sur  la  porte  principale  qui  conduit  à la 
« Merzeria  »,  on  voit  une  femme  assise,  ayant  au-dessous  d’elle  la  tête  d’un 
géant  mort,  à peu  près  comme  une  Judith.  Cette  femme  lève  la  tête  avec  l’épée 
et  parle  avec  un  Allemand  qui  est  dans  le  bas  : je  n’ai  pu  m’expliquer  ce  que  le 
peintre  a voulu  représenter,  sinon  peut-être  une  allégorie  de  l’Allemagne1.  » 

Les  fresques  du  Fondaco  achevées,  Giorgione  fut  chargé  par  le  Sénat  de 
peindre  un  tableau  de  dimensions  considérables  pour  la  salle  d’audience  du 
grand  conseil  au  palais  des  Doges.  Cette  peinture  a disparu  elle  aussi. 

Si  l’idée  tient  si  peu  de  place  dans  l’œuvre  de  Giorgione,  en  quoi  consistent 
donc  les  innovations  qui  lui  ont  valu  l’immortalité  ? Tout  d’abord  dans  sa  pré- 
dilection pour  les  beautés  simples  et  naturelles,  ainsi  que  dans  son  ardent  amour 
de  la  campagne.  Laissant  aux  autres  la  reproduction  des  types,  des  costumes, 
des  monuments  de  cette  ville  si  artificielle  qui  s’appelle  Venise,  il  évoque 
un  monde  à part,  de  beaux  corps  nus,  des  sites  frais  et  calmes.  Comment 
expliquer  ce  contraste  ? C’est  ce  même  Giorgione,  l’idole  de  la  haute  société 
vénitienne,  le  joueur  de  luth  à la  mode,  et  comme  un  précurseur  de  don  Juan, 

1.  Sur  les  peintures  de  Giorgione  et  du  Titien  au  Fondaco,  voy.  Siraonsfeld,  der  Fondaco  dei 
Tedeschi  in  Venedig,  t.  II,  p.  iog-no.  Stuttgart,  1887. 

Dans  cette  circonstance,  Giorgione  donna  une  rare  preuve  de  désintéressement  : trois  experts, 
parmi  lesquels  Carpaccio,  avaient  fixé  ses  honoraires  à i5o  ducats;  le  maître  se  contenta  néan- 
moins de  i3o  ducats  (Gaye,  Carleggio,  t.  II,  p.  iSp-iSS). 


GIORGIONE. 


607 


qui  prend  en  horreur  et  ses  concitoyens,  et  leurs  palais,  et  Venise  avec  ses 
canaux,  sa  foule  bariolée;  qui  se  réfugie  à tout  instant  au  milieu  des  champs, 
loin  de  1 agitation  et  de  la  corruption  des  villes!  Cette  âme  vibrante  n’aurait-elle 
pas  reçu  quelque  blessure  secrète  ? 

Assurément,  depuis  plusieurs  années  déjà  YArcadia  de  Sannazar  (ihoa)  avait 
remis  a la  mode  l’églogue  et  la  pastorale,  les  bergers,  les  brebis,  les  pâturages. 
Mais  que  ces  lityres  et  ces  Galatées  sont  raffinés,  quintessenciés,  artificiels 
en  un  mot,  comparés  aux  fraîches  et  vivantes  évocations  du  peintre  vénitien  ! 


Le  Concert  champêtre,  par  Giorgione.  (Musée  du  Louvre.) 

Chez  le  poète  napolitain,  les  réminiscences  classiques  nuisent  à tout  instant  à 
la  spontanéité  de  l’inspiration  ; chez  Giorgione,  on  sent  que  le  contact  s’est  fait 
sans  intermédiaire. 

La  plus  complète  des  compositions  arcadiques  de  Giorgione  orne  le  Salon 
carré  du  Louvre,  où  elle  tient  dignement  sa  place  à côté  des  Corrège,  des 
iitien,  des  Véronèse  '.  Ne  nous  creusons  pas  la  cervelle  pour  découvrir  la  signi- 
fication du  Concert  champêtre  : comme  je  viens  de  le  dire,  nous  perdrions  notre 
temps.  Dans  cette  idylle  à l’antique,  le  sujet  ne  compte  pour  rien,  car  à un 

1.  Le  Titien  a emprunté  au  Concert  du  Louvre  l’adolescent  assis,  à la  longue  chevelure,  qu’il 
a place  dans  une  de  ses  peintures  de  Padoue  (Morelli,  âic  Galérien  von  Dvescleu  vnd  München 
P.  283). 


6o8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


rêveur  tel  que  Giorgione  tout  prétexte  est  bon  : le  but  qu’il  se  propose,  c’est 
de  charmer  les  regards  par  de  belles  figures  nues  qui  se  prélassent  dans  un 
beau  paysage.  Pour  cadre  il  a choisi  un  site  accidenté  et  pour  acteurs  quatre 
personnages  : deux  hommes  en  costumes  du  temps,  assis  à terre,  l’un  jouant 
de  la  mandoline,  et  deux  femmes,  des  figures  tout  d’une  pièce,  un  peu  lourdes, 
un  peu  paysannes  : l’une  qui  se  montre  de  dos  et  tient  une  flûte;  l’autre,  à 
demi-nue,  debout  près  d’une  fontaine.  Au  fond,  un  berger  veille  sur  son  trou- 
peau. Rien  de  plus  simple  et  rien  de  plus  saisissant.  Il  n’appartient  qu’aux 
natures  d’élite  de  dédaigner  à ce  point  tout  calcul  pour  s’attacher  à une  impres- 
sion. Par  le  calme,  par  la  grande  tournure,  cette  page  se  rapproche  des  modèles 
de  l’antiquité. 

Eu  égard  aux  portraits  de  Giorgione,  il  finit  nous  borner  à une  mention,  une 
simple  mention,  car  on  n’en  connaît  plus  un  seul  d’absolument  authentique. 
Les  connaisseurs  s’accordent  à donner  la  palme  au  portrait  de  Jeune  Homme 
imberbe,  en  buste,  la  main  droite  posée  sur  une  balustrade  en  pierre,  que  le 
Musée  de  Berlin  a acquis  en  1891  du  docteur  Richter.  J’évite  de  me  prononcer, 
n’ayant  pas  vu  l’original.  Le  portrait  du  chevalier  de  Rhodes,  conservé  au 
Musée  des  Offices,  a également  pour  lui  les  meilleurs  tenants.  La  perte  de 
cette  longue  galerie  iconographique  est  d’autant  plus  regrettable  que  les  person- 
nages les  plus  célèbres  avaient  tenu  à honneur  de  poser  devant  Giorgione  ; il 
avait  pourtrait  Gonsalve  de  Cordoue,  les  doges  Agostino  Barbarigo  et  Leonardo 
Loredano,  Catherine  Cornaro,  l’ex- reine  de  Chypre,  un  Lugger  d’Augsbourg. 
Ces  portraits  étaient  certainement  plus  enveloppés  qu’écrits  ; ils  devaient  reflé- 
ter cette  âme  d’élite  plutôt  qu’offrir  des  effigies  frappantes  de  ressemblance1. 

L’amour,  qui  avait  tenu  une  si  large  place  dans  la  vie  de  Giorgione,  causa 
aussi  sa  mort.  Deux  versions  circulent  au  sujet  de  sa  fin  prématurée  : d’après 
Vasari,  la  dame  aimée  du  jeune  peintre,  étant  tombée  malade  de  la  peste,  aurait 
communiqué  son  mal  à son  amant,  qui  expira  au  bout  de  peu  de  jours.  D’après 
Ridolfi,  qui  n’écrivit  qu’un  siècle  plus  tard,  sa  mort  aurait  été  causée  par  le 
chagrin  qu’il  éprouva  en  apprenant  qu’un  de  ses  élèves  avait  séduit  sa  maîtresse. 
Or  nous  savons  aujourd’hui,  grâce  aux  recherches  de  M.  Alexandre  Luzio,  que 
le  récit  de  Vasari,  dont  les  informations  remontaient  aux  contemporains  mêmes 
de  Giorgione,  mérite  seul  créance  : il  résulte  en  effet  de  documents  dignes  de 
foi  que  Giorgione  fut  enlevé  par  la  peste.  L’infortuné  artiste  ne  comptait  que 
trente-trois  ou  trente-quatre  ans  lorsqu’il  mourut,  au  mois  d’octobre  i5io. 

La  peinture  de  Giorgione  me  rappelle  certains  airs  de  Palestrina,  par  exemple 
le  Peccantem  me  quotidie , lents,  doux,  amples  et  graves,  peu  rythmés  et 
encore  moins  articulés,  mais  qui,  à défaut  de  la  netteté  des  mélodies  ou  de  la 

I.  Au  Musée  de  Francfort-sur-Mein,  on  attribue  à Giorgione  un  portrait,  d’une  grande  tour- 
nure, un  Jeune  Guerrier  accoudé,  couvert  d’une  armure  noirâtre,  reluisante. 


SEBASTIANO  DEL  PIOMBO. 


609 


vigueur  dramatique,  offrent  une  harmonie  ininterrompue  et  une  grande 
richesse  de  combinaisons  sonores. 


Entre  Giorgione  et  le  Titien  se  place  un  artiste  considérable,  qui,  tout  en 
sacrifiant  aux  mêmes  principes,  y ajoute  un  élément  nouveau  et  montre  ce  que 
pouvaient  devenir  les  théories  de  ses  compatriotes  mises  au  service  des  passions 
les  plus  violentes  et  associées  à un  véritable  sentiment  dramatique.  On  est 
trop  tenté,  lorsque  l’on  étudie  l’évolution  de  l’École  vénitienne,  d’omettre 
Sebastiano  del  Piombo,  sous  le  prétexte  qu’il  quitta  sa  ville  natale  jeune  encore 
et  qu’il  n’y  retourna  que  rarement.  / 

Sebastiano  Luciani,  à qui  sa  charge  de  « plombier  » de  la  cour  apostolique 
a valu  le  surnom  de  Sebastiano  del  Piombo,  naquit 
à Venise  vers  iq85.  On  admet  qu’il  fit  ses  premières 
armes  dans  l’atelier  de  Jean  Bellin.  Par  contre,  rien 
ne  prouve  qu’il  se  soit  trouvé  en  relations  suivies 
avec  Giorgione. 

Son  plus  ancien  ouvrage  semble  être  la  Lamenta- 
tion sur  le  cadavre  du  Christ , au  palais  Layard  à Ve- 
nise; il  s’y  montre  encore  complètement  sous  l’in- 
fluence de  Bellin.  h' Incrédulité  de  saint  Thomas,  dans 
l’église  Saint-Nicolas  à Trévise,  11e  révèle  guère  plus 
d’originalité.  Le  jeune  maître  vénitien  s’était  signalé 
par  quelques  portraits,  entre  autres  par  celui  du  mu- 
sicien français  Verdelotto,  et  probablement  aussi  par 
des  tableaux  de  sainteté,  lorsqu’un  Mécène  insigne, 
le  fameux  banquier  Augustin  Chigi,  ayant  entendu 

parler  de  lui  par  ses  correspondants  de  Venise,  l’appela  à Rome,  pour  lui 
confier  une  partie  de  la  décoration  de  sa  villa,  la  Farnésine,  celle-là  même  où 
Raphaël  devait  créer  le  Triomphe  de  Galatéc  et  Y Histoire  de  Psyché.  Il  y peignit, 
en  1 5 1 1 , dans  la  loge,  huit  scènes  tirées  des  Métamorphoses  d’Ovide,  puis,  un 
peu  plus  tard,  un  Polyphénie.  Ces  compositions  obtinrent  peu  de  succès,  et 
Chigi,  non  seulement  cessa  d’occuper  Sebastiano,  mais  encore  prit  résolument 
parti  contre  lui,  lorsque  son  ancien  protégé  se  mit  à la  tête  de  la  cabale  qui 
s’était  formée  contre  Raphaël. 

Sebastiano,  en  effet,  désespérant  de  réussir  dans  le  genre  aimable,  dans 
lequel  excellait  Raphaël,  et  s’apercevant  d’autre  part  que  Michel-Ange,  dominé 
par  ses  préoccupations  de  sculpteur,  ne  pouvait  pas  se  mesurer  avec  son  jeune 


Portrait  de  Sebastiano 
del  Piombo. 

(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


1.  Bibl.  : Biagi,  Memoric...  intorno  alla  vi ta  ed  aile  opère  di  F.  Sebastiano  Luciano...  Venise, 
1826.  — Campori,  Sebastiano  del  Piombo  e Ferrante  Gou^aga.  Modène,  1864.  — J.  Meyer  : An- 
nuaire des  Musées  de  Berlin,  1886.  — Milanesi,  les  Correspondants  de  Michel-Auge . I.  Sebastiano  del 
Piombo.  Paris,  1890.  — Propping,  die  Kiiustlerische  Laufbahn  des  Sebastiano  del  Piombo  bis  ^11111 
Tode  Raffaels.  Leipzig,  1892.  — Le  précieux  inventaire  de  Sebastiano  del  Piombo  ( 1 .547)  a été 
publié  dans  l’appendice  des  Lettere  ed  Arti  de  Gasparoni  (t.  II,  p.  163-167). 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


6io 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


émule  pour  la  peinture  de  chevalet,  résolut  de  combiner  la  magie  du  pinceau 
vénitien  avec  la  science  anatomique  et  avec  l’énergie  de  l’expression  drama- 
tique portées  si  haut  par  Michel-Ange. 

Il  n’y  aurait  pas  grand  intérêt  à montrer  ici  de  quelle  bassesse  de  sentiments 
et  en  même  temps  de  quel  talent  pour  l’intrigue  Sehastiano  fit  preuve  pendant 
cette  lutte,  qui  se  prolongea  jusqu’à  la  dispersion  de  l’École  groupée  autour  de 
Raphaël  : j’ai  essayé  d’analyser  cette  partie  de  la  biographie  du  maître  vénitien 
dans  l’introduction  placée  en  tête  du  recueil  de  lettres  publié  par  M.  Milanesi. 
Il  me  suffira  de  rappeler  que  Sebastiano,  ayant  obtenu  en  1 53 1 la  charge  si 
lucrative  de  « piombatore  »,  ne  cultiva  plus  guère  la  peinture  qu’en  amateur; 
qu’au  lieu  de  s’essayer  dans  de  nouvelles  compositions,  il  perdit  son  temps  à 
expérimenter  un  procédé  de  peinture  sur  pierre  ; enfin  qu’il  se  brouilla  avec 
Michel-Ange  au  sujet  du  Jugement  dernier  (voy.  p.  461  et  486).  Il  mourut  à Rome, 
dans  l’opulence,  mais,  ce  semble,  passablement  oublié,  le  21  juin  1047,  à l’âge 
de  soixante-deux  ans,  après  avoir  institué  pour  héritier  son  fils  naturel  Giulio 
et  exigé  que  son  enterrement  eût  lieu  la  nuit,  qu’il  fût  aussi  simple  que  pos- 
sible, avec  deux  torches  et  un  ou  deux  prêtres  seulement,  et  que  l’argent 
ainsi  économisé  serait  employé  à doter  une  jeune  fille  pauvre1. 

Le  Titien  et  Paul  Véronèse  étudièrent  en  passant,  et  presque  à la  dérobée, 
les  ouvrages  de  Michel-Ange,  dont  le  style  s’imposait  dès  lors  à toutes  les 
Écoles  italiennes.  L’étude  assidue  de  la  manière  du  maître  florentin  fut  au 
contraire  l’ambition  souveraine  de  Sebastiano  del  Piombo,  comme  plus  tard 
celle  de  son  compatriote  le  Tintoret.  L’invention  n’était  pas  précisément  le 
fort  de  Sebastiano.  Autant  que  faire  se  pouvait,  il  bornait  ses  compositions  à 
un  petit  nombre  de  figures  (la  Visitation,  la  Flagellation  du  Christ,  le  Martyre 
de  sainte  Agathe'),  et  encore  celles-ci  manquent-elles  généralement  de  pathé- 
tique. Grâce  à son  alliance  avec  Michel-Ange,  il  obtint  des  croquis  dont  plus 
d’une  fois,  affirme-t-on,  il  tira  habilement  parti. 

La  Résurrection  de  Lazare,  autrefois  à la  cathédrale  de  Narbonne,  aujourd’hui 
à la  Galerie  Nationale  de  Londres,  doit  sa  réputation  au  coloris,  qui  est  incom- 
parable, aussi  chaud  que  puissant,  plutôt  qu’à  la  composition,  quoique  Michel- 
Ange,  comme  on  sait,  n’eût  pas  dédaigné  de  conseiller  et  de  guider  son  ami, 
je  devrais  dire  son  complice.  Mais  Michel-Ange  s’entendait  peu  à composer 
un  tableau,  et  l’ordonnance,  d’autre  part,  ne  fut  jamais  non  plus  le  tort  du 
Vénitien.  Nous  avons  donc  une  scène  nombreuse,  mais  trop  dense,  mais  trop 

1.  Quelques  détails  sur  l’installation  du  maître  ne  seront  pas  de  trop  : La  maison  habitée  par 
Sebastiano  del  Piombo  dans  le  quartier  du  Campo  Marzo,  prés  de  San  Giacomo  degli  Incu- 
rabili,  comprenait,  une  « aula  »,  une  chambre  donnant  sur  le  jardin,  trois  autres  chambres, 
une  « retrocamera  »,  une  cuisine,  une  chambre  située  près  de  la  porte  d’entrée,  une  autre 
« retrocamera  »,  une  salle  à manger  («  tinello  »),  un  « cortile  »,  une  pièce  pour  les  provisions 
(«penus»),  un  grenier  et  une  écurie,  occupée,  au  moment  de  la  mort  de  l’artiste,  par  un  seul 
cheval . 


SEBASTIANO  DEL  PIOMBO. 


6 1 1 


confuse,  surtout  placée  en  regard  de  la  Transfiguration  de  Raphaël,  à laquelle 
elle  devait  faire  pendant  ; des  gestes  violents,  mais  non  point  pathétiques,  avec 
quelque  chose  de  tourmenté  et  d’étriqué;  puis  une  foule  de  traits  véritablement 
vulgaires  : les  trois  femmes  du  fond  qui  se  bouchent  le  nez  devant  l’infection 
du  cadavre,  d’autres  femmes  qui  lavent  du  linge  au  bord  de  la  rivière;  enfin 
des  types  et  des  costumes  hybrides,  tenant  du  genre  plus  que  de  la  grande 
peinture  d’histoire.  Cette  pauvreté  de  style  n’a  pas  dû  échapper  à la  clair- 
voyance de  Raphaël  et  des  siens. 

Mais  si  nous  envisageons  le  coloris,  quel  éblouissement  et  comme  les  insuffi- 
sances de  la  composition  disparaissent  sous  l’éclat  de  la  lumière!  Rien  que  par 
ses  oppositions  de  tons,  dont  chacun  fait  valoir  l’autre,  Sebastiano  a introduit 
dans  le  tableau  le  contraste  le  plus  dramatique,  et  nous  a presque  enlevé  la 
faculté  de  juger  à tête  reposée.  Ces  impressions  coloristes,  plus  intimes  que 
celles  que  provoque  le  dessin,  plus  musicales  en  quelque  sorte,  annoncent  bien 
les  époques  où  la  vigueur  de  l’esprit  commence  a fléchir;  les  facultés  sensitives 
prennent  le  dessus  : époques  de  décadence,  somme  toute  bien  enviables  quand 
il  s’agit  d’art  et  que  l’on  est  artiste  ! 

Le  paysage  du  fond  — une  rivière  avec  un  pont,  quelques  ruines,  des  mon- 
tagnes — n’est  pas  une  des  moindres  merveilles  de  la  Résurrection  : aussi  lim- 
pide que  profond,  il  respire  cet  abandon  et  cette  mollesse  qui  distinguent  les 
Vénitiens. 

Sebastiano  n’eût-il  peint  que  ce  tableau,  son  nom  ne  périrait  pas. 

A la  Résurrection  de  Lazare  succédèrent  plusieurs  autres  compositions 
religieuses  importantes  : la  Flagellation  du  Christ , dans  l’église  de  San  Pietro 
in  Montorio,  à Rome  (une  réplique,  de  la  main  du  maître,  dans  l’église  de 
l’Osservanza,  à Viterbe),  le  Martyre  de  Sainte  Agathe  (iSao,  au  Palais  Pitti), 
la  Visitation  ( 1 5 2 1 , au  Musée  du  Louvre),  le  Christ  aux  Limbes  et  le 
Christ  montant  au  Golgotha,  le  Christ  portant  la  croix  (tous  trois  au  Musée  de 
Madrid),  une  Pietà,  au  Musée  de  Berlin,  et  une  autre  au  Musée  de  l’Ermitage. 

Dans  le  tableau  du  Louvre,  la  Vierge,  debout,  pose  une  main  sur  l’épaule  de 
sainte  Elisabeth;  au  fond,  deux  femmes,  puis  Zacharie  et  trois  personnages. 
Disons  tout  d’abord  que  ce  sujet  de  la  Visitation  est  particulièrement  ingrat, 
et  la  preuve  c’est  que  Raphaël  y a échoué,  dans  le  célèbre  tableau  de  Madrid. 
Sebastiano,  de  son  côté,  a trop  resserré  ses  acteurs  et  trop  ménagé  l’air  : le 
fond  plaque  littéralement  contre  le  premier  plan.  En  outre,  les  figures  ont 
quelque  chose  de  rond  et  de  vide,  à la  taçon  de  Fra  Bartolommeo.  Le  peintre 
vénitien,  portraitiste  consommé,  oubliait  évidemment  de  prendre  un  modèle 
quand  il  traitait  un  sujet  d’histoire. 

Sebastiano  n’aborda  que  rarement  la  peinture  profane  : outre  ses  composi- 
tions de  la  Farnésine,  on  lui  attribue  la  Mort  d’ Adonis,  du  Musée  des  Offices. 

Comme  peintre  de  portraits,  au  contraire,  le  Vénitien  s’est  placé  au  pre- 
mier rang;  il  sait  rendre  à la  fois  la  physionomie  et  les  accessoires  avec  une 


ÔI2 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


ampleur  et  une  souplesse  admirables  : on  s’extasie  devant  les  fourrures,  les 
satins,  les  bijoux,  peints  de  sa  main,  non  moins  que  devant  la  grande  tournure 
de  ses  héros.  Ces  effigies,  généralement  à mi- corps,  sont  précises  comme  les 
portraits  de  Raphaël,  largement  traitées  comme  ceux  du  Titien.  Il  s’établit 
d’ailleurs  à ce  moment  un  véritable  chassé-croisé  d’influences  entre  Raphaël 
et  son  rival  : l’un  essayait  de  dérober  à l’autre  le  secret  de  sa  supériorité  ; 
Raphaël,  cette  science  du  coloris,  Sebastiano,  cette  science  du  dessin.  Aussi 
les  connnaisseurs  hésitent-ils  sur  l’attribution  d’une  série  de  portraits  : tels 
sont  la  prétendue  Farnésine  du  Musée  des  Offices  et  le  Joueur  de  violon. 

Parmi  les  portraits  à la  paternité  desquels  Sebastiano  semble  avoir  les  titres 
les  plus  sérieux,  citons  la  Jeune  Romaine  du  Musée 
de  Berlin  (ancienne  collection  de  Blenheim  ; gravée 
t.  II,  p.  q),  le  portrait  d 'Andrea  Doria , dans  la 
galerie  du  même  nom  à Rome , ceux  du  pape 
Adrien  VI,  au  Musée  de  Naples,  des  cardinaux 
Pttcci,  au  Musée  de  Vienne,  et  Reginald  Pôle,  à l’Er- 
mitage, de  YArétin,  au  Musée  d’Arezzo.  La  Femme 
à T éventail,  du  Musée  de  Franfort,  si  chaude  et  si 
puissante,  avec  ses  tons  verts  si  profonds,  sa  facture 
si  ferme  et  si  assurée,  semble  sortir  du  même  pin- 
ceau, et  nullement,  comme  on  l’a  prétendu  dans 
les  derniers  temps,  d’un  pinceau  flamand. 

Sebastiano  del  Piombo  ne  compta  qu’un  seul 
élève,  Tommaso  Laureti,  qui  travailla  à Bologne, 
puis  à Rome,  sous  Grégoire  XIII,  Sixte-Quint  et  Clément  VIII,  et  encore  cet 
artiste  ne  tarda-t-il  pas  à suivre  d’autres  modèles. 

J’étudierai  ici  un  certain  nombre  d’artistes  qui,  sortis,  comme  Giorgione,  de 
l’Ecole  de  Jean  Bellin,  ont  dans  la  suite  plus  ou  moins  subi  l’influence  de 
leur  ancien  condisciple. 

Tel  est,  en  première  ligne,  Giacomo  Palma,  surnommé  Palma  Vecchio  — 
Palma  le  Vieux,  — pour  le  distinguer  de  son  homonyme  (né  vers  1480  a Serina 
ou  Serinalta,  près  de  Bergame,  mort  en  1 5^8,  âgé  d’une  quarantaine  d’années 
seulement)'.  La  vie  de  ce  maître,  peu  accidentée  et  d’une  extrême  fécondité 
(il  laissa  en  mourant  quarante-quatre  peintures  inachevées!),  fut  tout  entière 
consacrée  à son  art.  Plusieurs  critiques  modernes  lui  attribuent  un  rôle  dans 
la  révolution  dont  Giorgione  fut  le  promoteur. 

Au  milieu  des  incomparables  coloristes  vénitiens,  Palma  a sa  note  à lui  : une 
gamme  blonde  et  limpide  et  un  faire  d’une  extrême  distinction,  souple  et  facile 

1 . Bibl.  : Pasino  Locatelli,  Notifie  intorno  a Giacomo  Palma  il  Vecchio  ed  aile  sue  Pitture. 
Bergame,  1890.  — The  Magazine  of  Art,  avril  1898. 


Portrait  de  Palma  le  Vieux. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


PALMA  VECCHIO. 


6 1 3 


au  suprême  degré.  Ce  qu’il  recherche,  ce  n’est  pas  l’intensité  de  la  coloration, 
mais  sa  transparence  ; des  physionomies  douces  et  sympathiques,  trahissant 
une  sorte  d’abandon.  Aux  carnations  ambrées  de  ses  concitoyens  il  oppose  des 
tons  nacrés  d’une  rare  délicatesse. 

Je  ne  m’arrêterai  pas  à décrire  les  nombreuses  peintures  de  Palma  : le  sujet 
en  lui-même  n’est  rien  pour  ce  fortuné  rê- 
veur. Des  Madones,  des  Saints,  la  Rencontre 
de  Jacob  et  de  Rachel,  plus  rarement  des  sujets 
mythologiques  (les  Trois  Grâces,  au  Musée  de 
Dresde),  ou  historiques  (la  Mort  de  Lucrèce, 
figures  à mi-corps,  au  Musée  de  Vienne), 
puis,  surtout,  des  portraits  : tel  est  le  cercle, 
peu  étendu,  dans  lequel  il  tourne. 

Le  plus  célèbre  des  tableaux  de  Palma,  la 
Sainte  Barbe  de  l’église  Santa  Maria  Fornrosa 
à Venise,  montre  la  sainte  debout,  les  formes 
opulentes,  l’attitude  fière,  le  regard  hardi  ; 
soutenant  de  la  gauche  d’amples  draperies, 
levant  de  la  droite  la  palme  du  martyre,  elle 
incarne  à la  perfection  les  belles  Vénitiennes 
du  temps.  Par  la  chaleur  du  coloris,  non 
moins  que  par  l’ampleur  du  modelé,  cette 
page  est  digne  du  Titien.  De  sentiment  reli- 
gieux, ai-je  besoin  de  l’ajouter,  il  n’en  est 
plus  question.  (Les  saints  placés  dans  les 
autres  compartiments  sont  au  moins  deux 
fois  plus  petits  que  sainte  Barbe  : disposition 
peu  heureuse,  qui  rappelle  les  donateurs  mi- 
croscopiques en  honneur  au  moyen  âge.) 

A côté  de  la  Sainte  Barbe  je  citerai  Y Adam 
et  Eve,  de  la  galerie  de  Brunswick , la  Ren- 
contre de  Jacob  et  de  Rachel,  du  Musée  de 
Dresde , Y Adoration  des  Bergers,  du  Louvre. 

Ce  dernier  tableau  réunit  à un  coloris  merveilleux  une  action  émue  et  pathé- 
tique. L’attitude  du  jeune  pâtre,  qui  accourt  plein  d’élan,  est  véritablement 
trouvée,  et  cependant  l’artiste  n’a  pas  entendu  le  flatter  : il  nous  le  montre 
en  vrai  fils  du  peuple,  en  vrai  habitant  des  champs,  avec  ses  culottes  déchi- 
rées à la  hauteur  du  genou. 

Les  portraits  de  femmes  de  Palma  Vecchio  se  reconnaissent  à leur  modelé 
large  et  sommaire,  à leurs  tempes  limpides,  à leur  distinction  parfois  un  peu 
banale,  à leur  manque  d’expression.  Telles  sont  les  Trois  Sœurs  du  Musée  de 
Dresde  et  la  Violante  du  Musée  de  Vienne.  Un  autre  portrait,  celui  du  marquis 


Sainte  Barbe,  par  Palma  le  Vieux. 
(Église  Santa  Maria  Formosa  à Venise.) 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


614 


Frédéric  de  Mantoue,  de  la  collection  Czartoryski,  a mérité  d’être  placé  pendant 
un  temps  sous  le  nom  de  Raphaël,  de  même  que  le  prétendu  Arioste,  de  la 
National  Gallery,  a porté  le  nom  du  Titien. 

Palma  Giovane,  Palma  le  Jeune  (1544-1628),  le  petit-neveu  de  Palrna  le 
Vieux,  imita  surtout  le  Tintoret.  Il  prolongea  son  existence  jusqu’en  plein 
xviie  siècle  et  échappe  par  là  à notre  programme. 


Avant  de  poursuivre  l’histoire  de  l’École  vénitienne  du  xvie  siècle,  nous 


Les  Trois  Sœurs,  par  Palma  le  Vieux.  (Musée  de  Dresde.) 


devons  jeter  un  regard  sur  une  série  de  maîtres  plus  ou  moins  inféodés  à cette 
École,  mais  appartenant  à des  cités  de  la  terre  terme. 

Outre  Giorgione  et  le  Titien,  que  l’on  s’habitue  à considérer  comme  des 
citoyens  de  Venise,  outre  Jean  d’Udine,  qui  a marqué  sa  place  dans  les  rangs  de 
l’École  romaine,  le  Frioul  ou  la  Marche  de  Trévise  fournirent  un  contingent 
des  plus  brillants  (voy.  p.  281). 

Laissant  de  côté  les  Martino  di  Udine  ou  Pellegrino  di  San  Daniele  (f  1 547), 
les  Marcello  Fogolino,  les  Pier  Maria  Pennacchi  de  Trévise  (1464-1528),  les 
Girolamo  Pennacchi  (1492-1544)  et  une  série  d’autres  sur  lesquels  on  trou- 
vera les  plus  amples  informations  dans  toutes  les  histoires  de  la  peinture  ita- 
lienne, je  m’attacherai  à un  petit  nombre  de  maîtres  d’un  intérêt  plus  spécial. 

Il  résulte  de  recherches  récentes  que  Morto  da  Feltre,  l’inventeur  de  la  pein- 
ture à grotesques  (t.  II,  p.  33q),  n’a  rien  de  commun  avec  Lorenzo  Luzzo  da 


PORDENONE. 


6i5 


Feltre  (mort  probablement  en  ifiaô),  qui  est  l’auteur  de  différentes  peintures 
conservées  à Feltre,  au  Musée  de  Vicence  et  au  Musée  de  Berlin  ( Madone 
trônant  entre  des  Saints,  1 5 1 1 ) 1 . 

Une  personnalité  bien  autrement  tranchée  est  Giovanni  Antonio  de  Corti- 
cellis  ou  de  Sacchis  ( 1 4<83—  1 53g) , parfois  aussi  dési- 
gné sous  le  nom  de  Licinio  ou  Regillo , mais  plus 
connu  sous  celui  de  son  lieu  de  naissance,  Porde- 
none.  Ce  maître  travailla  longtemps  dans  sa  province 
natale  et  n’entreprit  que  tard  des  excursions  dans 
les  autres  parties  de  la  Flaute  Italie,  à Venise,  à 
Plaisance,  à Gênes,  à Mantoue,  où  il  peignit  un 
Parnasse,  sur  la  façade  du  « palazzo  del  Diavolo  ». 

Fixé  définitivement  à Venise  en  1 535,  il  se  rendit 
en  1 53g  à Ferrare,  où  le  duc  l’avait  appelé  pour  exé- 
cuter les  cartons  d’une  Histoire  d’Ulysse,  qu’il  se 
proposait  de  flaire  tisser  en  tapisserie,  mais  mourut 
subitement  dans  cette  ville,  âgé  de  cinquante-six 
ans  seulement. 

C’était  un  dessinateur  hardi,  un  coloriste  vigoureux,  mais  dont  la  ma- 
nière conserva  longtemps  quelque  chose  d’âpre.  Il  ne  sortait  guère  du 
cercle  religieux,  mais  ses  fresques  ou  ses  retables  respirent  cette  puissance 
dramatique  qui  faisait  trop  souvent  défaut  aux  indolents  peintres  vénitiens2. 

Nombreuses  sont  les  compositions  dont  le  maître 
a orné  les  églises  de  la  terre  ferme  ou  des  lagunes, 
depuis  les  fresques  de  Castel  Colalto,  de  Vi lia— 
nuova,  de  Trévise,  de  Crémone  (Scènes  de  la  vie 
du  Christ,  de  la  Vierge,  des  Saints,  Evangélistes,  etc.), 
depuis  les  retables  de  Pordenone,  d’Udine,  de  Tré- 
vise, ou  les  volets  d’orgues  de  la  cathédrale  de  Spi- 
limberg,  jusqu’à  son  Saint  Laurent  Giustianini,  de 
l’Académie  de  Venise.  Dans  ce  dernier  tableau  on 
admire  la  tenue,  la  vigueur  du  coloris,  et  un  certain 
sentiment  de  grandeur.  Mais  Pordenone  a prêté  le 
flanc  à la  critique  par  une  recherche  excessive  de 
l’expression  et  du  mouvement.  Chacun  de  ses  acteurs 
vise  à l’effet  ; aucun  n’est  tout  entier  à l’action  à 
laquelle  il  participe.  En  outre  chacun  est  animé,  je  devrais  dire  agité  par  un 
sentiment  différent  (saint  Laurent,  un  livre  sous  le  bras,  lève  la  main  pour 

1.  Caffi,  Il  Morlo  da  Feltro...  e Lorcnrp  di  Lu^o  da  Fidlro.  Milan,  1889.  (Extr.  de  Y Archivio 
storico  lombardo.) 

2.  Maniago,  EJogio  di  Gicinnantonio  Pordenone.  Venise,  1886.  — Campori  : Galette  des  Beaux- 
Arts,  novembre  1867. 


Portrait  de  G.-A.  da  Pordenone. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


Portrait  de  Gir.  Pennacchi. 
(D'après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


616 


annoncer  qu’il  va  faire  un  discours;  niais  personne  ne  semble  disposé  à 
l’écouter!)  j’ajouterai  que  le  modelé  est  cherché  et  que  néanmoins  ou  peut- 

être  par  cela  même  les  têtes  man- 
quent de  caractère  et  de  vigueur. 
Il  n’v  a pas  moins  d’afféterie,  d’en- 
flure, de  dislocation,  dans  Sainte 
Catherine  disputant  avec  les  docteurs 
(Madonna  di  Campagna  à Plai- 
sance). C’est  la  même  préoccupation 
que  chez  le  Cortège,  mais  sans  le 
naturel,  la  grâce,  les  élans,  qui  ra- 
chètent chez  celui-ci  des  tendances 
trop  profanes. 

Bernardino  Licinio  da  Porde- 
none,  dont  la  production  est  déli- 
mitée par  les  années  i5ao  et  iSqq, 
s’est  surtout  distingué  comme  por- 
traitiste (sur  le  portrait  de  famille  de 
la  National  Gallery,  voy.  p.  1 43). 

Quant  à Pomponio  Anialteo 
(iSofi-iôSq),  le  gendre  de  Giov. 
Antonio  da  Pordenone,  il  a con- 
tinué la  tradition  de  son  beau-père. 
Ses  fresques  de  l’hôpital  de  San  Vito 
( l’Histoire  de  la  Vierge  et  du  Christ, 
achevée  en  1 535)  renferment,  d’a- 
près le  Cicerone,  toutes  sortes  de  traits 
propres  à la  peinture  de  genre. 


A Vicence,  un  peintre  d’une  rare 
vigueur , Bartolommeo  Montagna 
(p  1 523),  né,  croit-on,  à Orzinuo- 
vi,  dans  le  Bressan,  allie  les  ensei- 
gnements des  Vivarini  et  des  Bellini 
à ceux  de  Mantegna. 


Saint  Onuphre,  par  Bartolommeo  Montagna. 
(Chartreuse  de  Pavie.) 


Le  chef-d’œuvre  de  ce  maître, 
la  Vierge  trônant  entre  quatre  Saints, 
au  Musée  de  Brera  (1499),  réunit 
1 ordonnance  à la  fois  la  plus  nette  et  la  plus  vivante,  le  coloris  le  plus  vibrant, 
les  expressions  les  plus  intenses.  Nous  y trouvons  tout  ensemble  une  superbe 
ordonnance  d architecture,  une  gamme  solide  et  sonore,  des  figures  pleines  de 
caractère  et  de  tournure  (tel  le  saint  Sigismond),  des  draperies  amples. 


R ART.  MONTAGNA. 


617 


quoique  les  plis  conservent  une  certaine  raideur,  puis  des  élans  de  poésie  chez 
les  trois  anges  assis  au  pied  du  trône  et  jouant  du  violon  ou  de  la  mandoline. 
Cette  grande  page  montre  ce  que  c’est  que  le  style  dans  la  couleur  : renonçant 


Saint  Laurent  Giustiniani  et  d’autres  Saints,  par  G. -A.  da  Pordenone. 
(Académie  de  Venise.) 


aux  finesses,  Montagna  a recherché  les  oppositions  de  tons  les  plus  tranchées; 
aux  nuances,  il  a préféré  des  accords  pleins  et  savoureux  : aussi  les  toiles  de 
Gentile  Bellini  et  de  Carpaccio  exposées  dans  le  voisinage  paraissent  ternes 
comparées  à cette  riche  et  puissante  instrumentation. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


6 1 8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Les  autres  compositions  de  Montagna  ne  le  montrent  pas  toutes  à la  même 
hauteur.  Négligeant  de  propos  délibéré  ses  tableaux  de  Vicence,  de  Padoue,  de 
Venise,  le  Saint  Jérôme  de  la  collection  Morelli  à Bergame1,  la  Madone  de  la 
Chartreuse  de  Pavie  (avec  saint  Jean,  saint  Onuphre  et  des  anges),  je  n’insis- 
terai que  sur  les  deux  morceaux  du  Louvre  : YEcce  Homo  (à  mi-corps),  avec 
son  torse  très  écrit  et  très  correctement  modelé,  quoique  sans  puissance,  et  son 
excellent  coloris  bronzé,  digne  d’Antonello  de  Messine;  puis  les  trois  Anges 
musiciens , d’un  groupement  si  heureux  et  d’une  gamme  si  harmonieuse  (quoi- 
qu’ils soient  traités  comme  une  grisaille),  mais  moins  ferme  et  moins  brillante 
que  celle  du  tableau  précédent. 

Le  fils  de  Bartolommeo,  Benedetto  Montagna,  s’est  fait  connaître  par  ses 
gravures  plus  que  par  ses  peintures. 

Quant  à Giovanni  Buonconsiglio,  surnommé  Marescalco,  il  a pour  lui  un 
coloris  des  plus  brillants,  sinon  la  vigueur  de  conception  et  la  force  d’expression 
de  Bartolommeo  Montagna. 

A Padoue,  le  séjour  du  Titien  (iboq-iS  [ i)  conquit  définitivement  les  artistes 
indigènes  à la  manière  vénitienne. 

Tout  est  ténèbres  dans  la  vie  et  dans  l’œuvre  de  Domenico  Campagnola  : 
nous  savons  seulement  que  cet  artiste  travailla  avec  le  Titien  aux  peintures  de 
la  « Scuola  del  Santo  » et  de  la  « Scuola  del  Carminé  »,  qu’il  suivit  le  maître 
à Vicence  ainsi  qu’à  Venise2,  qu’il  décora  une  foule  d’édifices  civils  ou  religieux 
de  sa  ville  natale,  entre  autres  le  palais  de  Marco  Mantova  Benavidès  et  la 
Bibliothèque  publique  (i5qo),  qu’outre  le  pinceau  il  mania  avec  une  égale 
dextérité  la  plume  et  le  burin,  enfin  que  ses  estampes  et  ses  dessins  offraient 
tour  à tour  une  fermeté  qui  frisait  penser  à Mantegna  ou  une  souplesse  qui  se 
ressentait  de  la  fréquentation  du  Titien.  Ce  maître  très  distingué  prolongea 
son  existence  jusqu’en  1 56q  au  moins  : à cette  date  il  fut  chargé  de  peindre 
pour  la  cathédrale  de  Padoue  les  quatre  saints  protecteurs  de  la  cité. 

Aujourd’hui,  par  suite  d’un  de  ces  entraînements  auxquels  la  critique  con- 
temporaine ne  sait  pas  suffisamment  résister,  voilà  que  l’on  gratifie  tout  à coup 
l’artiste  padouan  d’une  série  de  tableaux  jusqu’ici  inscrits  sous  le  nom  de 
Giorgione  (le  Concert  du  palais  Pitti  et  le  Concert  champêtre  du  Musée  du 
Louvre)  ou  de  dessins  auparavant  considérés  comme  des  Titien  authentiques 
(Y Enlèvement  d’Europe,  le  Jugement  de  Paris,  du  Musée  du  Louvre,  etc.).  C’est 
plus  que  jamais  le  cas,  pendant  que  les  grammairiens  discutent,  de  nous  défier 
des  hypothèses  pour  ne  nous  attacher  qu’aux  vérités  patentes. 

Si  Vérone  n’échappe  pas  davantage  au  joug  vénitien,  elle  compte  du  moins 

1.  Archivio  storico  (tell’  Acte,  1892,  p.  22.5. 

2.  Bibl.  : Galiclion,  Domenico  Campagnola,  Paris,  1864.  — Gronau  : Galette  des  Beaux-Arts, 
octobre  1894. 


LES  B0NIFAZ10. 


619 


des  esprits  mieux  trempés.  Aux  Liberale,  aux  Falconetto,  aux  Caroto,  aux 
Girolamo  dai  Libri,  aux  Francesco  Morone  et  autres  (voy.  t.  II,  p.  2g5, 
6o5-6o6)  font  suite  la  dynastie  des  Bonifazio,  Brusasorci  et  surtout  le  grand 
Paul  Véronèse. 

Domenico  Riccio,  surnommé  Brusasorci  (1494-1567),  brille  surtout  comme 
peintre  de  façades  et  comme  décorateur  : son  principal  titre  de  gloire  est 
la  grande  peinture  du  palais  Ridolfî  à Vérone,  le  Couronnement  de  Charles- 
Ouint,  le  Cortège  triomphal  de  Clément  VII  et  de  Charles -Quint  à Bologne, 


Anges  musiciens,  par  Bartolommeo  Montagna. 
(Musée  du  Louvre.) 


où  le  Cicerone  relève  une  composition  ingénieuse  et  vivante,  un  coloris  franc 
et  clair. 

Les  Bonifazio  (l’aîné,  né  à Vérone,  mort  vers  1640;  le  second,  né  en  1494, 
mort  en  1 553 ; le  troisième,  né  à Venise,  travaillait  entre  1 555  et  ibpq) 
forment  un  groupe  distinct  dans  l’École  vénitienne1.  Sans  que  l’on  sache  au 
juste  quels  liens  de  parenté  les  unissaient  les  uns  aux  autres,  leurs  tableaux 
offrent  un  grand  air  de  famille  et  il  n’a  pas  été  possible  d’établir  rigoureuse- 
ment la  part  d’un  chacun.  Des  Madones,  des  Saintes  Familles,  des  Adorations 
des  Mages,  des  Saintes  Cènes,  le  Festin  du  Mauvais  Riche,  tel  est  le  cycle  dans 

1.  Bibl.  : Sernagiotto,  Discorso  sopra  il  célébré  pittore  Uonifacio  Venc^iano.  Venise,  1 883.  — - 
Frimmel  : Répertoriant , 1884,  p.  1 et  suiv. 


620 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA.  RENAISSANCE. 


lequel  ils  tournent.  Ils  y apportent,  à des  degrés  différents,  l’habileté  de  colo- 
ristes élevés  à l’Ecole  de  Giorgione  et  du  Titien,  et  les  tendances  profanes 
propres  à l’École  vénitienne;  parfois  même  ils  tombent  déjà  dans  la  banalité. 

Le  Louvre  possède  trois  tableaux  attribués  au  second  des  Bonifitzio,  celui  qui 
mourut  à Venise  en  1 553  : deux  Saintes  Familles  et  une  Résurrection  de  Lazare. 
On  y remarque  un  coloris  brillant,  quoique  lourd,  et  la  tendance  à com- 
poser au  moyen  de  tons,  non  au  moyen  de  lignes.  Ce  que  l’on  pourrait 
appeler  la  charpente  de  la  composition  disparaît  de  plus  en  plus;  la  perspective 
aérienne,  une  perspective  de  sentiment,  y remplace  la  perspective  linéaire,  si 
développée  chez  Paul  Véronèse,  de  même  que  le  paysage  s’y  substitue  aux 
fonds  d’architecture. 

Rien  n’est  moins  littéraire  que  les  peintures  des  Boniflizio  : elles  peuvent 
charmer  la  vue,  éveiller  des  impressions  agréables;  elles  parlent  rarement  à 
l’esprit. 


Salière  à grotesques.  ( Fabrique  d’Urbino.) 
Collection  Gustave  de  Rothschild. 


Jupiter  et  Antiope,  par  le  Titien.  (Musée  du  Louvre.) 


CHAPITRE  VIII 

LE  TITIEN. 


'œuvre  de  Giorgione,  malgré  ses  hautes  qualités,  avait 
quelque  chose  de  fragmentaire,  d’épisodique,  et  parfois 
d’incohérent.  Il  était  réservé  à son  immortel  émule  de 
développer  avec  une  ampleur  et  un  éclat  incomparables 
le  programme  ébauché  sur  quelques  points  seulement. 
Le  secret  dont  le  Titien  enrichit  à son  tour  la  peinture 
vénitienne,  la  conquête  qui  forme  son  plus  beau  titre  de 
gloire,  ce  n’est  pas  tel  ou  tel  perfectionnement  de  l’ordre  technique  — entente 
du  clair-obscur,  chaleur  du  coloris,  vigueur  du  modelé,  — c’est  la  fougue  de- 
là conception,  la  puissance  dramatique,  l’éclat  de  la  mise  en  scène,  inconnus 
avant  lui  à n’importe  lequel  d’entre  ses  compatriotes.  Dans  la  longue  série  de 
chefs-d  œuvre  qu’il  nous  a laissés,  le  Titien  a montré  que  l’on  peut  être  un 
peintre  de  premier  ordre  sans  sacrifier  les  droits  de  la  raison  ou  de  l’imagi- 
nation; chez  lui  les  prodiges  de  l’exécution  reçoivent  une  consécration  de  plus 


Ô22 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  toutes  les  ardeurs,  de  tous  les  trésors,  que  recelait  son  âme  si  vibrante,  si 
généreuse,  si  profondément  humaine 

Tiziano  (diminutif  de  Tizio  ou  Titius)  Vecelli  naquit,  en  1477,  à Pieve 
di  Cadore,  petit  bourg  situé  presque  à l’extrémité  septentrionale  de  la  Vénétie, 
dans  un  paÿsage  montueux,  âpre  et  grandiose,  encore  relevé  par  des  rochers 
de  dolomite,  semblables  à d’immenses  stalactites.  Ces  parages  servaient  d’asile 
à une  population  plus  rude  que  raffinée;  en  i5o8,  au  moment  même  où  le 
Titien  remportait  ses  premiers  succès,  elle  se  signala  par  sa  vaillante  résistance 
aux  armées  de  l’empereur  Maximilien.  Semblable  en  ceci  à ses  émules  Giorgione 
et  Paul  Véronèse,  ainsi  qu’à  tant  d’autres  représentants  de  l’Ecole  vénitienne, 
le  Titien  était  donc  originaire,  non  de  Venise  même,  mais  d’un  des  nombreux 
territoires  que  la  République  possédait  sur  la  terre  ferme.  Son  père,  Gregorio 
Vecelli,  appartenait  à une  famille  honorable  de  Cadore  : il  se  distingua  tour 
à tour  comme  administrateur,  comme  jurisconsulte  et  comme  soldat.  De  ses 
quatre  enfants  — deux  garçons  et  deux  filles  — le  Titien  était  le  second; 
l’aîné,  François,  devint,  comme  lui,  peintre.  Les  deux  enfants  passèrent  leurs 
premières  années  au  milieu  des  paysans  et  des  bûcherons  : il  fallut  que  leur 
vocation  fût  bien  énergique  pour  que  leur  famille  consentît  si  facilement  à la 
favoriser. 

Le  Titien  avait  une  dizaine  d’années  lorsque  son  père  l’envoya  avec  son 
frère  à Venise  chez  leur  oncle.  On  ignore  quels  furent  les  débuts  des  deux 
Cadorins.  Il  semblerait  qu’ils  fréquentassent  d’abord  l’atelier  d’un  mosaïste, 
puis  celui  des  deux  frères  Bellin.  Quant  à leurs  rapports  avec  Giorgione,  il 
suffit  de  rappeler  que  le  Titien,  aussi  âgé  que  lui,  fut  son  imitateur  plutôt 
que  son  élève. 

Jusque  vers  l’âge  de  trente  ans,  le  jeune  artiste  de  Cadore  fit  peu  parler  de 
lui  : on  sait  si  le  temps  ainsi  perdu  fut  regagné  dans  la  seconde  partie  de  cette 
existence,  qui  fut  la  plus  longue  du  siècle.  La  lenteur  de  son  développement 
jure  avec  la  précocité  de  l’immense  majorité  de  ses  contemporains,  et  tout 
d’abord  avec  celle  de  Giorgione,  qui  parut  et  passa  comme  un  météore.  Raphaël 
également,  sans  avoir  été  l’enfant  prodige  que  l’on  s’est  plu  à mettre  en 
scène,  ne  comptait  que  vingt-six  ans  lorsqu’il  peignit  la  Dispute  du  Saint  Sacre- 
ment. Michel-Ange  était  plus  jeune  encore  lorsqu’il  sculpta  la  Pietà  de  Saint- 
Pierre  de  Rome  et  le  David,  qui  fixèrent  les  premiers  sur  lui  l’attention  de 

1.  Ribl.  — Crowe  et  Cavalcaselle,  Tipiano\  2 vol.  Florence,  1878.  — Latenestre,  le  Titien, 
Paris,  s.  d.  (comme  toutes  les  publications  antérieures  sont  résumées  et  condensées  dans  ces  deux 
ouvrages,  il  serait  superflu  d'en  donner  ici  la  bibliographie).  — Cavalcaselle  : Archivio  storico 
dell’Arte , 1891 , p.  1-8.  — Justi  : Annuaire  des  Musées  de  Berlin  de  1894.  — Voy.  en  outre,  ci-dessus, 
p.  5 1-52  (/’ Assomption  de  la  Vierge  et  la  Mise  au  Tombeau'),  p.  60-61  (détails  sur  1 intérieur  du 
Titien),  p.  98  ( l’ Amour  sacre  et  l’Amour  profane),  p.  I 16-117,  1 2 1 — 1 26  (attitude  du  1 i tien  vis- 
à-vis  de  l’antiquité),  p.  141-142  (les  portraits  du  Titien),  p.  175-176  (jugement  de  1 Arétin 
sur  le  Titien),  p.  41.3-417  (l’ordonnance  et  l’exécution  chez  le  Titien),  p.  460  (les  paysages 
du  Titien). 


LE  TITIEN. 


62.3 


l’Europe  artiste.  Titien,  au  contraire,  longtemps  obscur,  s’affirma  tardivement  ; 
mais  aussi,  soixante  années  durant,  sans  effort  comme  sans  fatigue,  il  sut 
charmer  l’Europe  par  la  magie  de  sa  palette,  la  plus  savoureuse  et  la  plus 
éclatante  qui  fut  jamais. 

La  chronologie  des  ouvrages  exécutés  par  le  Titien  jusque  vers  l’âge  de 
quarante  ans  est  des  plus  confuses.  A peine  si  l’on  a pu  établir  qu’il  travailla 
en  i5o8  aux  fresques  du 
« Fondaco  dei  Tedeschi  », 
à partir  de  iSoq  aux  pein- 
tures de  la  « Scuola  del 
Santo  » à Padoue,  qu’en- 
tre 1 5 1 3 et  1 5 1 8 il  décora 
une  partie  de  la  salle  du 
Grand  Conseil  au  palais 
des  Doges,  qu’entre  1 5 1 6 
et  1 622  il  exécuta,  à Ve- 
nise même , les  tableaux 
destinés  au  palais  des  ducs 
de  Ferrare.  Si  nous  savons 
que  le  Saint  Marc  trônant 
a pris  naissance  en  1 5 1 2 
et  Y Assomption  de  la  Vierge 
en  1 5 1 8,  nous  en  sommes 
réduits  à ignorer  et  la  date 
du  Christ  an  denier,  et 
celle  de  Y Amour  sacré  et 
profane,  et  celle  de  la  Pré- 
sentation de  la  Vierge  ail 
Temple  et  de  bien  d’autres 
pages  célèbres. 

Un  de  ses  premiers  ta- 
bleaux, le  Pape  Alexan- 
dre VI  présentant  à saint 
Pierre  V évêque  Pesaro,  peint  à ce  que  l’on  croit  entre  i5oi  et  i5o3  (au  Musée 
d’Anvers),  offre  déjà  cette  tonalité  chaude,  ce  faire  facile,  cette  grande  tournure 
qui  deviendront  comme  la  signature  du  maître.  En  même  temps  le  Titien  s’et- 
forçait,  dans  une  série  de  Madones,  la  plupart  représentées  à mi-corps,  de 
renouveler  par  toutes  sortes  d’artifices  un  thème  vieux  de  dix  siècles.  Telles 
sont  la  Vierge  au  Parapet  ou  la  Bohémienne  (ainsi  nommée  à cause  de  son  teint 
basané),  au  Musée  de  Venise,  la  Vierge  aux  Cerises,  au  même  Musée,  la  Vierge 
aux  Roses,  au  Musée  des  Offices,  etc. 

En  1 5o8,  la  réputation  du  peintre  de  Cadorc  est  assez  solidement  établie  pour 


Portrait  du  Titien. 

D'après  la  gravure  d'Augustin  Carrache. 


624 


HISTOIRE  DE  D’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


que  le  Sénat  de  Venise  lui  confie,  concurremment  avec  Giorgione,  la  déco- 
ration du  « Fondaco  dei  Tedeschi  ».  — Il  ne  reste  que  des  fragments  de  ces 
fresques. 

Vers  i5oc),  l’artiste  se  rend  à Padoue,  où  il  peint,  également  à fresque,  dans 
la  « Scuola  del  Santo  »,  trois  scènes  de  l’Histoire  de  saint  Antoine  de  Padoue  : 
le  saint  Gisant  proclamer  par  un  nouveau-né  l'innocence  de  sa  mère,  l’époux 
jaloux  tuant  sa  femme,  le  saint  guérissant  le  pied  du  jeune  homme.  Dans  l’es- 
quisse originale  de  la  seconde  scène,  un  incomparable  dessin  à la  plume, 
conservé  à l’Ecole  des  Beaux-Arts,  il  frit  preuve  d’une  souplesse,  d’une  liberté 
et  d’une  harmonie  indéfinissables,  se  montrant  à la  fois  le  dramaturge  con- 
sommé et  le  peintre  que  chacun  sait.  Ces  compositions  étaient  terminées 
en  1 5 1 1 : elles  complétaient  le  cycle  auquel  avaient  travaillé  Domenico  Cam- 
pagnola  de  Padoue,  puis  Giovanni  Contarini. 

Lorsque  le  Titien  se  fixa  de  nouveau  à Venise,  Giorgione  venait  de  mourir, 
et  Jean  Bellin  touchait  à l’extrême  vieillesse.  Il  se  trouva  donc  naturellement 
appelé  à prendre  le  premier  rang  dans  l’Ecole  vénitienne  ; aussi,  à partir  de  ce 
moment,  sa  vie  ne  fut-elle  plus  qu’une  longue  suite  de  succès,  de  triomphes  : 
choyé  par  ses  concitoyens,  qui  lui  accordèrent  en  i5iô  la  charge  si  enviée 
de  contrôleur  du  « Fondaco  dei  Tedeschi  »,  devenue  vacante  par  la  mort  de 
Bellin,  adulé  par  tout  ce  que  l’Europe  comptait  d’illustrations  quelconques 
— poètes,  savants,  souverains,  — il  avait  peine  à suffire  aux  commandes.  De 
près  et  de  loin,  on  lui  demandait  des  tableaux  de  sainteté,  des  compositions 
mythologiques,  des  portraits.  Un  tel  engouement  se  comprend  : qui  savait 
comme  lui  rendre  les  riches  carnations,  les  lèvres  sensuelles,  les  yeux  riants, 
les  chevelures  blondes  ou  rutilantes  (combien  n’y  a-t-il  pas  déjà  de  Rubens  chez 
lui!  Vasari  se  sert  de  l’expression  de  « carnoso  » (mot  à mot  : charnu)  pour 
définir  ces  figures  avec  leurs  chairs  et  leurs  carnations  si  merveilleusement  fixées 
sur  la  toile).  Bientôt  il  n’y  eut  plus  d’église  de  la  Haute  Italie  qui  ne  tînt  à 
honneur  de  posséder  un  retable  signé  de  ce  nom  illustre,  plus  de  grand  seigneur 
qui  ne  voulût  poser  devant  lui. 

L’artiste  profita  du  changement  de  situation  pour  se  marier  : de  ce  mariage 
on  ne  sait  qu’une  chose,  c’est  que  sa  femme  s’appelait  Cécile  : donna  Cecilia.  On 
incline  à croire  qu’elle  avait  Venise  pour  patrie.  Sa  mort,  arrivée  en  i53o, 
porta  à son  époux  un  coup  cruel,  car  l’union  — tout  nous  autorise  à 
l’ affirmer  — avait  été  des  plus  heureuses,  et  le  maître,  au  milieu  des  grandeurs, 
resta  toute  sa  vie  profondément  attaché  aux  affections  de  famille.  Il  tomba 
malade  de  chagrin.  Renonçant  à prendre  une  autre  compagne,  il  fit  venir  sa 
sœur  Ursule  pour  tenir  désormais  sa  maison  et  prendre  soin  de  ses  enfants. 

Ceux-ci  doivent  être  présentés  au  lecteur.  L’aîné,  Pomponio,  était  destiné  à 
l’état  ecclésiastique;  aussi  son  père  s’occupa  de  bonne  heure  de  lui  procurer  un 
canonicat;  il  y réussit  au  prix  des  plus  grands  efforts,  car  Pomponio  était  un 
fort  mauvais  sujet;  sans  cesse  il  fallait  le  morigéner,  tâche  dont  se  chargeait 


L’Assassinat  d’une  femme  par  son  mari.  Etude  pour  la  peinture  du  « Santo  » de  Padoue. 
par  le  Titien.  (Musée  de  l’Ecole  des  Beaux-Arts.) 


LE  TITIEN. 


625 


volontiers  l'Arétin,  transformé  pour  la  circonstance  en  moraliste  et  pédagogue. 
Ce  dis  indigne  gaspilla  l’héritage  paternel  et  mourut  misérablement  quelques 
années  après  son  père. 

Le  second  dis,  Orazio,  doit  sa  célébrité  au  sonnet  d’Alfred  de  Musset  plutôt 
qu’à  ses  peintures.  Né  en  iSlS,  enlevé  par  la  peste  à l’âge  de  soixante  et  un  ans, 
en  même  temps  que  son  père,  il  n’eut  d’autre  ambition  que  de  travailler  sous 
les  ordres  et  aux  côtés  d’un  tel  initiateur.  On  cite  de  lui  quelques  portraits, 
entre  autres  celui  du  Joueur  de  viole  Batlista  Siciliano.  Malgré  la  douceur  de 
son  caractère,  Orazio  fut  victime  d’un  attentat,  dont  les  mobiles  ne  sont  pas 
encore  expliqués  : il  habitait,  à Milan,  le  palais  de  Leone  Leoni  d’Arezzo,  le 
sculpteur  fameux  et  le  non  moins  fameux  spadassin,  lorsque  celui-ci  l’attaqua  à 
l’improviste,  sans  prétexte  plausible,  et  d’un  coup  de  poignard  le  blessa  dange- 
reusement à la  tète.  Le  Titien,  qui  montrait  dans  toutes  ses  actions  la  téna- 
cité du  montagnard,  obtint  à force  de  démarches  que  l’assassin  de  son  fils 
fût  banni. 

La  favorite  du  Titien  était  sa  fille,  Lavinia.  Non  content  de  reproduire  à tout 
instant  ses  traits  (Musées  de  Dresde,  de  Berlin,  etc.),  il  la  garda  auprès  de  lui 
le  plus  qu’il  put,  en  père  à la  fois  tendre  et  jaloux.  Elle  comptait  environ 
vingt-six  ans  quand  il  se  décida  enfin  à la  marier,  en  1 555,  à un  gentilhomme 
de  Seravalle.  La  dot  qu’il  lui  donna  (2400  ducats,  plus  de  120000  francs  de 
notre  monnaie)  était  probablement  la  plus  riche  que  fille  d’artiste  eût  reçue 
jusque-là.  Le  Titien  eut  la  douleur  de  survivre  à sa  fille  bien-aimée  : Lavinia 
mourut  en  1 56 1 ou  i5Ô2,  après  avoir  mis  au  jour  six  enfants. 

Rappelons,  avant  d’aller  plus  loin,  que  l’amour  de  la  peinture  était  hérédi- 
taire dans  cette  famille.  Outre  le  Titien  et  son  fils  Orazio,  Marco  Vecellio 
( 1 5q5  - 1 6 1 1 ) , Cesare  Vecellio,  le  dessinateur  du  célèbre  recueil  de  costumes, 
Habili  antichi  cl  moderni  di  tutto  il  Mondo  (Venise,  1889),  Fabrizio  Vecellio, 
Tommaso  Vecellio  (né  vers  1670),  et  surtout  le  Tizianello  (né  en  1870,  mort 
vers  i65o),  se  sont  acquis  une  notoriété  plus  ou  moins  grande. 

Le  coup  d’œil  jeté  sur  le  caractère  et  les  habitudes  du  maître  nous  a fait 
comprendre  ses  aspirations  et  sa  manière  de  travailler  (voy.  p.  60).  J’ajouterai 
ici  qu’autant  son  génie  lui  avait  suscité  d'admirateurs,  autant  son  aménité, 
ses  belles  manières  lui  valurent  d’amis.  Parmi  eux,  les  littérateurs  tenaient  la 
première  place,  alliance  féconde  qui  répandit  sa  gloire  au  loin.  L’Arioste  le 
chanta  dans  son  Roland  furieux ; le  cardinal  Bernbo  fit  sonner  ses  louanges  aux 
oreilles  du  Pape;  l’Arétin,  fixé  à Venise  après  sa  fuite  de  Rome,  le  prôna  dans 
ses  lettres  et  dans  ses  poésies,  en  donnant  de  ses  créations  l’analyse  la  plus  péné- 
trante, la  plus  lumineuse  (voy.  p.  178).  Je  me  hâte  d’ajouter,  à la  décharge  du 
peintre,  que,  tout  en  fréquentant  ce  personnage  peu  recommandable,  il  se 
gardait  de  s’associer  à ses  orgies;  l’Arétin  connaissait  si  bien  la  gravité  de  ses 
mœurs,  qu’il  lui  arriva  plusieurs  fois  de  s’excuser  auprès  de  lui  de  ne  pas  l’in- 
viter, parce  qu'il  avait  ce  jour-là  trop  mauvaise  compagnie. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


79 


Ô2Ô 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Si,  au  moment  de  reprendre  l’étude  de  l’œuvre  du  Titien,  nous  nous 
attachons  à l’ordre  chronologique,  nous  avons  à compter  d’abord  avec  le 
Saint  Marc  trônant  au  milieu  de  quatre  Saints,  exécuté  en  1 5 12,  peu  de  temps  après 
le  retour  de  Padoue  (sacristie  de  Santa  Maria  délia  Sainte).  Le  maître  montre 
dans  cette  composition  qu’il  sait  à la  fois  créer  les  figures  les  plus  imposantes 
et  les  placer,  par  la  puissance  de  son -coloris,  dans  un  milieu  idéal,  où  elles  sont 
comme  transfigurées;  seul  le  saint  assis  au  fond  sur  une  sorte  de  piédestal  pèche 
par  son  attitude  guindée  : on  dirait  qu’il  ignore  la  présence  des  quatre  person- 
nages debout  à ses  pieds.  Les  auteurs  du  Cicerone  croient  reconnaître  dans  ce 
tableau  l’influence  de  Fra  Bartolommeo  délia  Porta,  le  souverain  maître  de  l’art 
de  l’ordonnance,  qui  avait  visité  Venise  en  i5o6.  Il  est  certain  que  le  peintre 
dominicain,  à son  tour,  éprouva  l’influence  de  ses  hôtes  vénitiens  : à partir  de 
ce  moment,  son  coloris  acquit  une  intensité  et  un  éclat  qui  détonnent  au 
milieu  des  pâles  colorations  de  l’Ecole  florentine. 

La  mort  de  Jean  Bellin  valut  au  Titien  une  commande  d’un  intérêt  capital  : 
la  décoration  d’une  des  salles  de  ce  château  de  Ferrare  dans  lequel  s’étaient 
déroulés  tant  de  drames.  Appelé  au  mois  de  février  1 5 1 6 à la  cour  d’Alphonse 
d’Este  et  de  Lucrèce  Borgia,  il  se  contenta  d’abord  de  terminer  la  Bacchanale, 
laissée  inachevée  par  Bellin;  puis  il  peignit,  à Venise  même,  selon  toute  pro- 
babilité, les  compositions  destinées  aux  autres  parois  de  la  salle  (voy.  t.  H, 
p.  274-275). 

Pour  être  vif  comme  la  poudre,  le  duc  Alphonse  n’en  montrait  pas  moins  de 
ténacité  dans  ses  rancunes;  nul  Mécène  de  la  Renaissance  ne  se  mit  aussi  sou- 
vent en  colère.  Le  Titien,  de  son  côté,  était  débordé  : on  juge  si  les  froissements 
manquèrent;  rien  de  plus  édifiant  que  la  lettre  du  29  septembre  1 5 1 9 : « Dites  - 
lui,  de  notre  part,  écrit  entre  autres  choses  le  duc  à son  agent,  que  nous  sommes 
surpris  de  ce  qu’il  ne  veuille  pas  finir  notre  peinture  et  qu’il  faut  de  toute 
manière,  qu’il  vienne  y donner  la  dernière  main,  sinon  nous  en  éprouverons 
un  vif  ressentiment  et  nous  lui  démontrerons  qu’il  a desservi  une  personne  qui 
saura  le  desservir  à son  tour » Le  moyen  de  braver  de  telles  menaces  ! L’ar- 

tiste s’empressa  d’accourir.  La  correspondance  à laquelle  nous  venons  d’em- 
prunter cet  échantillon  du  style  épistolaire  de  l’époux  de  Lucrèce  Borgia  nous 
lait  connaître  un  autre  trait  non  moins  curieux  : le  duc,  soit  par  esprit  d’éco- 
nomie, soit  pour  enlever  tout  prétexte  de  retard , fournissait  la  toile  et  les 
couleurs.  Rappelons  que  rien  ne  jure  plus  avec  les  procédés  autocratiques  d’Al- 
phonse d’Este  que  les  égards,  les  attentions  délicates,  prodigués  au  Titien  par 
une  famille  voisine,  proche  parente  des  ducs  de  Ferrare  : je  veux  parler  des 
Gonzague,  marquis,  puis  ducs  de  Mantoue;  ils  ne  cessèrent  de  traiter  l’artiste 
vénitien  en  ami,  non  en  fournisseur. 

Il  fallut  toute  la  diplomatie  propfre  au  Titien  pour  que  ses  relations  avec  un 
tel  Mécène  se  poursuivissent,  sans  secousse  trop  violente,  pendant  près  d’un 
quart  de  siècle.  Il  dut  consentir  à pourtraire,  non  seulement  le  souverain,  mais 


LE  TITIEN. 


627 


encore  sa  favorite.  Il  est  en  effet  aujourd’hui  admis  que  le  portrait  connu  sous 
le  nom  de  Belle  du  Titien  (au  Salon  carré  du  Louvre)  se  rattache  à un  des 
nombreux  séjours  faits  à Ferrare.  Il  représente,  affirme-t-on,  Laura  Dianti,  la 
fille  d’un  chapelier,  devenue  la  maîtresse  du  duc,  et  quelque  temps  après  unie 
à ce  prince,  à ce  qu’il  semble,  par  un  mariage  morganatique.  Cette  figure 
reparaît  plus  d’une  fois  dans  l’œuvre  du  Titien,  avec  ses  lèvres  sensuelles,  ses 
yeux  brillants,  sa  poitrine  opulente,  notamment  au  Musée  des  Offices,  où  elle 
est  costumée  en  Flore. 

Revenons  à l’histoire  de  la  décoration  du  château  de  Ferrare,  point  de  départ 
des  relations  du  peintre  vénitien  avec  la  famille  d’Este.  Les  sujets  imposés  au 
Titien  (on  suppose  qu’ils  lui  avaient  été  désignés  par  l’Arioste)  trahissent  les 
tendances  si  essentiellement  profanes  de  la  cour  de  Ferrare.  Pour  compléter  la 
décoration  de  la  salle  qu’ornait  déjà  la  Bacchanale  de  Jean  Bellin,  il  dut  peindre, 
dans  le  premier  compartiment,  un  Fleuve  de  vin  rouge , sur  les  bords  duquel  se 
trouvaient  des  chanteurs  et  des  musiciens,  hommes  ou  femmes,  à moitié  ivres, 
entre  autres  une  femme  nue  endormie,  d’une  rare  beauté.  Dans  un  second 
compartiment  prit  place  une  Fourmilière  d’ Amours,  nus,  joufflus,  jouant, 
folâtrant  de  mille  manières;  à droite,  une  statue  de  Vénus,  puis  deux  femmes, 
dont  l’une,  remarquable  par  ses  bras  énormes,  s’élance  comme  furieuse,  par  un 
mouvement  dépourvu  de  tout  rythme.  — Ce  tableau,  qui  se  trouve,  comme  le 
précédent,  au  Musée  de  Madrid,  obtint  un  succès  extraordinaire;  il  servit  de 
modèle  au  Dominiquin,  à l’Albane,  à Rubens  et  à bien  d’autres. 

Pour  thème  du  troisième  tableau,  exécuté  en  i522  (aujourd’hui  à la  National 
Gallery),  le  Titien  choisit  la  Rencontre  de  Bacchus  et  d’Ariadne.  Peut-être  suivit-il 
l’indication  donnée  par  l’Arioste;  en  tout  cas  il  s’inspira  du  poème  de  Catulle. 
La  composition  est  quelque  peu  incohérente  et  déhanchée  : Bacchus,  se  jetant  à 
bas  de  son  char,  a l’air  d’invectiver  Ariadne;  sa  main  gauche,  lancée  derrière 
lui,  indique  un  objet  que  l’on  n’aperçoit  ni  ne  devine.  On  comprend  que  ces 
gestes  véhéments  inspirent  à l’abandonnée  de  la  terreur  plutôt  que  de  la  con- 
fiance : elle  lève  une  main  comme  pour  se  défendre,  et  ramène  de  l’autre  sur 
son  dos  sa  draperie  — une  sorte  de  chemise,  — absolument  comme  si  elle  se 
préparait  à prendre  la  fuite.  Le  petit  satyre  qui  mène  en  laisse  une  tortue  forme 
un  motif  charmant,  mais  quelque  peu  étranger  à l’action. 

Les  relations  du  Titien  avec  les  princes  d’Este  duraient  encore  en  1 535 , 
époque  à laquelle  le  maître  fit  un  court  séjour  a Ferrare.  De  ce  séjour  date 
peut-être  le  portrait  d 'Hercule  II  (Musée  de  Madrid  et  collection  Edouard 
André;  voy.  p.  262). 

Non  moins  fructueuses  que  les  relations  avec  la  Cour  de  Ferrare  furent  celles 
avec  la  Cour  de  Mantoue  : le  duc  Frédéric  de  Gonzague  et  sa  mère  Isabelle 
d’Este  demandèrent  à l’artiste,  outre  toute  une  série  de  portraits  (celui  de  la 
marquise  Isabelle,  au  Musée  de  Vienne),  des  Baigneuses,  une  Vierge  au  lapin 


6a8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


(au  Musée  du  Louvre),  un  Saint  Sebastien,  un  Saint  Jérôme  en  pénitence,  une 
Madeleine,  un  Enlèvement  de  Proserpine. 

A la  première  période  de  la  carrière  du  Titien  appartiennent  deux  tableaux 
célèbres  entre  tous,  relevant,  l’un  de  la  peinture  religieuse,  l’autre  de  la 
peinture  allégorique. 

On  a souvent  prétendu  que  le  Christ  an  denier,  le  chet-d’œuvre  du  Musée  de 
Dresde,  avait  été  peint  pour  le  château  de  Ferrare,  où,  par  une  association 
d’idées  choquantes,  il  aurait  été  exposé  dans  la  même  salle  que  la  Bacchanale. 
Il  faudrait,  dans  cette  hypothèse,  admettre  qu’il  est  postérieur  à l’année  i5i6. 
M.  Morelli,  d’accord,  pour  une  fois,  avec  MM.  Crowe  et  Cavalcaselle,  affirme 
qu’il  remonte  plus  haut  et  qu’il  a pris  naissance  en  i5o8. 

Il  est  à peine  besoin  de  décrire  cette  page,  tant  elle  est  fameuse.  Le  Christ,  à 
mi-corps,  figure  aussi  majestueuse  que  sereine,  pleine  de  tendresse  et  de  gran- 
deur, prononce  les  mots  : « Rendez  à César  ce  qui  est  à César  »,  tandis  que 
son  doigt,  légèrement  tendu,  indique  la  pièce  de  monnaie  que  lui  montre  son 
interlocuteur,  un  pharisien  aux  traits  rusés  et  énergiques.  C’est  tout  un  drame 
que  cette  juxtaposition  de  deux  acteurs;  un  de  ces  drames  intimes,  mis  en 
faveur  par  Léonard  de  Vinci  dans  la  peinture  de  Sainte-Marie  des  Grâces  : un 
sourire,  la  contraction  des  sourcils,  un  geste,  y suffisent  pour  traduire  soit  les 
luttes  de  l’âme,  soit  de  sublimes  doctrines.  Moins  encore  que  la  Cène  de 
Léonard,  le  Christ  au  denier  trahit  l’effort  : il  semble  venu  d’un  jet,  tant  les 
attitudes  ont  de  naturel  et  de  noble  aisance.  Quelle  souveraine  distinction  sur- 
tout dans  la  pose  de  la  main  du  Christ,  dans  cette  sorte  d’abandon  qui  caracté- 
rise les  natures  d’élite,  et  qui  jure  avec  la  tension  ou  l’affectation  dès  lors  insé- 
parables de  l’Ecole  florentine!  C’est  que  chez  le  Titien  « tout  conspire  à l’unité 
du  dessin  général  ; on  sent  qu’y  ajouter  quelque  chose  serait  en  gâter  l’éco- 
nomie, et  qu’on  n’en  peut  rien  retrancher  sans  l’affaiblir1  ». 

En  i5o8  également,  s’il  faut  en  croire  MM.  Burckhardt  et  Bode,  aurait  pris 
naissance  le  merveilleux  tableau  de  la  galerie  Borghèse,  pour  lequel  un  amateur 
parisien  a offert  récemment  la  somme  fabuleuse  de  six  millions  : T Amour  sacré 
et  V Amour  profane  (gravé  p.  449).  Il  est  impossible  de  peindre  avec  des  paroles 
l’éloquence  des  lignes,  la  magie  du  coloris,  ces  tons  chauds  et  suaves,  qui 
plongent  l’œil  dans  un  océan  de  délices  : on  dirait  des  fleurs  qui  prennent  nais- 
sance sur  un  torrent  de  lave,  tant  elles  réunissent  de  fraîcheur  et  d’éclat.  Et  que 
de  motifs  charmants  dans  cette  allégorie,  vis-à-vis  de  laquelle  on  éprouve  à 
peine  la  tentation  de  s’enquérir  de  l’idée  mise  en  œuvre  par  le  peintre!  S’agit-il 
du  vrai  amour  et  de  la  coquetterie,  des  vierges  sages  et  des  vierges  folles  (cette 
dernière  hypothèse  a pour  elle  la  présence  d’une  lampe  entre  les  mains  d’une 
des  deux  héroïnes;  vo}\  p.  124)?  Peu  importe. 


I.  Bouillier,  l'Art  vénitien,  p.  81-82. 


3MBEAU,  PAR  Le  TlTIEN.  (MuSÉE  DU  LOUVRE). 


LE  TITIEN. 


629 


Dans  V -Amour  sacré  et  l’ Amour  profane  la  composition  se  distingue  par  une- 
liberté  qui  aurait  pu  faire  envie  à Giorgione  : D’un  côté,  une  femme,  aux 
cheveux  blonds  flottants,  est  assise  nonchalamment  sur  le  bord  d’un  bassin  en 
forme  de  sarcophage,  dans  lequel  un  Amour  nu  plonge  le  bras;  une  de  ses 
mains,  gantée,  repose  sur 
scs  genoux;  l’autre,  nue, 
s’appuie  sur  un  vase;  sa 
physionomie  trahit  la  lassi- 
tude, presque  l’ennui,  et  la 
rose  effeuillée  jetée  à côté 
d’elle  peut  à cet  égard  pas- 
ser pour  le  symbole  de  son 
état  d’âme.  A l’extrémité 
opposée  du  bassin  se  tient, 
moitié  debout,  moitié  as- 
sise, une  seconde  femme, 
nue  à l’exception  d’une  dra- 
perie qui  flotte  sur  son  bras 
gauche  et  qui  recouvre  son 
sein  : élevant  d’une  main 
une  lampe  allumée,  elle 
se  tourne , comme  pour 
l’exhorter  ou  l’implorer, 
vers  sa  compagne  ; mais 
celle-ci  fait  la  sourde  oreille. 

Ses  traits  respirent  autant 
de  douceur  que  de  noblesse 
(dès  cette  époque  le  Titien 
savait  donner  à ses  physio- 
nomies l’expression  la  plus 
touchante).  Le  bouquet 
d’arbres  qui  s’élève  derrière 
la  fontaine  sert  à faire  res- 
sortir les  carnations  écla- 
tantes des  deux  héroïnes. 

Au  fond  s’étend  un  pay- 
sage, fouillé  plutôt  que  disposé  par  grandes  masses  : on  y compte  deux  vil- 
lages, de  nombreuses  collines,  une  foule  de  figures,  deux  lapins  qui  gri- 
gnotent , un  berger  et  son  troupeau , des  chasseurs.  Prenons  note  de  cet 
amour  du  détail  : le  Titien  ne  devait  pas  tarder  à simplifier,  à résumer,  à 
condenser  et  à créer  des  paysages  qui  seront  dramatiques,  même  eu  1 absence 
de  personnages. 


La  Vierge  des  Pesaro,  par  le  Titien. 
(Eglise  des  Frari.) 


63o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


A ne  s’attacher  qu’à  la  multiplicité  des  sujets  que  le  Titien  a puisés  dans  la 
mythologie  ou  dans  l’histoire  ancienne,  à ne  tenir  compte  que  des  nombreux 
emprunts  qu’il  a faits  aux  marbres  ou  aux  pierres  gravées,  on  se  figure  volontiers 
qu’il  sacrifiait,  autant  que  les  Florentins  et  les  Romains  de  son  temps,  à l’idole 
classique.  En  réalité,  un  abîme  le  sépare  d’eux.  Dans  l’interprétation  même  des 
sujets,  le  peintre  vénitien  n’affiche  pas  moins  d’indépendance  (voy.  p.  116-117, 
1 25-1 26). 

Tel  est  le  point  de  vue  auquel  il  faut  se  placer  pour  apprécier  le  célèbre 
tableau  du  Musée  de  Madrid,  Venus  et  Adonis.  La  composition  est  des  plus 
simples  : la  déesse,  assise  et  se  montrant  de  dos,  se  retourne  pour  saisir  par  la 
taille  Adonis  qui  s’apprête  à partir  pour  la  chasse,  le  javelot  dans  une  main,  la 
laisse  des  chiens  dans  l’autre.  Le  torse  de  l’héroïne  est  fort  beau,  moins  savam- 
ment modelé  que  chez  Michel-Ange,  mais  tout  aussi  sûr.  Quant  à la  figure  de 
son  amant,  elle  a quelque  chose  à la  fois  de  robuste  et  de  fier  : je  ne  saurais 
mieux  la  comparer  qu’à  certaines  figures  de  Sodoma,  telles  que  le  Saint  Victor 
du  Palais  public  de  Sienne.  Lros,  sommeillant  sous  un  bouquet  d’arbres,  com- 
plète la  scène.  Ce  n’est  au  tond  qu’une  idylle,  mais  elle  est  exquise. 

Des  grandes  compositions  religieuses  du  Titien,  il  en  est  trois  qui  méritent 
de  nous  arrêter  particulièrement  : la  Vierge  des  Pesaro,  le  Saint  Pierre  martyr, 
la  Présentation  de  la  Vierge  au  Temple 

Dans  la  Vierge  des  Pesaro,  peinte  entre  1 52 1 et  ibaô,  pour  l’église  des  Lrari, 
où  elle  se  trouve  encore,  le  Titien  reprend  le  thème  des  Saintes  Conversations, 
si  familier  à ses  devanciers  vénitiens,  mais  avec  quelle  émotion  en  plus!  Les 
saints  et  les  donateurs  ne  sont  plus  rangés  symétriquement  aux  côtés  de  la 
Vierge  : par  une  inspiration  aussi  originale  que  profondément  pittoresque,  le 
maître  a placé  la  mère  du  Christ  au  sommet  d’un  escalier,  qu’encadrent  deux 
imposantes  colonnes,  dont  l’extrémité  supérieure  va  se  perdre  dans  les  airs. 
Marie  s’incline  avec  autant  de  grâce  que  de  componction;  l’enfant  au  contraire, 
joyeux  et  mutin,  s’appuie  d’un  pied  sur  le  genou  de  sa  mère,  tandis  qu’il  lève 
l’autre  par  un  de  ces  gestes  enfantins  dont  le  Titien  semble  avoir  pour  ce  cas 
spécial  dérobé  le  secret  à Raphaël.  Plus  loin,  d’un  côté,  saint  François  présen- 
tant les  membres  de  la  famille  Pesaro,  dévotement  agenouillés  au  bas  des  mar- 
ches; de  l’autre,  saint  Pierre  tenant  un  livre;  puis,  au  premier  plan,  un  guer- 
rier nu-tête  (c’est  l’évêque-soldat  Ficopo  Pesaro),  brandissant  d’une  main  un 
étendard  et  saisissant  de  l’autre  les  fers  de  deux  chrétiens  faits  prisonniers  par 
les  Turcs.  Près  de  lui  un  autre  donateur  à genoux.  Dans  les  airs,  sur  un  nuage, 
deux  anges  qui  tiennent  une  croix  et  servent  de  couronnement  à cet  ensemble, 
mouvementé  et  dramatique  plus  que  ne  l’avait  été  jusqu’à  ce  moment  n’im- 
porte quel  tableau  vénitien  (voy.  aussi  p.  qSq). 

1.  Sur  V Assomption  de  la  Vierge  et  la  Mise  au  Tombeau,  voy.  ci-dessus,  p.  5 1-52 . 


LE  TITIEN. 


63 1 


Le  Saint  Pierre  martyr,  ou  Y Assassinat  de  l’inquisiteur  Pierre,  comme  l’appelle 
l’irrévérencieux  Stendhal  (peint  en  i53o,  pour  l’église  Saint-Jean  et  Saint- 
Paul),  tire  son  originalité  et  sa  puissance  de  l’incomparable  paysage , de  ce 
bouquet  d’arbres  sous  lesquels  est  tombée  la  victime  et  au-dessus  desquels 
apparaissent  deux  anges  portant  la  palme  du  martyre.  Les  gestes  ont  ici  un 
imprévu  et  une  éloquence  que  peu  de  dramaturges  ont  égalés  : le  compagnon 
qui  jette  les  bras  en  arrière,  muet  d’horreur;  le  saint  qui,  renversé  sur  le 
bras  droit,  lève  le  bras 
gauche  pour  montrer  le 
ciel,  rattachant  ainsi  la 
partie  inférieure  de  la  com- 
position à la  partie  supé- 
rieure, je  veux  dire  aux 
deux  anges;  enfin  le  meur- 
trier farouche  brandissant 
le  glaive , tout  cela  est 
d’une  vie  et  d’une  énergie 
indicibles.  On  a constaté 
dans  les  figures  l’influence 
de  Michel -Ange,  qui  sé- 
journa précisément  à Ve- 
nise vers  cette  époque.  Le 
lait  est  que  le  Saint  Pierre 
martyr  abonde  en  attitudes 
dramatiques  dignes  d’un 
tel  modèle;  ces  attitudes 
sont  toutefois  infiniment 
moins  forcées  que  dans 
les  peintures  de  la  Sixtine. 

— On  sait  qu’en  1867  un 
incendie  a détruit  ce  chef- 
d’œuvre  : heureusement, 
les  copies  ne  manquent  pas.  Parmi  elles,  la  plus  recommandable  par  sa  fidé- 
lité est  celle  que  possède  l’École  des  Beaux-Arts. 

Le  plus  grand  tableau  du  Titien  ainsi  que  de  toute  l’École  vénitienne 

— et  ce  n’est  pas  peu  dire,  — - la  Présentation  de  la  Vierge  au  Temple,  forme 
à la  fois  le  triomphe  de  la  mise  en  scène  et  du  coloris;  tout  y est  digne 
d’admiration  : l’éclat  et  la  fermeté  du  ton,  à la  fois  frais,  savoureux  et 
éblouissant,  ce  noble  paysage,  cette  architecture  grandiose,  cette  foule  mou- 
vementée, en  qui  l’émotion  et  l’enthousiasme  débordent,  enfin  ce  contraste 
si  dramatique  : la  Vierge  seule,  tout  enfant  encore,  gravissant  les  degrés 
de  l’escalier  monumental,  au  sommet  duquel  se  tient  le  grand  prêtre,  revêtu 


632 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


du  costume  le  plus  pompeux  ( voy.  la  gravure  reproduite  ci  - dessus , 

p.  453  1 ). 

Avec  ces  pages  prodigieuses,  la  peinture  religieuse  avait  dit  son  dernier  mot. 
Quel  que  soit  l’intérêt  des  nombreuses  autres  compositions  du  maître  qu’il 
nous  reste  à mentionner,  ce  serait  une  profanation  que  de  les  analyser  à la 
suite  de  chefs-d’œuvre  dont  rien  n’approche.  Restons  sur  cette  impression 
bienfaisante,  et  admirons  la  liberté  du  génie,  ce  privilège  de  conserver  sa  cha- 
leur et  son  enthousiasme  dans  les  époques  de  décadence  : aucun  artiste,  à cet 
égard,  n’a  poussé  la  puissance  d’abstraction  plus  loin  que  le  Titien. 

Les  années  1 53o—  1 53 1 correspondent,  dans  la  biographie  du  Titien,  à plu- 
sieurs événements  assez  importants  pour  être  rapportés  ici  : la  mort  de  sa 
femme,  ses  premiers  travaux  pour  Charles-Quint,  son  installation  dans  la 
maison  qu’il  devait  habiter  jusqu’à  sa  mort. 

Particulièrement  intimes  et  fécondes  furent  les  relations  du  maître  avec  la 
famille  impériale  : il  peignit  les  portraits  de  Charles-Quint,  de  sa  femme,  de 
son  fils  Philippe  II,  de  son  frère  Ferdinand,  roi  des  Romains,  et  des  enfants  de 
celui-ci.  Selon  toute  probabilité,  la  présentation  de  l’artiste  à l’empereur  remon- 
tait aux  dernières  semaines  de  l’année  1 5 29,  c’est-à-dire  à la  fameuse  entrevue 
de  Bologne,  où  Charles-Quint  et  Clément  VII  scellèrent  leur  réconciliation. 
En  i53e,  lors  de  la  seconde  entrevue  de  Bologne,  Charles-Quint  lui  envoya 
l’ordre  formel  de  se  rendre  auprès  de  lui. 

Au  risque  d’interrompre  l’ordre  chronologique,  je  terminerai  dès  à présent 
l’histoire  des  rapports  du  Titien  avec  Charles-Quint  et  les  siens.  En  1048,  le 
maître,  qui  ne  comptait  pas  moins  de  soixante-dix  ans,  se  rendit  à Augsbourg 
où  l’empereur  venait  de  convoquer  la  Diète,  la  réunion  la  plus  extraordinaire 
de  grands  personnages  allemands,  flamands,  italiens  et  espagnols,  que  l’on 
eût  vue  de  mémoire  d’homme.  Il  passa  dix  mois  dans  cette  ville,  que  tant  de 
liens  rattachaient  dès  lors  a l’Italie,  et  y exécuta  le  portrait  équestre  de  Charles- 
Quint,  représenté  sur  le  cheval  qu’il  montait  à la  bataille  de  Mühlberg,  puis  le 
portrait  du  même  souverain  assis  (à  la  Pinacothèque  de  Munich,  voy.  p.  142). 
C’est  à cette  occasion  que  l’empereur,  d’après  la  légende,  aurait  ramassé  son 
pinceau  et  aurait  répondu  au  peintre,  qui  s’agenouillait  devant  lui  pour  s’ex- 
cuser : « Titien  est  digne  d’être  servi  par  César  ». 

Une  kyrielle  d’autres  portraits  prit  naissance  à Augsbourg  : signalons  parmi 
eux  ceux  de  l’Électeur  de  Saxe,  le  vaincu  de  Mühlberg  (Belvédère  de  Vienne), 
du  chancelier  Granvelle  (Musée  de  Besançon),  de  sa  femme  et  de  son  fils, 
le  cardinal. 

] . Le  Titien  ne  reculait  pas  devant  les  détails  familiers,  témoin  la  vieille  marchande  d’œuts 
assise  au  bas  de  l’escalier  du  premier  plan.  Cependant,  dans  cet  escalier,  vu  de  profil  et  dont  la 
coupe  occupe  une  si  grande  place,  dans  cette  vieille,  dans  le  torse  antique  revêtu  d’une  cuirasse 
exposé  auprès  d’elle,  il  y a une  absence  de  pensée  qui  finirait  par  lasser. 


LE  TITIEN. 


0.50 


En  i55o,  nouveau  voyage  à Augsbourg.  Cette  fois  l’empereur  demanda  le 
portrait  de  l’héritier  présomptif  d’une  partie  de  ses  Etats,  le  jeune  Philippe 
d’Espagne  (Musée  de  Madrid;  une  réplique  au  Musée  de  Naples). 

Charles-Quint  voulut  même  associer  son  peintre  favori  au  dernier  acte  de  sa 
carrière,  à cet  acte  de  pénitence  sans  précédent  dans  les  annales  de  la  royauté  : 
il  lui  commanda,  pour  l’emporter  au  couvent  de  Saint-Just,  la  Trinité (i 554), 
qui  est  allée  depuis  s’ajou- 
ter aux  trésors  du  Musée 
de  Madrid. 

Les  portraits  du  Titien 
jouissent  d’une  réputa- 
tion égale  à celle  de  ses 
tableaux  d’histoire.  Il  s’en 
faut  de  beaucoup  cepen- 
dant qu’ils  offrent  tous 
la  même  valeur  : tantôt 
la  caractéristique  en  est 
nette  et  libre,  la  facture 
large  et  souple;  tantôt  ils 
ont  quelque  chose  d’étri- 
qué et  de  fiux.  Ce  poète, 
ce  dramaturge,  se  sen- 
tait évidemment  moins  à 
l’aise  vis-à-vis  d’un  mo- 
dèle déterminé  que  vis- 
à-vis  de  créations  idéales 
(voy.  p.  141-142). 

C’est  surtout  lorsqu’il 
s’agit  de  peindre  le  por- 
trait officiel,  avec  le  cos- 
tume d’apparat,  que  le 
maître  se  trouve  déso- 
rienté : pour  déployer  toutes  ses  ressources,  il  a besoin  d’une  indépendance 
absolue.  Il  le  prouve  dans  le  portrait  de  l’impératrice  Isabelle,  épouse  de 
Charles-Quint,  au  Musée  de  Madrid  : quelle  raideur  dans  l’attitude,  quel 
embarras  dans  cette  main  ouverte  sur  un  genou,  dans  l’autre  qui  tient  un 
missel,  quelle  fadeur  dans  ces  traits  languissants  ! Le  portrait  de  la  marquise 
Isabelle  d’Este,  au  Musée  de  Vienne,  est  encore  plus  maniéré,  si  possible.  On 
hésite  à mettre  sur  le  compte  de  cette  femme  si  célèbre  pour  son  élégance  un 
accoutrement  d’aussi  mauvais  goût,  et  notamment  le  turban  qui  frise  le  gro- 
tesque. Aussi  bien  les  responsabilités  respectives  s’accusent-elles  dans  le  dessin 
des  mains  : celles-ci  sont  absolument  manquées,  et  cela  évidemment  par  la  seule 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance.  Su 


634 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


faute  de  l’artiste.  Un  troisième  portrait,  celui  du  doge  Marcello,  à la  Pinaco- 
thèque du  Vatican,  n’offre  pas  moins  de  lacunes.  Dans  une  autre  toile,  où  le 
Titien  s’est  représenté  en  compagnie  de  sa  tille,  ils  ont  l’air  tous  deux  de  poser 
pour  une  Charité  romaine. 

Il  ne  restait  au  maître  qu'un  pas  à franchir  pour  tomber  dans  un  genre 
archifaux,  le  portrait  allégorique,  dont  la  paternité  semble  bien  devoir  être 
attribuée  aux  peintres  de  -Venise,  car  Lorenzo  Lotto  s’y  essayait  dès  1 5 2 3 , dans 
ses  Deux  Fiancés  couronnés  par  l'Amour.  Le  Titien  nous  a gratifiés,  dans  ce 
domaine,  d’une  composition  aujourd’hui  conservée  au  Musée  du  Louvre  : le 
marquis  d’Avalos,  sa  femme  Marie  d’Aragon  et  leur  fils,  en  compagnie  des 
figures  de  la  Victoire  et  l’Hyménée,  ou  de  Flore  et  Zéphire! 

C’est  parmi  les  portraits  faciles  et  brillants  que  j’ai  essayé  de  définir  qu’il 
faut  ranger,  outre  la  Belle  du  Titien  (gravée  p.  71),  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  le  François  du  Louvre.  Le  rival  de  Charles-Quint  est  représenté  à 
mi-corps,  coiffé  d’une  toque  noire  bordée  de  plumes,  le  cou  orné  d’un  mé- 
daillon à l’effigie  de  sainte  Marguerite,  la  main  droite  appuyée  sur  la  garde  de 
son  épée.  La  figure,  d’une  tournure  superbe,  est  très  vivante  et  très  caracté- 
ristique, quoiqu’elle  n’ait  pas  été  peinte  .d’après  nature,  mais  seulement, 
affirme-t-on,  d’après  une  médaille.  Elle  a malheureusement  poussé  au  noir. 

Dans  l'Homme  au  gant  (un  fragment  gravé  p.  1 44),  la  physionomie  est  sym- 
pathique, malgré  une  nuance  de  tristesse.  Le  teint  ambré,  le  pourpoint  noir,  la 
collerette  et  les  manchettes  blanches,  les  gants  gris,  enfin  le  fond  sombre, 
forment  un  accord  grave  et  sévère.  Le  Titien,  on  le  sait  de  reste,  excellait  dans 
les  tonalités  légères  ou  assourdies  aussi  bien  que  dans  les  tonalités  éblouis- 
santes. Nous  avons  là  en  outre  une  véritable  étude  de  caractère. 

Au  Louvre  également,  l’ Homme  à la  barbe  noire  (n°  q53),  dans  un  costume 
analogue  au  précédent,  s’impose  à notre  sympathie  par  une  attitude  aussi  natu- 
relle que  distinguée. 

Ces  portraits,  ainsi  que  ceux  du  duc  et  de  la  duchesse  d’Urbin  (au  Musée  des 
Offices,  gravés  p.  252-253),  d’une  fermeté  si  grande,  appellent  une  compa- 
raison avec  ceux  du  plus  habile  portraitiste  italien  contemporain,  Bronzino  : 
ils  offrent  autant  de  netteté  et  de  décision  qu’eux;  mais,  moins  écrits,  ils  sont 
plus  enveloppés. 

Dans  d’autres  portraits,  le  Titien  apparaît  comme  un  précurseur  de  Rem- 
brandt (voy.  p.  457)  : la  tête  et  les  mains  de  ses  héros  s’enlèvent  souvent  en 
lumière  sur  le  vêtement  sombre  et  sur  le  fond  en  y produisant  un  effet  saisissant. 

Le  beau  portrait  du  Musée  de  Cassel,  dans  lequel  on  a cru  (à  tort)  1 recon- 
naître Alphonse  d’Avalos  (un  seigneur  debout,  une  lance  dans  la  main  droite, 
la  gauche  appuyée  contre  la  hanche;  d’un  côté  un  petit  Amour,  de  l’autre  un 
chien),  unit  l’aisance  à la  distinction. 

] . Voy.  la  récente  étude  de  M.  Justi  dans  V Annuaire  des  Musées  de  Berlin  (1894). 


LE  TITIEN. 


635 


Dans  l’intervalle,  les  prélats,  le  clergé  séculier,  les  corporations  accablaient 
de  commandes  le  vétéran  de  l’École  vénitienne. 

Les  peintures  exécutées  par  le  Titien  au  palais  des  Doges  ont  péri  dans  l'in- 
cendie de  1 577.  Elles  représentaient,  outre  la  Soumission  de  Frédéric  Barberousss 
au  pape  Alexandre  III,  commencée  par  Jean  Bellin  et  achevée  par  le  Titien,  la 
Bataille  de  Cadore  ( 1 537  ou  1 538),  remarquable  par  les  portraits  d’une  foule 
de  contemporains  célèbres.  Cette  dernière  composition,  autant  qu’on  en  peut 
juger  par  la  copie  conservée  au  Musée  des  Offices,  était  ultra-mouvementée  et 
formait  un  mélange  quelque  peu  confus  de  cavaliers  et  de  fantassins,  de  che- 
vaux qui  ont  perdu  leur  maître,  de  soldats  qui  se 
noient  dans  un  torrent,  de  cadavres  amoncelés. 

Pris  isolément,  les  combattants  ont  de  la  fougue; 
malheureusement  les  figures  sont  resserrées  dans 
un  trop  petit  espace. 

Il  n’est  pas  facile,  dans  le  petit  nombre  de  pages 
dont  je  dispose,  de  passer  en  revue  cet  oeuvre 
immense,  qui  comprend  des  centaines  de  toiles, 
dispersées  dans  tous  les  musées  de  l’Europe  et 
qui  relève  des  genres  les  plus  variés  : peinture 
religieuse,  peinture  mythologique,  peinture  allé- 
gorique, peinture  de  batailles,  peinture  de  genre, 
portrait,  paysage,  etc.  Essayons  du  moins  de 
résumer,  en  analysant  quelques  tableaux,  surtout 
ceux  de  notre  Louvre,  les  qualités  maîtresses  du  Titien.  Je  commencerai 
comme  de  droit  par  la  peinture  religieuse. 

Le  Couronnement  d’épines,  au  Musée  du  Louvre  (tableau  ruiné,  plein  d embus, 
sur  un  panneau  qui  craque  et  gondole  de  toutes  parts  ; une  variante  du  tableau 
du  Louvre  se  trouve  à la  Pinacothèque  de  Munich),  révèle  plus  peut-être  que 
n’importe  quelle  autre  œuvre  la  recherche  de  la  musculature  ; nulle  part  ail- 
leurs l’artiste  n’a  représenté  des  gestes  aussi  mouvementés  ; il  subissait  évi- 
demment une  influence  étrangère,  peut-être  celle  de  Sebastiano  del  Piombo, 
l’influence  d’un  peintre  habitué  à sacrifier  le  contenant  au  contenu.  L’art  de 
disposer  les  figures  dans  un  encadrement  approprié  avait  été  en  effet  un  des 
triomphes  des  Vénitiens  : c’est  à lui  qu’ils  avaient  dû  de  peindre  des  scènes  si 
éminemment  décoratives.  Ici,  au  contraire,  l’air  fait  défaut  : ce  ne  sont  que 
torses  serrés  les  uns  contre  les  autres,  dans  des  attitudes  les  plus  compliquées. 

Dans  les  Disciples  d’Emmaiïs,  la  tendance  au  réalisme,  pour  ne  pas  dire  à la 
vulgarité,  reprend  le  dessus.  Que  viennent  faire,  dans  ce  drame  à trois,  si 
grave,  si  plein  de  mystère,  le  page  avec  la  plume  au  bout  de  son  béret,  et  sur- 
tout le  cabaretier  vénitien,  un  cabaretier  de  bas  étage,  habitué  à servir  des 


636 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


barcarolles!  Le  geste  de  l’apôtre  de  gauche  est  très  visiblement  imité  de  celui 
d’un  des  acteurs  de  la  Cène  de  Léonard  de  Vinci  (le  Titien  avait  eu  l’occasion 
d’admirer  ce  chef-d’œuvre  lors  de  son  voyage  à Milan). 

Des  Saintes  Familles  ou  des  Madones  conservées  au  Louvre,  la  plus  belle,  à 
mon  avis,  est  la  Sainte  Famille  à l’agneau.  Elle  unit  la  sérénité  de  l’expression 
et  l’ampleur  des  mouvements  à de  rares  qualités  techniques  : une  facture 
grasse  et  généreuse,  un  ton  superbe.  L’impression  que  l’on  éprouve  dans  cette 
belle  page  est  celle  d’un  calme  bienfaisant  : tout  y est  si  posé,  si  tranquille  ! 
On  dirait  un  beau  soir  d’été. 

Parmi  les  nombreuses  compositions  mythologiques  du  Titien  (voy.  p.  1 1 6), 
Jupiter  et  Antiope,  peint  pour  Philippe  II  d’Espagne,  aujourd’hui  une  des  gloires 
du  Musée  du  Louvre,  aussi  appelé  la  Vénus  del  Pardo,  accorde  la  place  la  plus 
large  à la  mise  en  scène  (gravé  p.  620).  Au  pied  d’un  arbre  s’est  endormie 
la  belle  Antiope;  s’approchant  de  la  dormeuse,  Jupiter,  sous  la  forme  d’un 
satyre,  soulève  la  draperie  qui  la  recouvre  ; plus  loin  se  tiennent  un  chasseur, 
un  couple  de  chiens  en  laisse;  puis  un  satyre  et  une  nymphe.  Au  fond,  une 
chasse  ; dans  les  airs,  Cupidon  lançant  une  flèche.  La  composition  est  vérita- 
blement brillante;  elle  réunit,  à un  paysage  puissant  et  grandiose,  des  attitudes 
animées,  un  coloris  aussi  fin  que  chaud.  Remarquez  le  contraste  si  heureux  entre 
le  torse  brun  du  satyre  et  la  carnation  blanche  d’ Antiope,  artifice  d’ailleurs 
absolument  loyal,  et  qui  nous  prouve  avec  quelle  habileté  les  Vénitiens,  en 
vrais  coloristes,  cherchaient  à relever  leurs  compositions  par  les  oppositions  de 
tons  les  plus  tranchées.  Sans  la  pleine  possession  de  tous  les  secrets  du  coloris,  il 
eût  été  impossible  de  multiplier  ainsi  les  dissonances  et  de  les  fondre  ensuite 
dans  une  harmonie  générale. 

Il  me  resterait  à parler  du  paysagiste  : on  a vu  plus  haut  (p.  460)  quel  a été 
ici  encore  le  rôle  du  Titien  '. 

Le  Titien  comptait  près  de  soixante-dix  ans  lorsqu’il  entra  à son  tour  en 
relations  avec  le  Pape.  Comme  beaucoup  de  ses  contemporains,  Michel-Ange, 
Raphaël,  le  Corrège,  il  avait  horreur  des  voyages.  Jusque-là,  Ferrare,  Mantoue, 
Milan,  Bologne,  avaient  été  les  points  extrêmes  de  ses  pérégrinations.  Par  contre 
il  retournait  à tout  instant  dans  ses  chères  montagnes  de  Cadore. 

Depuis  longtemps  cependant  il  désirait  visiter  Rome,  où  l’appelaient  les 
instances  de  son  ami  le  cardinal  Bembo,  alors  secrétaire  de  Léon  X ; mais 
Raphaël,  puis  Léon  X,  étant  venus  à mourir,  il  renonça  à son  voyage.  En  i5q5 
enfin,  il  entreprit  ce  pèlerinage,  et  je  laisse  à penser  si  on  lui  fit  accueil.  Le 

1 . On  a fait  honneur  au  Titien  de  quelques  études  de  moeurs  ou  de  costumes  contemporains, 
notamment  d’un  spirituel  dessin  conservé  au  Louvre  : un  Hallebardier,  d’une  attitude  libre  et 
abandonnée,  digne  pendant  des  Lansquenets  de  Holbein  ; mais  ce  dessin  est  en  réalité  de  Giulio 
Campi  (voy.  la  Chronique  de  V Art,  1889,  p.  142).  Quant  au  Concile  de  Trente,  que  lui  attribuent 
les  catalogues  du  Louvre,  il  serait,  d’après  MM.  Crowe  et  Cavalcaselle,  l’œuvre  de  Schiavone. 


LE  TITIEN. 


637 


pape  Paul  III  mit  à sa  disposition  deux  salles  du  Belvédère  et  lui  commanda 
de  nouveau  son  portrait  ; Vasari,  alors  fixé  dans  la  Ville  éternelle,  lui  servit  de 
cicerone  ; Michel-Ange  alla  le  voir  et  le  loua  grandement.  Cependant,  après 
avoir  pris  congé  de  lui,  le  Buonarroti  déplora  qu’à  Venise  les  artistes  ne  com- 
mençassent point  par  une  étude  sérieuse  du  dessin.  « Si  cet  homme,  ajouta-t-il, 
était  secondé  par  l’art  et  par  le  dessin,  comme  il  a été  doué  par  la  nature  et 
surtout  dans  le  talent  de  rendre  la  vie,  il  serait  impossible  de  faire  mieux,  car 
il  a une  très  belle  imagination  et  une  manière  aussi  élégante  que  vive.  » Il  est 
curieux  d’entendre  tomber  de  la  bouche  de  Michel-Ange  ces  paroles  : elles 
éclairent  le  conflit  entre  les  deux  Écoles,  l’une  qui  représente  la  subordination 
du  coloris  au  dessin,  l’autre  la  subordination  du  dessin  et  des  sciences  auxiliaires 
au  coloris1.  Sebastiano  del  Piombo,  Vénitien  lui-même,  disait  de  son  côté  que 
si  le  Titien  avait  habité  Rome,  s’il  avait  vu  les  ouvrages  de  Michel-Ange,  de 
Raphaël  et  les  statues  antiques,  et  étudié  le  dessin,  il  eût  fait  des  miracles. 

Mais  ne  demandons  pas  l’impossible  et  sachons  reconnaître  franchement  que, 
même  sans  ce  secours,  la  peinture  du  Titien  est  parfois  miraculeuse. 

Les  dernières  années  du  Titien  s’écoulèrent  heureuses,  paisibles,  au  milieu 
d’unanimes  témoignages  de  vénération.  Le  maître  avait  à la  fois  à faire  face 
aux  commandes  du  dehors,  à ses  obligations  de  peintre  otficiel,  charge  qui 
n’était  pas  précisément  une  sinécure,  et  aux  exigences  d’amis  indiscrets,  tels 
que  l’Arétin;  aussi  travailla-t-il  jusqu’à  la  veille  de  sa  mort. 

Un  des  hommages  les  plus  flatteurs  qu’il  reçut  fut  la  visite  du  futur  roi  de 
France  Henri  III,  de  passage  à Venise  pour  aller  prendre  possession  de  la  cou- 
ronne de  Pologne  (1574).  Malgré  les  fêtes  éblouissantes  qui  absorbèrent  le 
prince  français,  il  tint  à honneur  de  visiter  l’atelier  devenu  dès  lors  comme 
un  lieu  de  pèlerinage.  Le  maître  peignit  son  portrait  séance  tenante  et  lui  fit 
don  de  plusieurs  tableaux. 

Pour  triompher  de  cette  verte  vieillesse,  il  ne  fallut  rien  moins  que  la  peste; 
elle  enleva,  le  27  août  1576,  à l’âge  de  quatre-vingt-dix-neuf  ans,  le  vétéran  de 
la  peinture  vénitienne.  Après  un  désarroi  facile  à comprendre  (Horace,  le  fils 
du  Titien,  ayant  succombé  en  même  temps,  la  maison  restée  déserte  fut  livrée 
au  pillage).  Venise  tint  à proclamer  combien  elle  devait  à son  glorieux  conci- 
toyen. Malgré  la  violence  de  l’épidémie,  elle  lui  fit  les  funérailles  les  plus  solen- 
nelles; les  chanoines  de  Saint-Marc  portèrent  le  cadavre  en  grande  pompe,  sur 
une  gondole,  dans  l'église  des  Frari,  où  il  fut  enseveli  dans  le  voisinage  d’un 
de  ses  chefs-d’œuvre,  la  Vierge  de  la  maison  Pesaro 2.  Ce  n’est  toutefois  que  dans 
notre  siècle,  de  1 838  à 1 85 2 , qu’a  pris  naissance  le  monument  qui  marque  la 
place  où  repose  le  plus  grand  des  peintres  vénitiens. 

! . Les  gravures  exécutées  au  xvie  siècle  d'après  le  Titien  sont  presque  toutes  des  caricatures. 
C’est  que,  le  coloris  enlevé,  il  restait  bien  des  lourdeurs,  bien  des  imperfections. 

2.  Vasari.  édit.  Milanesi,  t.  VII,  p.  q.3t. 


638 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Cette  esquisse  de  l’œuvre  du  Titien  serait  trop  incomplète  si  nous  n’essayions 
de  déterminer  ses  qualités  maîtresses  par  rapport  aux  Écoles  florentine  et 
romaine;  en  un  mot,  si  nous  ne  placions  le  prince  des  coloristes  italiens 
du  xvie  siècle  en  regard  du  prince  des  dessinateurs;  le  Titien  en  face  de  Raphaël. 

Constatons  tout  d’abord  certaines  analogies  entre  Y Assomption  de  la  Vierge 
(l’ange  qui  présente  la  couronne)  et  les  compositions  de  Raphaël.  Serait-ce 
donc  que  le  maître  vénitien  a connu  et  étudié  les  œuvres  de  son  émule,  de  six 
ans  moins  âgé  que  lui?  Ou  bien,  avons-nous  affaire  à une  rencontre  fortuite? 
La  première  hypothèse  n’a  rien  d’invraisemblable  : ces  gestes  tour  à tour 
mutins  ou  suppliants,  ces  figures  si  Aères  ou  si  tendres,  émergeant  des  nuages, 
voltigeant  en  se  pressant  en  essaims  autour  de  leur  souveraine,  rappellent  trop 
le  chet  de  l’Lcole  romaine  pour  ne  pas  indiquer  une  imitation  plus  ou  moins 
consciente.  Nous  trouvons  d’ailleurs  dans  l’œuvre  du  Titien  d’autres  emprunts 
encore  : dans  la  Vierge  et  l'Enfant  Jésus,  de  la  Pinacothèque  de  Munich,  le  divin 
« bambino  » est  très  visiblement  imité  de  celui  de  la  Vierge  de  la  maison  Colonna, 
au  Musée  de  Berlin.  Avec  la  loyauté  qui  le  caractérisait,  le  Vénitien  n’hésitait 
pas,  à l’occasion,  à rendre  hommage  à l’Urbinate  : lors  de  sa  visite  au  Vatican, 
il  s’extasia  devant  les  fresques  des  Stances  et  traita  durement  son  compatriote 
Sebastiano  del  Piombo  qui  les  avait  maladroitement  restaurées. 

Ce  qui  frappe  de  prime  abord  chez  Raphaël,  c’est  son  incomparable  loyauté, 
cette  probité  professionnelle  qu’il  pousse  jusqu’aux  dernières  limites;  aucune  dif- 
ficulté de  l’ordre  technique  — perspective,  anatomie,  ordonnance,  — ne  l’effraye; 
il  les  aborde  de  front  et  en  triomphe  de  haute  lutte.  Le  Titien,  au  contraire, 
sacrifie  le  modelé  à l’efiet  d’ensemble;  il  s’attache  à une  facture  large  autant  que 
celle  de  son  émule  est  serrée;  ses  figures  valent  par  contraste  plutôt  que  par 
elles-mêmes.  La  préoccupation  de  la  couleur,  en  un  mot,  l’emporte  sans  cesse 
chez  lui  sur  la  recherche  de  la  structure  même  des  êtres  ou  des  objets. 

S’agit-il  de  traduire  les  sentiments  dramatiques,  le  chef  de  l’École  romaine  et 
le  chef  de  l'École  vénitienne  s’élèvent  à la  même  hauteur  : Y Assomption  de  la 
Vierge,  la  Mise  au  tombeau,  le  Saint  Pierre  martyr,  peuvent  se  mesurer,  sans 
désavantage  aucun,  avec  Y Héliodore,  le  Sacrifice  de  Lystr a , Saint  Paul  à l'Aréopage, 
la  Vierge  de  Saint-Sixte,  la  Sainte  Cécile,  les  Cinq  Saints,  les  Marie  sur  l'escalier. 
Mais  quelle  différence  dans  l’inspiration  non  moins  que  dans  l’exécution  ! Chez 
l’un,  il  y a plus  de  pathétique;  chez  l’autre,  plus  d’élan;  chez  l’un,  une  intelli- 
gence plus  profonde  et  plus  claire  du  cœur  humain,  une  tendresse  qui,  pour 
être  contenue,  n’en  touche  que  davantage;  chez  l’autre,  une  imagination  plus 
ardente  et  une  interprétation  plus  passionnée.  Chez  l’un,  l’action  réside  dans 
les  personnages  mêmes;  chez  l’autre,  la  nature  se  met  de  la  partie,  et  l’on  sait  de 
reste  quelle  impression  de  tristesse,  presque  de  terreur,  le  ciel  orageux  de  la 
Mise  au  tombeau  ajoute  à l’effet  de  cette  page  si  saisissante. 

Nous  attachons-nous  au  vaste  domaine  de  l’allégorie,  Raphaël  plane  à 
cent  lieues  au-dessus  de  son  rival;  il  le  distance  par  la  profondeur  et  la  richesse 


LE  TITIEN. 


63g 


de  l’invention,  non  moins  que  par  la  solidité  et  le  sérieux  de  l’interprétation  : 
partout  il  nous  fait  sentir  une  pensée  nourrie  et  fortifiée  par  les  études  les  plus 
variées,  par  les  plus  hautes  spéculations. 

J’en  dirai  autant  des  portraits  de  Raphaël,  comparés  à ceux  du  Titien  : quels 
inappréciables  documents  historiques;  bien  plus,  quels  inappréciables  documents 
humains  que  le  Jules  II,  le  Léon  X,  Y Ivghirami , le  Bibbiena,  le  Balthasar  Ccisti- 
glionel  La  ressemblance  physique,  le  caractère  moral,  et  quelque  chose  même  de 
l’air  ambiant,  y sont  ren- 
dus avec  une  énergie  et 
un  éclat  que  l’on  ne  sau- 
rait rêver  plus  saisissants. 

C’est  la  nature  prise  sur 
le  vit  dans  une  inexorable 
précision.  Les  portraits 
du  Titien,  au  contraire, 
on  l’a  vu , reflètent  les 
impressions  propres  de 
l’artiste,  sa  tendance  à 
envisager  le  monde  exté- 
rieur  sous  les  couleurs  les 
plus  brillantes,  sans  aller 
au  fond  des  choses,  à se 
contenter  de  conventions 
mondaines,  à préférer  l’é- 
légance à la  vérité.  Cela 
ne  revient -il  pas  à dire 
que  là  où,  soit  les  facul- 
tés de  l’observation,  soit 
celles  de  la  réflexion,  sont 
en  jeu,  Raphaël  l’empor- 
te, tandis  que  dans  l’ex- 
pression des  sentiments 
et  dans  la  mise  en  scène,  le  Titien  peut  sans  trop  de  désavantage  se  mesurer 
avec  son  rival.  Les  ressources  de  cette  mise  en  scène  (le  Titien  est  un  des 
artistes  qui  ont  le  plus  travaillé  à l’avènement  de  l’art  théâtral),  ces  ressources, 
dis-je,  lui  sont  tellement  indispensables  que,  si  vous  le  réduisez  à ne  peindre, 
par  exemple,  qu’une  mère  avec  un  enfant,  immédiatement  l’infériorité  de  sa 
caractéristique  éclate  au  grand  jour.  Plusieurs  de  ses  Madones  n’ont  cessé 
d’exciter  l’admiration  des  connaisseurs  : aucune  n’est  devenue  populaire  au 
même  titre  que  la  Belle  Jardinière,  la  Vierge  à la  chaise  ou  la  Vierge  de  Sain I 
Sixte  (sur  le  Christ  de  l’église  Saint-Roch,  voy.  ci-dessus,  p.  63o). 

N’importe,  aux  yeux  de  tout  historien,  il  est  manifeste  que  la  peinture  véni- 


640 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


tienne  une  fois  incarnée  dans  le  génie  du  Titien,  le  salut,  pour  n’importe 
quelle  École  de  la  Péninsule,  fût-ce  pour  celle  de  Milan,  qui  maintint  si  long- 
temps le  drapeau  de  Léonard  de  Vinci,  ne  pouvait  plus  venir  que  des  enseigne- 
ments d’un  tel  maître.  Quel  malheur  que  les  Mécènes  si  libéraux  qui  peuplaient 
alors  la  Péninsule,  — les  papes,  les  ducs  de  Florence,  de  Ferrare,  d’Urbin,  — 
ne  l’aient  pas,  coûte  que  coûte,  fixé  auprès  d’eux  ou  pris,  à son  défaut,  un 
Véronèse,  un  Palrna,  un  Bonilazio  ! Les  apparitions  faites  par  ces  maîtres  à Rome, 
à Ferrare  ou  dans  quelque  autre  ville,  étaient  trop  courtes  pour  qu’ils  pussent 
former  des  prosélytes.  Le  seul  peintre  supérieur  qui  se  fixa  à l’étranger, 
Sebastiano  del  Piombo,  avait  trop  d’indolence  pour  faire  école.  Quant  aux 
Franco,  aux  Pordenone  et  consorts,  ils  ne  montraient  pas  un  talent  assez 
vigoureux  pour  agir  sur  leurs  nouveaux  concitoyens.  Ce  furent  donc  les  étran- 
gers et  non  les  Italiens  qui  recueillirent  le  flambeau  de  l’art  au  moment  où  il 
allait  s’échapper  des  mains  du  Titien.  On  sait  à quel  point  Vélasquez,  qui 
apprit  à le  connaître  par  les  tableaux  appartenant  à la  cour  d’Espagne,  Rubens 
et  Van  Dyck,  qui  séjournèrent  à Venise,  se  sont  inspirés  de  lui.  Ainsi,  grâce 
à ce  commerce,  de  jour  en  jour  plus  intime,  de  nation  à nation,  les  conquêtes 
une  fois  réalisées  par  le  chef  de  l’Ecole  vénitienne  furent  définitivement  assu- 
rées à l’art.  Jusque  dans  notre  siècle,  combien  un  Turner1,  un  Eugène  Dela- 
croix, ne  doivent-ils  pas  à ce  prodigieux  virtuose  de  la  couleur! 

I.  Voy.  Hamerton,  Turner  (Collection  des  Artistes  célèbres),  p.  48. 


Marque  typographique  des  Giunta. 
(Édition  des  œuvres  de  Fracastor.  Venise,  i555.) 


Entrée  de  Charles-Quint  à Bologne,  d’après  la  gravure  de  Hogenberg. 


CHAPITRE  IX 


PAUL  VÉRON  HSE.  — LE  TINTORET.  — LES  DERNIERS  VENITIENS. 


e Titien  avait  résolu  tant  de  problèmes  dans  le  domaine 
du  coloris  ainsi  que  dans  celui  de  l’ordonnance,  dans  le 
portrait  et  dans  le  paysage,  qu’il  eût  été  facile  à ses  con- 
temporains de  vivre  commodément  sur  ses  conquêtes, 
alors  même  qu’ils  n’eussent  pas  brillé  au  premier  rang. 
Ce  qui  était  moins  aisé,  c’était  d’infuser  à l’Ecole  véni- 
tienne un  sang  nouveau,  riche  et  généreux,  de  la 
retremper  au  contact  de  la  réalité.  Heureusement,  deux  ou  trois  au  moins  des 
successeurs  du  Titien  furent  des  hommes  supérieurs,  qui  reculèrent  encore  les 
limites  du  monde  magique,  déjà  si  vaste,  créé  par  le  maître.  Parmi  eux  le  pre- 
mier rang  revient  à Paul  Véronèse1. 

I.  Bibl.  : Janitschek,  dans  Kunst  itnd  Kiînstlcr  de  Dohme.  — Yriarte,  Paul  Véronèse  ( les  Ar- 
tistes célèbres ).  Paris,  1888.  — Petro  Caliari,  Paolo  Vcronesc,  sua  vita  c sue  opère.  Rome,  1888.  — 
Lefort  et  Yriarte  : Galette  des  Beaux-Arts  (1890,  t.  I;  1891,  t.  I).  Voy.  ci-dessus  p.  44-40  (Véro- 
nèse devant  l’Inquisition),  p.  61  (Caractère  de  Paul  Véronèse),  p.  117,  4.54,  etc. 

81 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


642 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Paolo  Caliari,  surnommé  « il  Veronese  »,  le  Véronais,  en  souvenir  de  sa 
patrie,  naquit  à Vérone  en  i528  (d’après  des  historiens  récents,  et  non  en  1 532, 
comme  on  l’admettait  jusqu’ici).  Il  appartenait  à une  véritable  dynastie  d’ar- 
tistes, bien  différent  en  cela  du  Titien,  dont  aucun  ancêtre  n’avait  jamais 
manié  le  pinceau  : son  père  était  sculpteur;  son  oncle  Antonio  Badile  peintre; 
son  frère  Benedetto  (i538-i5g8)  embrassa  la  même  carrière,  ainsi  que  les  fils 
de  Paolo,  Gabriele  et  Carletto. 

Véronèse  débuta  par  la  pratique  de  la  sculpture,  qu’il  abandonna  toutefois 
bientôt  pour  la  peinture.  Il  lui  resta  de  ces  premières  études  une  prédilection 
pour  les  effets  de  relief  et  pour  les  trompe-l’œil  : les  sculptures  simulées 
tinrent  longtemps  une  grande  place  dans  ses  compositions.  Il  reprit  d’ailleurs 
parfois  l’ébauchoir  : son  dernier  biographe,  M.  Yriarte,  lui  hit  honneur  de 
deux  des  figures  sculptées  à la  villa  de  Maser  — Venus  et  Adonis,  — ainsi  que 
d’un  certain  nombre  de  stucs. 

Son  principal  maître,  d’après  le  Cicerone , tut  son  oncle,  Antonio  Badile 
( 1 5 1 6-1 56o),  dont  la  manière  se  retrouve  notamment  dans  ses  fonds  d’archi- 
tecture. Il  s’inspira  en  outre  du  Parmesan. 

Voilà  donc  dès  le  début  une  différence  fondamentale  entre  Véronèse  et  les 
autres  peintres  de  l’École  vénitienne  nés  sur  la  terre  ferme  : tandis  que  ceux-ci, 
Cima  da  Conegliano,  Carpaccio,  Giorgione,  le  Titien,  etc.,  font  leurs  pre- 
mières armes  à Venise  même,  sous  la  discipline  du  vieux  Jean  Bellin,  leur  nouvel 
émule  reçoit  son  initiation  à Vérone  et  ne  se  fixe  à Venise  que  déjà  tout  formé. 

A côté  de  solides  connaissances  classiques  (voy.  p.  1 1 7),  le  jeune  artiste 
acquit  dans  sa  ville  natale  la  pleine  possession  de  l’anatomie  et  de  la  perspective 
linéaire,  si  imparfaitement  connues  même  des  plus  grands  d’entre  les  Vénitiens. 
Il  s’en  servit  habilement  pour  faire  plafonner  ses  figures  et  passa  maître  dans 
cet  art,  comme  le  prouve  son  tableau  du  Louvre  : Saint  Marc  couronnant  les 
Vertus  théologales  (n°  102;  autrefois  au  Palais  ducal  de  Venise).  Ii  fit  en  outre 
connaissance,  à Vérone  même,  avec  la  manière  de  Raphaël,  dont  il  copia  un 
tableau,  la  Nativité  ou  la  Perle,  qui  appartenait  alors  aux  Canossa'  (aujourd’hui 
au  Musée  de  Mad  rid). 

Les  premiers  ouvrages  du  jeune  maître  furent  destinés  à l’enrichissement  de 
deux  églises  de  Vérone  : San  Fermo  (Madone  trônant  entre  deux  saints  et  un 
donateur;  aujourd’hui  à la  Pinacothèque;  malheureusement  tort  abîmée),  et 
San  Bernardino. 

De  là  il  se  rendit  à Mantoue,  toute  pleine  encore  du  souvenir  du  grand 
Andrea  Mantegna.  Il  y étudia  le  merveilleux  plafond  du  palais  ducal,  et  la 
preuve,  c’est  qu’il  l’imita  plus  tard  dans  un  de  ses  plafonds  de  la  villa  Bar- 
bare. Il  prit  en  outre  à Mantegna  sa  science  des  combinaisons,  ses  étour- 
dissants efiets  de  perspective. 


1.  Ridolfi,  le  Maraviglie  dell’Arte,  t.  I,  p.  286. 


PAUL  VERONESE. 


643 


Malgré  la  protection  que  lui  accorda  le  cardinal  Hercule  Gonzague,  Véro- 
nèse  ne'  trouva  que  peu  d’occupation  à Mantoue  et  dut  chercher  fortune 
ailleurs. 

Dès  ce  moment,  il  comprit  nettement  le  rôle  que  lui  imposaient  ses  apti- 
tudes : reléguant  au  second  plan  la  peinture  de  chevalet,  il  entreprit  de  se  con- 
sacrer à la  grande  décoration  monumentale.  Jamais  on  n’avait  vu  entrain 
pareil  : salons,  portiques,  chapelles,  voûtes  d’églises,  façades  entières,  tout 
se  peuplait  sous  sa  main  des  créations  les  plus  séduisantes,  véritable  régal  pour 
les  yeux  et  pour  l’esprit. 

Mais  ce  qui  mit  ces  compositions  hors  de  pair,  ce  fut  un  sentiment  décoratit 
exquis.  Sa  supériorité  éclatante,  Véronèse  la 
dut,  non  seulement  à la  richesse  de  son  ima- 
gination, qui  lui  permettait  de  créer  sans  se 
fatiguer  toutes  les  figures  nécessaires  pour  peu- 
pler et  animer  de  vastes  machines,  mais  en- 
core à la  solidité  de  ses  connaissances,  à la 
pleine  possession  de  tous  les  secrets  de  l'ar- 
chitecture, de  la  sculpture,  des  arts  décoratifs. 

Nul  ne  savait  improviser  comme  lui  por- 
tiques et  campaniles,  « colonnades  de  marbre 
luisant  et  bigarré,  niches  d’or  bariolées  d’ara- 
besques noires,  balustres  profilés  sur  le  bleu 
du  ciel,  faire  courir  une  frise  en  bas-relief  au- 
tour d’un  tableau,  garnir,  en  mettant  à con- 
tribution les  modèles  antiques,  un  buffet  des 
plus  merveilleuses  aiguières  ou  encore  remplir 
un  salon  de  meubles  d’une  richesse  étourdis- 
sante ! Et  quelle  virtuosité  dans  ces  soies  roussâtres  et  zébrées  d or,  ces  simarres 
étoilées  de  ramages  tortueux  et  de  dessins  lustrés'!...  ». 

Le  paysage  ne  vient  chez  lui  qu’au  second  rang,  et  en  cela  encore  il  fit 
preuve  de  la  connaissance  la  plus  juste  des  convenances  décoratives. 

Véronèse  ne  comptait  que  vingt-trois  ans  quand  il  peignit,  en  1 55 1 , au 
palais  des  Emi,  à Fanzolo,  dans  la  province  de  Trévise,  en  collaboration  avec 
Battista  Zelotti,  une  série  de  fresques  mythologiques  ou  allégoriques  : Céres  au 
milieu  d’instruments  aratoires,  Jupiter  surprenant  la  nymphe  Calisto  et  Junon 
qui  la  frappe,  l’Histoire  d’Adonis,  puis  les  personnifications  de  la  Peinture, 
de  la  Sculpture,  des  Arts  libéraux,  les  Muses,  des  Esclaves  attachés  au  pied  de 
colonnes  simulées.  Aux  scènes  classiques  il  mêla  des  scènes  empruntées  à la 
vie  de  tous  les  jours,  des  figures  heureuses,  des  motifs  sympathiques  ou 
piquants;  grâce  à ce  mélange,  il  rajeunit  et  renouvela  le  vieux  cycle  mytho- 


Porlrait  de  Paul  Véronèse, 
par  lui-même. 

(Fragment  des  Noces  de  Cana.) 


1.  Taine,  Voyage  eu  Italie. 


644 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


logique  qui  pouvait  paraître  dès  lors  épuisé.  Ainsi,  comme  au  temps  de 
l’hellénisme,  les  dieux  descendaient  sur  terre,  se  mêlant  aux  mortels,  leur 
apportant,  sinon  toujours  des  exemples  de  vertus,  du  moins  la  vision  d’un 
monde  plus  fortuné. 

Étant  donnée  cette  vocation  de  décorateur,  c’est-à-dire  de  l’artiste  qui  ne  veut 
point  séparer  la  peinture  de  l’architecture,  ni  le  tableau  de  son  cadre,  la  tâche 
de  Véronèse  devait  se  circonscrire  de  bonne  heure  : au  lieu  d’expédier  ses 
tableaux  au  loin,  comme  le  Titien,  il  se  consacra  exclusivement  à l’embellisse- 
ment des  églises  ou  des  palais  de  sa  ville  natale  ou  des  environs  : Vérone, 
Trévise,  Vicence  et  enfin  Venise.  Aussi  sa  réputation  ne  franchit-elle  que  len- 
tement les  limites  de  la  Haute  Italie  ; au  xvne  siècle  encore,  la  France  ne  pos- 
sédait aucun  de  ses  tableaux.  Depuis,  heureusement,  nous  avons  bien  regagné 
le  temps  perdu. 

Ce  n’est  qu’en  1 555  — ainsi  seulement  à l’âge  de  vingt-huit  ans  — que 
Véronèse  s’établit  à Venise,  où  l’appelait  un  de  ses  compatriotes,  le  prieur  du 
couvent  de  Saint-Sébastien.  Cette  demeure  hospitalière  devint  pour  lui  un 
véritable  canonicat  : il  y travaillait  encore  en  i56o,  puis  de  nouveau  en  iSpo, 
quoique  médiocrement  rétribué  (il  ne  reçut  pour  le  plafond  de  l’église  que 
i5o  ducats,  environ  75oo  francs).  Le  Couronnement  de  la  Cierge  et  Y Histoire 
d’Esther,  telles  furent  les  premières  peintures  qu’il  y exécuta. 

Le  Couronnement  de  la  Vierge,  qui  orne  aujourd’hui  l’Académie  de  Venise, 
est  une  composition  heurtée,  trop  nombreuse  en  figures,  avec  des  gestes  discor- 
dants, bref  telle  qu’eût  pu  la  concevoir  un  élève  direct  de  Michel-Ange.  Le 
sentiment  du  rythme,  que  Véronèse  devait  dans  la  suite  porter  si  loin,  y frit 
encore  défaut;  aucun  motif  d’architecture  ne  vient  soutenir  l’ordonnance 
ou  mettre  de  la  clarté,  introduire  de  l’air,  dans  l’agglomération  des  figures. 
L’extrême  jeunesse  de  l’artiste  explique  ces  lacunes. 

H Histoire  d’Esther,  composée  des  scènes  suivantes  : Esther  présentée  à 
Assuérus,  Assuérus  couronnant  Esther,  Esther  obtenant  du  roi  la  liberté  de  son 
peuple,  le  Triomphe  de  Mardochée,  a pour  complément  des  balustres,  des  génies 
avec  des  festons,  des  figures  en  camaïeu. 

Dans  le  Couronnement  d’Esther,  ce  qui  dut  paraître  nouveau  ce  fut  l’art  qui 
préside  à l’arrangement  des  figures  : elles  se  plient  à toutes  les  exigences  du 
groupement,  avec  une  aisance  et  une  fierté  inconnues  même  de  Mantegna, 
de  Fra  Bartolommeo  et  de  Raphaël,  les  créateurs  de  la  science  de  l’ordon- 
nance. 

Ici  cet  art  tient  du  prodige  : la  composition  affecte  la  forme  d’un  triangle  à 
angle  droit;  à gauche,  dans  le  bas,  une  suivante  agenouillée;  un  peu  plus  haut, 
la  tête  d’une  autre  suivante;  puis,  sur  la  première  marche  du  trône,  Esther 
agenouillée,  dans  une  attitude  pleine  de  coquetterie.  Sur  le  trône,  Assuérus,  et 
plus  haut  encore,  contre  la  base  d’une  colonne,  deux  personnages.  Deux  autres 
personnages,  debout  devant  les  précédents,  dans  une  attitude  assez  nrouve- 


PAUL  VÉRONÈSE. 


645 


nientée,  et  un  chien  d’arrêt,  tranquillement  assis,  renforcent  de  ce  côté  la  masse 
des  ligures. 

Dans  Esther  devant  Assucnts,  ce  ne  sont  que  figures  vues  de  côté  dans  les  atti- 
tudes les  plus  compliquées  : on  dirait  un  défi  à la  régularité.  La  recherche  du 
tour  de  force  l’emporte  sur  l’inspiration.  Mais  c’est  précisément  ce  qu’il  fallait 
à ces  raffinés  de  Vénitiens.  C’est  dans  ce  morceau  probablement  que  Véronèse 
fit  pour  la  première  fois  usage  de  ce  que  l’on  pourrait  appeler  l’ordre  oblique 
— les  personnages  se  présentant  tous  de  flanc  ou  de  trois  quarts,  — source 
de  combinaisons  des  plus  originales  et  des  plus  imprévues1  (gravé  p.  q55). 

Le  succès  de  Véronèse 
fut  foudroyant  : du  coup 
011  le  reconnut  pour  l’héri- 
tier du  Titien;  celui-ci, 
qui  comptait  alors  quatre- 
vingts  ans,  s’inclina  de 
bonne  grâce  devant  l’heu- 
reux débutant  et  son  admi- 
ration pour  lui  ne  se  dé- 
mentit pas.  Quelque  huit 
années  plus  tard,  lors  d’un 
concours  ouvert  sous  sa 
propre  direction  et  sous 
celle  de  Sansovino,  pour 
la  décoration  de  la  biblio- 
thèque de  Saint -Marc, 
l’illustre  vieillard  sollicita 
pour  son  émule  les  suf- 
frages de  ses  concurrents  et 
le  fit  proclamer  vainqueur. 

Avec  le  suffrage  du  Titien  vint  celui  de  l’architecte  et  sculpteur  Sansovmo, 
le  grand  dispensateur  des  commandes  officielles. 

Tout  concourait  à favoriser  le  jeune  peintre  de  Vérone  : Palma  le  Vieux  était 
mort  depuis  longtemps  ( 1 5 28)  ; Paris  Bordone  séjournait  tantôt  en  France, 
tantôt  à Augsbourg;  le  Tintoret  était  absorbé  par  la  décoration  de  la  « Scuola 
di  San  Rocco  » : ce  n’étaient  pas  les  Salviati,  les  Bonifazio,  les  Franco,  les 
Schiavone,  qui  eussent  pu  lui  disputer  le  sceptre2. 

La  chronologie  des  ouvrages  de  Véronèse  n’est  pas  facile  à établir  ; en  effet, 
quoique  porté  par  son  tempérament  aux  compositions  colossales  et  réservant 

1.  Véronèse  peignit  une  autre  suite  de  Y Histoire  d’Esther,  en  sept  compartiments,  pour  l’église 
de  S.  Nani  délia  Giudecca  (Ridolfi,  t.  I,  p.  320). 

2.  Voy.  Yriarte,  Faut  Véronèse. 


646 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


pour  elles  son  amour,  il  mit  au  jour  une  infinité  de  tableaux  (le  Louvre  seul 
en  renferme  une  série  : des  Saintes  Familles,  l’Incendie  de  Sodome,  un  Calvaire, 
d’un  dessin  serré  comme  celui  d’un  Primitif).  Il  m’a  donc  paru  nécessaire  de 
grouper  par  sujets  les  principales  d’entre  ces  peintures,  sauf  à reprendre  à 
l’occasion  l’ordre  des  dates.  Malgré  leur  nombre,  elles  se  divisent  avec  une 
netteté  parfaite  en  trois  catégories  d’importance  à peu  près  égale  : les  sujets 
de  sainteté,  empruntés,  saut  quelques  toiles,  telles  que  1 ’ Histoire  d’Esther,  aux 
Evangiles  et  à la  Légende  des  Saints;  puis  les  compositions  mythologiques  et 
d’histoire  ancienne;  enfin  les  compositions  allégoriques.  Quant  aux  deux  cycles 
si  fameux  de  la  villa  Barbaro  à Maser  et  du  Palais  ducal  de  Venise,  je  leur 
consacrerai  une  étude  spéciale,  car  ce  serait  un  sacrilège  que  d’apprécier  en 
courant  ce  s œuvres  maîtresses. 

Dans  cette  longue  galerie  classique,  analysons  le  tableau  qui  peut  passer 
pour  le  chef-d’œuvre  du  maître  : la  Famille  de  Darius,  de  la  National  Gallery. 
C’est  une  merveille  au  point  de  vue  de  l’ordonnance  : l’artiste  a disposé  les 
masses  avec  Part  le  plus  consommé  ; ici,  le  groupe  en  triangle  comprenant 
la  famille  du  roi  vaincu;  là,  le  groupe  des  figures  parallèles,  toutes  debout, 
comprenant  Alexandre  et  sa  suite;  puis  le  groupe  en  échelons  à l’extrême 
gauche.  Un  rythme  de  lignes  incomparable,  et  cependant  nul  vide  : dès 
qu’un  trou  menaçait  de  se  produire,  vite  l’artiste  le  bouchait  au  moyen  de 
pages,  de  chevaux,  de  chiens,  de  boucliers  ou  autres  accessoires;  il  n’avait 
que  la  peine  d’étendre  la  main  sur  l'arsenal  inépuisable  formé  par  son  ima- 
gination. 

C’est  là  le  procédé  que  Véronèse  expliqua  lui-même  si  bien  dans  sa  décla- 
ration devant  le  Saint  Office  : « Lorsque  dans  un  tableau,  dit-il,  il  me  reste  un 
peu  d’espace,  je  l’orne  de  figures  de  mon  invention  ». 

La  Famille  de  Darius  ne  séduit  pas  moins  par  la  beauté  incomparable  du  colo- 
ris, aussi  souple  et  chaud  que  chez  le  Titien,  mais  d’une  note  plus  sévère,  avec 
plus  de  tons  sombres,  sans  que  cependant  ceux-ci  aient  poussé  au  noir. 

Les  expressions  enfin  sont  aussi  belles  que  touchantes,  les  attitudes  d’un 
naturel  et  d’un  pathétique  achevés. 

C’est  ainsi  que  Raphaël,  né  à Venise,  eût  compris  la  représentation  d’une 
scène  de  l'histoire  antique. 

Comme  exemple  de  peintures  bibliques,  choisissons  les  Israélites  sortant 
d’Égypte  (ancienne  galerie  d’Orléans).  Ce  tableau  nous  montre  une  animation 
extrême  et  cependant  sans  confusion  aucune.  Au  premier  plan,  sur  les  marches 
de  quelque  palais,  des  hommes  tous  actifs  et  empressés;  les  uns  ficellent  un 
paquet,  d’autres  chargent  sur  leurs  épaules  des  sacs  de  provisions,  ou,  les  mains 
pleines  de  paniers,  de  vases,  se  retournent  pour  crier  un  ordre  à leurs  compa- 
gnons; plus  loin,  d’autres  qui  se  consultent.  Il  est  impossible  de  peindre  avec 
plus  de  vivacité  une  scène  de  départ.  Que  de  motifs  heureux,  saisis  sur  le 


PAUL  VERONESE. 


647 


vif  et  montrant  avec  quelle  sûreté  l’auteur  savait  faire  mouvoir  la  machine 
humaine,  dans  les  attitudes  les  plus  difficiles  et  en  même  temps  les  plus  natu- 
relles et  les  plus  pittoresques  ! 

Comment  le  christianisme,  à son  tour,  fut-il  interprété  par  Véronèse  ? 

Faisons  dès  le  début  la  part  du  feu,  afin  de  pouvoir  admirer  sans  réserve 
tant  de  pages  splendides.  Ce  « corpus  mortuum  »,  ce  sont  les  scènes  religieuses 
de  l’ordre  triste,  les  scènes  de  la  Passion,  les  scènes  de  martyre.  Véronèse  est  le 
peintre  attitré  des  heureux  et  des  riches,  le  peintre  des  festins,  des  triomphes  et 
des  apothéoses  ; ne  lui  demandons  pas  d’exprimer  la  souffrance  physique,  la 
douleur  morale  : il  11e  s’y  entend  pas.  Il  représente  l’épicurisme  auquel  devait 
fatalement  aboutir  la  Renaissance,  dont  il  forme  ainsi  l’expression  la  plus  logique, 
sinon  la  plus  haute. 

Dans  la  Sainte  Famille  du  Louvre  (n°  94),  quoique  ce  somptueux  apparte- 
ment ne  rappelle  en  rien  la  crèche  de  Bethléem,  la  Vierge,  saint  Joseph,  les 
deux  saintes,  nous  transportent  sans  trop  de  difficulté  dans  le  monde  idéal  des 
acteurs  du  Nouveau  Testament,  des  Vierges  émues  ou  glorieuses,  de  l’Enfant 
miraculeux,  du  vénérable  saint  Joseph.  Mais,  pour  nous  prouver  que  tout  cela 
n’est  pas  une  fiction,  l’artiste  introduit  une  religieuse  bénédictine,  dans  le  cos- 
tume du  temps  et  avec  tous  les  caractères  d’un  portrait  : il  met  ainsi  dans  notre 
esprit  une  note  précise,  .vivante,  et  nous  prouve  que  nous  ne  rêvons  pas. 

Plus  appropriée  encore  au  génie  de  Véronèse  était  la  représentation  des  fes- 
tins ou  banquets  : Noces  de  Cana,  Saintes  Cènes , Cènes  d’Emma  iis,  thème  si  sou- 
vent développé  par  les  artistes  chrétiens,  depuis  Giotto,  Andrea  del  Castagno, 
jusqu’à  Léonard  de  Vinci,  Raphaël  et  Gaudenzio  Ferrari.  Le  peintre  véronais 
s’en  fit  bientôt  une  spécialité.  Il  peignit  d’abord  les  Noces  de  Cana,  du  Louvre, 
celles  du  Musée  de  Dresde  (autrefois  à Modène),  le  Repas  che^  Simon  le  Pharisien, 
avec  la  Madeleine  aux  pieds  du  Christ  (iSyo),  autrefois  dans  l’église  Saint-Sébas- 
tien à Venise,  aujourd’hui  au  Musée  de  Milan;  un  autre  exemplaire,  prove- 
nant de  l’église  des  Servites,  aujourd’hui  au  Louvre;  un  troisième,  au  Musée  de 
Turin;  le  Repas  che 4 Lcvi  (iSpo),  autrefois  dans  l’église  Saints-Jean-et-Paul, 
aujourd’hui  à l’Académie  de  Venise;  les  Disciples  d’ Emma  iis , au  Louvre;  le 
Festin  de  Grégoire  le  Grand,  au  Monte  Berico  à Vicence1. 

Depuis  le  Titien,  l’habitude  en  était  prise  : les  Vénitiens  voulaient,  coûte 
que  coûte,  des  toiles  colossales.  Les  compositions  de  Véronèse,  dit  à ce  sujet 
M.  Yriarte,  « représentent  après  celles  du  Tintoret  le  plus  vaste  amoncelle- 
ment de  créatures  humaines  évoquées  ou  mises  en  mouvement  sous  un  ciel 
pur,  dans  une  atmosphère  limpide,  avec  tout  le  relief  de  la  vie,  toute  la  grâce, 
la  force  et  la  jouissance  que  le  génie  seul  dispense  à ses  créations2  ». 


1.  Constatons  qu’à  un  moment  donné,  l'an  VIII  de  la  République,  les  quatre  Cènes  de  Véro- 
nèse figuraient  au  Louvre. 

2.  Paul  Véronèse,  p.  23. 


648 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Les  Noces  de  Cana  (gravées  p.  48),  commandées  le  6 juin  1862,  avec  un 
délai  d’une  année  pour  l’exécution,  livrées  le  8 septembre  1 563,  restèrent  au 
couvent  de  Saint-Georges  Majeur  jusqu’à  la  Révolution.  Transportées  à Paris 
par  nos  armées  victorieuses,  elles  furent  exceptées,  en  i8i5,  des  revendications 
des  commissaires  autrichiens,  en  raison  de  leurs  dimensions  et  des  difficultés 
du  transport.  Ces  braves  gens  de  commissaires  consentirent  à accepter  en 
échange  le  Repas  che ^ le  Parisien,  de  Charles  Le  Brun  ! 

« Ouvrage  merveilleux,  dit  Vasari,  par  ses  dimensions,  par  le  nombre  des 
figures,  la  variété  des  costumes  et  l’invention  ; si  j’ai  bonne  mémoire,  on  y 
trouve  plus  de  cent  cinquante  têtes,  toutes  fort  variées  et  exécutées  avec  un 
grand  soin.  » 

Rien  de  plus  vivant,  et  rien  de  plus  amusant  en  effet  que  les  Noces  de  Cana 
et  les  compositions  congénères  : il  y règne  une  fécondité  d’imagination,  une 
variété  de  ressources,  une  animation,  un  entrain,  une  bonne  humeur,  qui 
font  que  l’œil  les  parcourt,  sans  se  lasser,  dans  leurs  moindres  détails,  comme 
il  ferait  d’un  roman. 

Qu’est-ce  que  les  Noces  de  Canal  Un  festin  vénitien  du  xvie  siècle,  mais  un 
festin  idéal,  dans  lequel  l’artiste  a groupé  les  plus  célèbres  de  ses  compatriotes. 
A peine  fait-on  attention  au  Christ,  à la  Vierge,  aux  Apôtres,  relégués  au 
second  plan,  tandis  que  le  premier  plan,  qui  déborde  un  peu  sur  le  cadre, 
parce  que  le  point  de  vue  a été  choisi  trop  bas  (c’est  un  des  rares  reproches  que 
l’on  puisse  adresser  à ce  chef-d’œuvre),  contient  les  musiciens,  les  serviteurs, 
les  lévriers,  etc.,  toutes  figures  véritablement  vivantes,  dans  les  attitudes  les 
plus  naturelles,  avec  des  gestes  trouvés,  par  exemple  le  serviteur  qui  se  baisse 
pour  verser  dans  une  urne  le  contenu  d’un  grand  vase. 

Le  don  de  l’observation  est  aussi  remarquable  dans  les  Noces  de  Cana  que 
celui  de  l’invention.  Quelle  vérité  et  quelle  variété  chez  les  convives,  tant 
chez  ceux  qui  sont  occupés  à manger  ou  à boire  que  chez  ceux  qui  parlent 
ou  qui  écoutent  ! 

L’animation  extraordinaire  qui  règne  dans  ce  festin  épique  ne  doit  pas  nous 
faire  oublier  ses  mérites  au  point  de  vue  de  la  peinture  : ce  coloris  si  nourri 
et  si  chaud,  plus  ferme  et  plus  plein  que  celui  du  Titien,  ces  palais  que  l’on 
croit  pouvoir  saisir  en  étendant  la  main,  ce  ciel  radieux. 

Bien  d’autres  maîtres  ont  eu  une  imagination  brillante,  sans  pour  cela  avoir 
été  des  peintres  dans  la  véritable  acception  du  terme  : chez  Paul  Véronèse,  les 
qualités  de  l’ordre  technique,  la  science  du  coloris  et  l’art,  plus  rare  encore,  de 
faire  vivre  les  figures,  ne  le  cèdent  en  rien  à cette  verve  intarissable  : c’est  un 
coloriste  de  tout  premier  ordre,  disposant  d’une  gamme  aussi  éblouissante  et 
souvent  plus  nourrie  que  celle  du  Titien. 

Avec  quelle  verve  n’improvise-t-il  pas  ses  merveilleux  fonds  d’architecture, 
avec  quel  art  ne  nous  transporte- 1- il  pas,  comme  d’un  coup  de  baguette, 
dans  les  régions  idéales  ! Et  puis,  comme  il  sait  nous  intéresser  à ses  person- 


.Adoration  des  Mages,  par  Paul  Véronèse.  (Collection  Albertine,  a Vienne.) 


PAUL  VERONESE. 


649 


nages,  toujours  si  sympathiques,  et  toujours  si  bien  à leur  affaire  ! Ce  ne  sont 
véritablement  pas  des  acteurs,  mais  des  hommes  pris  dans  la  vie,  vaquant  à 
leurs  occupations,  sans  se  douter  que  le  peintre  les  observe,  qu’il  va  les  fixer 
à tout  jamais  sur  la  toile. 

Le  Repas  che % Lévi,  à l’Académie  de  Venise,  composition  gigantesque,  divisée 
en  trois  compartiments  par  des  arcades  et  des  colonnes  d’un  beau  galbe, 
est  inférieure  aux  Noces  de  Cana  pour  le  groupement  comme  pour  le  coloris. 
Le  maître  y a tour  à tour  abusé  du  gris  et  du  rouge;  il  a laissé  un  vide  trop 
grand  entre  les  figures,  qui  sont  comme  écrasées  par  l’architecture.  Il  a en  outre 
trop  sacrifié  le  Christ,  en  le  noyant  parmi  les  autres  acteurs. 

La  même  erreur  se  reproduit  dans  le  Repas  che % Simon  Je  Pharisien,  du  Louvre, 
où  la  composition,  quoique  merveilleusement  en  cadre,  est  coupée  en  deux  et 
offre,  vers  le  centre,  une  trouée  disgracieuse.  Quelle  merveille  de  coloris  d’ail- 
leurs que  ce  tableau  ! La  tonalité  y est  grave,  presque  sévère,  autant  qu’elle  est 
éclatante  dans  les  Noces  de  Cana  ; mais  elle  a encore,  si  possible,  plus  de  trans- 
parence. 

Le  Mariage  mystique  de  sainte  Catherine,  dans  l’église  du  même  nom  à Venise, 
se  rattache  à ces  cérémonies  splendides.  A gauche,  un  portique,  dont  on  ne 
voit  que  deux  colonnes,  autour  desquelles  s’enroulent  de  riches  tentures;  au 
pied  de  ces  colonnes,  des  chanteurs  et  des  musiciens.  Sur  les  marches,  la  Vierge 
et  l’Enfant,  à qui  la  sainte,  vêtue  à la  mode  vénitienne,  une  couronne  de  perles 
sur  ses  cheveux  artistement  arrangés,  tend  la  main  en  s’inclinant.  Puis,  sur  la 
terre  et  dans  les  airs,  des  anges  qui  manifestent  leur  joie.  Tout  est  exaltation  et 
pompe  dans  cette  page  peinte  avec  une  verve  et  un  brio  extraordinaires;  les 
visages  y sont  épanouis,  les  gestes  éloquents,  l’ensemble  agencé  comme  seul  un 
Paolo  Caliari  savait  agencer. 

Véronèse  est  moins  heureux  dans  les  compositions  qui  exigent  de  la  foi, 
des  élans.  Génie  épique  plutôt  que  lyrique,  narrateur  plutôt  que  dramaturge, 
il  échoue  le  plus  souvent  quand  il  s’attaque  à des  scènes  comportant  le  recueil- 
lement, la  ferveur,  les  saintes  extases.  Dérouler  de  somptueux  cortèges,  impro- 
viser des  scènes  aussi  brillantes  qu’animées,  peupler  la  toile  des  figures  les 
plus  distinguées  et  les  plus  sympathiques,  voilà  son  rôle;  il  est  assez  en- 
viable pour  que  nous  ayons  le  droit  de  passer  condamnation  sur  ses  autres 
tentatives. 

Que  reste-t-il  de  l’inspiration  religieuse  dans  les  Disciples  d’Emmaiis,  du 
Louvre?  Peu  de  chose!  Le  drame  à trois,  que  le  Titien  avait  déjà  porté  à cinq 
acteurs,  en  comprend  ici  une  vingtaine,  sans  faire  entrer  en  ligne  de  compte 
le  chat  qui  ronronne  sous  la  table,  le  chien  caressé  par  le  jeune  garçon,  le 
second  chien  caressé  par  les  deux  petites  filles  du  premier  plan.  Et  que  dire  de 
cette  matrone  vénitienne  tenant  sur  les  bras  son  enfant,  de  ces  patriciens, 
de  ce  nègre,  de  ces  pages!  Que  dire  du  luxe  de  l’ameublement,  de  ces  sièges 
posant  sur  des  têtes  de  satyre,  de  ces  riches  aiguières,  de  ce  portique!  Jamais 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


65o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


artiste  n’a  porté  défi  pareil  à la  vraisemblance  historique,  à la  couleur  locale. 
Le  texte  de  l’Évangile,  si  simple,  si  touchant,  suffisait  cependant  pour  inspirer 
même  un  peintre  aussi  mondain  que  Paul  Véronèse. 

L ’ Assomption  de  la  Vierge,  exposée  à l’Académie  de  Venise,  dans  le  voisinage 
de  celle  du  Titien,  souffre  véritablement  trop  de  la  comparaison  avec  ce  chef- 
d’œuvre  : autant  celui-ci  montre  d’unité  dans  le  groupement,  autant  les 
figures  chez  Véronèse  sont  éparpillées  et  l’action  incohérente.  Recherchant  à 
l’excès  le  mouvement,  il  n’a  rencontré  que  les  lignes  les  plus  heurtées,  les  plus 
discordantes.  Ce  ne  sont  que  têtes  levées  vers  le  ciel  ou  baissées  vers  le  sol, 
dans  des  attitudes  tourmentées. 

Plus  encore  que  le  Titien,  Paul  Véronèse  a besoin  d’une  mise  en  scène  bril- 
lante et  de  toutes  les  ressources  de  la  décoration  pour  flaire  valoir  ses  person- 
nages : aussi  ses  Madones  (une  des  plus  belles  est  la  Vierge  triomphante  de  l’Aca- 
démie de  Venise)  sont-elles  rares,  ou  du  moins  d’un  ordre  secondaire.  Le  petit 
tableau  que  l’on  voit  au  Louvre  n’a  rien  de  l’inspiration  religieuse. 

Le  Martyre  de  sainte  Catherine,  à l’Académie  de  Venise,  prouve  combien  peu 
le  maître  s’entendait  à des  scènes  pareilles.  En  dehors  de  la  sainte,  d’ailleurs 
parfaitement  belle  et  touchante,  les  acteurs  sont  ou  bien  hébétés  ou  bien  indif- 
férents. C’est  qu’il  fallait  autre  chose  que  l’esprit  d’un  épicurien  pour  célébrer 
l’héroïsme  des  martyrs. 

Dans  le  Saint  Sebastien,  également  à l’Académie  de  Venise,  que  de  déclama- 
tion déjà,  quel  excès  de  mouvement  dramatique!  C’est  du  drame  arrangé,  non 
plus  du  drame  vécu  ! 

Le  Martyre  de  saint  Marc  et  de  saint  Marcellin  pèche  par  la  contusion  : il  faut 
un  long  examen  pour  découvrir  à qui  appartiennent  cette  îaaain,  ce  pied;  si 
telle  draperie  fait  partie  du  vêtement  de  Pierre  ou  de  Paul;  puis,  que  d’effets 
cherchés,  que  de  poses  théâti'ales  ! 

Les  Quatre  Evangélistes  ne  sont  pas  moins  prétentieux  : ce  ne  sont  que  mains 
appuyées  conti'e  la  poiti'ine  et  genoux  touchant  ces  mains;  têtes  levées  vei's 
le  ciel  avec  des  expressions  extatiques;  draperies  arrangées  avec  une  coquetterie 
dont  la  piété  la  moins  sévère  ne  saurait  s’arranger! 

Écartons  donc  l'ésolument  les  scènes  de  la  Passion  et  les  scènes  de  martyre  : 
l’artiste  s’y  montre  trop  inférieur  à lui-même. 

J’ai  réservé  pour  des  paragraphes  distincts  l’étude  des  peintures  de  Paul 
Véronèse  à la  villa  Barbaro  et  au  Palais  ducal  de  Venise.  Mais,  avant  d’analyser 
ces  deux  cycles  célèbres,  je  dois  mentionner  les  principaux  événements  qui 
ont  marqué  la  dernière  partie  de  la  vie  du  maître,  et  tout  d’abord  son  voyage 
à Rome  et  son  mariage. 

De  même  que  le  Titien,  Véronèse  aimait  peu  les  voyages  et  ne  visita  que 
relativement  tard  la  Ville  éternelle  : il  comptait  environ  trente-six  ans  lorsqu  il 
se  décida,  entre  1 563  et  i505,  à accompagner  son  protecteur  Girolamo  Grimani, 


PAUL  VÉRON ÈSE. 


65 1 


nommé  ambassadeur  à la  cour  pontificale1.  Ce  voyage  — on  l’a  constaté  — a 
exercé  une  influence  considérable  sur  le  génie  de  l’artiste  : désormais  il  imprima 
à ses  figures  nues  plus  d’élévation  et  de  noblesse,  et  s’attacha  davantage  à la 
recherche  des  lignes  sculpturales2 3. 

Le  second  événement  marquant  fut  son  mariage.  Vers  i566,  Véronèse,  alors 
âgé  de  près  de  quarante 
ans,  épousa  la  fille  de  son 
ancien  maître  Antonio  Ba- 
dile.  Il  eut  d’elle,  en  1 568, 
un  premier  fils,  Gabriele; 
en  ifipo,  un  second,  Car- 
letto,  qui  devint  à son  tour 
un  peintre  de  talent.  Tout 
nous  autorise  à croire  que 
sa  vie  intérieure  fut  des 
plus  heureuses.  Grâce  à ses 
habitudes  d’ordre  et  d’éco- 
nomie, il  ne  tarda  pas  à 
conquérir  l’aisance,  puis 
la  fortune , une  fortune 
brillante  r’. 

On  ne  saurait  trop  pro- 
clamer qu’avec  Paul  Vé- 
ronèse nous  n’avons  plus 
affaire  â un, artiste  qui  rai- 

1.  On  place  généralement 

ce  voyage  en  1 563.  Mais  la 
date  en  a été  contestée  dans  ces 
derniers  temps,  sous  le  prétexte 
que  les  voyages  de  Grimani 
eurent  lieu  en  1 555,  en  i55ç), 
en  1 565 , mais  nullement  en 
1 563 . Bien  plus,  un  savant  his- 
torien d’art  allemand , le  re- 
gretté Janitschek,  est  allé  jus-  Figure  décorative,  par  Paul  Véronèse. 

qu’à  nier  que  Véronèse  ait  (Villa  Barbaro,  à Maser.) 

visité  Rome.  Laissons  là  ces 

hypothèses  en  l’air,  auxquelles  il  faut  savoir  opposer  le  scepticisme,  et  bornons-nous  à constater 
que  les  influences  de  Michel-Ange  et  de  Raphaël  sont  des  plus  palpables,  notamment  dans  les 
fresques  de  la  villa  Barbaro. 

2.  Yriarte,  Paul  Véronèse,  p.  40. 

3.  En  1 58o,  huit  années  avant  sa  mort,  Véronèse  avait  déjà  en  dépôt  chez  les  banquiers 
6000  sequins  (plus  de  300  000  francs  de  notre  monnaie).  Nous  savons  en  outre  par  sa  décla- 
ration de  biens  qu’il  avait  acquis  plusieurs  domaines  assez  considérables  dans  les  environs  de 
Trévise.  Il  retirait  des  uns  des  fermages  en  argent,  des  autres  des  provisions,  par  exemple 
chaque  année  un  porc  de  100  livres,  2 paires  de  poules,  5o  œufs,  etc.  Malgré  la  plus  brillante 


652 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


sonne,  à un  artiste  sensible,  délicat,  poète,  mais  en  quelque  sorte  à une  force 
de  la  nature,  inconsciente,  produisant,  produisant  sans  cesse,  comme  sous  une 
pression  venant  du  dedans. 

L’homme  en  effet  n’avait  aucune  des  qualités  qui  distinguaient  Giorgione  ou 
le  Titien;  assez  peu  lettré,  ce  semble,  rangé,  économe,  ses  dehors  ne  répon- 
daient en  rien  aux  trésors  d’imagination  accumulés  sous  cette  enveloppe  peu 
séduisante.  Est-il  rien  qui  prouve  davantage  avec  quel  soin  il  faut  distinguer 
le  caractère  du  talent  et  l’homme  de  l’artiste! 

Qu’importe  d’ailleurs  le  caractère  chez  celui-ci  — c’est  la  matière  périssable, 
dont  tout  au  plus  les  contemporains  apprécieront  les  qualités  ou  les  défauts. 
Le  talent , au  contraire , c’est  l’effluve  impalpable  qui  vivra  à travers  les 
siècles. 

Même  après  son  établissement  définitif  à Venise,  Véronèse  retournait  .à  tout 
instant  sur  la  terre  ferme  pour  décorer  le  palais  ou  la  villa  de  quelque  patricien 
de  ses  amis.  Vers  i56o,  il  exécuta,  en  collaboration  avec  J.  B.  Zelotti,  les  pein- 
tures de  la  villa  des  Porti,  à Tiene,  dans  le  Vicentin.  Donnons  une  idée  de  ces 
peintures  d’après  M.  Yriarte  : « Dans  la  salle  principale,  il  divisa  les  surfaces 
en  grands  panneaux  représentant  des  jeux,  des  réunions,  des  cavaliers,  des 
décamérons,  des  chasses,  des  bals,  des  sujets  pleins  de  gaieté,  qui  n’étaient  que 
prétextes  à une  peinture  joyeuse  et  animée,  encadrés  de  figures  en  clair-obscur 
faisant  corps  avec  l’architecture  : Pallas,  Mercure,  Mucius  Scævola,  Antoine  et 
Cléopâtre,  Sophonisbe  et  Massinissa,  tout  ce  monde  de  la  mythologie,  de 
l’histoire  et  de  la  poésie,  tous  les  héros  et  les  déesses  singulièrement  mêlés  à 
des  chevaliers  véronais,  vicentins  et  trévisans,  à des  patriciens  de  Venise,  des 
chasseurs  à l’épieu,  des  sénateurs  en  villégiature,  des  guerriers  au  repos  accom- 
pagnés de  pages  et  de  « gentildonne1  ». 

Peu  de  temps  après  son  mariage,  vers  1 566  (d’après  Janitschek),  et  non 
pas  avant  1 563,  comme  on  l’a  affirmé,  Paul  Véronèse  entreprit  la  décoration 
d’une  villa  élevée  par  les  soins  de  ses  amis  Daniel  Barbaro,  le  patriarche 
d’Aquilée,  et  Marc-Antoine  Barbaro  (voy.  p.  278).  Cette  date  de  1 566  expli- 
quera, nous  le  verrons  tout  à l’heure,  bien  des  particularités. 

Le  village  de  Maser  (en  italien  Masera  ou  Masiera)  est  situé  à trois  heures 
de  voiture  de  Trévise.  « La  route  qu’il  faut  prendre,  dit  Charles  Blanc,  traverse 
une  contrée  fertile,  cultivée  par  une  population  heureuse,  riche  et  forte.  Les 
femmes  y sont  belles  à tous  les  âges,  même  dans  la  vieillesse;  elles  res- 
semblent alors  à des  sibylles  de  Michel-Ange.  Leur  regard  est  à la  fois  aimable 
et  fier.  Du  haut  de  leurs  charretées  de  foin,  elles  nous  saluaient  en  riant  et  se 

aisance,  l’artiste,  dans  son  mémorandum,  cherche  à apitoyer  les  magistrats  sur  la  modicité  de 
ses  revenus  («  le  poche  entrate  che  possedo  »)  ; c’était  décidément  la  litanie  favorite  de  tous 
les  artistes  de  la  Renaissance.  (Yriarte,  Paul  Véronèse,  p.  65.) 

I.  Paul  Véronèse,  p.  16-18. 


Sainte  Famille,  par  Paul  Véronèse.  (Musée  du  Louvre.) 


•C 


PAUL  VERONESE. 


653 


rejetaient  ensuite  dans  les  bras  de  leurs  frères  ou  de  leurs  maris,  hommes 
robustes  à la  taille  bien  prise,  à l’air  sérieux  et  doux,  qui  par  moments  nous 
rappelaient  les  Moissonneurs  de  Léopold  Robert1.  » 

Dans  la  suite  des  temps,  la  villa  Barbaro  déchut  singulièrement  de  son 
antique  splendeur  : un  instant,  à la  fin  du  siècle  dernier,  le  séjour  du  dernier 
doge  de  Venise,  Louis  Manin,  lui  rendit  quelque  notoriété.  Puis  le  silence  se 
fit  de  nouveau  autour  d’elle.  Aucun  guide  moderne  n’en  signalait  même 
l’existence,  lorsque  M.  Yrinrte,  à qui  l’histoire  de  l’art  vénitien  est  redevable 
de  tant  de  services,  la  remit  en  lumière  dans  un  article  de  la  Revue  des  Deux 
Mondes.  Depuis,  l’œuvre  créée  par  la  collaboration  de  Daniel  Barbaro,  de  Pal- 
ladio, de  Vittoria  et  de  Véronèse  a reconquis  son  ancienne  réputation;  tous 
les  amis  de  l’art  font  à Maser  un  pieux  pèlerinage,  et  la  photographie  a répandu 
au  loin  l’image  de  ses 
merveilleuses  fresques. 

Line  galerie,  un  salon, 
quatre  chambres,  tel  fut 
le  domaine  assigné  à Paul 
Véronèse.  Il  y multiplia  à 
la  fois  les  personnifications 
les  plus  brillantes  et  les  po- 
ses les  plus  pittoresques, 
le  peintre  chez  lui  ne  se 
séparant  jamais  du  poète. 

Dans  la  galerie  il  plaça  sous  des  niches  des  femmes,  de  taille  colossale,  jouant 
des  instruments  les  plus  variés  : viole,  mandoline,  cimbale,  trompette,  hautbois, 
flûte,  orgue.  Ce  sont  de  coquettes  Vénitiennes,  à la  mine  tantôt  éveillée,  tantôt 
langoureuse,  aux  draperies  amples  et  étoffées,  retombant  en  larges  plis,  avec  une 
sorte  d’abandon,  sur  les  pieds  nus  chaussés  de  sandales.  Je  ne  puis  mieux  les 
comparer  qu’aux  délicieux  anges  de  Melozzo  da  Forli,  qui  sont  cependant  d’un 
art  supérieur,  avec  plus  de  netteté  dans  la  silhouette  et  plus  de  rythme  dans 
les  mouvements. 

Puisque  j’ai  touché  à la  musique,  je  parlerai  tout  de  suite  de  l’admirable 
composition  représentant  Y Harmonie.  Elle  comprend  deux  femmes  assises, 
jouant,  l’une  du  violon,  l’autre  du  violoncelle,  et,  entre  elles,  un  enfant  à 
moitié  nu  qui  manie  également  l’archet.  Il  est  facile  de  reconnaître  dans  ce 
motif  le  développement  d’une  de  ces  scènes  de  concert  si  chères  aux  artistes 
vénitiens,  empressés  dès  les  temps  des  Bellini,  des  Carpaccio  et  des  Cima  à 
placer  des  chœurs  d’anges  au  pied  du  trône  de  la  Vierge,  ou  encore  la  mise  en 
œuvre  de  Concerts  dans  le  genre  de  ceux  de  Giorgione.  C’est  que  les  Vénitiens 
étaient  musiciens  dans  l’âme;  sans  la  musique,  point  de  fête  complète.  Poètes 


L’Harmonie,  par  Paul  Véronèse.. 
(Villa  Barbaro,  à Maser.) 


I Galette  des  Bcaux-Arls  : 1878,  t.  I,  p.  386. 


654 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


médiocres,  architectes,  statuaires,  dessinateurs  incorrects,  ils  mettaient  toute 
leur  gloire  — eux  les  derniers  venus  au  banquet  de  l’art  — à exceller  dans 
cette  branche  qui  répond,  elle  aussi,  à la  dernière  évolution  du  beau. 

Le  groupe  de  V Harmonie  est  d’une  structure  inimitable,  aussi  profondément 
savante  et  rythmée  que  libre  et  audacieuse.  Quel  contraste  merveilleux  que 
celui  entre  le  violon  baissé  sur  l’épaule  de  la  joueuse,  à l’extrémité  de  gauche, 
et  le  violoncelle  qui  se  dresse  dans  les  airs  du  côté  opposé  ! Seul  Raphaël  avait 
jusque-là  saisi  à ce  point  la  science  des  contrastes  pittoresques. 

Remarquons  aussi  l’extrême  variété  des  types  : elle  prouve  que  Véronèse, 
n’ayant  pas  de  modèle  attitré,  cherchait  ses  inspirations  autour  de  lui,  deci 
delà,  au  milieu  de  ces  belles  populations  du  Trévisan.  Les  têtes  sont  d’ailleurs 
ce  qu’il  y a de  moins  parfait  dans  les  fresques  de  la  villa  Barbaro  : elles  sont 
parfois  assez  vides  et  vulgaires.  Dans  le  fait,  Véronèse  ne  retrempait  pas  assez 
son  idéal  à la  source  du  portrait  : il  cultiva  à peine  ce  genre. 

Le  plafond  des  Planètes  et  des  Eléments  se  compose  d’un  octogone  entouré 
de  quatre  rectangles  et  de  quatre  écoinçons,  d’une  ordonnance  à la  fois  riche 
et  harmonieuse.  Dans  les  rectangles,  des  figures  en  grisaille,  d’un  fini  exquis; 
dans  les  écoinçons,  des  fresques  allégoriques  (les  Quatre  Éléments)  avec  un 
rare  luxe  d’attributs  et  une  fécondité  de  motifs  encore  plus  extraordinaire  : 
une  femme  assise  tenant  à la  main  une  branche  de  lis,  et  ayant  à côté  d’elle  un 
paon,  et  un  enfant  qui  lâche  une  hirondelle  attachée  par  la  patte,  représente 
Junon,  prise  comme  personnification  de  l’air,  tandis  que  Cybèle  représente  la 
terre,  Vulcain  le  fer  et  Neptune  l’eau.  Le  centre  est  occupé  par  huit  figures 
assises,  ayant  chacune  au-dessous  d’elle  les  signes  du  Zodiaque  ou  des  Pla- 
nètes (le  Taureau,  la  Balance,  le  Bélier,  le  Sagittaire,  deux  Colombes  qui 
se  becquètent),  etc. 

Comment  des  juges  aussi  clairvoyants  que  Charles  Blanc  et  M.  Yriarte  n’ont- 
ils  vu  dans  ce  plafond  que  Y Olympe}  Et  tout  d’abord,  à supposer  qu’il  s’agisse 
de  l’Olympe,  il  aurait  fallu  représenter  Cérès,  Minerve  et  Bacchus,  qui  man- 
quent. En  réalité,  la  composition  a un  sens  à la  lois  plus  profond  et  plus 
topique  : elle  représente  le  système  planétaire,  la  Terre,  montée  sur  un  dragon 
et  autour  d’elle  le  Soleil,  la  Lime,  puis  les  Sept  grandes  Planètes,  sous  la  forme 
d’Apollon,  de  Diane,  Saturne,  Jupiter,  Mars,  Vénus  et  Mercure. 

Ces  figures  pleines  d’abandon,  peut-être  même  trop  isolées  les  unes  des 
autres,  sont  facilement  reconnaissables  à leurs  attributs  : Apollon  à sa  lyre, 
Mercure  à son  caducée,  etc.  Jupiter,  assis  à côté  de  l’aigle,  et  Saturne,  serrant 
la  faux  de  son  bras  nerveux,  sont  d’une  rare  grandeur,  qui  fait  penser  à Michel- 
Ange;  Diane  au  contraire,  assise  entre  deux  chiens  dont  l’un  lui  lèche  la  figure 
(gravée  p.  4),  d’une  grâce  parfaite.  Cybèle,  peut-être  un  peu  trop  ramassée 
sur  elle-même,  caresse  deux  lionceaux  d’une  fière  tournure  et  qui  ne  res- 
semblent en  rien  aux  lions  de  fantaisie  de  Raphaël.  Plus  loin  Pluton  et  Cérès 
(le  dieu  des  Enfers,  vu  de  dos,  tenant  une  clef  gigantesque;  la  déesse  des 


PAUL  VÉRONÈSE. 


655 


moissons,  assise,  faisant  face  au  spectateur,  dans  une  pose  d’une  liberté  et  d’un 
charme  indéfinissables.  Puis  Apollon  et  Vénus,  tournés  l’un  vers  l’autre, 
Apollon  tenant  la  lyre,  Vénus,  qui  semble  l’interpeller,  s’appuyant  d’une 
main  sur  le  sol,  et  soutenant  de  l’autre  un  enfant  nu  qui  joue  sur  ses  genoux 
(gravé  à la  fin  du  présent  chapitre). 

Rien  d’antique  dans  les  types,  rien  d’antique  non  plus  dans  les  attributs  ou 
le  costume  : Paul  Véronèse  est  de  son  temps,  tout  en  tirant  parti  des  leçons 
que  le  passé  peut  lui  offrir. 

Au-dessous  du  plafond  des  Planètes  règne  une  galerie  circulaire,  comme  un 
balcon  intérieur,  fermée  par  une  balustrade  de  marbre,  réminiscence  palpable  du 
plafond  peint  par  Mante- 
gna  au  château  ducal  de 
Mantoue  (p.  642).  A ce 
balcon  paraissent  une  dame 
avec  sa  vieille  nourrice,  un 
jeune  garçon  tenant  un 
chien,  un  page  qui  lit,  un 
singe,  un  griffon,  un  en- 
fant qui  parle  à un  perro- 
quet. « C’est  ainsi,  ajoute 
Charles  Blanc , que  les 
fortunés  maîtres  de  céans 
n’ont  qu’à  sortir  de  leurs 
chambres  hautes  et  à se 
mettre  au  balcon  qui  sur- 
monte leur  salle  de  gala 

pour  causer  familièrement  avec  les  dieux.  Ils  n’ont  qu’à  étendre  la  main  pour 
toucher  la  robe  de  Junon,  les  épaules  de  la  blonde  Vénus,  pour  faire  jouer  leurs 
enfants  avec  les  Amours  et  leurs  épagneuls  avec  les  chiens  de  Diane1  ». 

Dans  le  plafond  des  Planètes,  les  réminiscences  de  la  Farnésine  sautent  aux 
yeux  : par  exemple  dans  la  femme  vue  du  dos.  Véronèse  avait  d’ailleurs  déjà  eu 
l’occasion,  lors  de  son  séjour  à Mantoue,  d’entrevoir  Raphaël  à travers  les 
fresques  de  Jules  Romain,  au  château  ducal  et  au  palais  du  Té.  Le  choix  même 
du  sujet  rappelle  également  un  ouvrage  célèbre  de  Raphaël  : les  Planètes,  exé- 
cutées en  mosaïque  à Santa  Maria  del  Popolo. 

Ailleurs,  Y Eté  et  Y Automne  montrent  un  enchevêtrement  de  figures  peut-être 
excessif  : huit  hommes,  femmes  et  enfants  resserrés  dans  un  étroit  espace.  Par- 
ticulièrement belle  est  la  femme  nue,  avec  des  épis  dans  les  cheveux,  vue  de 
dos  dans  une  attitude  aussi  aisée  que  gracieuse. 

Le  Printemps  abonde  également  en  motifs  variés  et  originaux,  entre  autres 


Junon  (l’Air),  par  Paul  Véronèse. 
(Villa  Barbaro,  à Maser.) 


1.  Galette  des  Beaux-Arts,  1878,  t.  II,  p.  1 36. 


656 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Vénus  — nue,  étendue  sur  le  dos,  dans  l’attitude  de  Prométhée  et  s’ap- 
puyant d’une  main  sur  les  nuages  : ce  torse  superbe,  d’une  allure  et  d’une 
souplesse  inimitables,  montre  en  Véronèse  un  anatomiste  d’une  science  con- 
sommée : Rubens  s’en  est  très  certainement  inspiré  (gravé  ci-dessus,  à la 
page  273,  avec  la  légende  erronée  de  Naissance  de  l'Aurore,  au  lieu  de  Naissance 
de  F Amour'). 

Les  sujets  mythologiques  alternent,  à la  villa  Barbaro,  avec  les  allégories. 
Le  Triomphe  de  Bacchus  se  distingue  par  une  donnée  profondément  originale, 
mais  peut-être  quelque  peu  incohérente.  La  scène  se  passe  dans  les  régions 
célestes  : à gauche,  un  groupe  composé  d’un  homme  barbu  tenant  le  thyrse, 
d’un  autre  assis,  élevant  une  coupe,  et  d’un  troisième,  pressant  dans  cette  coupe 
le  jus  d’une  grappe;  à droite,  vers  le  bas,  un  vieillard  couché  dans  l’attitude  que 
l’on  prête  généralement  aux  divinités  fluviales;  puis,  dans  les  airs,  une  femme 
jouant  du  violon  et  autour  d’elle  plusieurs  génies  nus  jouant  d’instruments 
divers.  Les  nus  et  les  draperies  alternent  de  la  façon  la  plus  heureuse,  et  ces 
nus  sont  traités  avec  une  sûreté  qu’eût  pu  envier  plus  d’un  Florentin  ou  d’un 
Romain.  Mais  ce  qui  est  surtout  inimitable,  c’est  l’aisance  extraordinaire  du 
groupement  : ces  figures  comme  jetées  au  hasard  à travers  l’espace  et  dont  la 
réunion  forme  néanmoins  un  ensemble  d’une  harmonie  parfaite. 

Puis  ce  sont  les  Vertus  conjugales,  série  de  personnages  semblant  rendre 
hommage  à un  jeune  couple  trônant  sur  les  nuages,  tandis  que  des  Amours 
couvrent  de  fleurs  cette  assemblée  sympathique. 

L’idée  ici  est  plus  obscure,  mais  quel  charme  dans  ces  figures  si  jeunes  et  si 
sympathiques,  et  qui  semblent  planer  dans  les  régions  idéales  ! L’époux,  avec 
sa  chevelure  ondulée  et  sa  barbe  naissante,  rappelle  les  bustes  de  l’empereur 
Lucius  Vérus,  en  même  temps  que  les  types  chers  à Sodorna.  Quant  à l’arran- 
gement, il  ne  procède  de  personne,  tant  il  a d’originalité. 

On  ne  peut  s’empêcher,  devant  des  pages  pareilles,  d’apprécier  le  dessin  si 
fin  et  si  ferme  de  Véronèse  en  regard  des  compositions,  si  flottantes  d’ordinaire, 
du  Titien. 

L’Amour  maternel  (ou  la  Charité ) a pour  emblème  une  jeune  femme  assise,  à 
qui  un  enfant  découvre  le  sein.  Autour  d’elle,  d’autres  enfants  tiennent  des 
vases  ou  des  coupes  d’un  travail  merveilleux.  Les  formes  de  la  jeune  femme 
sont  opulentes,  mais  le  visage  manque  de  distinction  : c’est  probablement 
quelque  paysanne  des  environs.  Avec  Y Abondance,  Y Envie  et  la  Force , nous  reve- 
nons au  groupfefcntyen  forme  de  triangle.  Citons  encore  la  Gloire  couronnant  le 
Mérite,  le  Temps- cf  F 'Histoire . 

Dans  la  Force  v&ffîfcue  par  l’Amour,  dans  la  Vertu  reprenant  le  Vice  en  lui  met- 
tant un  mors  à la  bouche,  Véronèse  oppose  des  groupes  composés  de  deux  per- 
sonnages, et  merveilleusement  construits,  aux  figures  allégoriques  isolées  ainsi 
qu’aux  ensembles  tels  que  Y Amour  maternel. 

Les  rares  compositions  religieuses  introduites  dans  ce  sanctuaire  de  la  philo- 


PAUL  VERONESE. 


657 


sophie — je  devrais  dire  de  l’épicurisme  — , trahissent  l’indifférence  et  l’ennui. 
La  Vierge,  à qui  saint  Joseph  présente  l’écuelle  (d’où  le  titre  de  Madonna  alla 
Scodella ),  et  la  Sainte  Famille  détonnent  au  milieu  de  tant  de  radieuses  évoca- 
tions du  monde  antique. 

Il  semble  que  Véronèse  ait  voulu  épuiser,  à la  villa  Barbaro,  toutes  les 
combinaisons  réalisables  de  la  peinture  décorative  : aux  figures  isolées , aux 
groupes  composés  de  deux  personnages,  aux  grandes  scènes,  font  suite  les  des- 
sus de  porte,  ornés  chacun  de  deux  figures  en  camaïeu,  assises  sur  le  plan 
incliné  du  fronton.  Tantôt  ces  figures  se  tournent  rigoureusement  le  dos, 
tantôt  l’une  est  accoudée  et  se  montre  de  face,  tandis  que  sa  compagne, 
étendue,  se  montre  de  profil  ; tantôt  elles  se  tournent  l’une  vers  l’autre  pour 
converser.  Un  groupe  particulièrement  heureux  est  celui  du  Faune  et  de  la 
Faunesse  qui  s’embrassent  en  se  serrant  les  mains. 

Un  peintre,  doublé  d’un  sculpteur  et  d’un  architecte,  pouvait  seul  inventer 
des  arrangements  à la  fois  si  hardis  et  si  rigoureusement  soumis  aux  lois  de  la 
décoration  ou  du  rythme. 

La  verve  qui  éclate  d’un  bout  à l’autre  des  fresques  de  la  villa  Barbaro  n’a 
d’égale  que  l’extrême  fraîcheur  de  ces  créations  délicieuses  qui,  ne  procédant 
d’aucun  modèle  connu,  ne  devant  rien  à aucun  artiste  antérieur,  nous  montrent 
une  éclosion  véritablement  spontanée,  comme  des  fleurs  qui,  s’entr’ouvrant  aux 
premiers  rayons  du  soleil,  gardent  encore  sur  leurs  pétales  éclatants  la  rosée 
du  matin. 

Il  est  temps  de  retourner  à Venise. 

En  1 502,  le  Sénat,  ayant  résolu  de  faire  compléter  la  décoration  de  la  salle 
du  Grand  Conseil,  confia  cette  tâche  à Orazio  Vecelli,  le  fils  du  Titien,  au 
Tintoret  et  à Paul  Véronèse.  Celui-ci  y peignit  Y Empereur  Frédéric  Barberousse 
baisant  le  pied  du  Pape,  puis  les  allégories  du  Temps,  de  la  Foi,  de  la  Patience  et 
de  la  Concorde.  Ces  ouvrages  ont  malheureusement  péri,  avec  tant  d’autres 
chefs-d’œuvre,  dans  l’incendie  à jamais  déplorable  du  20  décembre  1 5 7 7. 

Ce  sinistre  nous  a valu,  à son  tour,  quelques  nouveaux  chefs-d’œuvre  de 
Véronèse.  A partir  de  1077  jusqu’à  sa  mort,  arrivée  en  1 588,  le  maître  tra- 
vailla, presque  sans  interruption,  pour  le  Palais  des  Doges,  qu’il  orna  des 
compositions  suivantes  : Y Adoration  des  Mages  (bibliothèque),  Y Enlèvement 
d’Europe  et  Venise  trônant,  peints  à fresque,  par  exception  (salle  de  1’  « Anti- 
collegio  »);  Sébastien  Venier,  le  vainqueur  de  Lépante,  présenté  au  Christ  par 
saint  Marc,  Sainte  Justine,  Venise  et  la  Foi;  onze  tableaux  et  six  camaïeux; 
Venise  trônant  entre  la  Justice  et  la  Paix  (plafond  de  la  salle  du  « Collegio  »); 
un  Vieillard  avec  une  jeune  femme.  Les  autres  compositions  attribuées  à Véro- 
nèse sont  de  G.  B.  Zelotti  (salle  du  Conseil  des  Dix). 

Parcourons  rapidement  les  principales  de  ces  pages  fameuses. 

Venise  trônant  entre  la  Justice  et  la  Paix,  qui  viennent  lui  rendre  hommage, 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


83 


658 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


est  une  allégorie  des  plus  brillantes  (gravée  p.  281).  A une  ordonnance  ma- 
gistrale, et  telle  que  la  critique  la  plus  sévère  n’aurait  absolument  rien  à y 
reprendre,  se  joignent  la  distinction  des  sentiments  et  la  fierté  du  style,  un 
style  véritablement  héroïque. 

Noblement  assise  sur  un  trône  posé  sur  une  mappemonde  gigantesque 
(quelle  ingénieuse  et  saisissante  définition  de  la  puissance  de  Venise  !),  les 
épaules  recouvertes  du  manteau  d’hermine,  la  couronne  en  tète,  le  sceptre  à la 
main,  Venise,  laissant  planer  au  loin  son  regard,  semble  rêver  la  conquête  de 
nouveaux  territoires.  Cependant  deux  femmes,  parfaitement  belles  et  tou- 
chantes, viennent,  en  suppliantes,  lui  offrir,  l’une  le  glaive  et  les  balances, 
l’autre  le  rameau  d’olivier.  Mais  la  hère  souveraine  ne  daigne  même  pas 
abaisser  son  regard  sur  elles.  Ne  sait-elle  pas  que,  grâce  au  fidèle  lion  de  saint 
Marc  couché  à ses  pieds  et  toujours  vigilant,  elle  n’a  rien  à redouter  de  per- 
sonne ! 

Dans  la  salle  du  Grand  Conseil,  Véronèse  peignit,  sur  le  plafond,  la  Prise  de 
Sniyrne,  la  Défense  de  Scutari,  Y Apothéose  de  Venise,  puis,  sur  une  paroi,  le  Retour 
du  doge  A.  Contarini  après  la  victoire  de  Chioggia  (i38o),  et  enfin  le  Triomphe 
de  Venise.  S’autorisant  de  l’exemple  de  Léonard  de  Vinci,  de  Michel-Ange,  de 
Raphaël,  et  rompant,  par  contre,  avec  le  parti  adopté  par  le  Titien  dans  sa 
Bataille  de  Cadore,  il  essaya  de  concentrer  chacun  de  ces  événements  dans  un 
épisode  ne  comprenant  qu’un  petit  nombre  de  figures. 

Dans  le  Triomphe  ou  Y Apothéose  de  Venise,  le  maître,  pour  soutenir  cette 
machine  colossale,  a eu  recours  à l’encadrement  architectonique  qui  lui  était  si 
familier.  Un  entablement  supporté  par  deux  immenses  colonnes  torses  (ana- 
logues aux  colonnes  vitéennes  de  la  basilique  de  Saint-Pierre  de  Rome) 
encadre  la  partie  supérieure  de  la  peinture,  celle  où  l’on  voit  la  Renommée 
posant  une  couronne  sur  la  tête  de  Venise,  tandis  que  des  figures  allégoriques, 
assises  autour  delà  reine  des  mers,  lui  témoignent  leur  admiration.  Plus  bas, 
sur  une  balustrade  coupant  la  composition  en  deux,  des  hommes  et  des  femmes, 
des  enfants,  des  sénateurs,  des  Orientaux,  bref  tous  les  sujets  de  Venise, 
lèvent  leurs  regards  vers  ce  spectacle  grandiose.  Plus  bas  encore,  des  cavaliers 
sur  des  chevaux  qui  se  cabrent,  un  lévrier,  le  lion  de  saint  Marc.  Tout  cela, 
plein  de  mouvement,  de  verve  et  de  grandeur,  la  plus  étonnante  apothéose  dont 
jamais  État  ait  été  l’objet;  un  mélange  étourdissant  de  fiction  et  de  réalité;  le 
champ  de  nos  impressions  agrandi  comme  par  un  miracle. 

Que  de  visions  splendides  évoquées,  disons  mieux,  réalisées  et  fixées  sur  les 
parois  du  Palais  ducal,  de  ces  visions  qui,  plus  complètes,  plus  belles  que  notre 
imagination  n’eût  pu  les  concevoir,  se  gravent  dans  la  mémoire  en  traits 
éternels!  Et  comme  on  sent  partout  le  légitime  orgueil  du  citoyen  vénitien, 
du  citoyen  de  la  république  la  plus  riche  et  la  plus  puissante  qui  fût  alors! 
Cet  orgueil  donne  à toutes  les  figures  de  Paul  Véronèse  leur  vie  immanente  et 
leur  grande  tournure.  C’est  bien  ainsi  que  le  Sénat  de  la  Sérénissime  devait 


PAUL  VERONÈSE. 


6.5g 


entendre  que  l’on  interprétât  toutes  les  forces  vives  de  l’État,  et  que  l’on  célé- 
brât sa  gloire. 

La  lin  de  Paul  Véronèse  fut  imprévue  et  rapide,  et  en  cela  encore  le  destin, 
qui  n’avait  prodigué  que  des  joies  à ce  peintre  par  excellence  de  la  félicité 
terrestre,  se  montra  clément  pour  lui  : ayant  suivi  une  procession  le  lundi 
de  Pâques,  il  y prit  froid  et  mourut  dès  le  19  avril  suivant,  à peine  âgé  de 
soixante  ans  (l588).  Sa  dépouille  terrestre  trouva  un  asile  chez  ces  moines  de 


Wm 

IPI 


L’Enlèvement  d’Europe,  par  Paul  Véronèse. 
(Palais  des  Doges.) 


Saint- Sébastien  qui  les  premiers  avaient  accueilli  le  débutant  nouvellement 
débarqué  â Venise  et  pour  lesquels  il  avait  peint,  entre  autres  chefs-d’œuvre, 
Y Histoire  d'Esther. 

Les  deux  fils  de  Véronèse  et  son  frère  Bcnedetto  continuèrent  assez  long- 
temps encore  leur  association.  Est-il  nécessaire  d’ajouter  que,  dans  ces  pieuses 
imitations,  on  trouve  bien  encore  la  manière  de  l’initiateur,  mais  non  plus 
l’esprit  qui  animait  ses  innombrables  créations! 

En  réalité  les  véritables  héritiers  intellectuels  de  Paul  Véronèse  ne  furent  pas 
ses  parents,  ni  même  ses  élèves  directs  — d’un  bout  â l’autre  de  l’histoire  se 
confirme  cette  loi  : — ses  principes  avaient  assez  de  vitalité  pour  inspirer,  un 


66o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


demi-siècle  après  sa  mort,  le  grand  Rubens,  qui  lui  doit  le  meilleur  de  sa  science 
de  décorateur;  puis,  plus  près  de  nous,  Tiepolo,  l’auteur  des  fresques  si  spi- 
rituelles et  si  brillantes  du  palais  Labbia  à Venise.  Paolo  Caliari  n’eût  pu 
souhaiter  continuateurs  mieux  doués. 

Mais  ce  que  ne  purent  faire  revivre  ni  le  fougueux  et  pathétique  Flamand,  ni 
le  spirituel  et  frivole  Vénitien  du  xvme  siècle,  ce  fut  la  santé,  j’entends  la  santé 
morale,  l’équilibre  merveilleux,  la  sérénité,  qui  éclatent  d’un  bout  à l’autre  de 
l’œuvre  immense  de  Paul  Véronèse,  qui  l’animent,  le  réchauffent  et  le  font 
vibrer,  comme  si  ses  figures  dataient  d’hier. 

Pour  la  dernière  fois,  l’épicurisme  de  bon  aloi  qui  caractérise  la  Renais- 
sance célèbre  tous  ses  triomphes  avec  Véronèse,  qui  ne  fut  pas  seulement 
un  grand  coloriste,  qui  fut  aussi  un  grand  poète,  je  devrais  dire  un  grand 
magicien. 

Pendant  que,  dans  une  ville  du  voisinage,  siégeait  le  Concile  de  Trente, 
pendant  qu’à  Venise  même  l’Inquisition  traduisait  Véronèse  à sa  barre,  celui-ci 
poursuivait  sans  se  troubler  la  tâche  à laquelle  il  s’était  voué,  peut-être  à son 
insu  : unir  le  passé  - — c’est-à-dire  la  tradition  du  monde  hellénique  — et  le  pré- 
sent dans  une  commune  sympathie,  sous  les  auspices  de  la  brillante  civilisation 
vénitienne,  offrir  à nos  regards  les  images  les  plus  fraîches  et  les  plus  riantes, 
incarner  la  poésie  dans  des  corps  qui,  pour  être  beaux,  n’en  sont  pas  moins 
vrais  et  vivants. 


Le  dernier  grand  peintre  vénitien,  celui  qui,  né  un  demi-siècle  plus  tôt, 
aurait  pu  s’ériger  en  émule  du  Titien  et  de  Paul  Véronèse,  au  lieu  de  servir  de 
représentant  à la  décadence,  Jacopo  Robusti  ( 1 5 1 8—  1 694),  avait  pour  père  un 
teinturier  : de  là  son  surnom  de  Tintoretto,  le  petit  teinturier.  Malgré  l’obscu- 
rité de  sa  naissance,  il  se  signala  de  bonne  heure  dans  toutes  sortes  d’arts 
d’agrément;  il  excellait  à jouer  du  luth  et  inventa  une  foule  d’autres  instru- 
ments de  musique,  dont  il  se  servait  en  virtuose  consommé.  Ce  ne  lut  toute- 
fois pas  sa  vocation  de  musicien,  mais  bien  sa  vocation  de  peintre  qui  décida 
de  son  sort;  elle  était  tellement  manifeste,  que  ses  parents  n’hésitèrent  pas  à 
ie  mettre  tout  jeune  en  apprentissage  chez  le  Titien;  après  un  court  séjour 
dans  l’atelier  du  vénéré  doyen  de  la  peinture  vénitienne,  le  débutant  essaya  de 
voler  de  ses  propres  ailes,  sans  cesser  néanmoins  de  s’inspirer  de  ce  maître 
par  excellence  de  la  couleur.  Son  biographe  Ridolfi  affirme  qu’il  traça  sur  les 
parois  de  son  atelier  cette  maxime  : « Il  disegno  di  Michel-Angelo,  el  colorito 
del  Tiziano  »,  le  dessin  de  Michel-Ange  et  le  coloris  du  Titien. 

Tel  était  en  effet  son  programme  : unir  la  magie  du  coloris  vénitien  à la 
fierté  du  dessin  et  à la  puissance  dramatique  de  Michel -Ange.  C’était  à 
quoi  s’était  déjà  employé  son  compatriote  Sebastiano  del  Piombo;  mais,  fixé  à 
Rome,  Sebastiano  n’avait  pas  tardé  à se  laisser  gagner  par  les  préoccupations 
d’une  École  dès  lors  en  pleine  décadence.  Pour  atteindre  son  but,  le  Tintoret 


LE  TINTORET. 


66 1 


travailla  assidûment  d’après  les  statues  antiques,  s'efforçant  de  donner  à ses 
figures  le  plus  de  relief  possible.  Il  fit  en  même  temps  venir  de  Florence  les 
réductions  exécutées  par  Daniel  de  Volterra  d’après  Y Aurore,  le  Crépuscule,  la 
Nuit  et  le  Jour,  et  les  étudia  avec  ardeur,  les  dessinant  à la  lumière  d’une  lampe, 
afin  de  se  composer,  à l’aide  des  ombres  si  vigoureuses  que  produit  un  tel 
éclairage , une  ma- 
nière forte  et  noble. 

Rarement  on  avait 
vu  travailleur  aussi 
acharné  : sa  fièvre  de 
production,  sa  fécon- 
dité émerveillèrent  ses 
confrères  vénitiens , 
qui  avaient  cepen- 
dant depuis  si  long- 
temps rompu  avec  les 
scrupules  des  Primi- 
tifs (ne  peignit-il  pas, 
pour  la  seule  « Scuo- 
la  di  San  Rocco  », 
de  i56o  à i Sqq,  cin- 
quante-six peintures, 
dont  plusieurs  de  di- 
mensions colossales!). 

Sa  facilité  stupéfia  jus- 
qu’à Vasari,  dont  les 
peintures  se  comptent 
elles  aussi  par  cen- 
taines de  toises  car- 
rées. Il  avait  une  telle 
ardeur  au  travail  qu’il 
peignit  des  façades 
entières,  se  conten- 
tant parfois  d’obtenir 
pour  tous  honoraires 

le  remboursement  des  dépenses  qu’il  avait  faites  pour  l’achat  des  couleurs. 


Venise  parmi  les  Divinités,  par  le  Tinloret. 
(Palais  des  Doges.) 


La  vie  et  la  carrière  du  Tintoret  11e  furent  pas  moins  unies  que  celles  du 
Titien  et  de  Paul  Véronèse;  il  les  consacra  exclusivement  à sa  ville  natale  : 
la  décoration  du  Palais  ducal,  celle  de  la  « Scuola  di  San  Rocco  »,  et  de  diffé- 
rentes autres  églises,  puis  l’exécution  de  tableaux  de  chevalet  absorbèrent  cette 
fécondité  sans  égale,  qui  porta  sur  tous  les  genres  imaginables  : mythologie. 


66s 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


histoire  sainte,  histoire  ancienne  et  histoire  moderne,  allégorie,  portraits.  Force 
nous  est  de  détacher  un  petit  nombre  de  pages  seulement  d’un  œuvre  immense 
qui,  chiffré  en  mètres  carrés,  est  dix  fois  plus  considérable  que  celui  du  Titien. 
Le  Miradc  de  saint  Marc  (la  délivrance  d’un  esclave  sur  le  point  de  subir  le 

supplice)  est  une  composition 
hardie,  mouvementée,  dra- 
matique. Vers  le  centre,  sur 
le  sol,  le  patient  étendu  sur 
le  dos;  autour  de  lui  des 
chrétiens  et  des  Turcs,  regar- 
dant avec  curiosité  le  saint  qui 
descend,  comme  la  foudre, 
du  haut  des  deux.  A droite, 
sur  un  trône,  le  juge  stu- 
péfait. Malheureusement  la 
composition , trop  touffue , 
manque  d’air.  Le  coloris, 
devenu  noir  et  opaque,  ne 
contribue  pas  à racheter  ces 
défauts. 

Le  Tintoret  ne  possédait  à 
aucun  degré  la  merveilleuse 
connaissance  de  la  perspec- 
tive qui,  parmi  tant  de  hautes 
qualités  propres  à Véronèse, 
est  une  des  plus  précieuses. 
On  le  voit  dans  sa  Présenta- 
tion de  la  Vierge  an  Temple 
(église  de  Santa  Maria  dell’ 
Orto,  à Venise).  L’escalier, 
sur  lequel  il  a disposé  ses 
figures  (il  espérait,  au  moyen 

Portrait  de  Vint.  Zeno,  par  le  Tintoret.  ^ échelons,  chacun  Cil  1 C- 

(Gaiene  Pittu  traite  sur  celui  qui  le  pré- 

cède, obtenir  le  recul  néces- 
saire), ne  fuit  pas  assez  et  écrase  complètement  les  figures. 

Dans  Venise  parmi  les  divinités,  au  Palais  des  Doges,  l’artiste  a rangé  ses 
acteurs  sur  les  marches  d’un  échafaudage  colossal,  au  sommet  duquel  se  tient 
le  doge,  les  regards  levés  vers  la  Vierge,  qui  apparaît  dans  les  airs,  entourée 
d’un  brillant  cortège.  La  composition,  habile,  piquante,  intéressante,  avec  tous 
ses  personnages  et  tous  ses  costumes  historiques  — sénateurs,  notaires,  appari- 
teurs, soldats,  etc.,  — n’a  pas  la  cohésion  de  celles  de  Véronèse.  La  multiplicité 


LE  TINTORET. 


663 


des  figures,  éparpillées  au  lieu  d’être  groupées,  et  le  luxe  des  détails  rappellent 
plutôt  les  Primitifs  vénitiens,  par  exemple  Carpaccio.  C’est  une  chronique  et 
non  une  page  d’histoire  (gravée  p.  66 1). 

Le  Jugement  dernier  de  Michel-Ange  n’avait  jusqu’alors  compté  que  peu  d’imi- 
tateurs : la  tentative  avait  donné  lieu  à trop  de  discussions;  elle  se  trouvait 
d’autre  part  en  opposition  trop  manifeste  avec  l’esprit  du  temps  pour  séduire 
les  contemporains.  Il  appartenait  à ce  Vénitien,  représentant  d’une  civilisation 
optimiste  par  excellence , 
de  se  faire,  après  le  Buo- 
narroti,  une  spécialité  d’un 
sujet  si  grave  : .à  trois  ou 
quatre  reprises  différentes 
il  s’attaqua  à un  thème  fait 
pour  décourager  les  plus 
audacieux  : il  le  peignit  à 
Santa  Maria  dell’  Orto,  en 
y introduisant,  comme  Mi- 
chel-Ange, la  barque  de 
Charon,  puis  deux  fois  au 
Palais  ducal,  dans  la  salle 
du  Scrutin  (détruite  lors 
de  l’incendie  de  1 5 7 7),  et 
dans  la  salle  du  Grand 
Conseil.  Dans  cette  com- 
position gigantesque,  qui 
révèle  d’un  bout  à l’autre 
sa  fougue,  on  admire  les 
grandes  lignes,  un  groupe- 
ment net  et  pittoresque, 
des  masses  énormes  mises 
en  mouvement  avec  une 
vigueur  extraordinaire.  Malheureusement  le  coloris  est  devenu  noirâtre,  et  les 
chairs  grises,  comme  plombées.  Le  premier  plan  est  formé  de  grandes  figures 
d’un  ton  foncé;  le  second,  qui  est  comme  une  éclaircie,  se  compose  de  figures 
plus  lumineuses,  chérubins,  anges,  etc.,  avec  une  foule  de  détails  magnifiques. 
En  haut  le  Christ,  devant  qui  sa  mère  s’incline  pour  intercéder,  motif  des 
plus  touchants.  Tous  deux  sont  portés  par  un  chœur  de  chérubins.  Voilà 
véritablement  du  lyrisme,  une  impression  toute  musicale,  un  débordement  de 
umière,  une  effusion  de  l’âme.  On  cherche  l’Enfer,  mais  nous  sommes  à 
Venise  la  joyeuse,  les  scènes  de  terreur  n’ont  que  frire  ici  : on  ne  comprend 

1.  Ridolfi,  le  Maraviglie  dell’  Arte,  t.  II,  p.  12,  17. 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


664 


que  les  joies  du  Paradis.  Une  foule  de  personnages  historiques,  des  saints,  etc., 
donnent  de  l’intérêt  à cette  apothéose  grandiose  de  la  vertu. 

En  tant  que  portraitiste,  le  Tintoret  a laissé  des  ouvrages  aussi  nombreux 
qu’excellents  (Académie  de  Venise,  palais  Pitti;  son  propre  portrait  au  Musée 
du  Louvre,  etc.),  il  s’est  plu  parfois  à intéresser,  non  pas  seulement  en  accen- 
tuant la  physionomie  de  ses  héros,  mais  encore  en  recourant  à la  mise  en 
scène,  à un  semblant  d’action. 

Essayons  de  résumer  les  traits  dominants  de  cette  nature  fougueuse.  Quoique 

mort  peu  d’années  seulement  après  Véronèse, 
le  Tintoret  est  déjà  complètement  engagé  dans 
la  décadence  ; ses  figures,  d’ordinaire  plus  rondes 
et  plus  vides  que  celles  de  son  émule,  portent 
jusqu’à  l’excès  les  traces  de  l’improvisation;  il 
n’est  pas  difficile  de  découvrir  que  beaucoup 
d’entre  elles  sont  absolument  peintes  de  chic. 

Telle  est  au  xvT  siècle  la  vitalité  de  l’art  véni- 
tien, qu’à  côté  de  ces  maîtres  éminents  nous 
trouvons  mieux  encore  qu’une  nuée  d’élèves  ou 
d’imitateurs,  je  veux  dire  un  essaim  d’émules 
dont  plusieurs  ont  brillé  au  premier  rang,  sinon 
par  l’ensemble  de  leur  œuvre,  du  moins  par 
quelque  page  capitale. 

Né  à Trévise  vers  i5oo,  mais  fixé  jeune  en- 
core à Venise,  où  il  mourut  en  1 5 7 1 , Paris  Bordone  prit  de  bonne  heure 
place  parmi  les  sectateurs  les  plus  brillants  de  Giorgione  et  du  Titien.  Sa 
réputation  lui  valut  une  invitation  à la  cour  de  France,  où  il  passa  quelque 
temps  (peut-être  y fit-il  deux  apparitions,  l’une  en  1 538- 1 5qo,  l’autre  en  i55c)). 
Une  dynastie  de  banquiers-Mécènes , les  Fugger,  l’appela  également  auprès 
d’eux,  à Augsbourg  (vers  i5qo).  Il  séjourna  en  outre  plus  ou  moins  longuement 
à Vicence,  à Crémone,  à Gênes  et  à Turin. 

Bordone  a abordé  avec  un  égal  brio  la  peinture  religieuse,  la  mythologie 
( Vertu  inné  et  Pomone,  au  Louvre,  Jupiter  et  Anticipe,  à la  villa  Borghèse  à Rome, 
Diane,  Apollon  et  Marsyas,  au  Musée  de  Dresde,  Daphnis  et  Chloé,  à la  National 
Gallery),  et  enfin  le  portrait.  Mais  malgré  la  diversité  des  genres,  qu’il  peignît 
la  Bethsabée  du  Musée  de  Cologne,  ou  Mars,  Vénus  et  Cupidon,  de  la  galerie 
Doria  à Rome,  ce  sont  les  instincts  les  plus  profanes  qui  se  font  jour  chez  lui. 
Personne  ne  s’entend  mieux  à improviser  de  superbes  ordonnances  de  monu- 
ments, à déployer  de  riches  costumes,  à évoquer  l’idée  de  la  pompe  et  de 
l’éclat. 


La  Mise  au  tombeau,  par  le  Tintoret.  (Musée  des  Offices.) 


PARIS  BORDONE. 


665 


Son  chef-d’œuvre , le  Pécheur  remettant  au  doge  F anneau  de  saint  Marc  (à 
l’Académie  de  Venise),  réunit  à l’ampleur  d’un  tableau  d’histoire  l’intérêt 
d’un  tableau  de  cérémonie,  dont  les  acteurs  sont  des  portraits.  Rien  de  plus 
majestueux  que  la  rangée  de  sénateurs  assis  dans  des  stalles  aux  deux  côtés  du 
doge  : ils  forment  la  ligne  la  plus  nourrie,  la  plus  riche,  la  plus  solennelle.  Si 
l’idée  première  de  cette  disposition  (les  placer  de  profil  au  lieu  de  les  montrer  de 
face)  se  rattache  .à  un  des  tableaux  de  YHistoire  de  sainte  Ursule,  peinte  par 
Carpaccio  (voy.  p.  5go),  quelle  verve  et  quel  éclat  Bordone  n’a-t-il  pas  ajoutés  à 
la  composition  de  son  prédécesseur!  Devant  cette  assemblée,  si  imposante  et 
si  auguste,  d’une  grandeur  véritablement  épique,  s’avance,  gravissant  pénible- 
ment les  degrés,  le  pêcheur,  pauvre  homme  à barbe  grise,  les  bras,  les  jambes, 
les  pieds  nus;  malgré  son  humilité,  il  a la  conscience 
du  devoir  qu’il  accomplit.  Rien  de  plus  dramatique 
que  le  contraste  entre  tant  de  richesse  et  tant  de 
simplicité!  Au  pied  des  marches,  une  assemblée  bril- 
lante, commentant  l’événement  miraculeux.  Au  pre- 
mier plan,  comme  pour  sauvegarder  les  droits  de  la 
peinture  de  genre  historique,  un  gondolier  couché  à 
terre;  au  fond,  un  nain  qui  se  prélasse  en  compagnie 
d’un  singe. 

L’exécution  même  de  cette  page  fameuse  appelle 
quelques  observations  : si  le  groupement  des  figures 
est  d’une  aisance  et  d’une  noblesse  parfaites,  l’archi- 
tecture, déjà  un  peu  trop  élancée,  un  peu  trop  grêle, 
révèle  bien  la  main  d’un  peintre  qui  ne  domine  plus, 
comme  Paul  Véronèse,  par  exemple,  les  trois  arts. 

Quant  au  coloris,  quoique  flamboyant  et  étourdissant,  il  paraît  quelque  peu 
jaune  comparé  à celui  des  tableaux  du  Titien  exposés  dans  le  voisinage. 

Les  portraits  de  Bordone  comptent  parmi  les  plus  beaux  de  l’École  véni- 
tienne. La  Nourrice  des  Médicis , au  palais  Pitti,  le  Jérôme  CroJJt , du  Musée  du 
Louvre  (peint  à Augsbourg  en  i5qo),  les  Joueurs  d'échecs  du  Musée  de  Berlin, 
pour  ne  citer  que  ceux-là,  sont  tour  à tour  étoilés,  fermes  et  enveloppés. 

Un  autre  Vénitien,  Battista  Franco  (1498-1561),  profita  de  ses  longs  séjours  à 
Rome  et  à Florence  pour  s’appliquera  l’imitation  des  œuvres  de  Michel-Ange; 
à force  de  copier  des  statues,  il  contracta  une  manière  sèche  et  dure.  Fixé  ensuite 
au  service  du  duc  d’Urbin,  il  fournit,  outre  des  fresques,  des  dessins  pour  les 
potiers  de  Castel-Durante.  Il  retourna  vers  la  fin  de  sa  vie  à Venise,  où  il  exé- 
cuta diverses  peintures.  C’était  un  dessinateur  d’un  mérite  transcendant  plutôt 
qu’un  coloriste,  — comme  on  peut  le  voir  par  les  dessins  que  possède  le  Louvre. 

Les  Bassano  ou  da  Ponte  — Jacopo  (i5io-i5<)2)  et  ses  fils  Francesco 


Portrait  de  Bat.  Franco. 
(D’après  la  gravure  publiée 
par  Vasari.) 


E.  iMüntz. 


111.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


1)4 


666 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


(1549-1592)  et  Leonardo  (1 558-1023)  — mêlèrent,  plus  hardiment  encore 
que  ne  l’avait  fait  Giorgione,  la  peinture  de  gtnre  à la  peinture  historique. 
Les  récits  de  l’Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  depuis  Y Arche  de  Noé  jusqu’au 
Bon  Samaritain,  n’étaient  pour  eux  que  des  prétextes  à représenter  des  scènes 
familières,  agrémentées  de  toute  sorte  de  détails  piquants,  pittoresques  ou 
rustiques. 

Bien  d’autres  noms  encore  mériteraient  de  figurer  ici  : tel  celui  de  Jacopo 
Ligozzi  de  Vérone  (1543-1627),  qui  fit  fortune  sur  les  bords  de  l’Arno,  en 
opposant  à la  sécheresse  des  Florentins  la  facture  large  et  brillante  des 
V énitiens 

Il  nous  suffira  de  constater  que,  malgré  les  erreurs  ou  les  faiblesses,  soit 
des  décadents,  soit  des  épigones,  ceux-ci  ont  réalisé  un  travail  énorme.  Sans 
eux,  l’Ecole  hollandaise  — pour  ne  citer  qu’elle  — aurait-elle  pu  prendre  ainsi 
son  essor! 

1 . Parmi  les  sectateurs  plus  ou  moins  directs  du  Titien,  citons  encore  la  belle  Irène  de  Spi- 
linrberg  1.559),  L Flamand  Jean-Etienne  de  Calcar  (-[-  1.546),  Andrea  Meldolla  de  Sebenico, 
surnommé  Schiavone  (J  1682),  à la  fois  peintre  et  graveur. 


Apollon  et  Vénus,  par  Paul  Véronèse. 
(Villa  Maser  ) 


Composition  allégorique,  par  Jac.  Ligozzi.  (Musée  des  Offices.) 


Modèle  de  Broderie  italienne  du  xvr  siècle. 

(La  « Vera  Perfettione  del  Disegno  ».  Venise,  i5qi.) 


CHAPITRE  X 


l’école  milanaise.  — les  élèves  de  léonard  de  vinci.  — bernardino  luini. 

l’école  lombarde. 


ucun  historien  de  l’Art  ne  s’est  jusqu’ici  appliqué  à une 
étude  approfondie  des  élèves  directs  de  Léonard  de  Vinci  : 
rien  de  plus  obscur  que  la  carrière  des  Melzi,  des  Salaï1, 
des  Pietro  Ricci,  Pedrini,  ou  Giampetrino2.  Réservant 
ces  artistes  pour  un  travail  spécial,  je  m’occuperai  ici  de 
quelques  personnalités  plus  tranchées,  telles  que  Solario, 
Marco  d’Oggiono,  Beltraffio. 

Andrea  Solario  naquit  à Milan  ou  dans  les  environs,  vers  1460.  11  avait  pour 
frère  aîné  le  fameux  sculpteur  Cristoforo  Solari,  surnommé  « il  Gobbo  »,  un 
des  plus  habiles  décorateurs  qui  aient  travaillé  à la  façade  de  la  Chartreuse  de 
Pavie.  Il  accompagna  Cristoforo  à Venise  en  1490  et  y reçut  les  leçons  de  Jean 
Bellin.  C’est  à lui  qu’il  emprunta  l’habitude  de  placer  sur  ses  tableaux  un  car- 

1.  Voy.  l’ Archivio  slorico  delV  Arte,  1894,  p.  2.55. 

2.  Voy.  Morelli,  Kunst-Kritische  Studien...  die  Galérien  Borghese  urid  Daria  Paufili,  p.  202- 
206.  — Archivio  storico  dell’  Arte,  1890,  p.  358;  1894,  p.  2.56-2.58.  — Frimmel,  Kleine  Galeric- 
Studien,  t.  II,  p.  22.  — The  Magazine  of  Art,  mars  1894.  — Frantz,  Gescliichte  lier  ehristlicheu 
Malerei,  t.  II,  p.  8o5. 


668 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


touche,  un  « cartellino  »,  portant  son  nom  accompagné  de  la  date1 2.  De  1507 
à i5c>9,  il  travailla  en  France,  au  château  de  Gaillon. 

L’influence  de  Léonard  est  peu  marquée  encore  dans  la  Vierge  assise  entre 
saint  Joseph  et  saint  Jérôme , et  tenant  son  fils  tout  nu  sur  ses  genoux  (Musée 
de  Brera,  1 4Q5) . Les  types  sont  durs,  la  facture  sans  liberté,  l’ensemble  sans 
chaleur  et  sans  poésie.  Marie  a d’ailleurs  le  type  de  matrone  (plutôt  que  celui 
de  vierge)  cher  à l’École  milanaise. 

A ce  tableau  fait  suite  un  Saint  Jean-Baptiste,  à mi-corps,  avec  la  date  1499, 
dans  la  galerie  Poldi-Pezzoli  à Milan. 

Solario  est  surtout  connu  chez  nous  par  sa  Vierge  allaitant  l’enfant  Jésus,  ou 
Vierge  au  Coussin  vert,  tableau  exposé  au  Salon  Carré  et  qui  y tient  dignement  sa 
place.  C’est  une  de  ces  compositions  coulées  d’un  jet,  sans  effort  et  sans  arrière- 
pensée,  comme  la  Vierge  du  Grand-Duc  de  Raphaël,  comme  la  Belle  Jardinière, 
comme  la  Vierge  à la  Chaise.  Marie,  penchée  sur  son  fils,  est  tout  entière  à sa 
sollicitude;  d’une  main,  elle  retient  l’enfant,  étendu  sur  un  coussin  dans  la 
position  la  plus  commode,  une  jambe  allongée,  l’autre  ramenée  vers  lui  ; le 
pied  droit  dans  la  main  droite  ; de  la  main  restée  libre  elle  presse  son  sein 
contre  les  lèvres  du  bambino. 

La  Crucifixion  (Musée  du  Louvre;  i5o3)  est  une  page  pittoresque  plutôt 
qu’un  grand  tableau  d’histoire  L L’artiste  y a mis  trop  et  pas  assez,  trop  de 
recherche  des  petits  détails  curieux  (le  soldat  en  costume  de  lansquenet,  avec 
des  culottes  blanches  à raies  noires,  les  brebis  qui  paissent  sur  une  colline,  la 
ville  du  fond,  assise  sur  le  bord  d’un  lac)  et  pas  assez  d’émotion,  de  sentiment 
dramatique.  Il  a composé  la  scène  à froid,  et  c’est  pour  cela  qu’elle  manque 
et  d’émotion  et  d’unité.  L’attention  distraite  se  porte  sur  les  groupes  formés,  à 
gauche  par  la  Vierge  évanouie,  par  la  Madeleine  et  le  disciple  bien-aimé,  à 
droite  par  les  soldats  jouant  aux  dés,  plus  loin  sur  les  soldats  à turban  ou  à 
béret  qui  occupent  le  second  plan.  Quant  au  Christ,  isolé  dans  les  airs  sur 
une  croix  très  haute,  c’est  à peine  s’il  attire  le  regard.  La  Madeleine,  avec  ses 
longs  cheveux  épars,  ses  yeux  noyés  de  larmes,  sa  bouche  contractée  par  la 
douleur,  rappelle  et  la  Vierge  de  Sanf  Onofrio  et  la  Vierge  de  la  galerie  Poldi- 
Pezzoli,  qui  est  attribuée  à Boltraffio. 

Au  Louvre  également  on  admire  une  tête  de  saint  Jean-Baptiste  posée  sur 
une  coupe  d’agate,  avec  la  date  1607  (aussi  exécutée  en  France).  Cette  tête 
exsangue,  aux  traits  délicats,  conserve  jusque  dans  la  mort  sa  résignation  et 
sa  sérénité. 

L ’Ecce  Homo  de  la  galerie  Poldi-Pezzoli  (n°  106  ; le  Christ  est  vu  à mi-corps, 

1.  Bibl.  : Henry  de  Chennevières  : Galette  des  Beaux-Arts,  1 88.3,  t.  II,  p.  43  et  suiv.  — 
Woermann,  Gcschichtc  der  Malcrei,  t.  II,  p.  565-566.  — Anatole  Gruyer,  le  Salon  Carre,  p.  202 
et  suiv. 

2.  M.  Gruyer  considère  « Andréas  Mediolanensis  » comme  un  artiste  distinct  d’Andrea 
Solario  et  revendique  en  sa  faveur  la  Crucifixion  du  Louvre.  (Le  Salon  Carre,  p.  202,  203.) 


TÈTE  DE  SAINT  JeAN-BaPTISTE  , PAR  ANDREA  SOLARIO.  (MUSEE  DU  LOUVRE.) 


ANDREA  SOLARTO. 


66g 


nu;  les  mains  liées)  montre  un  coloris  clair  et  précis  comme  celui  des  Fla- 
mands, avec  des  tons  rougeâtres. 

La  National  Gallery  de  Londres  possède  (nos  784  et  928)  deux  beaux  por- 


La  Vierge  au  Coussin  vert,  par  Andrea  Solario.  (Musée  du  Louvre.) 


traits  d’hommes  attribués  à Solario.  Dans  les  deux,  le  personnage  est  repré- 
senté de  face,  à mi-corps,  sur  un  fond  de  paysage.  Le  premier,  G.  C.  Longono, 
les  mains  posées  sur  une  table,  tient  une  lettre.  Le  second,  quelque  sénateur, 
admire  un  œillet  (gravé  t.  I,  p.  335).  L’inspiration  est  absolument  flamande  : 
ces  réminiscences  s’expliquent  par  le  séjour  de  l’artiste  de  ce  côté-ci  des  monts. 
Un  autre  portrait,  celui  de  Charles  d’Ainboise  (au  Louvre;  à mi-corps,  bonnet 


6/0 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


noir,  orné  d’une  médaille,  vêtement  bordé  de  fourrure),  réunit  à une  facture 
souple  un  coloris  chaud  et  puissant. 

On  manque  de  détails  sur  les  dernières  années  de  ce  maître  distingué;  en 
1 5 1 3,  il  décorait,  en  collaboration  avec  Andrea  de  Salerne,  une  chapelle  de 
l’église  San  Gaudenzio  à Naples.  Plus  tard,  on  le  trouve  occupé  à peindre 
Y Assomption  de  la  Vierge  de  la  Chartreuse  de  Pavie.  Il  serait  mort,  d’après  cer- 
tains biographes,  vers  i5i5,  pendant  qu’il  travaillait  à cet  ouvrage. 

L 'Assomption  de  Pavie  nous  montre  et  les  qualités  et  les  défauts  de  Solario. 
L’élan,  la  fluidité  des  lignes,  l’émotion  communicative,  voilà  ce  qui  lui  manque 
le  plus.  Dans  le  bas,  les  apôtres,  empressés  autour  du  tombeau  vide,  témoi- 
gnent de  leur  surprise  ou  de  leur  allégresse  par  des  gestes  qui,  malheureuse- 
ment, sont  sans  éloquence,  sans  conviction.  Dans  les  airs,  la  Vierge  entourée 
de  nombreux  anges  — une  vingtaine  — petits  ou  grands,  étend  les  mains  pour 
bénir,  mais  son  attitude  n’a  ni  majesté  ni  recueillement.  Il  y a là  un  mélange 
d’inexpérience  archaïque  et  d’habileté,  une  sorte  de  milieu  entre  la  précision 
des  Primitifs  et  la  facilité  des  cinquecentistes,  un  manque  de  parti  pris  qui 
étonne  le  spectateur,  le  déroute  et  le  laisse  froid.  Par  contre,  le  paysage 
du  fond,  avec  sa  rivière  bordée  de  collines,  est  charmant,  accidenté  et  profond. 
(Le  tableau  a été  terminé  par  Bernardino  Campi.) 

Dans  la  galerie  Poldi-Pezzoli,  un  Repos  pendant  la  Fuite  en  Egypte,  avec  la 
date  1 5 1 5,  appartient  également  à la  dernière  manière  de  l’artiste. 

Quant  à la  Sainte  Conversa  lion  du  Musée  de  Naples  (Alinari,  n"  12099),  elle 
n’a,  à mon  avis,  rien  à voir  avec  Solario.  Les  types  sont  beaucoup  trop  hési- 
tants pour  lui. 

Giovanni  Antonio  Beltraffio  ou  Boltraffio  appartenait,  comme  Melzi,  à une 
riche  famille  milanaise  (n’est-ce  pas  un  signe  des  temps  que  de  voir  l’aristocratie 
de  la  fortune  se  livrer  subitement  à ces  travaux  manuels  si  longtemps  dédai- 
gnés!). Né  en  1467,  il  se  trouvait  juste  en  âge  de  recevoir  les  leçons  de  Léonard, 
lorsque  celui-ci  fit  son  apparition  à Milan. 

Au  Louvre,  la  Madone  de  la  Maison  Casio  (datée  de  i5oo)  montre  la  Vierge, 
engoncée,  au  type  lourd  et  disgracieux,  non  sans  analogie  avec  la  manière  de 
Francia,  assise  au  milieu  d’un  paysage  et  tenant  sur  ses  genoux  l’Enfant  Jésus, 
dont  la  tête  énorme  rappelle  les  modèles  créés  par  Lorenzo  di  Credi  ; à gauche, 
saint  Jean-Baptiste  debout  et  devant  lui  Girolamo  Casio;  à droite,  saint  Sébas- 
tien et  devant  lui  Giacomo  Casio,  couronné  de  lauriers.  Dans  le  haut,  un  ange 
jouant  de  la  mandoline.  Le  tableau  a un  coloris  chaud  et  lumineux,  mais  rela- 
tivement lourd,  défaut  assez  commun  dans  l’École  de  Léonard.  Les  attitudes 
sont  indécises,  sans  parti  pris,  et  parfois  même  tout  à fait  incorrectes,  avec  des 
cous  de  travers1. 


. A Milan,  l’église  San  Maurizio  contient,  dans  les  loges  du  chœur,  une  série  de  fresques 


BOLTRAFFIO. 


671 


Le  chef-d’œuvre  de  Boltraffio  se  trouve  à Milan,  au  Musée  Poldi-Pezzoli. 
C’est  une  Vierge  avec  l’Enfant.  Marie,  vue  à mi-corps,  vêtue  d’une  robe  de 
brocart  jaune  avec  des  manches  noires,  les  cheveux  blonds,  les  yeux  en 
amande,  un  sourire  attristé  sur  les  lèvres,  retient,  à l’aide  d’un  bout  de  son 
écharpe,  l’Enfant  divin,  qui  tout  nu,  les  mouvements  encore  mal  assurés,  un 
genou  en  terre,  se  baisse  et  allonge  la  main  pour  saisir  une  fleur  étendue 
devant  lui  sur  le  manteau  de  sa  mère.  Le  morceau  est  exquis  de  naïveté  et  de 
fraîcheur,  et  exhale  un  par- 
fum léonardesque  des  plus 
prononcés.  Il  est  fâcheux 
que  quelques  repeints,  par 
exemple  sur  le  genou  gau- 
che de  l’enfant,  nuisent  à 
l’effet  de  cette  gracieuse 
idylle. 

Le  talent  de  Boltraffio 
a été  fort  bien  caractérisé 
par  un  critique  contem- 
porain : « Partout  où  l’on 
rencontre  ce  maître , à 
Milan,  à Bergame,  à Lon- 
dres, on  retrouve  le  pein- 
tre que  nous  voyons  au 
Louvre,  presque  puissant 
devant  la  nature  et  défail- 
lant devant  l’idéal1  >). 

Boltraffio  mourut  au 
mois  de  juin  1 5 1 6,  à l’âge 
de  quarante -neuf  ans.  Sa 
famille  fit  graver  sur  son 
tombeau  une  inscription 
où  l’éloge  de  son  caractère  ne  tient  pas  moins  de  place  que  celui  de  son  talent 
d’artiste. 

Marco  d’Oggiono  (né  vers  1470,  mort  en  i53o)  a laissé  un  œuvre  considé- 

attribuées  à Boltraffio,  des  Saintes  représentées  de  face  à mi-corps,  dans  des  médaillons.  — Au 
Musée  de  Berlin,  Boltraffio  est  représenté  par  une  Sainte  Barbe;  à la  Galerie  de  Pesth,  par  une 
Madone;  à la  National  Gallery  de  Londres,  par  une  Vierge  avec  V Enfant,  très  importante.  — Dans 
ce  s dernières  années  on  a attribué  à Boltraffio,  mais  sans  fondement  à mon  avis,  la  Madone 
de  Sant'  Onofrio,  peinte  dans  le  couvent  du  même  nom  a Rome.  — M.  Morelli  a dressé  une 
liste  assez  étendue,  mais  très  discutable,  d’ouvrages  pouvant  être  attribués  à Boltraffio  ( Die 
Galérien  Borghese  and  Doria  Panfili,  p.  206-20°>). 

1.  A.  Gruyer,  le  Salon  Carre,  p.  200. 


672 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


rable;  mais  il  a l’invention  obtuse,  le  coloris  lourd,  et  l’on  est  tenté  parfois  de 
le  prendre  pour  le  singe  de  Léonard1. 

Au  Musée  de  Brera,  plusieurs  tableaux  font  connaître  la  manière  de  cet  artiste. 
Citons  parmi  eux  Adam  et  Eve  dans  Je  Paradis,  une  Madone,  avec  l’Enfant 
Jésus,  Saint  Jean-Baptiste,  Saint  Paul  et  un  ange  (n°  33),  les  Noces  de  Cana 
(n°  20),  la  Mort  de  la  Vierge  (n°  i5),  Y Assomption  de  la  Vierge  (n°  86),  Saint 
François  d’ Assise  et  une  Pénitente  (n°  90),  Saint  Antoine  de  Padoue  et  une  Pénitente 
(n°  g5),  et  surtout  les  Archanges  vainqueurs  de  Satan  (n°  96).  On  y remarque 
des  figures  compassées,  très  touillées,  mais  sans  grand  accent,  des  ombres  opa- 
ques, un  coloris  rougeâtre  dans  les  chairs,  tandis  que  dans  les  draperies  les  tons 
sont  rompus  à l’excès,  allant  du  rouge  rosé  et  du  jaune  rougeâtre  au  bleu  gri- 
sâtre. Le  Saint  François  et  le  Saint  Antoine  de  Padoue  offrent  une  facture 
particulièrement  faible  et  banale.  Ifi Assomption  de  la  Vierge  a moins  de  profondeur 
dans  le  coloris,  mais  plus  de  franchise;  les  tètes  y sont  rougeaudes.  Dans  les 
Archanges  vainqueurs  de  Satan , la  composition  ressemble  à une  idylle  man- 
quée : ceux  des  messagers  célestes  qui  se  trouvent  debout  sur  le  sol  (le  troi- 
sième plane  dans  les  airs  et  brandit  l’épée)  ne  savent  trop  que  faire  de  leurs 
mouvements  : tandis  que  l’un  lève  les  mains,  l’autre  les  baisse.  Constatons 
à ce  sujet  que  l’Ecole  léonardesque,  antithèse  vivante  de  l’École  de  Michel- 
Ange,  s’entend  peu  à la  représentation  des  luttes  et  du  drame. 

Au  Louvre,  Marco  d'Oggiono  est  représenté  par  une  Sainte  Famille  : devant 
l’étable,  l’Enfant  Jésus  et  le  petit  saint  Jean-Baptiste  nus,  jouant  avec  un  oiseau; 
autour  d’eux,  à genoux,  la  Vierge,  saint  Joseph,  sainte  Élisabeth  et  saint  Zacha- 
rie ; dans  le  fond,  Y Annonciation  aux  bergers.  C’est  une  composition  très  faible, 
sans  force  aucune  dans  le  coloris. 

M.  Morelli  a attribué  en  outre  à Marco  d’Oggiono  le  Salvator  Mundi  de  la 
galerie  Borghèse  (n°  33)  et  un  Salvator  Mundi  de  sa  propre  collection,  aujour- 
d’hui au  Musée  de  Bergante.  Ajoutons  que  nombre  de  copies  de  la  Cène 
de  Léonard  de  Vinci  figurent  sous  le  nom  de  Marco  (Académie  royale  de 
Londres,  Musée  de  l’Ermitage,  etc.). 

En  résumé,  chez  cet  artiste  consciencieux,  la  médiocrité  naturelle  a empêché 
les  leçons  de  son  maître  de  porter  leurs  fruits. 

Ce  n’est  pas  un  des  moindres  miracles  opérés  par  Léonard  de  Vinci  que 
d’avoir  suscité,  par  la  seule  fascination  de  son  génie,  une  nature  aussi  pro- 
fondément artiste  que  Bernardino  Luini,  d’avoir  inspiré  un  oeuvre  aussi  mer- 
veilleux et  qui  complète  à tant  d’égards  la  tâche  que  lui-même  avait  laissée 
inachevée2.  Si  rien  ne  prouve,  que  Luini  ait  été  en  rapports  personnels  avec  le 

1 . Bibl.  : Longoni,  Ceuni  sui  dipinti  di  Marco  d’Oggiono.  Lecco,  i858. 

2.  Bibl.  : Les  principaux  travaux  à consulter  sur  Luini  sont  : l’article  de  M.  Lafenestre,  dans 
la  Galette  des  Beaux-Arts  de  1870  (réimprimé  dans  les  Maîtres  anciens  du  même  auteur;  Paris, 
1882,  p.  35-78),  et  la  monographie  de  M.  Charles  Brun  dans  Kunst  und  Kunstlcr  de  Dohme. 


BERNARDINO  LUINI. 


67.3 


maître,  du  moins  peu  d’élèves  se  sont  à ce  point  inspirés -de  son  style,  sinon 
de  sa  méthode1.  Il  ressemble  en  ce  ci  à Sodoma,  qui  a été  comme  lui  une  des 
plus  brillantes  émanations  du  génie  léonardesque,  sans  qu’il  soit  possible  de 
déterminer  les  liens  qui  les  rattachent  l’un  à l’autre. 

L’on  ne  sait  rien  ou  peu  s’en  finit  de  la  vie  de  Luini  (Vasari  l’appelle  Bernar- 
dino  del  Lupino)  : ne  serait-ce  pas  que  cette  vie  est  toute  dans  l’œuvre  du 
maître!  Où  et  quand  est-il  né;  où  et  quand  est-il  mort?2.  Autant  de  mystères, 
que  le  hasard,  une  découverte  heureuse  dans  les  archives,  pourront  seuls 
éclaircir.  Nous  ne  disposons  de  points  de  repère  certains  que  pour  la  période 
comprise  entre  i5ai  (date  de  la  belle  Madone  du  Musée  de  Brera)  et  1 533 . 
Dans  cet  intervalle,  Luini  exécute  la  Flagellation,  de  la  Bibliothèque  ambro- 
sienne  (i52i-iÔ22),  et  les  peintures  de  Lugano  (i52g-i53o).  En  1 533,  il  fait 
une  nouvelle  apparition  dans  cette  dernière  ville,  puis  on  perd  ses  traces.  Tout 
nous  autorise  à croire  que  son  existence  se  passa  tout  entière  dans  les  riantes 
plaines  de  la  Lombardie,  qu’elle  fut  partagée  entre  Milan,  Saronno,  Legnano, 
Lugano  et  la  Chartreuse  de  Pavie.  Rome  et  Florence  n'ont  probablement  jamais 
reçu  sa  visite.  Entreprit-il  seulement  le  voyage  de  Venise?  On  est  en  droit 
d’en  douter.  A quoi  bon  d’ailleurs  les  pérégrinations  pour  des  natures  aussi 
riches!  Rien  qu’en  puisant  dans  leur  propre  fonds  elles  y trouvent  tout  un 
monde. 

Dès  1 5 3 1 , ainsi  qu’en  fait  foi  la  Madone  conservée  au  Musée  de  Brera,  Ber- 
nardino  Luini  disposait  en  virtuose  consommé  de  toutes  les  ressources  de  son 
art.  Cette  composition  a de  la  majesté,  — on  serait  tenté  de  dire  de  la  sévérité 
- plutôt  que  de  la  candeur  ou  de  la  grâce.  Mais  un  motif  d’un  charme  inex- 
primable, le  petit  ange  assis  au  pied  du  trône  et  jouant  du  luth,  figure  spon- 
tanée, libre,  originale,  vivante  au  suprême  degré,  nous  apprend  que,  si  le  peintre 
de  la  suavité  frisait  parfois  violence  à ses  penchants,  ce  11’était  guère  pour 
longtemps.  Quant  à sainte  Barbe,  debout  aux  côtés  de  la  Vierge,  c’est  une  de 
ces  belles  Milanaises,  aux  formes  nourries,  quoique  élégantes,  au  visage  large 
plutôt'qu’ovale,  au  sourire  aimable,  au  teint  ambré,  aux  gestes  mesurés,  portant 
sur  toute  sa  personne  un  cachet  d’indicible  distinction.  L’ordonnance,  à la 
fois  nette  et  rythmée,  fait  penser  à Fra  Bartolommeo,  le  souverain  maître  de 

1.  Parmi  les  motifs  empruntés  par  Luini  a Léonard,  je  citerai  l’Enfant  Jésus  montant  sur 
l’agneau,  dans  la  fresque  de  Lugano  (gravé  dans  la  Galette  des  Beaux-Arts,  1870,  t.  I,  p.  62).  — 
Luini  s’inspira  également  des  maîtres  de  la  primitive  Ecole  milanaise  : dans  sa  grande  fresque 
de  la  Bibliothèque  ambrosienne,  les  portraits  des  donateurs,  vus  de  profil,  rappellent  le  motif 
similaire  de  Borgognone  dans  le  tableau  de  la  National  Gallery  (voy.  notre  tome  II,  p.  791). 

2.  Le  portrait  de  Luini  du  moins  nous  est  conservé.  Il  figure  dans  plusieurs  de  ses  fresques 
et  nous  montre,  d’après  les  expressions  de  M.  Lafenestre,  « un  homme  de  stature  moyenne,  la 
taille  bien  prise,  la  tête  forte,  le  front  large,  l’œil  mince  et  noir,  humide  et  vif;  il  a lui-même 
cette  vive  rougeur  des  chairs  dorées,  cet  éclat  blond  d’une  abondante  chevelure,  qu’il  donne 
volontiers  à ses  créations.  Tel  il  apparaît  à Milan  et  à Côme,  tel  il  apparaît  encore  à Saronno, 
dans  la  Dispute  des  Docteurs,  toujours  aimable  et  avenant,  doux  et  paisible,  la  main  prête  à 
s’ouvrir,  les  lèvres  prêtes  à parler  » (Galette  des  Beaux-Arts,  1869,  t.  II,  p.  449). 

85 


E.  Müntz.  — IIÏ.  Italie.  La  l'in  de  la  Renaissance 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


674 


la  mise  en  scène.  Mais,  chez  le  pieux  peintre  dominicain,  les  types  ont  toujours 
quelque  chose  d’abstrait;  ses  créations  laissent  trop  deviner  qu’elles  ont  pris 
naissance  dans  la  solitude  du  cloître.  Ici,  au  contraire,  les  personnages,  la  sainte 
surtout,  sont  vivants  et  attachants,  parce  qu’ils  procèdent  du  monde  réel. 
(A  l’occasion,  comme  nous  le  verrons  tout  à l’heure,  Luini  n’hésitait  pas  à 
donner  place  à des  portraits  dans  ses  peintures  d’histoire.)  Quand  j’aurai  ajouté 
que  la  facture  est  légère  au  possible,  que  tout  est  venu  du  premier  jet,  sans 
effort,  je  n’aurai  pas  encore  épuisé  les  éloges  auxquels  ce  chef-d’œuvre  a droit. 
Luini  fut  assurément  une  nature  heureuse,  enfantant  sans  douleur,  et  qui  avait 
mis  toute  sa  félicité  dans  le  travail. 

Le  bourg  de  Luino  ou  Luvino,  sur  le  lac  Majeur,  qui  passe  pour  avoir 
donné  le  jour  à Luini,  contient  une  fresque  dont  on  a souvent  fait  honneur 
au  maître,  une  Adoration  des  Mages  (église  Saint-Pierre).  Mais  M.  Charles 
Brun,  dans  sa  monographie,  hésite  à se  prononcer  : l’œuvre,  affirme-t-il,  ne 
révèle  pas  la  plus  légère  influence  de  Léonard,  et,  ce  qui  est  plus  grave,  elle 
n’offre  qu’un  très  faible  intérêt. 

Entre  ifiao  et  i53o  Luini  décora  de  fresques  le  « Monastero  Maggiore  » ou 
église  de  San  Maurizio  à Milan,  les  unes  au  compte  d’Alexandre  Bentivoglio  et 
de  son  épouse  Hippolyte  Sforza,  les  autres  à celui  de  François  Benozzi.  Qui 
n’a  pas  vu  sur  place  le  paradis  créé  par  ce  pinceau  magique  ne  saurait  appré- 
cier toute  la  chaleur,  toute  l’harmonie  et  toute  la  suavité  de  la  fresque,  ces 
tons  ambrés  qui  luttent  avec  les  plus  riches  incrustations  de  marbre.  On  y 
retrouve  la  souplesse  et  la  chaleur  introduites  pour  la  première  fois  dans  la 
peinture  par  Masaccio,  le  faire  large  et  simple,  que  la  sécheresse  et  la  minutie 
des  quattrocentistes  florentins  avaient  fait  trop  tôt  tomber  en  désuétude. 

Cette  bonne  fortune,  si  rare,  de  posséder  un  monument  décoré  en  entier  de 
la  main  d’un  maître,  nous  la  devons  à Luini.  Il  a fait  tout  ensemble  le  peintre 
d’histoire  et  le  décorateur;  il  a composé  avec  la  même  facilité  brillante  les 
grandes  scènes  pathétiques  et  les  ornements  des  pilastres  ou  des  niches;  bien 
plus,  ces  pilastres  et  ces  ornements  se  composent  parfois  de  trompe-l'œil  que 
l’artiste  complaisant  a consenti  à peindre  de  sa  main.  La  peinture  règne  ici  en 
souveraine,  sans  l’accompagnement  obligé  des  sculptures;  en  fait  de  moulures, 
il  n’y  a juste  que  ce  qu’il  faut  pour  encadrer  les  fresques. 

Sur  la  paroi  du  fond,  dans  le  tympan  de  gauche,  a pris  place  le  donateur. 
Il  se  tient  à genoux,  en  compagnie  de  saint  Jean-Baptiste,  qui  lui  montre 
l’agneau  divin,  de  saint  Benoît,  qui  semble  l’encourager,  et  de  sainte  Placide, 
qui  appuie  avec  componction  sa  main  sur  son  cœur.  C’est  une  composition 
du  style  le  plus  grave,  avec  ses  figures  si  amples  et  si  majestueuses,  admirable- 
ment groupées.  Mais  quelle  que  soit  la  majesté  de  cette  page,  la  plus  châtiée 
peut-être  que  Luini  ait  jamais  peinte,  elle  a peine  à tenir,  en  regard  de  celle 
qui  lui  fait  pendant  et  dans  laquelle  le  maître  a déployé  toutes  ses  ressources. 
Agenouillée  comme  son  mari,  la  donatrice  appuie  la  droite  contre  la  poitrine, 


BERNARDINO  LUINI. 


675 


tandis  que  sa  gauche  tient  un  livre  ouvert.  C’est  une  femme  jeune  encore,  au 
visage  plein,  quoique  distingué,  modelé  avec  une  rare  délicatesse,  au  costume 
aussi  somptueux  que  simple  (gravée  p.  28g).  Derrière  elle,  faisant  ressortir 
l’éclat  de  son  costume  par  la  sévérité  du  leur,  se  tiennent  debout  sainte  Agnès, 
sainte  Scholastique  et  sainte  Catherine.  Ces  ligures  forment  un  groupe  moins 
pur  de  lignes  que  celui  des  saints  du  côté  opposé.  On  peut  en  outre  critiquer 
le  contraste  entre  la 
coiffe  blanche , avec  le 
capuchon  noir,  de  sainte 
Scholastique  et  la  toi- 
lette véritablement  ex- 
quise de  la  donatrice. 

C’est  une  note  trop  crue 
dans  cet  ensemble  si  fin 
et  si  discret,  aux  tons 
assoupis,  et  qui  semble 
exiger  que  l’on  parle  bas 
devant  lui. 

Les  saintes  — Cathe- 
rine d’Alexandrie,  Apol- 
lonie,  etc.  — représen- 
tées à mi-corps,  dans  des 
niches,  avec  les  instru- 
ments de  leur  martyre 
ou  les  emblèmes  de  leurs 
vertus,  forment  le  digne 
complément  des  grandes 
scènes  religieuses.  Il  fuit 
renoncer  à décrire  la 
fraîcheur  de  leurs  traits, 
ce  sourire  attristé , la 
grâce  un  peu  noncha- 
lante de  leur  attitude,  leur  partum  de  distinction  (voy.  la  gravure  ci-après, 
p.  677,  et  celle  de  la  page  5o). 

Le  Supplice  de  saint  Maurice,  peint  sur  la  paroi  du  maître  autel,  abonde  en 
traits  faits  pour  prouver  que  Luini  n’était  pas  seulement  un  tempérament 
lyrique,  mais  qu’il  savait  à l’occasion  trouver  des  accents  dramatiques.  Le  geste 
du  bourreau  levant  l’épée  pour  frapper  le  martyr  est  grandiose , digne  des 
dessinateurs  les  plus  éminents.  Et  quel  enthousiasme  juvénile  dans  le  saint 
étendant  les  bras  vers  le  ciel,  comme  pour  proclamer  son  ardent  désir  d’y 
trouver  bientôt  un  asile  (on  songe  au  saint  Symphorien , d’Ingres),  tandis 
qu’une  femme,  sa  mère,  sanglote  à côté  de  lui!  Plus  loin,  on  trouve  les  motifs 


La  Décollation  de  sainte  Catherine,  par  Bern.  Luini. 
(«  Monastero  Maggiore  »,  à Milan.) 


676 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


les  plus  pittoresques  : cavaliers  chargeant  une  multitude  agenouillée;  jeunes 
gens  qui  s’embrassent  pour  se  dire  un  dernier  adieu.  On  croit  voir  revivre 
Benozzo  Gozzoli,  l’intarissable  conteur,  mais  avec  moins  de  sécheresse  dans  le 
coloris  et  avec  une  émotion  plus  vibrante. 

La  fresque  suivante,  saint  Sigismond  tenant  l’église  qu’il  a fondée  et  s’avan- 
çant vers  saint  Maurice,  debout  sur  un  piédestal,  est  moins  heureuse.  Ici  la 
scène  du  supplice  est  reléguée  au  second  plan,  ce  qui  enlève  à la  composition 
la  majeure  partie  de  son  intérêt.  Quant  aux  personnages  du  premier  plan,  ce 
saint  debout,  en  guise  de  statue,  cet  autre  qui  s’avance  vers  lui,  ces  femmes 
qui  regardent  avec  plus  d’indifférence  que  d’émotion,  ils  ne  sont  pas  heureu- 
sement groupés;  l’action  même  manque  de  clarté.  Mais  qu’est-ce  qu’un  échec 
isolé  en  regard  de  tant  de  triomphes! 

A tout  instant,  au  milieu  des  plus  graves  concerts,  Luini  fait  entendre  une 
note  vive  et  gaie,  qui  montre  toute  la  fraîcheur  et  toute  la  liberté  de  ce 
charmant  esprit.  Le  petit  ange,  sortant  d’une  porte,  un  flambeau  dans  chaque 
main,  n’ayant  pour  cacher  sa  nudité  qu’une  ceinture  flottante  et  regardant 
autour  de  lui  d’un  air  eflaré,  est  une  de  ses  plus  gracieuses  inventions,  à la 
fois  primesautière  et  strictement  assujettie  aux  conventions  décoratives.  Léo- 
nard n’eût  pas  tait  mieux. 

En  1 522  prend  naissance  la  grande  fresque  qui,  de  l’oratoire  de  la  Sainte 
Couronne,  est  entrée  à la  Bibliothèque  ambrosienne  : le  Christ  couronné  d’épines. 
La  composition  est  des  plus  simples,  on  pourrait  ajouter  des  moins  drama- 
tiques : le  Christ,  assis  sur  un  trône,  manque  de  grandeur;  quant  aux  bour- 
reaux, ils  sont  déclamatoires,  ennuyeux.  L’artiste  a voulu  forcer  son  talent,  et 
cela  lui  a porté  malheur.  La  partie  la  plus  intéressante,  ce  sont  ces  braves 
bourgeois  agenouillés,  leur  bonnet  à la  main  : ils  sont  très  finement  indivi- 
dualisés et  pleins  de  conviction. 

La  Flagellation  du  Christ,  peinte  dans  la  même  chapelle,  et  terminée 
le  i5  août  1 53o,  aux  frais  de  Francesco  Benozzi,  a pour  spectateurs  le  dona- 
teur, agenouillé  en  compagnie  de  sa  patronne,  qui  le  présente.  C’est  une 
figure  grave  et  recueillie,  offrant  encore  la  précision  qui  caractérise  les  Primitifs, 
et  en  même  temps  la  distinction  souveraine,  le  parfum  d’élégance,  que  les 
Milanais  savaient  mettre  dans  leurs  portraits.  Le  Christ  lui-même  est  un 
morceau  de  nu  fort  habilement  traité,  et  d’une  expression  pathétique.  Mal- 
heureusement, deci  delà,  on  constate  comme  des  fautes  d’orthographe,  qui 
trahissent  une  éducation  moins  savante  que  celle  des  peintres  florentins 
contemporains  : tel  est  ce  bourreau  au  torse  littéralement  atrophié. 

Plus  haut,  dans  le  tympan  qui  surmonte  cette  scène,  saint  Pierre  parlant  à 
une  jeune  femme  (la  servante),  qui  d’un  geste  énergique  lui  montre  le  divin 
supplicié,  est  aussi  grandiose  de  lignes  que  profondément  dramatique. 

Dans  la  ville  de  Saronno,  située  entre  Varèse  et  Milan,  l’église  est  décorée 


BERNARDINO  LUINI. 


677 


tout  entière  par  Luini  et  ses  contemporains  Gaudenzio  Ferrari,  Bernardino 
Lanini,  Cesare  da  Sesto.  Luini  y a peint,  vers  1 5 2 5,  le  Mariage  de  la  Vierge, 
Y Adoration  des  Adages,  la  Présentation  au  temple,  le  Christ  parmi  les  docteurs,  des 
Saints  et  des  Saintes. 

Le  Mariage  de  la  Vierge  rappelle,  par  sa  solennité,  les  pages  les  plus  brillantes 


Sainte  Rose  et  sainte  Justine,  par  Bernardino  Luini. 
(«  Monastero  Maggiore  »,  à Milan.) 


de  Raphaël,  la  Guérison  du  paralytique,  l’un  des  cartons  de  Londres,  ou  encore 
le  Mariage  d Alexandre  et  de  Roxane  de  Sodoma  : ce  ne  sont  que  costumes 
d’apparat,  cols  laissant  à découvert  le  haut  de  la  poitrine  ou  chemisettes 
plissées;  riches  pourpoints,  brocarts;  cheveux  bouclés  ou  relevés  en  nattes, 
gracieux  sourires;  rien  n’y  manque  de  ce  qui  peut  animer  la  cérémonie,  la 
rendre  plus  vivante  et  plus  riante. 

On  remarquera  qu’ici  la  Vierge,  avec  sa  couronne  de  myrte,  son  costume 
tout  moderne,  tout  profane,  et  surtout  avec  ses  traits  empruntés  à quelque 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


678 


fière  Milanaise  du  xvic  siècle  ',  s’écarte  absolument  de  la  tradition  sacrée  : 
nulle  part  Luini  ne  s’est  permis  une  licence  aussi  grande.  Dans  les  jeunes  gens 
brisant  la  baguette  qui  n’a  pas  fleuri,  on  ne  trouve  plus  trace  de  conviction;  ce 
motif  est  devenu  une  formule  banale,  en  quelque  sorte  de  pure  décoration. 

La  fresque  qui  représente  la  Vierge  et  saint  Joseph  adorant  l’Enfant  offre 
des  figures  douces  et  sereines  plutôt  que  majestueuses.  La  Vierge  sourit,  la  face 
inondée  de  bonheur  ; saint  Joseph  vénère , tout  recueilli , l’Entant  étendu 
dans  l’attitude  la  plus  naturelle,  une  main  posée  sur  sa  hanche,  l’autre  placée 
près  de  sa  bouche  qu’il  touche  de  l’index  : dans  les  airs,  plane  un  chœur 
d’anges,  de  toute  beauté,  peints  comme  d’un  soutfle.  Assurément,  il  ne  fuit 
pas  regarder  ces  figures  de  trop  près  : les  maîtres,  plus  savants,  de  l’Ecole 
romaine  11’auraient  pas  manqué  d’y  relever  plus  d’une  lacune.  C’est  que  Luini, 
et  avec  lui  toute  l’Ecole  lombarde,  entend  sacrifier  le  détail  pour  ne  s’attacher 
qu’à  l’harmonie  de  l’ensemble;  il  serait  désolé  sises  créations  trahissaient 
l’effort,  si  ses  triomphes  paraissaient  lui  avoir  coûté  des  luttes.  Aussi  l’esprit 
s’épanouit-il  librement  devant  ces  pages  où  tout  est  spontanéité  et  se  laisse-t-il 
gagner  par  une  langueur,  qid  n’a  toutefois  rien  de  débilitant. 

U Adoration  des  Mages  et  la  Présentation  an  temple  révèlent  toutes  les  séduc- 
tions de  ce  pinceau  facile  et  brillant.  Elles  nous  font  assister  au  triomphe 
définitif  de  la  peinture  proprement  dite,  en  d’autres  termes,  de  la  peinture 
qui  a rompu  avec  la  dureté  non  moins  qu’avec  les  préoccupations  plastiques, 
avec  les  imitations  de  la  statuaire,  chères  à Raphaël  et  à son  École  : ici  la 
couleur  règne  en  maîtresse;  c’est  la  gamme  la  plus  claire,  la  plus  harmonieuse, 
la  plus  suave.  Les  figures,  pleines  de  grâce  et  de  souplesse,  se  meuvent  dans 
une  atmosphère  tiède  et  embaumée  comme  le  zéphyr;  nous  sommes  trans- 
portés dans  un  monde  idéal. 

U Adoration  des  Mages,  si  elle  n’est  pas  animée  et  pittoresque  comme  celles 
des  Primitifs  florentins  ou  ombriens,  dégage  par  contre  un  charme  auquel  il 
est  difficile  de  se  soustraire.  La  Vierge  assise,  pleine  de  majesté  et  de  recueille- 
ment, présente  aux  monarques  étrangers  l’entant  qui  se  tourne  gracieusement 
vers  eux,  et  qui,  malgré  une  certaine  lourdeur  de  formes,  ne  détonne  pas  dans 
ce  concert  mélodieux.  Quant  aux  trois  souverains,  ils  sont  partagés  entre  une 
joie  intime  et  les  témoignages  du  plus  profond  respect.  L’un  d’eux  — un 
vieillard  à barbe  blanche,  — met  un  genou  en  terre  devant  le  « bambino  » ; 
le  second,  un  beau  jeune  homme  à la  barbe  blonde,  se  tient  devant  lui,  la 
face  inondée  de  bonheur,  un  calice  dans  une  main,  son  chapeau  dans  l’autre  ; 
près  d’eux  un  page,  élégant  comme  une  jeune  fille;  puis  c’est  le  roi  maure,  à 
qui  un  écuyer  attache  les  éperons;  plus  loin,  l’âne  et  le  bœuf,  avec  leur 
mine  patiente  et  indifférente,  qui  est  admirablement  rendue.  Au  fond,  se 

1 . L'arrangement  même  de  la  tète  est  inspiré  d’un  motit  antique  ; voir  par  exemple  la 
planche  XIV  des  Monuments  de  V Institut  de  Correspondance  archéologique,  t.  IX. 


Le  Mariage  de  la  Vierge,  par  Bernardino  Luini.  (Eglise  de  Saronno  ) 


68o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


développe  la  suite  des  rois,  montés  sur  des  dromadaires,  et  une  girafe  (cet 
animal  introduit  pour  la  première  fois  en  Europe  du  temps  de  Laurent 
le  Magnifique,  n’avait  pas  cessé,  depuis  près  d’un  demi-siècle,  d’exciter  la 
curiosité  publique). 

Si,  dans  Y Adoration  des  Mages,  le  paysage  — un  paysage  montueux,  sans 
horizon  lointain  — fait  tous  les  frais  de  l’encadrement,  dans  la  Présentation  au 
temple  l’artiste  a recours  à un  superbe  décor  d’architecture  : il  y développe  un 
portique  à colonnes  et  à pilastres  avec  une  balustrade  sur  laquelle  jouent  des 

enfants.  C’est  un  motif  qui 
rappelle  Mantegna  et  qui 
annonce  Véronèse.  A tra- 
vers l’arcade  principale,  on 
découvre  un  beau  paysage, 
enrichi  d’un  palmier,  d’un 
bouquet  d’arbres  indigènes 
et , au  fond , d’une  église 
dont  la  coupole  hexagonale 
rappelle  celle  de  la  Char- 
treuse de  Pavie.  Pour  ac- 
teurs, un  ange,  la  Vierge 
assise  sur  l’âne  qui  doit  la 
porter  en  Egypte,  et,  derrière 
elle,  saint  Joseph  la  suivant 
à pied. 

En  i53o,  Luini  peignit  à 
Lugano,  dans  l’église  Sainte- 
Marie-des-Anges,  sa  Cruci- 
fixion, de  toutes  ses  fresques 
la  plus  nombreuse  en  figures. 
Comme  on  lui  avait  très  probablement  imposé  l’obligation  de  représenter  plu- 
sieurs épisodes  distincts,  le  Couronnement  d'épines,  le  Portement  de  Croix,  le  Christ 
mort  sur  les  genoux  de  sa  mère,  Y Incrédulité  de  saint  Thomas,  il  prit  le  parti  fort 
sage  de  placer  les  figures  sur  deux  rangs  se  développant  en  tonne  de  frise.  Au 
centre,  dominant  toute  la  composition,  le  Christ  en  croix;  autour  de  lui,  un 
essaim  d’anges  empressés  à lui  témoigner  leur  vénération  ou  leur  douleur;  à 
ses  côtés,  les  deux  larrons;  puis,  au  premier  plan,  la  Vierge  entre  les  saintes 
femmes,  le  centurion,  saint  Jean,  les  soldats  qui  se  disputent  les  vêtements  du 
supplicié,  et  d’innombrables  autres  acteurs.  Au  second  plan,  bordé  de  chaque 
extrémité  par  un  portique  aux  colonnes  majestueuses,  à belles  cannelures,  les 
épisodes  indiqués  tout  à l’heure.  Au  tond,  un  paysage  avec  une  église  à cou- 
pole, dans  le  style  milanais. 


BERNARDINO  LUINI. 


68 1 


La  carrière,  probablement  assez  courte, 
de  Luini  a été  extraordinairement  rem- 
plie. Les  compositions  de  la  casa  Pelucca 
à Milan,  celles  du  Musée  de  Brera  et  du 
Louvre,  les  fresques  des  églises  de  Milan 
et  des  environs,  les  innombrables  pein- 
tures à l’huile  répandues  à travers  toute 
l’Europe,  témoignent  d’une  production 
incessante,  on  n’ose  dire  hâtive,  d’une 
merveilleuse  fécondité.  Je  ne  saurais  affi- 
cher la  prétention  de  passer  en  revue  tant 
de  fresques  ou  de  tableaux  de  chevalet. 
Il  me  suffira  de  chercher  à caractériser  les 
facultés  maîtresses  d’un  artiste  sympa- 
thique entre  tous. 

Au  Musée  de  Brera,  une  quarantaine 
de  fresques  plus  ou  moins  considérables 
proclament  l’activité  déployée  par  Luini 
dans  les  églises  ou  les  palais  de  Milan 
et  des  environs.  Santa  Maria  délia  Pace, 
Santa  Maria  in  Brera , Santa  Marta  la 
Pelucca,  près  de  Monza,  et  bien  d’au- 


L’ordonnance  est  parfaite,  très  nette  et  bien  rythmée,  les  motifs  variés  et 
pittoresques  comme  chez  les  Primitifs,  les  personnages  sympathiques  et  émus, 
parfois  éloquents.  Le  guerrier  à cheval,  à 
la  longue  barbe  ondoyante,  au  casque 
empanaché,  que  l’on  voit  à la  droite  de 
la  croix,  passe  pour  être  le  portrait  même 
de  Luini.  C’est  une  figure  douce,  recueil- 
lie, mais  également  éloignée  du  mysti- 
cisme et  du  sentimentalisme. 

En  1 533,  Luini  se  trouvait  de  nouveau 
à Lugano  pour  toucher  le  solde  de  la 
Crucifixion.  A partir  de  ce  moment,  on 
perd  ses  traces. 


La  Vierge  et  saint  Joseph. 

Par  Bern.  Luini.  (Musée  de  Brera. 


très  sanctuaires  lui  devaient  leur  décora- 
tion. On  y trouve  à profusion  les  idylles 
les  plus  exquises,  — c’est  le  genre  le 

mieux  approprié  au  talent  de  Luini,  — et  les  figures  les  plus  poétiques.  Tels 
sont  le  Berger  et  la  Bergère  assis  l’un  à côté  de  l’autre,  scène  simple,  noble  et 
suave  comme  un  Giorgione,  ou  encore  ces  Joueurs  de  luth,  et,  du  côté  opposé, 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance 


682  HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


la  Vierge  et  saint  Joseph  s’avançant  la  main  dans  la  main,  figures  véritablement 
trouvées  (gravées  page  précédente). 

Luini  a également  abordé  la  mythologie.  Vasari,  qui  semble  n’avoir  pas  eu 
l’occasion  d’étudier  par  lui-même  les  ouvrages  du  maître  milanais,  mentionne 
les  fresques  de  la  maison  Robbia  à Milan,  représentant  les  Métamorphoses 
d’Ovide.  Citons  en  outre  Daphné  changée  en  laurier , la  Naissance  d’ Adonis,  le 
Sacrifice  à Pan,  tous  au  Musée  de  Brera;  la  Forge  de  Vulcain,  au  Musée  du 
Louvre;  Flore,  au  palais  de  Hampton-Court,  et  enfin  des  sujets  allégoriques, 
tels  que  la  Modestie  et  la  Vanité  (longtemps  attribuée  à Léonard),  dans  la  galerie 
Sciarra-Colonna  à Rome. 

Luini  ne  savait  pas  seulement  créer  les  figures  les  plus  poétiques,  il  excel- 
lait en  outre  dans  l’invention  de  motifs  aussi  pittoresques  qu’originaux;  tel 
est  Y Ensevelissement  de  sainte  Catherine,  qui,  de  la  Pelucca,  est  entré  au  Musée 
de  Brera.  Dans  le  bas,  un  sarcophage,  orné  de  bas-reliefs  qui  représentent  des 
hippocampes;  dans  les  airs,  trois  anges  qui  portent,  avec  autant  de  précaution 
que  de  respect,  le  cadavre  de  la  jeune  sainte,  chastement  enveloppée  dans  ses 
longues  draperies.  La  simplicité  toute  plastique  de  ce  groupe,  qui  se  découpe 
si  franchement,  son  harmonie,  son  rythme,  défient  toute  analyse  et  classent 
Luini  au  premier  rang  parmi  les  peintres  de  race,  je  ne  crains  pas  d’affirmer 
que  Léonard  eût  été  impuissant  à donner  à une  de  ses  compositions  une  net- 
teté pareille,  avec  des  contours  si  tranchés  et  un  agencement  si  décoratif.  C’est 
où  Luini  montre  qu’il  avait  l’imagination  plus  littéraire  que  son  maître  (voy. 
la  gravure  de  la  p.  i). 

De  délicieux  épisodes  de  la  vie  pastorale  alternent  à tout  instant  avec  des 
représentations  plus  graves  et  plus  religieuses.  Tels  sont,  toujours  au  Musée  de 
Brera,  les  deux  ménestrels  accompagnant  saint  Joseph  et  la  Vierge  à la  céré- 
monie des  fiançailles,  les  trois  jeunes  filles  jouant  à la  main  chaude,  etc. 

Luini  nous  paraît  parfois  un  véritable  anachronisme;  dans  certaines  de  ses 
compositions,  par  exemple  la  Récolte  de  la  Manne  (gravée  p.  461),  il  semble 
être  le  contemporain  de  Gozzoli,  tant  il  montre  de  fraîcheur  et  d’ingénuité. 

Les  fresques  du  palais  Litta,  acquises  en  1867  par  le  Musée  du  Louvre,  — la 
Nativité,  Y Adoration  des  Mages,  le  Christ  bénissant,  — charment  par  un  coloris 
harmonieux,  une  expression  suave,  exempte  toutefois  du  sentimentalisme 
auquel  ont  sacrifié  certains  successeurs  de  Luini,  notamment  Gaudenzio  Ferrari. 
Dans  la  Nativité,  on  remarquera  le  geste  de  l’Enfant  Jésus  portant  un  doigt  à sa 
bouche,  geste  familier  à Luini;  puis  la  majesté  sereine  de  la  Vierge,  la  physio- 
nomie à la  fois  douce  et  robuste  de  saint  Joseph,  avec  son  type  milanais  si 
bien  accusé.  Dans  Y Adoration  des  Mages,  la  composition  est  serrée  et  concise 
comme  un  bas-relief  '. 


1 . Plusieurs  autres  fresques  de  Luini  ou  de  son  entourage  se  trouvent  à Paris  dans  des  col- 
lections particulières,  notamment  chez  M.  Cernuschi.  M.  Louis  Lefort,  de  son  côté,  possède  un 


BERNARDINO  LUINI. 


683 


L’impression  que  l’on  éprouve  en  face  des  moindres  fresques  de  Luini  est  si 
douce,  si  bienfaisante,  qu’on  se  laisse  aller  à une  sorte  de  volupté,  à une  sorte 
d’extase,  sans  éprouver  le  besoin  d’analyser.  La  poésie  de  l’invention  se  joint 
à la  suavité  du  coloris,  à l’ampleur,  à la  plénitude,  à la  beauté  des  formes, 
pour  charmer  l’œil  et  ravir  l’esprit.  C’est  la  grâce  riante,  un  peu  efféminée, 
l’expression  ininterrompue  de  la  bonté  et  de  la  jeunesse.  Mais  Luini  a aussi 
bien  le  type  de  l’homme  mûr,  saint  Joseph,  par  exemple,  que  celui  de  l’ado- 
lescent et  de  la  jeune  fille.  Ce  type  se  distingue  par  un  visage  assez  large,  au 
nez  droit,  à la  barbe  assez  longue,  aux  cheveux  bouclés,  avec  plus  de  douceur 
que  de  force,  plus  de  ferveur  que  de  fierté. 

Toute  cette  École  milanaise  d’ailleurs  ressemble  à un  beau  et  suave  adolescent 
qui  se  laisse  aller  au  plaisir  de  vivre,  au  plaisir  d’aimer,  et  qui  ignore  les 
mauvaises  pensées  et  les  images  laides.  Libre  aux  Florentins  de  creuser  les 
mystères  de  la  philosophie,  la  science  du  dessin  : pour  les  disciples  de  Léo- 
nard, s’ils  ont  réussi  à remplir  leur  rôle  de  poètes,  à émouvoir  et  à charmer, 
leur  ambition  est  satisfaite. 

Comme  peintre  de  tableaux,  Luini  s’est  renfermé  dans  la  spécialité  des 
Madones  et  des  Salomés  présentant  la  tète  du  saint  Jean-Baptiste  (Musée  du 
Louvre,  Musées  de  Milan,  de  Florence,  de  Vienne,  de  Madrid,  etc.). 

Les  portraits  de  Luini  — des  femmes  principalement  — ont  plus  de  grâce 
que  de  pénétration.  Ce  poète  fortuné  voyait  tout  à travers  un  prisme.  Le 
portrait  de  femme  récemment  exposé  à Londres1  est  tout  léonardesque 
d’aspect. 

Les  dessins  de  Luini  sont  moins  nombreux  que  ses  peintures,  à l’inverse  de 
ce  que  nous  avons  constaté  chez  Léonard.  Parmi  les  plus  beaux,  signalons 
l’Enfant  Jésus  et  le  petit  saint  Jean-Baptiste  qui  s’embrassent,  au  Musée  de 
l’École  des  Beaux-Arts;  c’est  le  carton,  à la  pierre  d’Italie,  qui  a servi  pour  la 
Sainte  Famille  du  Musée  de  Madrid  (Braun,  n'JS  290,  291). 

Aurelio  Luini,  le  fils  de  Bernardino,  peignit  de  nombreuses  fresques  au 
« Monastero  Maggiore  ».  Quelques-unes,  comme  le  Baptême  élu  Christ , sont 
fort  habilement  arrangées. 

Il  est  intéressant  de  retrouver  le  reflet  des  préoccupations  de  Léonard  de 
Vinci  chez  ses  élèves  de  la  seconde  génération,  par  exemple  chez  Aurelio,  qui 
dans  ses  fresques,  d’ordinaire  si  médiocres,  a répété  plusieurs  des  types  de 
vieillards  chers  au  fondateur  de  l’École  milanaise  (groupe  d’apôtres,  photo- 
graphie Brogi,  n°  p35o;  le  personnage  imberbe  debout  à droite,  les  mains 
étendues). 


beau  fragment,  que  je  considère  comme  de  la  main  même  du  maître  : le  Repos  pendant  la  Fuite 
en  Egypte  (H.  O”, 40,  L.  o”,73  ; anciennes  collections  Sommariva  et  Périn). 

I.  Archivio  storico  dell’  Arte,  1894,  p.  2.58-2.59. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


684 


Ainsi  les  miettes  tombées  de  ce  festin  somptueux  ont  suffi  pour  faire  vivre, 
de  longues  années  durant,  toute  une  pléiade  de  peintres. 

O11  manque  de  toute  donnée  précise  sur  la  vie  et  l’œuvre  d’un  artiste  qui 
se  rattache  à la  fois  à l’École  de  Raphaël  et  à celle  de  Léonard  de  Vinci  : Cesare 
da  Sesto1 2.  Ce  ne  sont  qu’hypothèses  • et  conjectures;  mes  lecteurs  devinent  si 
le  subjectivisme,  qui  caractérise  de  nos  jours  l’histoire  de  l’art,  s’est  donné  car- 
rière; ils  devineront  également  que  j’hésite  à m’engager  sur  un  terrain  aussi 
mouvant!  N’est-on  pas  allé  jusqu’à  faire  de  Cesare,  non  l’imitateur,  mais  le  pré- 
curseur de  Raphaël  ! Ce  serait  celui-ci  qui  aurait  plagié  son  obscur  contemporain  ! 

On  admet  que  Cesare  naquit  à Sesto  Calende,  près  du  lac  Majeur,  entre  1476 
et  1480;  d’après  les  uns,  il  mourut  avant  1 5e  1,  d’après  les  autres  après  1 5 2 3 . Il 
est  identique  au  « Cesare  milanese  »,  qui  travailla  vers  1 5o6,  aux  côtés  de  Peruzzi, 
à la  décoration  du  château  d’Ostie.  Il  semble  avoir  également  travaillé  à 
Messine.  (C’est  de  cette  ville  que  vient  l 'Adoration  des  Mages,  aujourd’hui  au 
Musée  de  Naples).  Enfin,  d’après  Vasari  et  Lomazzo,  il  exécuta  un  certain 
nombre  de  peintures  en  collaboration  avec  le  paysagiste  et  animalier  milanais 
Bernazzano. 

Si  Y Adoration  des  Mages,  de  la  collection  Borromée  à Milan,  appartient  vérita- 
blement à Cesare  da  Sesto,  elle  nous  le  montre  suivant  encore  les  traces  des 
Primitirs  : ce  ne  sont  que  physionomies  timorées  et  détails  réalistes;  l’écuyer 
assis  qui  ôte  une  de  ses  bottes,  le  page  qui  tient  le  pan  du  manteau  d’un  des 
rois,  etc.  Nulle  liberté  dans  l’ordonnance,  pas  plus  que  dans  les  gestes". 

Dans  le  Baptême  du  Christ,  du  couvent  de  la  Cava,  jadis  attribué  à Andrea 
Sabatini,  aujourd’hui  revendiqué  en  faveur  de  Cesare,  les  influences  léonar- 
desques  se  font  jour  : les  deux  anges  procèdent  en  droite  ligne  des  types  créés 
par  le  Vinci;  quant  aux  deux  acteurs  principaux,  ils  ont  toute  la  dureté  et  toute 
la  pauvreté  des  figures  de  Verrocchio,  dans  le  tableau  de  l’Académie  de  Flo- 
rence.  Relevons  une  intéressante  observation  de  Passavant  : les  dessous  de 
Cesare  sont  moins  bruns  que  ceux  de  Léonard. 

Infiniment  plus  libre,  plus  brillante,  plus  mouvementée,  est  Y Adoration  des 
Adages  du  Musée  de  Naples  : ici  l’influence  de  Léonard  se  mêle  à celle  de  Bal. 
Peruzzi.  Le  groupe  central,  notamment  le  saint  Joseph  qui  s’incline,  est  visi- 
blement imité  du  groupe  correspondant  de  la  Sainte  Famille  du  Musée  de  l’Er- 
mitage. La  grâce  un  peu  cherchée  des  figures,  la  richesse  du  portique  à l’ombre 
duquel  se  passe  la  scène,  et  je  ne  sais  quel  élan,  quelle  flamme,  se  ressentent 
par  contre  de  la  tréquentation  de  Peruzzi. 

L’action  de  Raphaël  se  luit  à son  tour  sentir  dans  le  tableau  d’autel  de  la 
collection  Melzi  à Milan  : une  Madone  assise  sur  des  nuages.  C’est  avec  raison 

1.  Bibl.  Passavant  : Kunstblatt,  1 838,  p.  277-279.  — Marcel  Reymond  : Galette  des  Beaux- 
Arts,  avril  1892. 

2.  Archivio  storico  dell’  Arte,  1890,  p.  36o. 


CESARE  DA  SESTO. 


685 


que  l’on  a signalé  les  analogies  qu’elle  offre  avec  la  Madone  de  Foligno.  Le  saint 
Jean-Baptiste,  du  même  tableau,  ressemble  à celui  de  la  Dispute  du  Saint- 
Sacrement..  Non  moins  raphaélesque  est  l’arrangement  général  de  la  Madone  au 
laurier , dut  Musée  de  Brera  : elle  se  rattache  à la  Madone  avec  l’Enfant  debout 


L’Adoration  des  Mages,  par  Cesare  da  Sesto.  (Musée  de  Naples.) 

(Passavant,  n°  f) o;  gravée  dans  mon  ouvrage  sur  Raphaël,  p.  3ç7)  • 1 facture, 

I . Dans  les  dernières  années,  un  critique  a tenté  de  restituer  à Cesare  da  Sesto  le  dessin  de 
la  Salle  des  Boîtes,  au  Musée  du  Louvre  : la  Vierge  tenant  sur  ses  genoux  l’Enfant  Jésus  (Rei- 
set,  n°  3 1 5).  Ce  qui  est  certain,  c’est  que  l'Enfant,  par  son  type  comme  par  son  attitude,  rap- 
pelle de  la  façon  la  plus  frappante  les  figures  que  Raphaël  a placées  dans  une  série  de  tableaux 
archi-authentiques,  notamment  dans  la  Vierge  au  baldaquin. 


686  HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


au  contraire,  a déjà  quelque  chose  de  flou  : elle  semble  déceler  un  contact  avec 
le  Corrège,  dont  les  premiers  ouvrages  à date  certaine  remontent,  ne  l’ou- 
blions pas,  aux  années  1 5 1 4- 1 5 1 5 . 

L ’Hérodiade,  du  Musée  deVienne,  donnée  à Cesare  par  Vasari  et  Lomazzo, 
et  par  conséquent  d’une  authenticité  certaine,  réunit  la  vivacité  à la  fierté. 
La  jeune  princesse,  faisant  tace  au  spectateur,  montre  de  la  droite  la  tête  que  le 
bourreau,  placé  derrière  elle,  étend  sur  un  plat  par  un  mouvement  superbe. 

Au  Musée  de  Francfort,  on  fait  honneur  à Cesare  d’une  Sainte  Catherine, 
représentée  les  cheveux  épars,  à mi-corps,  les  deux  mains  appuyées  sur  la  roue; 
la  martyre  a pour  vêtement  une  robe  verte;  derrière  elle,  un  massif  de  ver- 
dure; plus  loin,  un  bout  de  lac  ou  de  mer.  C’est  une  œuvre  des  plus  sédui- 
santes de  ce  pinceau,  qui,  comme  tous  les  disciples  de  Léonard,  a toujours 
sacrifié  la  force  à la  grâce. 

Peu  nombreux  sont  les  Milanais  qui  ont  échappé  à l’influence  de  Léonard  de 
Vinci.  Parmi  eux,  le  plus  intéressant,  en  même  temps  que  le  moins  connu,  est  le 
peintre  architecte  Bartolommeo  ou  Bramantino  Suardi,  qui  travailla  entre  1491 
et  i 536  (voy.  p.  355).  Longtemps  inféodé  aux  traditions  de  Vincenzo  Foppa 
et  de  Bramante,  il  ne  s’inspira  que  sur  le  tard  et  accidentellement  des  ensei- 
gnements du  Vinci.  Les  principales  étapes  de  sa  carrière  sont  : la  Circoncision  du 
Louvre  (1491),  la  Descente  de  Croix  de  la  Chartreuse  de  Chiaravalle  (i5i3), 
ses  travaux  à Locarno  (i522),  sa  nomination  comme  peintre  et  architecte  de  la 
cour  des  Sforza  ( 1 5 25).  La  dernière  mention  que  nous  possédions  de  lui  date 
de  1 536  : à ce  moment,  il  maria  sa  fille. 

Le  tableau  du  Louvre,  qui  se  distingue  par  sa  gamme  grisâtre,  offre  une 
certaine  facilité  de  composition,  qui  jure  avec  les  inégalités  que  l’on  observe  dans 
les  tapisseries  des  Dottge  Mois,  de  la  collection  Trivulce,  attribuées  à Braman- 
tino par  G.  Mongeri.  Dans  la  Vierge  trônant  du  Musée  de  Brera  (n°  4),  on 
remarque  des  formes  amples  mais  disgracieuses  (par  exemple  les  bras),  des 
visages  assez  larges,  à la  façon  de  Mantegna  et  de  Bramante,  une  ornementation 
relativement  froide,  avec  des  palmettes  assyriennes. 

A mi-chemin  entre  Vérone  et  Milan,  à Brescia,  un  groupe  aussi  compact 
que  brillant  s’inspire  des  principes  généraux  de  l’Ecole  vénitienne,  mais  en 
s’attachant  à une  facture  plus  mâle,  à un  coloris  plus  sévère.  Comme  leurs 
maîtres  et  émules,  ils  excellent  à la  fois  dans  la  peinture  religieuse  et  dans  le 
portrait1. 

Dès  la  fin  du  xve  siècle,  Vincenzo  Civerchio,  né  à Crema,  mais  travaillant 
plus  souvent  à Brescia  que  dans  sa  ville  natale,  développa  les  enseignements 
de  Vincenzo  Foppa  (avec  qui  on  l’a  souvent  confondu)  en  les  tempérant  par 


1.  Bibl.  : Crowe  et  Cavalcaselle,  Histoire  de  la  Peinture  en  Italie,  édit,  ail.,  t.  VI 


L’ECOLE  DE  BRESCIA. 


687 


plus  de  morbidesse  Les  églises  de  la  région  renferment  un  grand  nombre  de 
peintures  religieuses  sorties  de  son  pinceau  et  comprises  entre  les  années  1496 
et  1640. 

Un  autre  artiste  originaire  de  Brescia,  Fioravante  Ferramola,  s’efforça  de  con- 
cilier les  leçons  de  Vincenzo  Foppa  avec  celles  de  Costa  et  de  Francesco  Francia. 


Le  Mois  de  Mai,  d'après  un  carton  attribué  à Bramantino  Suardi. 
(Collection  Trivulce  à Milan.) 


Giovanni  Girolamo  Savoldo  ou  Girolamo  Bresciano  a partagé  son  existence 
entre  sa  ville  natale  et  Venise,  abstraction  laite  de  quelques  séjours  de  peu  de 
durée  à Florence  et  à Trévise.  On  ignore  les  dates  de  sa  naissance  et  de  sa  mort  : 
on  sait  seulement,  par  une  lettre  de  l’Arétin,  qu’il  vivait  encore  en  i5q8,  très 
âgé. 

1.  Bihl.  : Caffi,  di  Vincenzo  Civerchio  da  Crema,  bitlore,  arcbitdto,  inlaglialon  dcl  sccolo  XV- 
XVI.  Florence,  1 883 . — La  Grande  Encydobcdie. 


688 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Élève  de  Jean  Bellin  et  imitateur  du  Titien,  Girolamo  Savoldo  s’est  avant  tout 
rompu  aux  difficultés  du  coloris  : dans  son  portrait  d’homme  armé  du  Louvre, 
il  a entouré  le  personnage  d’une  série  de  miroirs,  destinés  à le  montrer  sous 
toutes  les  laces,  comme  l’avait  Lit  Giorgione  pour  sa  figure  nue  (p.  585). 
Néanmoins  on  lui  reproche  d’avoir  donné  à ses  carnations  un  ton  rouge  trop 
uniforme  et  à ses  ombres  une  tonalité  trop  noire.  Cette  tendance  éclate  surtout 
dans  le  second  portrait  exposé  au  Louvre  : un  homme  en  costume  du  xvc  siècle, 
coiffé  d’un  bonnet  noir;  le  modelé  y est  ferme  jusqu’à  la  dureté  (on  dirait  un 
Antonello  de  Messine  taillé  dans  le  bois)  ; le  coloris  va  du  brun  au  rouge 
brique.  Par  contre,  les  études  pour  des  tètes  d’apôtres  ou  de  saints,  conser- 
vées dans  la  même  collection  (n°  878),  offrent  une  facture  libre  et  large,  mais 
dépourvue  de  saveur. 

Girolamo  Romanino  ou  Girolamo  da  Brescia  (né  en  iq85  ou  i486,  mort  en 
1 566)  mêla  aux  enseignements  qu’il  avait  reçus  dans  sa  ville  natale  des  élé- 
ments puisés  dans  l’étude  des  peintres  du  Frioul  et  de  Giorgione.  Il  rachetait 
par  un  coloris  tour  à tour  chatoyant,  riche  ou  moelleux,  par  le  mouvement 
et  l’allure  de  la  composition,  une  certaine  pauvreté  ou  lourdeur  de  formes. 

Crémone,  Padoue,  Venise,  Trente,  semblent  avoir  été  les  limites  extrêmes 
des  pérégrinations  de  ce  maître  éminent,  que  je  regrette  de  ne  pouvoir  étudier 
ici  d’une  manière  plus  complète.  Il  y peignit  de  nombreux  tableaux  d’autel 
(entre  autres  la  Sainte  Conversation  du  Musée  de  Padoue,  qui  peut  se  mesurer 
avec  les  plus  beaux  tableaux  de  Venise),  des  fresques,  des  portraits. 

Le  plus  considérable  des  peintres  bressans,  Alessandro  Bonvicino,  surnommé 
il  Moretto  (né  en  1498,  mort  en  1 555),  fréquenta  d’abord  l’atelier  de  Fiora- 
vante  Ferramola;  il  s’inspira  ensuite  plus  ou  moins  directement  de  Romanino 
et  du  Titien.  Il  ne  quitta  Brescia  que  pour  faire  quelques  apparitions  à Ber- 
game,  à Milan  et  à Vérone.  Coloriste  d’une  science  consommée,  à la  gamme 
légère,  transparente,  argentine,  autant  que  celle  des  Vénitiens  est  chaude,  aux 
formes  pleines,  amples  et  majestueuses,  il  peupla  sa  ville  natale  de  retables 
d’une  grande  tournure,  principalement  des  Vierges  triomphantes.  Si  son  Saint 
Pierre  martyr , du  Musée  de  Brera,  est  passablement  agité,  il  y a autant  de 
grâce  que  de  noblesse  dans  sa  Sainte  Justine  du  Musée  de  Vienne.  L’inspira- 
tion religieuse  s’allie  constamment  chez  lui  à la  recherche  des  eftets  de  l’art. 
Rien  de  plus  recueilli  que  sa  Vierge  trônant,  de  la  Pinacothèque  du  Vatican, 
ou  ses  quatre  Saints  du  Musée  du  Louvre. 

Les  portraits  de  Moretto  ont  autant  de  gravité  que  d’aisance  : ce  sont  des 
figures  amples  et  pleines,  plutôt  que  vives  et  spirituelles  (voy.  la  gravure  de  la 
page  74)- 

Nous  ferons  connaissance,  en  étudiant  l’histoire  de  la  peinture  à Bergame, 
avec  G.  B.  Moroni,  le  plus  éminent  d’entre  les  élèves  de  Moretto. 


L’ÉCOLE  DE  BERGAME. 


A la  suite  de  ces  maîtres,  qui  représentent  les  plus  nobles  traditions  de  la 
Renaissance,  accordons  un  souvenir  à leur  compatriote  Girolamo  Muzio  (i52u- 


Sainte  Justine,  par  Al.  Moretto.  (Musée  de  Vienne.) 

i5ç)o),  qui  prit  une  place  considérable  parmi  les  peintres  romains  de  la 
décadence. 

Les  peintres  de  Bergame  se  sont  mis,  comme  ceux  de  Brescia,  à la  remorque 
de  l’Ecole  vénitienne. 

E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


6go 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Francesco  Rizo  da  Santa  Croce  s’inspira  de  Jean  Bellin,  de  même  que 
Girolamo  da  Santa  Croce,  qui  appartient  toutefois  à une  période  plus  avancée. 
Dans  le  Martyre  de  saint  Laurent,  au  Musée  de  Naples,  ce  dernier  prodigue  les 
costumes  orientaux  à l’envi  des  Carpaccio  et  des  Mansueti. 

Giovanni  Busi  ou  Cariani  (né  à Fuipiano  entre  1480  et  1490,  mort  après 
1541)  Élit  un  pas  de  plus  : il  met  à contribution  les  modèles  créés  par  Giorgione 
et  Palma  Vecchio.  On  reproche  la  lourdeur,  trait  distinctif  des  Bergamasques, 
à ses  tableaux  de  sainteté  ( Madone  du  palais  Baglioni  à Bergame,  datée  de  iSao) 
et  à ses  portraits  ( Seigneurs  et  Dames,  au  palais  Roncalli,  dans  la  même  ville, 
datés  de  1 5 1 9,  portrait  de  Benedetlv  Caravaggio,  également  à Bergame,  dans 
la  Pinacothèque;  prétendu  portrait  des  frères  Bellin,  au  Louvre). 

Un  autre  enfant  de  Bergame,  Giovanni  Battista  Morone  ou  Moroni  (né  à 
Bondo,  près  d’Albino,  entre  iSaoet  1 5^5,  mort  en  1578),  suit  la  bannière  de 
Moretto.  Si  ses  tableaux  religieux  manquent  d’inspiration,  ses  portraits  comptent 
parmi  les  plus  sincères  et  les  plus  vigoureux  de  la  Renaissance.  Son  Tailleur 
de  la  National  Gallery  (gravé  p.  iSa)  a pour  lui  une  aisance  et  une  distinction 
inimitables  : dans  un  autre  portrait  de  la  même  collection,  celui  d’un  Fenaroli 
(gravé  p.  1 5 1 ),  l’artiste  s’est  par  contre  attaché  à la  précision,  de  même  que 
dans  un  portrait  en  pied  du  Musée  des  Offices  : la  figure  n’est  plus  peinte 
comme  d’un  souffle,  mais  solidement  étudiée  et  charpentée.  Le  portrait  du 
Louvre  — un  vieillard  assis,  tenant  un  livre  — est  d’une  facture  large  et 
ferme,  un  peu  épaisse,  comme  dans  certains  portraits  du  Tintoret.  Quant  à 
Y Antonio  Navagiero  du  Musée  de  Brera  ( 1 5q5) , c’est  une  œuvre  quelque  peu 
banale  et  vulgaire. 

De  même  que  Brescia  et  Bergame,  Crémone  a son  École,  pour  ne  pas  dire 
sa  chapelle1.  Plus  j’approche  du  terme  de  mon  travail,  plus  j’éprouve  de 
remords  en  pensant  à tous  les  peintres  de  talent  que  j’ai  dû  négliger,  sacrifier, 
eu  égard  à l’abondance  de  biens.  Au  fond,  ne  111e  suis-je  pas  montré  trop 
sévère  pour  tant  de  manifestations  fraîches,  spontanées,  ne  péchant  parfois  que 
par  l’excès  de  facilité  ! Nous  avons  en  cette  fin  de  siècle  des  trésors  d’indulgence 
pour  les  Primitifs  et  des  accumulations  de  rigueur  pour  tous  ceux  qui  ont  paru 
au  moment  où,  non  par  leur  faute,  mais  par  celle  des  temps  («  per  li  venti 
contrarii  »),  en  raison  des  miracles  opérés  par  leurs  prédécesseurs,  il  était  par 
trop  difficile  de  Étire  preuve  d’originalité. 

Boccaccio  Boccaccino  (né  vers  1460,  mort  vers  1 5 1 8)  forme  un  compromis 
entre  les  Vénitiens  et  les  Ferrarais  : il  allie  à une  gamme  nourrie,  parfois 
vigoureuse , à des  accents  de  tendresse , des  formes  trop  souvent  sèches  et 
archaïques,  des  attitudes  lourdes,  une  ordonnance  sans  liberté. 

L’événement  le  plus  mémorable  de  sa  carrière  est  son  voyage  à Rome,  où  il 


1.  Bibl.  : Crowe  et  Cavalcaselle,  Histoire  de  ta  Peinture  en  Itaiie,  t.  VI. 


L’ÉCOLE  DE  CRÉMONE. 


6qi 


peignit,  à Santa  Maria  Traspontina,  un  Couronnement  de  la  Vierge , si  faible, 
qu'il  provoqua  la  risée  universelle  : je  me  hâte  d’ajouter  que  l’artiste  crémonais 
avait  mis  contre  lui  le  monde  artiste  en  se  permettant  de  déprécier  les  ouvrages 
de  Michel-Ange.  Les  deux  œuvres  maîtresses  de  Boccaccino  sont  le  cycle  de 
fresques  de  la  cathédrale  de  Crémone  ( Scènes  de  l'Histoire  de  la  Vierge,  de 
l’Enfance  du  Christ-,  i5o6-i5i8)  et  le  Mariage  de  sainte  Catherine,  à l’Académie 
de  Venise,  remarquable  par  la  fraîcheur  des  impressions  non  moins  que  par 
l’éclat  du  coloris.  On  s’accorde  en  outre  à inscrire  à son  actif  la  « Zingarella  » 
du  palais  Pitti  (gravée  p.  140).  Par  contre,  la  Sainte  Famille  du  Louvre,  avec 
son  faire  si  frêle  et  si  mou,  et  le  Portement  de  croix  de  la  National  Gallery,  avec 
ses  expressions  si  timorées,  sont  des  ouvrages  d’école. 

Galeazzo  Campi  (né  vers  1477,  vivait  encore  en  1 536'),  le  fondateur  d’une  dy- 
nastie de  peintres,  est  un  imitateur  de  Boccaccino,  aux  figures  dures  et  maigres. 

Les  fils  de  Galeazzo,  Giulio  et  Antonio,  de  même  que  leur  cousin  Bernardino, 
unissaient  à une  facilité,  qui  n’est  pas  discutable,  une  rare  entente  de  la  publi- 
cité (voy.  p.  1 7 1). 

Giulio  (f  1572)  apprit  de  son  père  les  rudiments  de  l’art;  il  s’attacha 
ensuite  à la  manière  de  Soiaro,  et  compléta  son  éducation  sous  la  direction  de 
Jules  Romain.  Il  exécuta,  tant  à Crémone  qu’à  Milan,  une  longue  série  de 
fresques  monumentales,  soit  dans  les  églises,  soit  sur  les  façades  des  palais.  Ses 
peintures  (galerie  Poldi-Pezzoli  à Milan,  une  femme  debout  chantant;  à côté 
d’elle  un  homme;  le  portrait  de  son  père,  daté  de  1 535,  au  Musée  des  Offices) 
ne  manquent  ni  d’élégance,  ni  de  charme.  On  en  peut  dire  autant  de  ses  dessins, 
notamment  du  Hallebardier  du  Louvre,  autrefois  attribué  au  Titien  (voy.  p.  636). 

Giulio  forma  de  nombreux  élèves,  parmi  lesquels  ses  frères  Antonio  et 
Vincenzo,  Lattanzio  Gambara  de  Brescia,  Sofonisba  Anguisciola  et  ses  sœurs1. 

Les  trois  frères  Campi  ont  laissé  à Milan,  dans  les  fresques  ou  retables 
de  l’église  San  Paolo,  un  témoignage  intéressant  de  leur  talent  et  de  leur 
science.  Il  y a beaucoup  de  facilité  et  peu  d’intimité,  beaucoup  de  relief  et  peu 
d’harmonie,  dans  l’ Adoration  des  bergers,  le  Baptême  de  saint  Paul,  le  Miracle  de 
saint  Paul.  De  temps  en  temps  on  découvre  un  motif  excellent  : tel  le  cadavre 
étendu  au  milieu  d’un  temple.  Les  deux  fresques  colossales  peintes  aux  côtés 
du  grand  autel,  une  scène  de  conversion  et  une  scène  de  martyre  (avec  la 
signature  « Antonius  Campus  Cremonensis  1 5 64  »),  pèchent  par  l’excès  de 
mouvement  et  de  déclamation  : il  n’y  a presque  plus  de  centre  de  gravité  dans 
ces  figures  agitées,  avec  leurs  jambes  nues,  leurs  pieds  chaussés  de  brodequins, 
leurs  effets  de  torse,  leurs  draperies  pseudo-classiques.  Antonio  Campi  tra- 
vaillait en  1 58 1 encore  à la  décoration  de  San  Paolo.  En  1 585  il  publia  une 
chronique  enrichie  de  gravures  sur  cuivre  : Cremona  fedelissima  citta  e nobilissima 
colonia  dei  Romani. 

1.  Le  portrait  de  Sofonisba  par  elle-même,  avec  la  date  i55q,  se  trouve  au  Musée  de  Vienne. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


6q3 


Bernardino  Campi  (né  en  iSao)  fréquenta  d’abord  l’atelier  de  Jules  Romain, 
mais  ne  tarda  pas  à s’inspirer  des  ouvrages  du  Corrège.  Sa  Mère  de  douleurs,  du 
Louvre,  se  fait  toutefois  remarquer  par  un  style  serré  et  dur,  plutôt  que  par  la 
morbidesse.  Un  dessin,  également  conservé  au  Louvre,  la  Tentation  du  Christ 
(i58o),  est  d’une  facture  ronde  et  banale,  sans  accent  aucun. 

L’École  piémontaise  de  la  Renaissance  ne  compte  qu’un  petit  nombre  de 
noms  intéressants  : Defendente  de’  Ferrari  ou  Deferrari,  originaire  de  Chivasso, 
artiste  au  style  extraordinairement  rude  et  heurté1 2,  Macrino  d’Alba,  Girolamo 
Giovenone,  tous  encore  fortement  engagés  dans  les  pratiques  des  Primitifs. 

La  Renaissance  s’affirme  enfin  avec  Gaudenzio  Ferrari  de  Valduggia  (né 
vers  1481,  mort  le  3i  janvier  1046)  h Ce  maître,  aussi  fécond  que  sympathique, 
passe  presque  sans  transition  de  l’imitation  de  ses  compatriotes  à celle  de 
Léonard  de  Vinci  et  de  Raphaël,  dont  les  ouvrages  étaient  dès  lors  répandus 
dans  toute  la  Haute  Italie  par  des  copies  ou  des  gravures;  poète  ému,  coloriste 
habile,  il  sacrifie  trop  souvent  la  fermeté  à la  recherche  de  l’élégance  ou  du 
mouvement.  N’importe,  il  reste  dans  les  retables  ou  les  fresques  dont  il 
enrichit  la  Haute  Italie,  et  principalement  les  églises  de  Varallo,  de  Verceil, 
où  il  se  fixa  vers  1 5 28,  de  Milan,  où  il  termina  ses  jours,  assez  d’inspiration, 
de  réalisme,  de  solidité,  pour  intéresser  et  en  même  temps  pour  toucher. 

Gaudenzio  est  resté  fidèle,  d’un  bout  à l’autre  de  sa  longue  carrière,  à l’art 
religieux  : il  a peint  de  préférence  des  scènes  de  la  Passion  ou  des  scènes  de 
martyre  ( Portement  de  croix  de  Canobbio,  Crucifixion,  du  Musée  de  Turin, 
mouvementée,  avec  des  gestes  ultra-dramatiques);  mais  il  s’entend  également  à 
traduire  des  impressions  plus  sereines,  par  exemple  dans  sa  belle  Nativité,  de 
la  collection  Holford  en  Angleterre,  avec  ses  accents  réalistes  si  remarquables, 
dans  son  Mariage  de  sainte  Catherine,  à Varallo,  dans  ses  Saintes  Cènes  ou  ses 
Assomptions  de  la  Vierge. 

L’analyse  du  plus  célèbre  des  tableaux  de  Gaudenzio,  le  Martyre  de  sainte 
Catherine,  au  Musée  de  Brera,  nous  fera  connaître  les  rares  mérites  comme  aussi 
les  défauts  du  maître.  Si  la  sainte  est  belle  et  touchante,  mais  de  cette  douceur 
qui  annonce  la  décadence,  si  l’ange,  qui  descend  des  deux,  armé  du  glaive,  si 
plusieurs  des  spectateurs  rendent  bien  les  sentiments  d’effroi  ou  d’indignation 
que  leur  inspire  la  scène,  d’autres  spectateurs  restent  calmes,  impassibles, 
apathiques,  comme  si  le  peintre  11’avait  pas  eu  assez  de  force  pour  taire 
régner  le  même  sentiment  d’un  bout  à l’autre  de  la  composition.  A côté  d’un 

1.  Bibl.  : Gamba  : l’Art,  1878,  t.  I,  p.  [74  etsuiv. — Sur  l’Ecole  de  Verceil,  voy.  Colombo, 
Document i c Notifie  intorno  agit  Artisti  verccUcsi  (Verceil,  1 883),  et  Rieffel  : Rcpcrtorium,  j 891 . 

2.  Bibl.  : Bordiga,  Notifie  intorno  cille,  opéré  di  Gaudenzio  Ferrari.  Milan,  1821.  — Pergenti, 
Elogio  di  Gaudenzio  Ferrari.  Milan  1848.  — Neri  et  Massarotti,  Gaudenpio  Ferrari.  Varallo,  1874. 
— Colombo,  Vita  ai  Opéré  di  Gaudenzio  Ferrari.  Turin,  1881.  — La  Grande  Encyclopédie.  - 
Archivio  storico  dclV  Arte,  1891,  p.  317-827;  1892,  p.  iqS-ipS;  1894,  p.  289-261.  — Archivm 
storico  lombarde,  XV'  année,  série  11,  p.  19.8. 


Un  Halle  bardier,  attribué  a Giulio  Campi  (Musée  du  Louvre). 


G \UDENZIO  FERRARI. 


6g3 


coloris  lumineux,  presque  chaud  et  puissant,  on  relève  des  antes  de  perspective 
assez  choquantes  : tandis  que  les  figures  du  premier  plan,  notamment  celles  qui 
tournent  la  roue,  semblent  tomber  hors  du  cadre,  celles  du  second  plan  sont 
beaucoup  trop  petites. 

Une  autre  des  peintures  conservées  à Milan,  le  Baptême  du  Christ  (église 
Santa  Maria  presso  San  Celso),  réunit  à des  gestes,  à des  expressions  vérita- 
blement déclamatoires, 
un  modelé  soigneux 
— le  corps  du  Christ 
est  un  morceau  d’ana- 
tomie remarquable  — 
et  un  coloris  nourri. 

Au  Louvre,  le  Saint 
Paul  en  méditation  (avec 
la  date  1 5q3)  nous 
montre  le  maître  sous 
son  jour  le  plus  favo- 
rable : le  coloris  en  est 
excellent,  profond  et 
lumineux;  l’expression 
offre  plus  de  convic- 
tion que  la  majorité 
des  peintures  restées 
en  Italie.  Enfin  le  pay- 
sage du  fond  a encore 
la  fermeté  des  Primi- 
tifs. 

Trop  souvent,  chez 
Gaudenzio,  la  suavité 
dégénère  en  fadeur, 
tandis  que,  quand  il 
veut  montrer  de  l’éner- 
gie, il  tombe  dans  la 


La  Vierge  avec  l’Enfant,  par  Gaud.  Ferrari. 
(Musée  de  Brera.) 


déclamation.  Par  là  il  est  bien  déjà  de  la  décadence. 

Le  principal  élève  de  Gaudenzio,  Bernardino  Lanini,  de  Verceil  (né  en 
1 5 1 o,  mort  entre  1 5 78  et  i58o),  à son  tour,  affadit  encore  la  manière  de  son 
maître . 

Singulier  contraste  : l’École  de  Raphaël,  le  prince  des  dessinateurs,  finit  par 
la  dureté  : Jules  Romain,  Perino  del  Vaga  et  tant  d’autres,  semblent  buriner 
plutôt  que  peindre;  l’École  de  Léonard,  au  contraire,  le  coloriste  par  excellence, 
tombe  dans  la  mollesse  et  l’affadissement.  Entre  de  tels  extrêmes,  le  choix 
est  également  difficile.  Il  serait  injuste,  en  tout  état  de  cause,  d’en  faire 


6q4 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


remonter  la  responsabilité  aux  tondateurs  des  deux  Écoles,  car  les  principes 
les  plus  féconds  peuvent  devenir  pernicieux  par  l’abus. 

Nous  engager  dans  l’étude  des  maîtres  de  quatrième  ou  même  de  troisième 
ordre  qui  ont  défrayé  de  peintures  les  autres  villes  de  la  Haute  Italie,  et 
notamment  la  Ligurie1,,  serait  sortir  du  programme  de  notre  publication.  C’est 
par  centaines  que  se  chiffrent  les  tableaux  d’histoire,  les  portraits  intéressants, 
distingués,  brillants.  Le  secret,  en  pareil  cas,  est  de  savoir  se  borner.  Il  suffit 
que  cet  examen  ait  été  fait  par  des  connaisseurs  tels  que  MM.  Cavalcaselle  et 
Crowe,  Burckhardt  et  Bode,  pour  qu’il  me  soit  permis  de  renvoyer,  sans 
scrupules,  aux  ouvrages  classiques  qui  s’appellent  Y Histoire  de  la  Peinture  en 
Italie  ou  le  Cicérone. 

I.  Bibl.  : Alizeri,  Notifie  dei  Professai  t del  Disegno  nella  Liguria.  — Marius  Chaumelin,  dans 
YHistoire  des  Peintres  de  Charles  Blanc. 

Pier  Francesco  Sacchi,  de  Pavie,  qui  travailla  à Gênes  de  i.5i2  à 1027,  nous  est  surtout  connu 
par  ses  Quatre  Docteurs  de  l’Eglise,  au  Musée  du  Louvre  ( 1 5 1 6) , d’un  coloris  vigoureux,  mais 
aux  expressions  molles  et  indécises;  par  son  Christ  en  croix  du  Musée  de  Berlin  ( 1 5 1 4)  et  sa 
Vierge  glorieuse  de  l’église  Santa  Maria  di  Castello  à Gênes  (i.52Ô).  — Luca  Cambiaso  (né  en 
1527,  mort  à Madrid  vers  1 58.5),  le  plus  habile  des  élèves  formés  à Gênes  par  Perino  del  Vaga, 
dessinateur  sans  consistance,  mais  coloriste  brillant,  chercha  fortune  en  Espagne. 

Sur  les  peintres  de  la  Suisse  italienne  on  devra  consulter  le  mémoire  de  M.  Rahn  : Reperto- 
rium  fïir  Kunstwissenschaft,  1889,  p.  1-18,  110-139. 


Portrait  de  Lomazzo. 

D'après  la  gravure  publiée  dans  le  « Trattato  dell’  Arte 
délia  Pittura  ».  (Milan,  i58z|.) 


Cadre  de  Miroir  du  wi"  siècle.  (Ancienne  collection  Spitzer.) 


Le  Martyre  de  saint  Acasius  (iragment),  par  Baeehiacca. 
(Musée  des  Offices.) 


CHAPITRE  UNIQUE 

LA  GRAVURE.  — LES  ARTS  DÉCORATIFS.  — LA  GLYPTIQUE  ET  I.’aRT  DU  MLDAIL- 
LEUR.  — L’ORFÈVRERIE.  — LE  MOBILIER.  — LA  MINIATURE.  — LA  MOSAÏQUE. 

- LA  PEINTURE  SUR  VERRE.  — LA  CERAMIQUE.  — LA  PEINTURE  EN  MATIERES 
TEXTILES.  — LA  RELIURE. 


aractériser  les  estampes  ou  les  vignettes  de  la  Fin  de  la 
Renaissance  serait  une  tâche  des  plus  aisées1;  à peine, 
en  effet,  si  la  gravure  au  burin  a survécu  à l’Age  d’Or; 
quant  à la  gravure  sur  bois,  on  a vu  dans  le  précé- 
dent volume  (pages  806,  812)  combien  fut  rapide  sa 
décadence.  Mais  diverses  circonstances  nous  ont  obligé 
à reporter  sur  ce  troisième  volume  l’analyse  des  pro- 
ductions appartenant  à la  période  précédente.  Il  nous  faut  donc  revenir  sur 
nos  pas  et  passer  en  revue  la  phalange  de  maîtres  éminents,  dont  Marc- 


1 . Bibl.  : T.  I,  p.  678.  — Bartsch,  le  Peintre-Graveur.  — Passavant,  le  Peintre-Graveur.  - 
Rcnouvier,  îles  Types  et  des  Manières  des  Maîtres  Graveurs.  AIT  siècle.  — Schreiber,  Manuel  de 
l’Amateur  de  la  Gravure  sur  bois  et  sur  métal  au  AT 7*  siècle.  Berlin,  1892  et  suiv.  — Duc  de 
Rivoli,  Bibliographie  des  Livres  à figures  vénitiens — 7969-/727.  Paris,  1892. — Le  même,  les 
Missels  imprimés  à Venise  de  14S1  à 1600.  Paris,  1894. 

E.  Muntz.  - III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


6g8 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Antoine  Raimondi,  le  prince  des  burinistes  du  xvie  siècle,  forme  l’aboutissant. 

Dans  la  Haute-Italie,  la  majorité  des  graveurs  de  la  fin  du  xve  et  du  com- 
mencement du  xvie  siècle  — Mocetto,  Beriedetto  Montagna,  Zoan  Andrea1, 
Bartolommeo  de  Brescia,  Giovanni-Antonio  de  Brescia,  — continuent  la  tradi- 
tion de  Mantegna  (t.  II,  p.  808),  tandis  que  Giulio  Campagnola  et  Jacopo  de’ 
Barbari  s’efforcent  de  substituer  la  mollesse  et  la  morbidesse  à une  fermeté 
parfois  excessive. 

Girolamo  Mocetto  de  Vérone,  qui  cultiva  à la  fois  la  peinture  et  la  gravure, 
est  un  maître  laborieux,  au  burin  quelque  peu  inégal  et  heurté,  qui  s’inspire  à 
la  fois  de  Jean  Bellin,  son  maître,  de  Mantegna,  de  Francia2.  Ses  grandes  pièces, 
telles  que  le  Baptême  du  Christ  ou  la  Résurrection  du  Christ , sont  d’ordinaire  mal 
en  cadre;  il  ignore  en  outre  l’art  de  relier  les  figures  les  unes  aux  autres,  science 
cependant  si  familière  à beaucoup  de  ses  contemporains.  Aussi  bien  n’a-t-il 
eu  que  rarement  encore  recours  aux  hachures  (par  exemple  dans  les  gravures 
cataloguées  par  Bartsch  sous  les  numéros  2 et  4).  S’il  réussit  parfois  à mettre 
beaucoup  d’expression  dans  ses  tètes,  il  pèche  d’ordinaire  par  la  raideur  de  ses 
attitudes  : tel  est  le  défaut  propre  à ses  Batailles. 

Un  autre  peintre-graveur,  Benedetto  Montagna  de  Vicence  (vivait  encore  en 
1 533),  avait  un  burin  infiniment  plus  souple  que  Mocetto;  il  se  révèle  tour  à 
tour  comme  dessinateur  et  comme  coloriste  et  réalise  souvent  de  rares  effets 
d’harmonie  (voy.  t.  II,  p.  149,  la  reproduction  de  son  Enlèvement  d'Europe'). 
L’influence  des  Vénitiens  éclate  dans  plusieurs  de  ses  pièces,  entre  autres  dans  le 
Saint  Benoit  en  compagnie  de  quatre  saints  ou  saintes  (Bartsch,  numéro  10). 
L’élément  chrétien  et  l’élément  antique  se  balancent  chez  lui;  il  a même  traité 
un  motif  comique  : Un  Paysan  et  une  Paysanne  se  prenant  aux  cheveux. 

Giulio  Campagnola  de  Padoue  (né  en  1481  ; la  date  de  sa  mort  est  inconnue) 
s’est  efforcé  plus  qu’aucun  autre  maître  d’assouplir  le  travail  du  burin.  C’est 
qu’il  appartient  en  réalité  plutôt  à l’Ecole  vénitienne  qu’à  l’École  padouane  et 
qu’il  s’est  familiarisé  avec  les  progrès  accomplis  par  Giorgione  dans  le  domaine 
du  clair-obscur.  Grâce  à l’emploi  du  pointillé,  il  obtient  une  finesse  et  une 
légèreté  de  teintes  qui  n’ont  rien  à envier  à la  lithographie  : rien  de  plus  fondu 
que  son  modelé.  L 'Adolescent  (gravé  t.  II,  p.  4)  est  à cet  égard  un  tour  de  force. 
Mais  il  connaît  également  la  fougue  et  l’audace;  parfois  ses  estampes  sont 
vibrantes  comme  s’il  avait  fait  usasse  de  l’eau-forte.  Son  Enlèvement  de  Ganymède 
(gravé  t.  Il,  p.  1 81)  rivalise  pour  la  franchise  et  l’effet  avec  les  gravures  de 

1.  Ce  maître,  qui  habitait  Mantoue,  a été  longtemps  confondu  avec  Zoan  Andrea  Val vassore, 
qui  était  à la  fois  libraire,  éditeur,  imprimeur  et  graveur  sur  bois.  Voy.  duc  de  Rivoli  et  Ch. 
Ephrussi,  Zoan  Andrea  et  ses  Homonymes.  Paris,  1891. 

2.  Galichon,  Primitive  Ecole  de  Venise,  Girolamo  Mocetto.  Paris,  i85g. 


LA  GRAVURE. 


699 


Durer,  dont  il  s’est  d ailleurs  inspiré.  On  ne  saurait  placer  trop  haut  ce  maître 


La  Vierge,  saint  Roch  et  saint  Sébastien. 

D’après  la  gravure  de  Benedetto  Montagna  et  de  Jacobus. 


dessinateur,  ce  coloriste  merveilleux,  cet  harmoniste  auquel  on  doit,  entre  bien 
d’autres  chefs-d’œuvre,  le  Christ  et  la  Samaritaine, 


700 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE 


Le  peintre  Marco  da  Udine  ou  Pellegrino  da  San  Daniele  (voy.  p.  614),  qui 


Saint  Jean-Baptiste,  d’après  la  gravure  de  Giulio  Campagnola 
reproduisant  en  contre-partie  la  gravure  de  Mocetto. 


a également  manié  le  burin,  ne  sort  guère,  en  tant  que  graveur,  des  données 
propres  à l’École  de  Jean  Bellin. 


Le  Christ  et  la  Samaritaine,  d'après  la  gravure  de  Giulio  Campagnola. 


702 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


L’esquisse  que  nous  avons  essayé  de  donner  du  talent  de  Jacopo  de’  Barbari 
comme  peintre  (p.  596)  s’applique  également  au  graveur.  C’est  un  esprit  délié 
et  un  dessinateur  souvent  trop  grêle;  il  associe  le  sentimentalisme  et  la  morbi- 
desse  au  choix  de  motifs  classiques  (trophées,  boucliers  avec  la  tête  de  Méduse, 
cuirasses,  lances,  casques,  flèches,  etc.),  qui  supposent  au  contraire  la  fermeté 
et  la  noblesse  des  lignes,  de  même  qu’il  célèbre  tour  à tour  Priape  (t.  II, 
p.  1 1 5)  et  lçs  saintes  du  martyrologe  (voy.  la  gravure  de  la  p.  597). 

Seul  le  Triton  du  Pian  de  Venise  (gravé  t.  1,  p.  164)  jure,  par  son  ampleur, 
avec  la  mièvrerie  de  la  plupart  des  gravures  sur  cuivre,  où  Jacopo  pouvait 
cependant  se  révéler  directement  au  public,  sans  intermédiaire,  tandis  que,  dans 
la  gravure  sur  bois,  force  lui  était  de  passer  par  un  traducteur. 

L’École  de  Modène,  représentée  par  G.  B.  del  Porto  et  Nicoletto,  Lit  un  pas 
de  plus  vers  l’imitation  des  modèles  classiques. 

Giovanni  Battista  del  Porto,  à qui  son  monogramme  — un  I et  un  B accom- 
pagnés d’un  oiseau  — a valu  le  surnom  sous  lequel  on  le  désigne  d’ordinaire', 
s’inspire  tantôt  de  Durer,  tantôt  de  l’antique.  C’est  un  puriste,  au  dessin  à la 
fois  très  serré  et  très  châtié,  parfois  même  précieux.  Il  y a dans  certaines  de 
ses  estampes  une  vision  charmante,  de  la  sincérité,  de  la  candeur,  un  culte 
ardent  pour  les  beautés  de  la  nature.  Rien  de  plus  délicat  ou  de  plus  poétique 
que  sa  Lcda  au  Cygne,  son  Enlèvement  de  Ganymêde. 

Le  compatriote  de  G.  B.  del  Porto,  Niccolô  llosex  ou  de’  Rossi,  plus 
connu  sous  le  nom  de  Nicoletto  de  Modène,  dont  les  gravures  à date 
certaine  sont  comprises  entre  les  années  i5oo  et  1 5 1 2,  touche  par  cer- 
tains côtés  aux  Primitifs,  tandis  que  par  d’autres  il  se  montre  déjà  entiè- 
rement émancipé.  L’influence  de  Mantegna  le  dispute  chez  lui  à celle 
de  Francia,  surtout  dans  les  grandes  planches  où  il  prodigue  les  motifs 
d’architecture  et  les  ornements.  De  même  ses  estampes  sont  tantôt  excessive- 
ment poussées,  tantôt  très  peu  chargées  (la  Médisance,  gravée  t.  II,  p.  29, 
d’un  travail  si  uni  et  si  distingué,  est  le  type  le  plus  achevé  de  cette  École,  qui 
ne  cherche  pas  encore  à réaliser  des  effets  de  clair-obscur). 

Nicoletto  a traité  avec  prédilection  les  sujets  antiques,  quoique  dans  certaines 
de  ses  reproductions  (Ja  Statue  équestre  de  Marc-Aurèle ) l’insuffisance  des  études 
préparatoires  saute  aux  yeux.  Mais  il  a également  montré  beaucoup  de  supé- 
riorité et  de  charme  dans  ses  scènes  religieuses.  Rien  de  plus  frais  ni  de  plus 
poétique  que  sa  Vierge  au  singe  (Passavant,  n°  78),  avec  sa  riche  ornementation 
à pilastres,  à grotesques,  à trophées,  à génies,  et  le  bimane  qui,  le  corps  entouré 
d’un  cerceau,  marche  à quatre  pattes. 

Vers  le  début  du  xvh  siècle  la  phalange  des  peintres  graveurs  s’éclaircit  de 

1.  Bibl.  : Galichon,  École  tic  Modène.  Giovanni  Battista  ciel  Porto.  Paris,  i85ç). 


LA  GRAVURE. 


7o3 


plus  en  plus  : Mantegna,  Botticelli,  peut-être  Francia  et  Léonard  de  Vinci, 
avaient  manié  le  burin  en  même  temps  que  le  pinceau  : ni  Michel-Ange,  ni 
Raphaël,  ni  le  Corrège,  ni  le  Titien,  ni  Véronèse,  ni  Luini,  ne  s’attaquent  à 
cette  technique.  La  division  du  travail  tend  à prévaloir.  Les  burinistes  ne  sont 
plus  guère  que  les  interprètes  de  l’œuvre  des  peintres. 

Par  contre  beaucoup  d’artistes  se  préoccupent  dès  lors  de  répandre  leurs 
compositions  au  moyen  de  la  gravure  : en  première  ligne  Raphaël.  Quant  à 
Jules  Romain,  si,  du  vivant  de  son  maître,  il  n’avait  jamais  voulu,  par  mo- 
destie, recourir  à ce  moyen  de  propagande,  il  en  usa  largement  une  fois  fixé  à 
Mantoue.  De  même  Rosso  utilisa  le  burin  de  Caraglio. 

On  voit  clairement  d’autre  part,  dans  les  biographies  deVasari,  que  la  publi- 
cation des  gravures  était  dès  lors  organisée  métho- 
diquement. L’historien  de  l’art  en  Italie  nous  ap- 
prend que  les  éditeurs  romains  — Baviera,  Antonio 
Lafreri,  Salamanca  — avaient  à leurs  gages  des  artistes 
chargés  de  dessiner  et  de  graver  toutes  les  peintures 
ou  sculptures  nouvelles  de  quelque  importance  h 

Si  la  peinture  italienne  du  xvie  siècle  compte  plu- 
sieurs chefs  de  file,  dans  la  gravure  un  seul  nom 
domine,  celui  de  Marc- Antoine  ; tous  ceux  qui  ont 
manié  le  burin  ont  été,  à des  titres  divers,  ses  dis- 
ciples ou  ses  tributaires. 

Marc -Antoine  Raimondi  de  Bologne’  (né  vers 
1480,  mort  entre  1 525  et  1 53o)  fréquenta  l’atelier  de 
Francesco  Francia r'  et  débuta  par  des  nielles.  Il  avait 
acquis  une  certaine  notoriété  dès  i5oq.  En  i5o5,  il 
P y rame  et  Thisbé;  en  [5o6,  ses  copies  frauduleuses  d’après  Durer;  en  1 5 1 o, 
son  groupe  des  Grimpeurs  d’après  Michel- Ange  (gravé  p.  471)-  A partir 
de  ce  moment  jusqu’en  1 52 7,  il  travailla  dans  la  Ville  éternelle,  principa- 
lement sous  la  direction  et  d’après  les  modèles  de  Raphaël.  Son  œuvre  com- 
prend plus  de  trois  cents  pièces,  parmi  lesquelles  les  estampes  reproduisant 
des  compositions  du  Sanzio,  le  portrait  de  1 ’Aréliu  (gravé  t.  II,  p.  61)  et  le 
Martyre  de  saint  Laurent  (gravé  p.  127)  n’ont  cessé,  depuis  tant  d’années, 

1.  Voy.  p.  424. 

2.  Bibl.  : Fisher,  Marc  Antonio  Raimoncli.  Burlington  Fine  Arts  Club,  1868.  — Fillon,  Nou- 
veaux Documents  sur  Mat  c-Autoine  Raimondi.  Paris,  1880.  — Thode,  die  Antiiccn  in  deii  Sticben 
Marcantons,  Agostino  Vencÿiano’s  nnd  Marco  Dentc's.  Leip/.ig,  1881.  - Lippmann  : Ein  Hol~y- 
sebnitt  von  Marcanlonio  Raimondi  (extr.  de  Y Annuaire  des  Musées  de  Berlin).  — Comte  Dela- 
borde,  Marc- Antoine  Raimondi.  Paris,  1888. 

3.  On  attribue  à un  compatriote  de  Raimondi,  Jacopo  Francia  (d’après  d’autres,  Giulio 
Francia),  plusieurs  estampes  dont  la  tenue  va  parfois  jusqu’à  la  sévérité  : telles  la  Lucrèce  et  la 
Clêopdtrc,  qui  allient  à un  certain  archaïsme  la  noblesse  et  je  ne  sais  quel  charme. 


Portrait  de  Marc-Antoine. 
(D'après  la  gravure  publiée 
dans  le  recueil  de  Vasari.) 


publiait  son  estampe  de 


704 


HISTOIRE  -DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


d’imposer  par  leur  grande  tenue,  la  franchise  et  la  noblesse  de  l’exécution. 

L’exemple  de  Marc-Antoine  est  bien  fait  pour  nous  montrer  ce  que  peuvent, 
en  matière  d'art,  la  conviction  et  le  labeur  : la  volonté  chez  lui  tient  invariable- 
ment lieu  d'imagination.  Il  était  incapable,  je  l’affirme  sans  hésiter,  d’inventer 
la  composition  même  la  plus  rudimentaire;  j’irai  jusqu’à  parier  qu'il  éprouvait 
un  embarras  extrême  à tracer  fût-ce  le  plus  simple  des  croquis.  Mais  placez-le 
devant  un  modèle  déterminé  — qu'il  ait  pour  auteur  un  artiste  de  l’antiquité, 
Michel-Ange,  Raphaël,  Bandinelli  — et  mettez-lui  le  burin  à la  main,  vous  le 
verrez  se  transformer  en  interprète  incomparable  ! 

Est-il  nécessaire  d’ajouter  que,  dès  qu’il  se  néglige  ou  s’oublie,  sa  lourdeur 
première  reprend  le  dessus.  De  là  les  imperfections  qui  déparent  un  certain 
nombre  de  ses  gravures. 

Rien  n’est  plus  instructif  à ce  sujet  qu’un  parallèle  entre  les  estampes  du 
maître  italien  et  celles  de  son  émule  d’outre-monts,  Albert  Durer.  Comme  le 
burin  de  celui-ci  est  pénétrant,  comme  il  sait  fouiller  là  où  l’autre  s’efforce 
d’arrondir  et  de  synthétiser.  N’étant  arrêté  par  aucune  considération  de  style, 
l’artiste  allemand  peut  reproduire  plus  facilement  la  réalité  avec  ses  nuances 
infinies. 

Agostino  di  Musi  de  Venise  ou  Agostino  Veneziano,  le  plus  habile  parmi  les 
élèves  de  Marc-Antoine,  débuta  comme  celui-ci  par  la  copie  des  gravures  de 
Durer.  Fixé  à Rome  vers  1 5 1 6 , il  reproduisit,  sous  la  direction  de  son 
maître,  plusieurs  des  plus  belles  compositions  de  Raphaël,  entre  autres  Elyinas 
frappé  de  cécité,  Vénus  blessée  et  Y Amour , le  Portement  de  croix.  A cette  École  il 
acquit,  d’après  la  définition  de  M.  Duplessis  ',  « une  sagesse  dans  les  contours 
et  dans  le  modelé,  une  sobriété  dans  le  maniement  du  burin  qui  lui  étaient 
inconnues  précédemment  ».  La  dernière  partie  de  la  carrière  de  ce  maître, 
dont  on  perd  les  traces  en  1 536,  fut  consacrée  à la  reproduction  des  composi- 
tions d’Andrea  del  Sarto,  de  fuies  Romain,  de  Jean  d Udine,  de  Bandinelli 
(voy.  la  gravure  de  la  page  ii3)  et  de  différents  autres  peintres.  Tl  grava 
également  des  portraits,  des  motifs  d’architecture,  des  ornements. 

Marco  Dente  de  Ravenne  a pour  lui  une  rare  souplesse  dans  le  maniement 
du  burin  et  réalise  parfois  des  effets  de  clair-obscur  véritablement  brillants. 
Dans  le  Conduit  de  cavalerie  (Bartsch,  n°  420)  on  admire  le  sentiment  de  la 
couleur,  et  je  ne  sais  quel  pressentiment  des  ressources  de  l’eau-forte,  qui  se 
mêle  à de  values  réminiscences  d’un  chef-d’œuvre  de  Martin  Schœn  : Saint 
Jacques  le  Majeur  combattant  les  Injidèles. 

Dente  a gravé  avec  précision  et  éclat  une  série  de  bas-reliefs  antiques,  entre 
autres  le  Trône  de  Neptune,  qui  lui  a inspiré  une  planche  superbe  (Bartsch, 


1.  Histoire  delà  Gravure,  p.  104. 


LA  GRAVURE. 


7o5 


n°  242).  Mais  il  sait  également  servir  d’interprète  aux  impressions  modernes, 
par  exemple  dans  son  étonnante  planche  des  Squelettes  (Bartsch,  nu  425). 

Les  disciples  directs  de  Marc-Antoine,  Agostino  Veneziano,  Marco  Dente, 
sont  bien  encore  de  l’Age  d’Or  par  leur  culte  de  la  tonne,  par  leur  recherche 
des  lignes  tranquilles  et  pures. 

Le  Lorrain  Nicolas  Béatrizet(né  à Thionville  en  iSop;  fixé  à Rome  de  1540 
à i5Ô2)  combina  les  enseignements  d’Agostino  Veneziano  avec  ceux  de 
G.  Ghisi.  Ses  estampes  ont  de  l’éclat , mais  on  leur  reproche  leur  modelé 
trop  ressenti.  Béatrizet  a gravé  entre  autres,  d’après  Michel-Ange,  la  Chute 
de  Phaéton,  Y Enlèvement  de 
Ganymède  et  le  Songe  de  la 
vie  humaine. 

Reverdino , dont  les 
estampes  sont  comprises 
entre  les  années  1 53 1 et 
'i 56i , a fait  preuve  d’une 
ouverture  d’esprit  rare 
chez  les  graveurs  italiens  : 
outre  les  Écritures  saintes, 
la  mythologie  et  l’histoire 
ancienne,  il  a mis  à con- 
tribution les  scènes  de  la 
vie  contemporaine,  repré- 
sentant tour  à tour  le 
Mathématicien , les  Alchimistes , le  Joueur  de  luth,  une  Danse  de  Paysans  (gravée 
p.  75).  D’ordinaire  son  exécution  est  soignée  et  son  style  serré,  parfois  même 
un  peu  archaïque. 

Gian  Giacomo  Caraglio  de  Vérone  conserve,  lui  aussi,  pendant  longtemps  de 
de  la  fermeté  et  de  la  saveur;  plus  tard  son  burin  devient  souple,  et  finalement 
trop  facile. 

Giulio  Bonasone  de  Bologne,  dont  les  estampes  datées  vont  de  1 53 1 à 1 5 74, 
s’est  attaché  à reproduire,  sans  trop  de  choix,  les  compositions  de  Raphaël,  de 
Michel-Ange,  du  Corrège,  du  Parmesan.  Mais  il  appartient  en  même  temps  à 
la  catégorie  des  peintres-graveurs,  car  son  crayon  a inventé  une  partie  des 
sujets  que  son  burin  a traduits  sur  le  cuivre.  Comme  technique,  ce  maître  a 
recours  aux  procédés  les  plus  variés  : tantôt  il  se  plaît  à prodiguer  les  tailles 
parallèles,  sans  hachures  (jambes  d’Adam  et  terrains  du  fond,  dans  la  gravure 
cataloguée  par  Bartsch  sous  le  nu  1);  tantôt  il  poursuit  les  effets  propres  à l’eau- 

89 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


706  HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


forte.  Dans  Judith  et  Holopherne  (Bartsch,  n°9),  il  se  rapproche,  par  la  recherche 
du  caractère,  des  graveurs  de  l’École  de  Fontainebleau.  A côté  des  composi- 
tions allégoriques,  qui  alternent  dans  son  œuvre  avec  les  scènes  religieuses  ou 
mythologiques,  on  remarque  ses  portraits  (voy.  p.  SpS),  aussi  vivants  que 
fouillés. 

Enea  Vico  de  Parme  (voy.  p.  5i)  représence  l’alliance  de  la  gravure  avec 
l’archéologie  : c’est  dire  que  les  éléments  antiques  et  l’imitation  des  effets 
propres  à la  sculpture  dominent  dans  ses  estampes.  On  a constaté  que,  vers 
i55o,  il  fit  usage  de  tailles  fines  et  serrées  qui,  malgré  une  certaine  délica- 
tesse, donnent  parfois  à ses  productions  un  aspect  métallique. 

Rappelons  encore  ici,  parmi  les  imitateurs  de  Marc-Antoine,  le  mystérieux 
Maître  au  dé,  puis  les  graveurs  de  l’Ecole  formée  .à  Mantoue  par  Jules  Romain, 
les  Ghisi  ou  Mantovani  (voy.  p.  269). 

Florence  ne  compte  guère  qu’un  buriniste  de  talent,  et  encore  quitta-t-il  de 
bonne  heure  sa  ville  natale  : je  veux  parler  de  Domenico  del  Barbiere,  avec  qui 
nous  ferons  plus  ample  connaissance  lorsque  nous  étudierons  l’École  de  Fon- 
tainebleau. 

La  gravure  au  burin,  avec  la  loyauté,  la  gravité,  le  sérieux,  qui  en  sont  insé- 
parables, était  bien  le  procédé  qui  convenait  à la  reproduction  des  chefs-d’œuvre 
d’une  époque  encore  si  attachée  au  culte  du  grand  art.  Par  une. conséquence 
fatale,  les  Écoles  de  dessinateurs  (Raphaël,  Michel-Ange,  Jules  Romain,  les 
peintres  de  Fontainebleau)  trouvèrent  presque  immédiatement  les  interprètes 
les  plus  fidèles,  tandis  que  les  Écoles  de  coloristes  (les  Vénitiens,  les  Milanais, 
le  Corrège)  attendirent  longtemps  les  leurs. 

Les  facilités  qu’offrait  l’invention  de  la  gravure  à l’eau-forte  ne  pouvaient 
que  tourner  au  détriment  de  la  gravure  au  burin.  L’improvisation  se  substitua 
peu  à peu  à une  technique  lente  et  minutieuse  entre  toutes;  la  recherche  des 
effets  de  couleur  fit  négliger  la  pureté  et  jusqu’à  la  précision  du  dessin. 
Pouvait-il  en  aller  autrement  ? Même  les  plus  belles  eaux-fortes  ne  manquent- 
elles  pas  de  style,  comparées  aux  productions  du  burin! 

Dans  le  dernier  tiers  du  siècle,  le  sérieux  et  la  sincérité  font  place  à une  sorte 
d’escamotage.  Le  modelé  se  réduit  à des  indications  très  générales;  le  style,  la 
tenue  même,  disparaissent  jusqu’au  jour  où  nos  grands  graveurs  français  du 
xviie  siècle,  les  Edelinck,  les  Nanteuil,  les  Audran,  les  Drevet,  remettront  en 
honneur,  en  les  renouvelant  et  en  les  développant,  les  principes  de  Marc- 
Antoine  Raimondi. 


La  gravure  a l’eau-forte  ne  compte*  encore  que  peu  d’adeptes  en  Italie 
pendant  le  xvi"  siècle  : on  fait  honneur  de  son  introduction  au  Parmesan, 


LA  GRAVURE. 


707 


le  brillant  imitateur  du  Cortège.  Ce  procédé  fut  cultivé  ensuite  par  Beccafumi 
et  surtout  par  Andrea  Schiavone. 

Tandis  que  la  gravure  au  burin  prenait  un  si  radieux  essor,  la  gravure 
sur  bois  restait  stationnaire,  quoique  des  maîtres  de  la  valeur  de  Marc- 
Antoine,  d’Ugo  da  Carpi,  de  Beccafumi,  ne  dédaignassent  pas  de  s’y  essayer 
ou  de  la  cultiver,  et  que  l’invention  de  l’impression  à plusieurs  planches  — la 
gravure  en  clair-obscur  ou  en  camaïeu  — l’eût  dotée  de  ressources  nouvelles. 
Le  goût  et  l’exécution  faiblissent  graduellement  : sauf  de  rares  exceptions,  les 
contours  comme  le  modelé  perdent  non  seulement  en  noblesse  et  en  pureté, 
mais  encore  en  netteté  et  en  franchise. 

Les  circonstances  cependant  étaient  propices  : jamais  encore  la  librairie 
italienne,  représentée  par 
les  éditeurs  vénitiens,  les 
Aide,  les  Giunti,  les  Zoan 
Andrea  Valvassore , les 
Giolito  de  Ferrare  (voy. 
p.  320),  les  Marcolino  de 
Forli,  les  Sessa,  n’avait 
mis  au  jour  tant  de  vo- 
lumes illustrés.  On  en 
jugera  par  un  chiffre  : de 
1481  à 1600  on  publia 
à Venise  près  de  trois 
cents  éditions  de  Missels 
ornés  de  figures  sur  bois.  Mais  examinez  les  reproductions  de  -ces  Missels 
dans  la  belle  monographie  composée  par  le  duc  de  Rivoli  : la  précision  du 
trait,  la  sobriété  du  modelé,  disparaissent  en  même  temps  que  la  noblesse  des 
expressions  ou  le  recueillement;  il  ne  reste,  des  conquêtes  du  passé,  que  la 
bouche  contractée  que  les  Primitifs  avaient  donnée  à Marie  ou  au  disciple  bien- 
aimé  debout  au  pied  de  la  croix.  Au  point  de  vue  de  la  xylographie  comme  à 
celui  de  la  typographie,  l’exécution  a également  baissé. 

Parmi  les  livres  illustrés  qui  donnent  le  moins  de  prise  à la  critique,  nous 
signalerons  l’édition  du  Roland  furieux  de  l’Arioste,  publiée  par  Giolito  (dans 
l’édition  publiée  en  1 556,  également  à Venise,  par  Valgrisi,  les  bois  manquent 
de  netteté  et  sont  en  outre  fort  mal  tirés;  dans  celle  publiée  en  1070  par 
Rampazetto,  il  y a plus  de  sobriété  et  d’esprit,  mais  les  ornements  sont  d’un 
goût  déplorable).  Dans  les  Trasfonnationi  de  Dolci  (Venise,  Giolito,  r 55.3), 
certains  bois  rappellent,  par  la  simplicité  et  la  netteté  du  trait,  le  modèle  par 
excellence,  le  Songe  de  Poliphile.  On  a pu  juger  par  nos  spécimens  (p.  9 0-9 3) 
de  l’élégance  d’une  autre  série  de  gravures,  exécutée  dans  les  ateliers  de  Marco- 
lini  : les  Sorli  ou  Giardino  dei  Pensieri. 


L’Illustration  des  Livres  au  xvic  siècle. 
D’après  les  « Trasfonnationi  » de  Dolci  ( 1 553 ) . 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


708 


A la  suite  de  la  gravure  sur  bois,  mentionnons  la  typographie  et  avec  elle  la 
calligraphie;  toutes  deux  relèvent,  par  bien  des  côtés,  des  arts  graphiques.  Si 
les  plus  habiles  imprimeurs  du  xvie  siècle  n’ont  guère  réussi  à ajouter  à l’œuvre 
de  leurs  devanciers,  si  les  initiales  ornées  le  cèdent  presque  sans  exception  à 
celles  de  l’Age  d’Or,  du  moins  un  certain  nombre  d’artistes  spéciaux  s’efforcèrent 
de  répandre  les  meilleurs  modèles.  Dès  1 5 14  le  mathématicien  ferrarais  Sigis- 
mondo  dei  Fanti  publiait  à Venise  sa  Théorisa  et  pratica...  de  modo  scribendi 
fabricandique  omîtes  Litteramm  species,  où  il  développait  les  théories  émises  par 
Léonard  de  Vinci  sur  la  construction  des  lettres,  soit  gothiques,  soit  latines. 
Ce  travail  servit  de  base  au  Thesciuro  de'  Scrittori  gravé  par  Ugo  da  Carpi 
(Rome,  1 523). 

Les  initiales  que  nous  avons  empruntées  à l’ouvrage  de  Fra  Vespasiano 
Amphiareo  de  Ferrare,  Opéra  nella  quela  si  insegna  a scrivere  varie  sorti  di  Lettere 
(Venise,  1 556),  témoignent  du  goût  avec  lequel  le  calligraphe  mariait  les  motifs 
propres  à la  Renaissance  (enfants  nus  jouant,  tirant  de  l’arc,  etc.)  à des  enlace- 
ments compliqués,  sentant  encore  leur  moyen  âge  (voy.  p.  201).  Dans 
il  Perfetto  Scrittore  du  Milanais  Gio-Francesco  Cresci  (1570),  le  goût  est  déjà 
entièrement  corrompu  : les  encadrements  aussi  bien  que  les  lettres  sont  tour 
à tour  maigres,  pauvres  ou  recroquevillées.  Nous  n’avons  trouvé  à y relever 
que  quelques  initiales  à entrelacs  (voy.  p.  583). 

En  abordant  l’histoire  des  Arts  décoratifs',  j’ai  à régler  un  arriéré  énorme  : 
périodiquement,  en  terminant  les  précédents  volumes,  il  m’a  fallu  rejeter  le 
trop-plein  sur  le  volume  suivant  ; pour  le  coup  cette  ressource  me  fait  défaut  et 
je  risque  ou  de  sacrifier  les  époques  antérieures,  si  insuffisamment  traitées  dans 
les  deux  premières  parties  de  ma  publication,  ou  bien  de  faire  tort  aux  pro- 
ductions de  la  Fin  de  la  Renaissance,  si  amples,  si  nobles,  si  harmonieuses.  Le 
lecteur  comprendra  mon  embarras.  Peut-être  me  sera-t-il  donné  plus  tard,  dans 
un  travail  spécial,  de  combler  une  lacune  si  regrettable. 

Plusieurs  branches  des  arts  décoratifs  étaient  restées  en  retard  sur  les  autres 
pendant  le  xve  siècle  : telle  en  première  ligne  la  céramique.  Vers  le  second 
tiers  du  xvie  siècle,  toutes  arrivèrent  à leur  pleine  expansion  : quelques-unes 
même,  comme  l’art  du  médailleur  et  la  miniature,  avaient  déjà  défleuri. 

Il  n’est  pas  facile  de  faire  saisir  l’activité  qui  continua  de  régner  dans  ce 
domaine  sans  bornes  : elle  n’avait  d’égale  qu’un  luxe,  qui  fit  plus  d’une  fois 
pousser  les  hauts  cris  aux  moralistes  (voy.  p.  76  et  suiv.). 

Quelle  variété  d’invention  et  quels  raffinements,  rien  que  dans  l’organisation 
des  fêtes,  dans  ce  que  l’on  a appelé  la  décoration  temporaire  ! Longtemps  encore 
les  artistes  les  plus  considérables  y prodiguèrent  toutes  les  ressources  de  leur 
génie,  comme  s’ils  avaient  tenu  à montrer  par  combien  de  racines  le  culte  du 


1.  Bibl.  : T.  I,  p.  682.  — Labarte,  Histoire  des  Arts  industriels.  — La  Collection  Spifcçer. 


LES  ARTS  DECORATIFS. 


709 


beau  plongeait  et  dans  les  événements  principaux  de  la  vie  de  famille  et  dans 
les  réjouissances  publiques.  Banquets,  mascarades,  représentations  théâtrales, 
tournois,  entrées  solennelles,  couronnements,  funérailles,  mirent  tour  à tour  à 
l’épreuve  l’imagination  des  Peruzzi,  des  Jules  Romain,  des  Leone  Leoni  et  de 
tant  d’autres  (voy.  p.  189-190). 

Pendant  cette  dernière  période,  les  symptômes  qui  auparavant  ne  s’étaient 
accusés  qu’avec  plus  ou  moins  d’intermittence,  gagnent  en  intensité,  en  atten- 
dant la  dégénérescence  finale.  L’abîme  entre  le  grand  art  et  les  arts  décoratifs  se 
creuse  de  jour  en  jour  (t.  II,  p.  32  et  suiv.,  816-81 8).  Si  Michel-Ange  consent 


«PaBaniÉ 


Bancs  et  Pupitres  italiens  du  xvi”  siècle,  d’après  les  dessins  de  Michel-Ange. 

( Bibliothèque  Laurentienne.) 

encore  à modeler,  pour  le  duc  d’Urbin,  la  maquette  d’une  salière1  ou  à fournir 
les  modèles  des  pupitres  et  des  bancs  de  la  Bibliothèque  Laurentienne,  à peu 
de  temps  de  là  les  contemporains  de  Perino  del  Vaga  s’étonnent  de  voir 
celui-ci  accepter  avec  complaisance  une  foule  de  tâches  jugées  indignes  d’un 
« virtuose  ».  La  fondation  des  Académies  (p.  196)  précipite  la  rupture  entre 
1’  « arte  del  disegno  » et  les  procédés  d’une  application  plus  pratique.  Est-il 
surprenant  que,  réduits  à leurs  seules  forces,  se  sentant  incapables  d’inventer  et 
n’osant  solliciter  le  concours  des  architectes,  des  statuaires,  des  peintres,  les 
céramistes,  les  émailleurs,  les  sculpteurs  en  bois,  et  leurs  congénères,  trou- 
vassent plus  simple  de  copier  des  estampes!  Vis-à-vis  de  combien  d’entre  eux 
Marc-Antoine,  pour  ne  citer  que  lui,  n’a-t-il  pas  joué  le  rôle  de  Providence  ! 


7io 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  EA  RENAISSANCE. 


Tout  en  s’efforçant  de  faire  tenir  dans  un  cadre  commun  les  diverses  branches 
de  l’art  décoratif,  la  Fin  de  la  Renaissance  se  montra  soucieuse  de  laisser  à 
chacune  d’elles  une  autonomie  relative.  Son  rêve  était  de  concilier  l’harmonie 
avec  la  liberté.  Rien  de  moins  systématique  que  le  programme  qu’elle  traçait 
aux  décorateurs  : la  fantaisie  pouvait  s’y  donner  carrière  à côté  des  combinai- 
sons les  plus  savantes.  C’est  par  où  cette  époque , vivante  et  généreuse , se 
distingue  avantageusement  de  certains  styles  plus  récents,  et  notamment  du 
style  Empire,  si  monotone  et  si  mortellement  ennuyeux,  quoi  qu’en  disent 
les  quelques  fanatiques  qui  essayent,  en  cette  fin  de  siècle,  de  le  remettre  en 
honneur. 

Les  artistes  industriels  de  la  Fin  de  la  Renaissance  ont  pu  commettre  des 
erreurs;  ils  ont  du  moins  fait  preuve  jusqu’au  bout  d’une  véritable  probité 
professionnelle  : l’exécution  est  infiniment  moins  hâtive  dans  l’orfèvrerie,  le 
mobilier,  la  céramique,  l’art  textile,  que  dans  la  sculpture  ou  la  peinture. 

La  dégénérescence  ne  s’est  pas  produite  à la  même  heure  dans  toutes  les 
branches  de  l’art;  mais  dans  toutes  elle  s’est  traduite,  parfois  fort  tard,  par  la 
vulgarité  de  l’ornementation.  L’exemple  donné  par  les  architectes  de  la  queue 
de  Michel-Ange  ne  pouvait  manquer  de  réagir  sur  des  spécialistes,  de  plus  en 
plus  habitués  à demander  leurs  modèles  aux  représentants  du  grand  art. 

Se  réglant  sur  eux,  ils  placèrent  la  recherche  du  relief  et  du  mouvement 
au-dessus  de  l’harmonie  ou  de  la  pureté  des  lignes;  tentation  d’ailleurs  bien 
explicable  chez  une  génération  fière  d’avoir  enfin  réussi  à dominer  la  matière  et 
à traduire  librement  toutes  ses  aspirations. 

L’abus  de  la  figure  humaine,  qui  se  substitue  progressivement  à l’ornemen- 
tation végétale  ou  à l’ornementation  plane,  n’est  que  le  corollaire  de  ces  ten- 
dances; on  a vu,  dans  notre  chapitre  sur  l’influence  antique  (p.  110-112),  à 
quel  point  on  prodigua,  sans  nécessité  appréciable  et  même  contre  toute  vrai- 
semblance, les  motifs  mythologiques  ou  allégoriques. 

La  Glyptique  avait  été  jusque-là  un  art  essentiellement  anonyme;  à peine  si 
quelques  noms  de  graveurs  en  pierres  dures  du  xve  siècle  ont  été  sauvés  de 
l’oubli1.  Aussi  bien  s’étaient-ils  appliqués  plutôt  à copier  les  modèles  de  l’an- 
tiquité qu’à  créer  des  compositions  originales.  Même  dans  l’œuvre  des  Gio- 
vanni delle  Corniuole  et  des  Domenico  dei  Cammei,  on  ne  trouve  guère 
que  des  portraits  (voy.  t.  II,  p.  821).  Dans  le  premier  quart  du  xvie  siècle,  la 
situation  change  : les  Picr  Maria  da  Pescia,  les  Valerio  Belli,  les  Giovanni  da 
Castelbolognese,  les  Cesati,  les  Matteo  del  Nassaro,  disputent  aux  statuaires 
la  faveur  des  grands  et  l’emportent  parfois  sur  eux  ; les  cours  de  France, 
d’Espagne,  d’Allemagne,  de  Bavière,  de  Pologne,  rivalisent  de  sacrifices  pour 
se  les  attacher.  Ces  maîtres  abordent  en  même  temps  les  scènes  les  plus  com- 


1.  Bibl.  : Babelon,  la  Gravure  eu  pierres  fines.  Camées  et  Intailles.  Paris,  1894. 


LA  GLYPTIQUE. 


71 1 


pliquées  et  réalisent  la  perfection  dans  l’infiniment  petit,  comme  leur  contem- 
porain Michel-Ange  dans  le  colossal.  Leurs  ouvrages  valent  plus  encore  par 
leur  fini  prodigieux  et  par  la  richesse  de  leurs  formes  que  par  celle  de  la 
matière  première. 

Pier  Maria  da  Pescia  (t.  II,  p.  821)  était  entré  le  premier  dans  la  voie  des 
tours  de  force;  sa  Bacchanale  du  Cabinet  de  France  ne  contient  pas  moins  de 
quinze  figures  dans  un  champ  qui  ne  dépasse  pas  i5  millimètres  de  longueur! 

Valerio  Belli  de  Vicence  ou  Valerio  Vicentino  (iqôSP-ifiqô)  conquit  une 
situation  plus  prépondérante  encore,  quoiqu’il  travaillât  uniquement  d’après 
l’antique  ou  d’après  les  dessins  de  ses  contemporains 
Il  était  incomparable  pour  la  finesse  et  la  perfection 
de  l’exécution.  Rien  n’égalait  la  rapidité  avec  laquelle 
il  produisait. 

Un  coffret  ou  cassette  en  cristal  de  roche,  orné  de 
vingt-quatre  Scènes  de  la  Vie  du  Christ,  proclame  jus- 
qu’à nos  jours,  au  Musée  des  Offices,  l’habileté  de  main 
prodigieuse  de  Valerio  h Le  pape  Clément  VII  com- 
manda en  outre  au  maître  une  cinquantaine  de  reli- 
quaires en  cristal  de  roche  ou  autres  pierres  précieuses, 
qu’il  donna,  en  i532,  à l’église  de  Saint-Laurent1 2 3 4 5. 

La  plupart  des  compositions  de  Belli  ont  été  repro- 
duites en  bronze,  sous  forme  de  plaquettes,  et  dé- 
crites à ce  titre  par  M.  Mobilier  b 

Giovanni  Bernardi  da  Castelbolognese5  (1 495-1 553)  n’eut  rien  à envier,  ni 
pour  le  talent,  ni  pour  la  notoriété,  à Valerio  Belli.  Le  duc  Alphonse  de  Fer- 

1.  Bibl.  : Casablanca,  di  Valerio  Vicentino,  intagliatore  di  cristallo.  Venise,  1864.  Le  portrait  a 
la  sanguine  de  Valerio  se  trouve  au  Musée  de  Weimar  (Braun,  n°  110),  où  il  est  attribué  a 
Michel-Ange!  Une  simple  comparaison  avec  la  gravure  publiée  par  Vasari  (édit,  de  i568, 
t.  Il,  p.  s85)  suffit  pour  établir  l’identité  du  personnage  représenté  (Communication  de 
M.  Valton).  — Le  Musée  du  Louvre  s’est  récemment  enrichi  d’un  disque  de  porphyre  gravé, 
la  Paix  mettant  le  feu  à un  trophée  d'armes,  que  des  connaisseurs  attribuent  à Valerio.  Ce  sujet 
a en  effet  été  modelé  par  le  même  artiste  pour  le  revers  d’une  médaille  de  Léon  X et  sur  une 
plaquette  de  la  collection  G.  Dreyfus  (Molinier,  Bulletin  de  la  Société  des  Antiquaires , 189.3, 
p.  88). 

2.  Ce  coffret,  offert  par  Clément  VII  à François  I r,  figura  longtemps  dans  les  collections  de 
Fontainebleau;  il  entra  aux  Offices,  apporté  probablement  au  grand-duc  Ferdinand  en  1.089 
par  Christine  de  Lorraine.  (Vasari,  t.  IV,  p.  389.  — Plon,  Benvcnuto  Ccllini,  p.  38g.) 

3.  Richa,  Noti-ie  istoriclie  delle  Chiese  florentine;  t.  V,  Florence,  1 7 5~,  p.  q.5-52. 

4.  Les  Bronzes  de  la  Renaissance.  Paris,  1886,  t.  I,  P-  189  et  suiv. 

5.  Bibl.  : Ronchini  : Atti  e Meinorie Sefonc  di  Purina,  t.  IV,  p.  1-7.  — Liverani,  Maestro 

Giovanni  Bernardi  da  Castelbolognese,  intagliatore  di  gemme.  Faenza,  1870.  (Cet  auteur  se  fonde 
sur  le  témoignage  de  documents  contemporains  pour  affirmer  que  Giovanni  ne  nageait  nulle- 
ment dans  l’opulence,  comme  on  l’a  prétendu  (voy.  p.  194).  Mais  on  sait  avec  quel  soin  les 


Portrait  de  Val.  Vicentino. 
(D’après  la  gravure  publiée 


712 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


rare,  le  cardinal  Hippolyte  de  Médicis,  les  papes  Clément  VII  et  Paul  III,  le 
cardinal  Alexandre  Farnèse,  le  comblèrent  de 'faveurs.  Son  chef-d’œuvre  est  le 
coflret  orné  de  gravures  sur  cristal  de  roche,  la  « cassette  Farnèse  »,  conservée 
au  Musée  de  Naples  (gravé  p.  289).  Il  y a représenté,  avec  autant  de  finesse  que 
de  netteté,  d’après  les  dessins  de  Perino  del  Vaga  (voy.  p.  844),  des  scènes 
mythologiques  et  des  scènes  de  la  vie  d’ Alexandre  Je  Grand. 

Alexandro  Cesati,  surnommé  il  Grechetto,  apporta  des  perfectionnements 
considérables  à l’outillage  de  la  glyptique  et  surpassa  encore,  si  possible,  ses 
devanciers1.  Originaire  de  Chypre  d’après  les  uns,  de  Milan  d’après  les  autres, 
il  travailla  longtemps  à la  cour  de  Rome,  puis  à Venise,  et  s’établit  finalement 
à Chypre,  où  il  semble  être  mort  après  1 56q . Le  fini  et  l’élégance  de  ses  camées 
et  de  ses  médailles  arrachèrent  des  cris  d’admiration  même  à Michel-Antre 

O 

(voy.  p.  c;3). 

Si  Benvenuto  Cellini,  Leone  Leoni,  Caraglio,  ne  s’exercèrent  qu’accidentel- 
lement  dans  la  glyptique,  d’innombrables  autres  artistes,  appartenant  principa- 
lement à la  Haute  Italie,  s’en  firent  une  spécialité  et  répandirent  d’un  bout  à 
l’autre  de  l’Europe  la  réputation  des  graveurs  en  pierres  dures  italiens2.  Depuis 
lors,  ces  gemmes,  d’une  extrême  variété  de  formes  — médailles  ou  camées, 
bustes  ou  statuettes,  coupes,  plats,  vases,  chapelets,  rosaires,  reliquaires,  — 
n’ont  cessé  d’occuper  une  place  d’honneur  dans  les  vitrines  des  musées  ou 
dans  celles  des  collections  particulières. 

L’Art  du  médailleur  continue  jusqu’à  la  Fin  de  la  Renaissance  à tenter 
les  artistes  et  à séduire  le  public  : c’est  par  centaines  que  se  comptent  ses 
productions".  Mais  il  11e  pouvait  manquer  de  se  régler  sur  les  évolutions  de 
la  sculpture,  dont  il  ne  forme  qu’un  satellite.  La  finesse  de  la  caractéristique, 
la  précision  du  rendu,  l’harmonie  ou  le  galbe  ne  brillèrent  plus  que  trop  sou- 
vent par  leur  absence. 

artistes  d’autrefois  dissimulaient  leur  ortune).  — Voyez  en  outre,  sur  ce  maître,  mon  Atelier 
monétaire  de  Rome.  (Paris,  i88q,  p.  36.) 

1.  Bibl.  : Ronchini  : Atti  e Memorie...  Segione  di  Parma,  t.  I,  p.  25i-2ÔI.  — Bertolotti, 
Artisti  lombardi  a Roma,  t.  I,  p.  3 1 6-3 18.  — L’Atelier  monétaire  de  Rome. 

2.  l'els  sont  les  Milanais  Giovanantonio  dei  Rossi,  Antonio  Masnago,  Annibale  Fontana, 
Domenico  Compagni  (voy.  la  Grande  Encyclopédie ),  Jacopo  Nizzola  de  Trezzo,  Gasparoet  Giro- 
lamo  Misuroni,  les  Marmitta  de  Parme,  Antonio  Dordonio  (-j-  1584)  de  Busseto,  dans  l’Etat 
de  Parme;  Matteo  del  Nassaro  de  Vérone,  que  nous  retrouverons  à la  cour  de  François  I"r,  les 
Anichini  de  Ferrare,  Girolimo  Corio,  qui  travaillait  à Mantoue  dans  le  dernier  quart  du 
xvie  siècle  ( Archivio  storico  lombardo,  1887,  p.  869),  etc.,  etc.  Florence  est  représentée  par 
Domenico  di  Polo. 

3.  Bibl.  : T.  I,  p.  686.  — Ideiss,  les  Médailleur  s de  la  Renaissance  : Venise:  Paris,  1887.  — 
Florence  et  la  Toscane.  Paris,  1891-1892.  — LL  Rossi,  I Medaglisti  del  Rinascimento  alla  corte  di 
Mantova , I-III.  Milan,  1888.  — Le  même,  Francesco  Marchi  e le  Medaglie  di  Margherita  d’Aus- 
tria.  Milan,  1888. 


L’ART  DU  MÉDAILLEUR. 


Aux  médailleurs  de  l’ère  précédente,  dont  plusieurs,  tels  que  Caradosso,  Spe- 
randio,  peut-être  aussi  le  mystérieux  Moderno  ‘,  prolongèrent  leur  existence 
jusque  vers  le  second  quart  du  xvT  siècle,  firent  suite  Vittorio  Camelio  ou  Gam- 
bello  de  Venise  ( 1 56o—  i 53q ; voy.  t.  II,  p.  53q),  Giovanni  Maria  Pomedello 
de  Vérone1 2 3 4 5 6,  le  médailleur  à l’Amour  captif,  l’auteur  de  la  belle  effigie  de 
Lucrèce  Borgia  (t.  II,  p.  27b).  Puis  surgit  une  génération  nouvelle,  plus 
bruyante  encore  que  brillante.  Les  Toscans  désormais  peuvent  rivaliser  avec 
les  maîtres  de  la  Haute  Italie  : ils  opposent  Benvenuto  Cellini,  Leone  Leoni, 
Pastorino  de  Sienne,  aux  Valerio  Belli  de  Vicence,  aux  Grechetto  (v.  p.  712), 
aux  Giovanni  Cavino  de  Padoue  (-J-  1570),  aux  Antonio  Abondio  de  Milan 
(médailles  comprises  entre  1 567  et  1587),  aux  Gianfederigo  Bonzagna  de  Parme 
(mort  après  1 586) , aux  Jacopo  Primavera".  Les  gravures  d’après  les  productions 
des  uns  et  des  autres,  semées  à travers  le  présent  volume,  permettent  au  lecteur 
de  se  rendre  compte  de  leur  talent  respectif. 

Si  les  médailles  de  Cellini  et  de  Leoni  ne  l’emportent  en  rien  sur  celles  de 
leurs  contemporains,  celles  de  Pastorino  Pastorini  (f  i5g2)  ‘ sont  aussi  fermes 
que  pénétrantes,  d’une  facture  tout  ensemble  étoffée  et  souple,  précise  et  pleine 
de  distinction  : c’est  le  Bronzino  de  l’art  du  médailleur. 

La  vogue  des  Plaquettes  en  bronze  tend  à diminuer  pendant  la  dernière 
période  de  la  Renaissance.  Il  n’est  point  prouvé  que  les  artistes  dont  les  œuvres 
ont  été  reproduites  sous  cette  torme,  les  Valerio  Belli,  les  Benvenuto  Cellini, 
les  Leoni,  les  Giovanni  da  Castebolognese,  l’anonyme  dont  l’œuvre  a été  catalo- 
guée par  M.  Molinier  sous  le  n"XL,  etc.,  aient  eu  quelque  part  à la  confection 
des  épreuves  en  bronze  tirées  de  leurs  pierres  gravées,  de  leurs  sceaux  ou  de 
leurs  médailles. 

Il  y aurait  lieu  de  passer  en  revue  ici  les  autres  productions  de  l’art  du  fon- 
deur; mais  la  matière  est  infinie  : elle  comprend  les  ustensiles  les  plus  humbles 
et  des  pièces  d’apparat,  depuis  les  chandeliers,  les  sonnettes,  les  encriers  jus- 
qu’au lustre  de  la  cathédrale  de  Pise,  exécuté  de  1 585  à i58q  sur  le  modèle 
fourni  par  le  sculpteur  florentin  Battista  di  Domenico  Lorenzi  (gravé  p.  5 14) h 

La  Ferronnerie  et  I’Armurerie  ne  jettent  pas  moins  d’éclat  : la  noblesse  des 
formes  n’a  d’égale  que  la  perfection  de  la  main-d’œuvre  L 

Si  le  premier  de  ces  arts  ne  compte  plus  que  peu  de  pages  monumentales, 
telles  que  grilles  ou  balustrades,  quelles  merveilles  n’a-t-il  pas  créées  dans  le 

1.  Bibl.  : Ilg.  : Annuaire  des  Musées  de  Vienne,  t.  XI,  p.  100. 

2.  Archiviez  storico  dell’  Ar te,  1888,  p.  426. 

3.  Annuaire  des  Musées  de  Vienne,  1892,  t.  XII,  p.  55  et  suiv. 

4.  Bibl.  : Kenner,  Annuaire  des  Musées  de  Vienne,  t.  XII,  1891,  p.  84  et  suiv. 

5.  Archiviez  storico  dell’  Arte,  1 89.8 , p.  21 5. 

6.  Bibl.  : Maindron,  les  Armes  (Bibliothèque  de  1 Enseignement  des  Beaux-Arts'). 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


714 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


domaine  plus  restreint  de  la  serrurerie!  La  clef  du  palais  Strozzi  (gravée  p.  76) 
est  aussi  line  comme  ciselure  que  nourrie  et  élégante  comme  composition: 
sirènes,  masques,  dauphins  s’y  marient  avec  une  incomparable  suavité. 

Dans  l’Armurerie,  tout,  jusqu’aux  plus  humbles  auxiliaires  du  harnachement, 
mors,  étriers,  forme  matière  à surprises  ou  à méditations.  Il  est  difficile  de 
faire  saisir,  dans  le  peu  de  lignes  dont  je  dispose,  l’extrême  variété  et  l’extrême 
richesse  des  engins  de  destruction  inventés  par  la  Fin  de  la  Renaissance  : cui- 
rasses gravées  par  les  habiles  armuriers  de  Milan,  haches  d’armes  aux  fines  cise- 
lures, arquebuses  damasquinées  ou  incrustées  soit  de  nacre,  soit  d’ivoire,  épées 
à la  poignée  d’acier  fouillée  comme  une  statuette  d’ivoire,  casques  surmontés 
de  chimères,  de  dragons  et  d’aigles,  canons  fondus  par  les  Alberghetti. 

Pour  la  Marqueterie  en  métal  et  la  Damasquinure,  on  vante  l’habileté 
avec  laquelle  Francesco  del  Prato  de  Florence  (f  i56a)  exécutait  les  figures, 

le  feuillage,  les  ornements 
de  toute  sorte,  entre  autres 
sur  une  armure  destinée 
au  duc  Alexandre  de  Mé- 
dicis. 

Clef  d’arquebuse  italienne  du  xvi"  siècle. 

(Collection  Spitzer.)  Par  un  concours  de  cir- 

constances véritablement 

exceptionnelles,  I’Orfèvrerie  prit  à ce  moment  dans  les  mœurs  publiques  aussi 
bien  que  dans  les  mœurs  privées  une  importance  qu’elle  n’a  eue  ni  auparavant 
ni  depuis.  C’est  le  moment  où  les  distinctions  de  toutes  sortes,  la  rose  d’or, 
l’épée  d’honneur,  la  chaîne  offerte  à quelque  haut  personnage,  les  cadeaux 
princiers,  tout  se  traduit  par  les  productions  des  orfèvres1.  Les  redevances  des 
cités  se  composent  également  très  souvent  de  pièces  d’orfèvrerie.  Jamais 
encore  ces  productions  et  celles  des  branches  congénères  n’avaient  joué  un  tel 
rôle  dans  les  relations  de  souverains  à souverains.  Le  pape  Clément  VII,  se 
préparant  à se  rendre  à l’entrevue  de  Marseille  ( 1 533),  s’occupe  avec  les  soins 
les  plus  méticuleux  de  faire  enchâsser  par  les  orfèvres  les  plus  habiles  la  superbe 
défense  de  licorne  qu’il  se  propose  d’offrir  à François  Ier.  Parlerai-je  de  la 
richesse  de  l’argenterie,  de  l’extension  de  l’orfèvrerie  aux  plus  modestes  instru- 
ments ou  ustensiles  : sonnettes,  encriers,  fermoirs  de  livres  ? Son  domaine 
est  infini,  et  ce  serait  presque  écrire  l’histoire  de  la  civilisation  pendant  la  der- 

1.  Bibl.  : T.  II,  p.  822.  — Ronchini,  Manno  orefice  fiorentino.  Modène,  1878.  — Cf.  l’article 
de  M.  de  Fabriczy  dans  YArchivio  storico  dcll’  Arte  de  189-],  p.  iqg-lSo.  — Ronchini,  i Bonga- 
gni  c Lorengo  da  Panna  coniatori  (Pcriodico  di  Numismatica  c Sjrcigistica,  t.  VI).  — Santoni,  Maestro 
Tobia  da  Camerino  orafo  ed  emiilo  di  Benveimto  Cellini  (1530-1550).  Camerino,  1888.  — Anselmi, 
la  Croce  astile  di  Cesarino  del  Roscetto  per  la  chiesa  di  San  Mcdardo  in  Arcevia.  Rome,  1889.  (Extr. 
de  YArchivio  storico  dcll’  Arte.)  — Les  ouvrages  .de  M.  Plon  sur  Benvenuto  Cellini  et  Leone 
Leoni.  — L YArchivio  storico  dcll'  Arte  de  1888. 


L’ORFEVRERIE. 


7i5 


nière  période  de  la  Renaissance  que  de  retracer  les  annales  de  cette  branche  de 
l’art.  On  conçoit,  en  présence  d’un  tel  engouement,  l’orgueil  des  orfèvres,  qui 
deviennent  bien  la  classe  d’artistes  la  plus  présomptueuse  et  la  plus  turbu- 
lente, avec  des  coryphées 
tels  que  Benvenuto  Cellini 
et  Leone  Leoni.  C’est  tout 
le  jeu  d’intrigues  et  de 
vanités  de  comédiens  qui 
se  savent  gâtés  par  le  pu- 
blic, avec  cette  différence 
qu’ici  la  représentation 
tourne  à tout  instant  au 
drame  et  se  termine  par  la 
mort  de  l’un  des  acteurs. 

L’orfèvrerie  italienne  at- 
teignit à ce  moment  à 
sa  suprême  perfection.  Le 
temps  n’est  plus,  il  est 
vrai,  où  le  sculpteur  et  le 
peintre  doivent  passer  par 
la  boutique  de  l’orfèvre 
pour  apprendre  à fond  tous 
les  secrets  de  l’art  : à peine 
peut-on  encore  citer,  pour 
le  xvie  siècle,  parmi  les 
orfèvres  qui  ont  abordé  les 
branches  supérieures  de 
l’art,  Andrea  del  Sarto, 

Baccio  Bandinelli,  Benve- 
nuto Cellini  ; mais  grâce 
aux  modèles  fournis  par 
des  artistes  éminents,  grâce 
à une  prodigieuse  habileté 
technique,  à une  admirable 
souplesse  de  main,  cet  art, 
généralement  un  peu  en 
retard  sur  les  autres,  par- 
vient au  zénith  au  moment  où  la  peinture  et  la  sculpture  tendent  déjà  à des- 
cendre. 


Demi-armure  italienne  en  1er  gravé  el  doré. 
(Collection  Spitzer.) 


En  thèse  générale,  le  caractère  propre  de  l’orfèvrerie  de  cette  époque,  c’est  la 
disparition  des  formes  architecturales,  si  longtemps  inséparables  de  l’orfèvrerie. 
J’explique  cette  modification  par  deux  considérations  : l’une  que  l’architecture 


716 


HISTOIRE  DE  E’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


de  la  Renaissance,  moins  fouillée  et  moins  chargée  que  l’architecture  gothique, 
se  prêtait  moins  aux  tours  de  force  de  fini  dans  lesquels  éclate  l’habileté  des 
orfèvres;  la  seconde,  c’est  le  besoin  de  vie,  de  mouvement,  d’agitation,  qui 
possédait  les  artistes  de  cette  génération  ; partout  ils  veulent  mettre  des  figures 
animées,  si  ce  n’est  d’hommes,  du  moins  d’animaux  ou  de  végétaux,  afin  de 
pouvoir  y faire  éclater  la  fougue  qui  les  possède. 

La  Gravure  des  sceaux  réalisa,  elle  aussi,  à la  même  époque,  l’idéal 


Amorçoir  italien  du  xvr  siècle.  (Collection  Spitzer.) 


de  l’élégance  dans  le  dessin  et  du  fini  dans  le  travail  de  la  gravure. 

Lautizio  de  Pérouse  acquit  une  telle  célébrité,  que  depuis  on  est  tenté  de 
lui  attribuer  toute  œuvre  très  parfaite.  On  lui  payait,  affirme  B.  Cellini,  jusqu’à 
cent  ducats  par  sceau.  Au  Musée  du  Louvre  et  au  Musée  de  South  Kensington, 
un  sceau  et  une  épreuve  en  bronze  tirée  sur  un  autre  sceau  rendent  témoignage 
de  son  incomparable  habileté.  L’un  fut  exécuté  pour  le  cardinal  Jules  de  Médicis 
entre  les  années  1619  et  1 5 2 3 ; l’autre,  pour  le  cardinal  de  Vich,  entre  les 
années  1 5 1 7 et  1 5 2 5 ; tous  deux  représentent  Y Adoration  des  Mages'  (gravés 
p.  227,  229). 

I . Voy.  Drury  Fortnum,  A descriptive  Catalogue  of  tbe  Bronzes. . . in  tbe  South  Kensington  Muséum  : 
Londres,  1876,  p.  36,  67-69. 


LE  MOBILIER. 


717 


Par  contre,  les  sceaux  gravés  par  Cellini  pour  les  cardinaux  d’Este  et  de  Gon- 
zague montrent  une  composition  passablement  confuse,  où  la  virtuosité  tient 
lieu  de  pondération  et  l’esprit  de  style. 

L’Ameublement  de  la  Fin  de  la  Renaissance  est  aussi  riche  que  varié  : les 
éléments  rétrospectifs  y entrent  au  même  titre  que  les  créations  contempo- 
raines; les  formes  empruntées  à l’architecture  s’y  marient  aux  combinaisons 
plus  libres  inspirées  de  l’art  textile. 

Quelques  extraits  des  Ricordi  de  Fra  Sabba  de  Castiglione  (iSqô)  ou  du 


Cabinet  italien  du  xvi"  siècle,  en  ébène  incrusté  d'ivoire.  (Ancienne  collection  Spitzer.) 


Voyage  de  Montaigne1  nous  permettent  de  reconstituer,  avec  une  précision  qui 
ne  laisse  rien  à désirer,  ces  ensembles  si  brillants  et  si  harmonieux.  Le  premier 
nous  apprend  que  les  parois  étaient  alternativement  enrichies  de  marqueteries, 
de  tapisseries  ou  de  cuirs  de  Cordoue1. 

1.  « Il  y en  a qui  choisissent,  pour  décorer  leurs  salles,  les  marqueteries  de  Fra  Giovanni 
di  Monte  Oliveto,  de  Fra  Rafaello  da  Brescia,  ou  d’autres  maîtres  marqueteurs  excellents..., 
mais  surtout,  quand  on  peut  se  les  procurer,  les  ouvrages  plutôt  divins  qu’humains  de  Fra 

Damiano  de  Bergame Quelques  autres  parent  leurs  maisons  avec  des  tentures  d’Arras  et  des 

tapisseries  de  Flandres  faites  à figures,  à feuillages  ou  à verdures  ; des  tapis  et  des  moquettes  de 
Turquie  et  de  Soria  ; des  carpettes  et  des  tapisseries  barbaresques  ; des  toiles  peintes  de  la  main 
de  bons  maîtres;  des  cuirs  d’Espagne  ingénieusement  travaillés,  ou  d’autres  tentures  à la  nou- 
velle mode,  fantasques  et  bizarres,  mais  bien  travaillées  et  venant  du  Levant,  ou  de  l’Allemagne, 
subtile  inventeresse  de  choses  belles  et  industrieuses.  » (Bonnaffé,  Sabba  da  Castiglione  ; Paris, 
i88j,  p.  18.)  — Voy.  aussi  les  « Nouvelles  » de  Bandello,  liv.  I,  nouv,  ni. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


718 


Dans  ce  cadre  si  propre  à faire  valoir  le  contenu  prenaient  place  des  fauteuils, 
des  tables,  des  lits,  des  bahuts,  des  coffres  sculptés  ou  peints  (la  peinture  sur 
meubles  conserva  sa  vogue  jusque  vers  le  milieu  du  siècle1 2),  plus  rarement 
incrustés,  de  merveilleux  cabinets  en  bois  ou  en  métal,  les  uns  enrichis 
d’ivoire,  les  autres  damasquinés  ou  ornés  de  reliefs  soit  ciselés,  soit  repoussés. 

Montaigne,  de  son  côté,  constate  que  les  « logis 
italiens  sont  communément  meublés  un  peu  mieux 
qu’à  Paris,  d’autant  qu’ils  ont  grand  foison  de  cuir 
doré,  de  quoi  les  logis  qui  sont  de  quelque  prix 
sont  tapissés.  Nous  en  pusmes  avoir  un  » — ajoute- 
t-il  ailleurs,  « à mesme  pris  que  du  nostre,  au 
Vase  d’or  assès  près  de  là,  mublé  de  drap  d’or 
et  de  soie,  comme  celui  des  rois;  chaque  lit  étant 
du  prix  de  400  à 5oo  escus.  J’y  avois  les  meubles 
nécessaires,  et  fort  propres,  fort  honnestes,  à la  ma- 
nière italienne,  qui  dans  beaucoup  de  choses,  non 
seulement  égale  la  manière  française,  mais  l’emporte 
encore  sur  elle.  Il  taut  convenir  que  c’est  un  grand 
ornement  dans  les  bâtimens  d’Italie,  que  ces  voûtes 
hautes,  larges  et  belles,  qui  donnent  à l’entrée  des 
maisons  de  la  noblesse  et  de  l’agrément,  parce  que 
tout  le  bas  est  construit  de  la  même  manière,  avec 
des  portes  hautes  et  larges.  Les  gentilhommes  de 
Lucques  mangent  dans  l’été  sous  des  espèces  de 
porches  à la  vue  de  tous  ceux  qui  passent  par  les 
rues.  » Après  s’être  longtemps  répandu  en  plaintes, 
Montaigne  finit  par  reconnaître  que  toutes  les  fois 
qu’il  a logé  chez  des  particuliers,  il  a eu  des  appar- 
tements non  seulement  bons,  mais  encore  délicieux. 
« Je  fus  quasi  contreint  de  confesser,  déclare-t-il 
ailleurs,  que  ny  Orléans,  ny  Tours,  ny  Paris  mes- 
mes,  en  leurs  environs,  ne  sont  accompaignés  d’un 
si  grand  nombre  de  maisons  et  villages,  et  si  louin 
que  Florance;  quant  à beles  maisons  et  palais,  cela  est  hors  de  doubteh  » 


Escabeau  italien  du  xvi”  siècle. 
(Ane.  collection  Spitzer.) 


La  Miniature,  si  florissante  jusqu’au  pontificat  de  Léon  X,  décline  rapide- 
ment, quoique  des  artistes  de  talent  continuent  à la  cultiver3.  Elle  s’engage 


1.  Voy.  le  travail  que  j’ai  consacré  à ce  genre  de  décoration  dans  les  Mélanges  Piot  de  1894  : 
les  Plateaux  d’ accouchées  et  la  Peinture  sur  meubles  en  Italie  du  XIVe  au  XVIe  siècle. 

2.  Edit.  d’Ancona,  p.  196,  387,  390-391,  496. 

3.  Bibl.  : T.  I,  p.  697;  t.  Il,  p.  828.  — Curmer,  les  Évangiles.  Paris,  1864.  — Labarte. 
Histoire  des  Arts  industriels , 2L'édit.,  t.  II,  p.  274-278. 


LA  MINIATURE. 


71g 


dans  une  voie  des  plus  dangereuses  : l’imitation  de  la  peinture  de  chevalet, 
en  même  temps  qu’elle  sacrifie  au  goût,  de  jour  en  jour  plus  répandu,  pour 
une  ornementation  mouvementée,  bruyante,  baroque.  Les  contours  perdent 
en  pureté  et  en  noblesse  ; le  coloris  en  harmonie.  Le  passage  d’un  style  à un 
autre  s’accuse  dans  le  Missel,  d’ailleurs  encore  si  riche,  du  cardinal  Pompeo 
Colonna  (f  i532),  conservé  à Rome  au  palais  Sciarra.  Si  les  camées  reproduits 
dans  les  bordures  rappel- 
lent encore,  par  leur  préci- 
sion et  leur  délicatesse,  les 
traditions  d’Attavante,  de 
Monte,  de  Francesco  d’An- 
tonio  del  Cherico,  de  nom- 
breux autres  motifs  an- 
tiques — colonnes  triom- 
phales , obélisques , téla— 
nions,  etc.,  — enlèvent  à 
l’ornementation  toute  fraî- 
cheur et  toute  originalité 
(Curmer,  pl.  1 3,  451,  etc.). 

L’enlumineur  d’un  autre 
manuscrit  ( Bibliothèque 
Barberini,  nu  125;  Cur- 
mer, pl.  61  bis)  va  plus 
loin  : s’inspirant  des  leçons 
de  Michel-Ange,  il  pro- 
digue dans  ses  génies  nus 
et  les  raccourcis  et  les 
effets  de  torse. 

Les  livres  de  chœur  con- 
servent quelque  temps  en- 
core l’ornementation  tra- 
ditionnelle (ce  qui  a pu  induire  M.  Woermann  à affirmer  que  la  miniature 
ne  ressentit  les  atteintes  du  style  nouveau  que  vers  le  milieu  du  xvf  siècle  '). 
C’est  ainsi  que  le  frère  Eustachio  ( 1 473—  1 555)  resta  fidèle  aux  pratiques  de 
l’ancienne  Ecole  dans  son  superbe  Aniiphonaire  de  la  cathédrale  de  Florence  : 
on  ne  peut  lui  reprocher  qu’une  certaine  crudité  de  coloris. 

Le  Psautier  exécuté  en  i5q2  pour  le  pape  Paul  III  (Bibliothèque  Nationale, 
fonds  latin,  n°  8880,  ancien  supplément  latin,  n"  702)  se  distingue  par  le  fini 
extrême  des  initiales  et  des  miniatures;  mais  le  dessin  manque  parfois  d’élé- 
gance (les  génies  nus  sont  trop  lourds,  les  festons  et  autres  ornements  trop 


Le  Mobilier  italien  au  xvi°  siècle,  d’après  une  peinture  de  Sodoma. 
( Palais  de  la  Farnésine  à Rome.) 


1.  Geschichte  der  Malerei,  t.  II.  p.  201. 


720 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


contournés),  le  coloris  est  sans  chaleur  et  même  sans  intensité.  C’est  de  la 
peinture  en  petit  ; ce  n’est  plus  de  la  miniature.  Si  l’enlumineur  sait  encore 
donner  aux  camées  des  bordures  toute  la  finesse  désirable,  il  montre,  en 
adoptant  pour  beaucoup  d’autres  parties  un  ton  de  camaïeu  gris  ou  bronze, 
combien  le  sens  de  la  vision  s’était  altéré  dès  cette  époque  b 

Un  artiste  étranger,  dom  Giulio  Clovio  (1498-1578),  né  en  Croatie,  mais 
fixé  de  bonne  heure  en  Italie,  incarne  les  dernières  manifestations  de  la  minia- 
ture italienne1 2.  L’ornementation  11e  joue  plus  chez  lui  qu’un  rôle  accessoire  : 
elle  n’est  que  trop  souvent  vide  et  banale.  Ce  qui  l’intéresse,  c’est  de  composer 
ou  de  copier  des  tableaux;  il  s’y  entend  à merveille  et  donne  à ces  compositions 
microscopiques  un  rare  degré  de  fini.  Parfois  même  il  réussit  à créer  des  ensem- 
bles où  le  sentiment  dramatique  s’allie  à l’entente  de  l’effet  décoratif.  Telle  est 
la  miniature  de  la  Divine  Comédie  que  nous  avons  fait  reproduire  ci-dessus 
(p.  198)  : elle  est  aussi  noble  de  formes  qu’ingénieuse  comme  conception. 

L’Émaillerie  compte  à peine  dans  la  Renaissance  italienne  du  xvie  siècle. 
Celle-ci  a trop  facilement  abandonné  à la  France  le  monopole  des  émaux  peints, 
gloire  impérissable  de  Limoges. 

La  Mosaïque  en  marbre,  ou  plus  exactement  la  Marqueterie  en  marbre, 
reçoit  un  développement  inespéré,  grâce  à la  fondation  de  la  manufacture  flo- 
rentine des  pierres  dures3.  Désormais,  pour  une  période  de  près  de  trois  siè- 
cles, les  artistes  attachés  à cet  établissement  assembleront  avec  autant  de  goût 
que  de  patience  les  fragments  d’onyx,  de  lapis  lazuli,  de  fluorine,  qui,  eu 
s’emboîtant  les  uns  dans  les  autres,  dessineront  sur  les  bijoux  ou  les  meubles 
les  bouquets  les  plus  exquis  ; ils  appliqueront  même  leurs  procédés  minutieux 
entre  tous  à la  décoration  monumentale  : la  chapelle  des  Princes  ou  chapelle  des 
Pierres  dures,  une  des  dépendances  de  l’église  Saint -Laurent,  rend  témoi- 
gnage à la  fois  de  leur  habileté  et  de  la  magnificence  des  Médicis. 

La  Marqueterie  en  bois,  la  « tarsia  in  legno  »,  se  plie,  comme  par  le  passé 
aux  tâches  les  plus  diverses;  tantôt  elle  enrichit  les  églises  ou  les  palais  de 
boiseries  monumentales,  tantôt  elle  orne  quelque  coffret  d’ornements,  chefs- 
d’œuvre  de  fini4.  On  a pu  voir  dans  mon  précédent  volume  (p.  826-827), 

1 . Rappelons  également  ici  le  nom  du  miniaturiste  Vincent  Raymond  de  Lodève,  qui  tra- 
vailla longtemps  pour  le  pape  Paul  III  ( 1 .538  et  années  suivantes). 

2.  Bibl.  : Kukuljevic  Sakcinski,  Leben  des  G.  Julius  Clovio.  Agram,  1 85a . — Ronehini,  Giulio 
Clovio  ( Atti  c Memorie  délia  Députations  di  Storia  patria  per  le  Provincie  parmsnsi  e modenesi, 
t.  III,  p.  259-270).  — Bertolotti,  Don  Giulio  Clovio.  Modène,  1882.  — Les  Archives  des  Arts. 
Première  série,  p.  71-72.  — Bradley,  the  Lije  and  Works  c JJ.  Giulio  Clovio  miniaturist.  Lon- 
dres, 1891. 

3.  Bibl.  : Zobi,  Notifie  sloriche  delV  origine  e progressi  dêi  Lavori  di  comimsso  in  Piètre  dure 
die  si  eseguiscono  nell'  1 e K.  Stabilinsnto  di  Fircnge.  2e  édit.  Florence,  1 85.3. 

4.  Bibl.  : T.  I,  p.  703.  — Schercr,  Technik  und  Ge.hiehte  der  Intima.  Leipzig,  1891.  — Si 


LA  MARQUETERIE.  - LA  MOSAÏQUE. 


quelles  furent  les  tendances  de  la  nouvelle  Ecole,  représentée  principalement 
par  Fra  Damiano  de  Bergame,  et  comment  elle  s’efforça,  à l’aide  de  bois  teints, 
de  composer  des  tableaux,  cédant  en  cela  au  courant  général.  Un  certain 
nombre  d’artistes  toutefois  restèrent  attachés  aux  bonnes  traditions  et  ne 
songèrent  qu’à  créer  des  œuvres  ornementales  dont  les  arabesques  ou  les 
grotesques  feraient  les  principaux  frais.  De  ce  nombre  est  Baccio  d’Agnolo  : 
ses  marqueteries  du  chœur  de  l’église  Sainte-Marie  Nouvelle  à Florence  offrent 
une  incomparable  élégance. 

Le  procédé  de  peinture  — il  serait  plus  juste  de  dire  le  procédé  de  gravure 
— connu  sous  le  nom  de  « sgraffito  » (t.  I,  p.  784;  cf.  t.  II,  p.  32q),  cet 
auxiliaire  si  précieux  de  la  polychromie,  continua  de  jouir  d’une  vogue  extrême. 
Le  peintre  florentin  Andrea  Feltrini,  s’il  n’en  est  pas  l’inventeur,  comme 
l’affirme  trop  légèrement  Vasari  (on  en  possède  des  spécimens  de  beaucoup 
antérieurs),  semble  du  moins  l’avoir  perfectionné.  Une  des  gravures 
publiées  dans  notre  second  volume  (p.  33 1),  la  vue  du  palais  Guadagni  à 
Florence,  donne  une  idée  approchante  de  ces  décorations  si  largement  traitées 
(voy.  aussi  plus  haut,  p.  169,  3 1 3-3 14). 

Oubliant  que  la  nature  même  de  la  mosaïque  (t.  II,  p.  83o-832),  cette 
juxtaposition  de  cubes  aux  dimensions  plus  ou  moins  considérables,  aux  contours 
plus  ou  moins  réguliers,  fait  obstacle  à la  précision  du  modelé  et  à la  vivacité 
des  expressions,  le  xvi°  siècle  demanda  aux  mosaïstes  de  rivaliser  avec  l’infinie 
souplesse  du  pinceau.  De  même  que  les  Baldovinetti  et  les  Ghirlandajo,  le 
Titien  et  le  Tintoret  ne  virent  dans  ce  procédé  qu’une  variante  de  la  fresque 
ou  de  la  peinture  à l’huile.  Les  mosaïstes  ne  furent  plus  à leurs  yeux  des  inter- 
prètes, des  traducteurs,  mais  de  simples  copistes.  Fa  gravité,  la  pondération,  la 
scrupuleuse  appropriation  aux  exigences  décoratives,  toutes  les  lois  inhérentes  à 
un  art  essentiellement  monumental,  furent  compromises  par  des  tentatives 
aussi  généreuses  que  téméraires.  Seul  Raphaël,  dans  ses  mosaïques  de  la 
chapelle  Chigi,  s’était  efforcé  d’observer  une  juste  mesure. 

Les  incrustations  en  pâtes  de  couleur,  dans  le  genre  du  pavement  de  la 
cathédrale  de  Sienne,  prirent  surtout  une  grande  extension,  grâce  à Beccafumi 
(voy.  p.  535-536). 

Les  artistes  de  la  Première  Renaissance  avaient  cherché  vainement  le  rapport 

nos  Musées  irançais  n’ont  pas  fait  à cette  industrie  d’art  la  place  à laquelle  elle  a droit,  plusieurs 
collections  particulières  de  Paris  en  renferment  de  superbes  spécimens.  Tels  sont,  chez 
M.  Chabrières-Arlès,  le  « cassone  »,  à génies  nus,  du  milieu  du  XVIe  siècle;  chez  M.  Peyre,  les 
panneaux  incrustés  par  Francesco  Orlandini  de  Vicence  (1.547)  et  Par  F™  Damiano  de  Bergame 
(1.548).  (Bonnaffé,  Sabha  da  Castiglione,  p.  17-18.  — La  Collection  Spit^er,  t.  II,  p.  79.) 


E.  Münlz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


véritable  entre  la  Peinture  sur  verre1  et  la  fresque,  je  veux  dire  le  système  de 
coloration  qui  convenait  le  mieux  aux  vitraux  destinés  à éclairer  les  intérieurs 
décorés  de  peintures  murales.  Et  cependant  l’éclairage  au  moyen  de  ver- 
rières était  dès  lors  la  règle;  nous  les  trouvons  et  au  Campo  Santo  de  Pise,  et 
dans  l’oratoire  du  pape  Nicolas  V,  décoré  par  Fra  Angelico,  et  dans  le  choeur  de 
Sainte-Marie  Nouvelle  à Florence. 

Ce  ne  fut  qu’au  xvie  siècle  que  le  problème  fut  définitivement  résolu;  il  le  fut 
en  partie  au  détriment  de  la  peinture  sur  verre,  qui  dut  se  contenter  de  tons 
moins  éclatants  et  se  rapprocher  davantage  de  la  grisaille.  Néanmoins  bon 
nombre  de  verriers  surent  sauvegarder  les  droits  de  leur  art  et  concilier  la 
transparence  des  colorations  avec  leur  éclat.  Rien  de  plus  doux,  de  plus  harmo- 
nieux et  de  plus  vibrant  à la  fois  que  la  gamme  de 
Guillaume  de  Marcillat,  le  fondateur  de  la  nouvelle 
Ecole. 

Guillaume  de  Marcillat  ( 1 46 7— 162 9)  était  origi- 
naire du  Berry  (et  non  de  la  Lorraine,  comme  on 
l’a  longtemps  cru).  Fixé  à Rome  sous  le  pontificat 
de  Jules  II,  il  travailla  au  Vatican,  sous  la  direc- 
tion de  Bramante,  en  compagnie  d’un  autre  peintre- 
verrier  français,  maître  Claude,  vers  ifioq.  fuies  II 
les  chargea  tous  deux  d’orner  de  vitraux  le  chœur 
de  l'église  Sainte -Marie  du  Peuple  : mieux  pro- 
tégé que  les  vitraux  du  Vatican,  ce  chef-d’œuvre 
existe  encore.  On  y voit,  en  une  série  de  compar- 
timents, la  Vierge  adorant  l'Enfant  Jésus , Y Adoration 
des  Bergers  et  Y Adoration  des  Mages,  la  Circoncision , 
la  Fuite  eu  Egypte,  le  Christ  parmi  les  docteurs. 

Quelques  observations  au  sujet  de  cet  important  ensemble  ne  seront  pas 
hors  de  propos  : la  gamme  y diffère  essentiellement  de  celle  de  l’ancienne 
Ecole;  une  grisaille  avec  quelques  taches  rouges  ou  bleues,  voilà  pour  le  coloris; 
les  effets  profonds  et  sonores,  les  jeux  de  lumière  variés,  le  sentiment  décoratif 
s’effacent  devant  l’élégance  du  dessin,  la  recherche  du  style  et  de  l’intérêt.  Je 
serais  tenté  d’attribuer  ces  concessions  à l’influence  de  Michel-Ange  et  de 
Raphaël,  aux  côtés  desquels  les  deux  artistes  français  avaient  travaillé  plusieurs 
mois  durant  au  palais  apostolique \ Marcillat,  heureusement,  ne  tarda  pas  à 
revenir  aux  principes  véritables  d’un  art  qui  est  l’auxiliaire  et  non  l’esclave  de 
la  peinture  murale. 

Le  chef-d’œuvre  de  Marcillat  orne  la  cathédrale  d’Arezzo.  Il  représente  : la 
Vocation  de  saint  Matthieu,  Y Expulsion  des  vendeurs  du  temple,  (gravée  p.  220), 

1.  Bibl.  : La  Revue  des  Arts  décoratifs,  1890-1891,  t.  XI,  p.  33o-3q7,  SSq-Sjq. 

2.  Le  Cicerone  attribue  les  cartons  des  vitraux  de  Sainte-Marie  du  Peuple  à un  maître  ombrien. 
Mais  Marcillat  était  un  peintre  assez  exercé  pour  les  composer  lui-même. 


Portrait  de  Marcillat. 
(D’après  la  gravure  publiée 
dans  le  recueil  de  Vasari.) 


723 


LA  PEINTURE 


ia  Femme,  adultère,  la  Résurrection  de 
Lazare,  etc.  Avec  un  sentiment  fort 
juste  des  lois  décoratives,  Marcillat  su- 
bordonne les  détails  à l’ensemble,  ne 
développant  les  accessoires  qu’autant 
qu’il  faut  pour  donner  à la  scène 
principale  plus  d’éclat,  de  richesse,  de 
majesté.  Que  nous  voilà  loin  des  inex 
tricables  vitraux  gothiques,  avec  leurs 
amoncellements  de  figures,  au  milieu 
desquelles  l’œil  cherche  souvent  en 
vain  à s’orienter  ! Ce  fils  du  Nord, 
élevé  dans  la  tradition  de  l’art  du 
moyen  âge,  est  devenu  un  Italien  de 
la  plus  belle  Renaissance  par  sa  science 
du  groupement,  par  la  netteté  de  son 
récit.  Dans  la  Femme  adultère,  notam- 
ment, les  figures  sont  magistralement 
disposées  : au  premier  plan,  quelques 
spectateurs,  au  centre  le  Christ,  la 
coupable,  les  accusateurs,  formant  une 
équation  parfaite  avec  le  superbe  édi- 
fice à deux  rangs  de  colonnes  qui 
s’élève  au  fond  et  qui  donne  à toute  la 
scène  un  indicible  caractère  de  gran- 
deur. L’ordonnance  n’est  pas  moins 
remarquable  dans  la  Résurrection  de 
Lazare,  qui  se  distingue  en  outre  par 
la  noblesse,  la  beauté  accomplie  des 
tètes  (gravée  t.  II,  p.  35). 

Comme  principe  de  coloration,  les 
vitraux  de  la  métropole  arétine  l’empor- 
tent sur  ceux  de  l’église  Sainte-Marie  du 
Peuple  à Rome  : le  ton  est  plus  clairet, 
la  note  plus  vive  et  plus  joyeuse; 
les  associations,  si  savantes  et  si  natu- 
relles en  même  temps,  du  rouge  cra- 
moisi et  du  jaune  chrome  avec  le  vert 
d’eau  et  le  bleu  cendré,  sont  un  véri- 
table régal  pour  la  vue.  En  affirmant 
ainsi,  contrairement  aux  tendances  qui 
commençaient  à prévaloir  en  Italie,  les 


SUR  VERRE. 


La  Femme  adultère,  par  G.  de  Marcillat. 
(Cathédrale  d’Arezzo. 


droits  de  la  couleur  dans  un  art  esse 


724 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


tiellement  décoratif,  Guillaume  se  souvient  des  leçons  de  l’École  franco- 
flamande  qu’il  avait  reçues  dans  sa  jeunesse  : il  sacrifie,  il  est  vrai,  à l’in- 
fluence de  Michel-Ange  (ces  vitraux  appartiennent  aux  années  1 5 1 g et  sui- 
vantes) dans  de  certaines  particularités  du  dessin,  par  exemple  dans  la  recherche 
des  raccourcis;  mais,  en  revanche,  toutes  les  fois  qu’il  le  peut,  il  prodigue  les 
tons  les  plus  riches  de  sa  palette,  surtout  pour  les  costumes,  dans  lesquels  il 
ne  recule  pas  devant  les  étoffes  à ramages,  si  chères  aux  Primitifs,  tandis  que, 
par  les  grandes  et  nobles  lignes  des  palais,  qu’il  improvise  avec  une  rare  sûreté, 
il  assure  à l’ensemble  la  pondération  et  l’harmonie. 

Marcillat  laissa  un  grand  nombre  d’élèves  et  d’imitateurs.  Citons  parmi  eux 
Pastorino  de  Sienne  (voy.  p.  71 3),  Stagio  Sassoli  d’Arezzo,  Porro  de  Cortone, 
Michel  Angelo  Urbani,  également  de  Cortone,  Battista  di  Lorenzo  Borro 
d’Arezzo,  qui  exécuta  en  1 5q6  deux  grands  vitraux  pour  la  « Badia  » de 
Florence,  et  qui  mourut  dans  la  même  ville  en  1 553,  Benedetto  Spadari. 

La  céramique,  si  longtemps  en  retard  sur  ses  sœurs,  jette  au  xvie  siècle  un 
éclat  incomparable  : variété  et  beauté  des  formes,  délicatesse  ou  richesse  du 
coloris,  choix  de  motifs  pittoresques,  touchants  ou  spirituels,  tout  s’y  trouve 
réuni1.  Elle  a son  iconographie  à part  (voy.  p.  21-22),  une  iconographie  où 
la  religion,  le  patriotisme,  les  joies  de  la  famille,  le  culte  du  passé,  les  rêves 
d’avenir,  se  reflètent  par  mille  traits  pittoresques;  elle  sait  dorénavant  suf- 
fire aux  tâches  les  plus  diverses  : ici  fournissant  les  pavements  qui  doivent 
tapisser  le  sol  des  églises  ou  des  palais';  là  défrayant  la  table  des  grands  d’une 
vaisselle  qui  n’a  rien  à envier  pour  la  magnificence  à l’orfèvrerie2.  C’est  à elle 
que  les  amoureux  demandent  de  perpétuer,  sur  les  vasi  amatori,  l’image  de  leur 
bien-aimée  (est-il  une  peinture  à l’huile  qui  ait  conservé  la  fraîcheur  de  ces 
portraits  recouverts  d’émail!  ils  semblent  sortir  du  four!);  c’est  elle  qui  a 
mission  de  consacrer  le  souvenir  du  mariage  par  les  vasi  gameli  ou  vasi  nu^iali, 
celui  de  la  maternité  par  les  scodelle  di  donna  da  parte. 

L’Italie  centrale  — les  Marches,  la  Romagne,  l’Ombrie,  la  Toscane  — reven- 
dique exclusivement,  avec  Venise,  l’honneur  d’avoir  cultivé  l’art  des  majo- 
liques  : Faenza,  Castel-Durante,  Urbino,  Pesaro,  Gubbio,  Deruta,  Caffagiuolo, 
tels  sont  les  centres  dont  sont  sorties  tant  de  merveilles  : « Faenza,  où 


1.  Bibl.  : t.  I,  p.  709.  — Piot  : Galette  des  Beaux-Arts,  1 883,  t.  II.  — Koma.  Museo  artis- 
tico  industriale.  IV  Esposi^ione.  1889.  Arte  ceramica  e vetraria,  par  R.  Erculei.  • — Darcel  : Ga\etle 
des  Beaux-Arts,  1892,  t.  VII,  p.  1 36,  t . VIII,  p.  196,  1898,  t.  I,  p.  ni. 

2.  Montaigne  se  plaint  de  la  rareté  des  services  en  étain  et  de  l’abondance  de  la  « vesselle  de 
terre  peinte  ».  (Il  ne  pensait  pas  qu’un  jour  cette  vaisselle  se  vendrait  au  prix  de  l’or.)  Il  finit 
par  se  réconcilier  avec  les  majoliques.  ( Voyage , édit.  d’Ancona,  p.  181-384-404-519.)  Tout  un 
trésor  de  maximes  et  de  sentences  se  cache  dans  ces  productions  si  longtemps  dédaignées  : 
« Que  celui  qui  sèmeles  épines  ne  marche  pas  les  pieds  nus...;  la  beauté  ne  compte  guère  là  où 
règne  la  cruauté...;  se  taire  n’est  pas  oublier.  » (Darcel,  Notice  des  Faïences  italiennes  du  Musée  du 
Louvre,  p.  72,  i3q,  1 36.) 


LA  CERAMIQUE. 


720 


dominent  les  nuances  les  plus  délicates  de  l’outremer;  Gubbio,  qui  inonde  ses 
produits  d’une  pluie  d’or  et  de  rubis;  Deruta,  aux  reflets  nacrés  d’un  effet  plus 
doux  ; Urbin , reconnais- 
sante, s’aidant  des  estam- 
pes de  Marc-Antoine  pour 
reproduire  sans  relâche  les 
belles  compositions  du  maî- 
tre immortel  qui  l’a  illus- 
trée; Venise,  dont  on  dis- 
tingue de  loin  les  camaïeux 
bleu  et  or1  ».  Quant  aux 
maîtres  qui  les  ont  mode- 
lées ou  décorées,  les  Rat- 
taello  Ciarla,  les  Giorgio 
Andreoli  de  Gubbio , les 
Xanto  Avelli  de  Rovigo, 
les  Fontana,  ils  ont  enfin 
reconquis  de  nos  jours  un 
rang  qu’ils  ne  perdront 
plus. 

Puisqu’il  ne  m’est  pas 
donné  de  décrire  ou  d’ana- 
lyser, dans  ce  rapide  som- 
maire, des  chefs-d’œuvre 
qui  se  comptent  par  cen- 
taines, constatons  du  moins 
que  les  formes  des  vases 
participent  de  l’essor  géné- 
ral des  esprits  : elles  de- 
viennent plus  libres  et  plus 
amples;  l’anse  n’adhère 
plus  comme  naguère  timi- 
dement au  vase  : elle  s’en- 
lace à lui  avec  vigueur.  De 
même  le  coloris  gagne  en 


éclat  et  en  variété  : cer- 


, ,,TT  i ■ i Vitrail  de  la  Bibliothèque  Laurentienne  à Florence, 

tains  plats  d Ulbm  OU  de  (Attribué  à Jean  d’Udine.) 

Gubbio  sont  aussi  riches 

et  aussi  vibrants,  que  les  meilleurs  tableaux  de  l’École  vénitienne. 
L historien  des  majoliques,  Passeri,  tait  coïncider  la  décadence  de  la  céramique 


i.  Piot  : Galette  des  Beaux-Arls , iBBi,  t.  II,  p.  369.  (Vov.  ci-dessus,  p.  aSq-aSô.) 


726 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


italienne  avec  la  mort  du  duc  Guidobaldo  II  d’Urbin  (1574).  Le  départ  ou  la 
disparition  de  Girolamo  Lanfranco,  de  Raffaele  del  Colle,  de  Battista  Franco, 
frappèrent  à mort  l’industrie  naguère  si  florissante  (voy.  aussi  p.  168).  N’im- 
porte, dans  cet  intervalle  relativement  court,  les  Giorgio  da  Gubbio,  les  Xanto, 
les  Fontana,  avaient  assez  fait  pour  porter  leur  art  à son  apogée  et  pour  s’assurer 
l’admiration  de  la  postérité  la  plus  reculée. 

Grâce  à l’initiative  des  princes  d’Este  et  des  Médicis,  la  porcelaine  fut  sur  le 
point  de  s’assurer  dès  le  xvic  siècle  la  place  qu’elle  n’a  définitivement  conquise 
qu’au  xviiic1.  Alphonse  II,  à Ferrare  (vers  1 565),  le  grand-duc  Cosrne  P1'  et 
plus  spécialement  François  Ier,  à Florence,  instituèrent  des  expériences  qui  furent 
couronnées  de  succès  (dès  le  xve  siècle  quelques  essais  avaient  été  tentés  à 
Venise).  Si  les  rarissimes  et  si  précieux  spécimens  de  la  fabrication  florentine 
(on  en  possède  une  trentaine  en  tout,  reconnaissables  à leur  fond  blanc,  à leurs 
ornements  bleus,  à leur  marque  composée  de  la  coupole  de  Sainte-Marie  des 
Fleurs,  d’un  F ou  des  armoiries  des  Médicis)  offrent  tous  quelque  défectuosité, 
soit  pour  la  pâte,  soit  pour  l’émail,  ils  se  distinguent  du  moins  par  la  variété 
des  formes  — plats,  aiguières,  gourdes  — tantôt  empruntées  à l’Orient,  tantôt 
inspirées  de  la  Renaissance.  Le  même  éclectisme  règne  dans  l’ornementation  : 
les  peintres  employés  par  François  Fr  ont  tour  à tour  mis  à contribution  la 
céramique  chinoise,  la  céramique  persane,  ou  l’antiquité  classique;  ils  sont 
allés  jusqu’à  copier  les  estampes  d’A.  Aldegrever. 

En  s’assurant  le  monopole  de  la  verrerie,  Venise  prenait  l’engagement 
d’apporter  à cette  industrie  tous  les  perfectionnements  et  de  lui  donner  toute 
l’extension  dont  elle  était  susceptible.  Elle  y réussit  : depuis  plus  de  quatre 
siècles,  les  productions  de  ses  ateliers  — ■ verres  de  tables,  lustres,  cadres  de 
miroirs,  ustensiles  et  ornements  de  toute  sorte  — séduisent  par  leur  légèreté, 
leur  grâce,  leur  fantaisie.  A Florence  ou  à Rome,  les  motifs  architectoniques 
ou  classiques  n’auraient  pas  tardé  à envahir  un  art  qui  a besoin  avant  tout  de 
liberté.  Il  faut  féliciter  les  Vénitiens  d’avoir  su  éviter  cet  écueil  : ils  ont  prouvé 
une  fois  de  plus  quelle  largeur  de  vues,  quelle  tolérance  comportait  l’esthétique 
de  la  Renaissance.  Elle  admettait  sans  scrupule  aucun  même  les  formules  de 
l’art  oriental  : les  reliures  exécutées  à Venise,  les  porcelaines  des  Médicis  en 
font  foi. 

Plus  que  toute  autre  branche  des  industries  artistiques.  Part  textile  se 
ressentit  des  progrès  du  luxe,  du  besoin  de  raffinement  (voy.  p.  76-79)-  Sans 
parler  des  merveilleux  brocarts,  brocatelles,  velours  fabriqués  à Florence,  à 
Lucques,  à Gênes,  à Venise,  quel  éblouissement  que  ces  tentures  de  haute 
lisse,  ces  broderies,  ces  dentelles,  dans  lesquelles  la  soie  et  l’or  ne  sont  rien 
auprès  de  l’élégance  du  dessin,  du  fini  de  la  main-d’œuvre  ! 


1.  Biul.  : Baron  Davillier,  les  Origines  ch  la  Porcelaine  en  Enrobe.  Paris,  1882. 


LA  TAPISSERIE. 


La  tapisserie,  dont  l’essor  s’était  ralenti  pendant  l’Age  d’Or  (voy.  t.  II, 
p.  834;  Léon  X n’avait-il  pas  été  forcé  de  s’adresser  aux  ateliers  de  Bruxelles 
pour  faire  tisser  les  Actes  des  Apôtres !),  se  relève  à partir  du  second  tiers 


du  siècle  : Ferrare,  Mantoue,  Florence,  voient  surgir,  sur  l’initiative  des  Este, 
des  Gonzague,  des  Médicis,  des  fabriques  dont  de  nombreuses  tentures  de 
haute  lisse  proclament  jusqu’à  nos  jours  l’ardeur  et  l’habileté.  On  trouvera 
dans  Y Histoire  de  la  Tapisserie  en  Italie , publiée  par  la  maison  Dalloz,  et  dans  la 
Tapisserie,  publiée  par  la  maison  Quantin,  tous  les  détails  désirables  sur  la 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


728 


manufacture  de  Ferrare,  dirigée  par  les  Flamands  Nicolas  et  Jean  Karcher,  sur 
celle  de  Florence,  dirigée  par  le  même  Nicolas  et  par  Jean  Rost,  de  Bruxelles. 
La  première  eut  la  bonne  fortune  de  traduire  sur  le  métier  des  cartons  com- 
posés par  les  Dossi  et  par  Garofalo  ; la  seconde  compta  pour  fournisseurs 
attitrés  Bronzino,  Salviati,  Bachiacca,  pour  ne  point  parler  du  Flamand  Jean 
van  der  Straeten  ou  Stradano. 

L'existence  d’une  troisième  manufacture,  celle  de  Mantoue,  n’a  été  établie 

que  depuis  peu  : grâce  aux  re- 
cherches d’ Antonio  Bertolotti  ', 
nous  savons  aujourd’hui  que  Ni- 
colas Karcher  présida  à ses  desti- 
nées de  i539  à 1 562 , tout  en 
donnant  des  soins  aux  manufac- 
tures de  Florence  et  de  Ferrare. 

Malgré  le  talent  déployé  par 
les  Karcher  et  les  Rost,  on  peut 
affirmer  que  la  tapisserie  est  une 
des  branches  de  l’art  qui  atteignit 
à son  apogée  au  siècle  suivant 
seulement,  sous  Louis  XIV,  avec 
les  étourdissantes  tentures  des 
Gobelins. 

De  même  que  la  tapisserie  fut 
détrônée  en  France,  au  xvmc  siè- 
cle , par  les  papiers  peints , de 
même  elle  dut  céder  la  place  en 
Italie,  vers  la  fin  du  xvL  siècle, 
aux  cuirs  de  Cordoue. 


La  Broderie  déploya  une  acti- 
vité égale  à celle  de  la  tapisserie, 
tout  en  suivant  une  voie  à part. 

Vasari,  après  avoir  constaté  que,  dans  les  ouvrages  de  Paolo  de  Vérone,  le 
travail  était  serré,  solide,  et  qu’il  produisait  l’effet  d’une  peinture,  ajoute  que 
de  son  temps  cette  méthode  excellente  était  presque  abandonnée,  et  que  1 on 
avait  adopté  un  point  plus  large,  moins  durable  à la  fois  et  moins  agréable  à 
l’œil.  le  ne  saurais  m’associer  à ses  regrets  : adopter  pour  la  broderie  un  style 
large  et  véritablement  décoratif,  au  lieu  de  la  faire  rivaliser  avec  la  peinture 
à l’huile,  est  un  progrès,  non  une  déchéance. 

Un  certain  nombre  de  noms  de  brodeurs  ont  surnagé  : tels  sont  ceux 


Les  Étoffes  brochées  au  xvi“  siècle. 
(D'après  le  recueil  deVecellio.) 


I.  Le  Arti  mitiori  alla  corte  di  Mantova.  Milan,  1889. 


LA  DENTELLE. 


729 


d’Angelo  di  Fariengo  de  Crémone  et  de  Jean  Lenglès  de  Calais,  tous  deux 
attachés  à la  cour  pontificale,  au  temps  de  Clément  VII.  Vasari,  de  son  côté, 
cite  avec  éloges  Niccolô  de  Venise,  l’ami  de  Perino  del  Vaga. 

La  Dentelle  1 était  un  des  derniers  venus  parmi  les  arts  décoratifs 
(voyez  tome  II,  page  835);  elle  regagna  rapidement  le  temps  perdu. 


Les  Mois.  Tapisserie  florentine  exécutée  par  Jean  Rost,  d'après  les  cartons  de  Bacliiacca. 

(Musée  des  Tapisseries  de  Florence.) 

Dès  1627  paraissait  à Venise  le  Libro  primo  de  Rechami,  auquel  succéda  en 
l53o  YEsemplario  di  Lavori  dove  le  tenere  fanciuUe  et  al  Ire  donne  nobili  potranno 

facilemente  imparare  il  modo  et  ordine  di  lavorare con  l’aco  in  mono...,  suivi 

d’innombrables  publications  analogues.  Longtemps  encore  ces  recueils,  qui 
contiennent  d’ailleurs  des  modèles  de  broderies  aussi  bien  que  des  modèles  de 

I.  Bibl.  : Mme  Bury  Pallisser,  Histoire  Je  la  Dentelle.  — Seguin,  la  Dentelle.  Paris,  1876.  • — 
Urbani  de  Gheltof,  Trattato  ston'co  tecnico  délia  ■ Fabrica^ione  dei  Merletti  venepani . Venise,  1878. 
— Livres  à dentelles,  reproduits  et  publiés  par  Amand  Durand  sous  la  direction  de  M.  Bochcr. 
Paris,  1 883.  — Lefébure,  la  Broderie  et  les  Dentelles. 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


73o 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


dentelles,  conservent  un  caractère  archaïque;  les  motifs  y manquent  d’élégance 
et  même  de  netteté.  Dans  la  Ver  a Perfettione  del  DisegnoÇVe  nise,  ifiçi),  dont 
nous  avons  reproduit  plusieurs  gravures  (voy.  notamment  p.  5o3),  règne 
encore  je  ne  sais  quelle  saveur  de  la  Première  Renaissance;  la  fraîcheur  des 
impressions  s’allie  à une  certaine  timidité  dans  la  composition. 


11  n’est  pas  jusqu’au  cuir  qui,  sous  ces  mains  diligentes,  ne 
se  transforme  en  ornements  élégants. 

L’industrie  du  Cuir  sculpté  et  du  Cuir  gaufré  , cette 
industrie  à peine  représentée  de  nos  jours  dans  les  collections 
publiques,  se  montre  à nous  sous  plusieurs  faces  distinctes, 
sous  forme  de  coffrets  (ancienne  collection  Spitzer),  de  four- 
reaux d’épées  ou  de  poignards  (fourreau  de  l’épée  de  César 
Borgia  au  Musée  de  South  Kensington),  d’étuis  pour  les  livres, 
de  reliures,  etc. 

Quoique  les  Italiens  lissent  fréquemment  usage , dès  le 
xve  siècle,  de  Cuirs  de  Cordoue  (ils  les  appelaient  « quoio 
rosso  di  Spagna,  quoio  d’oro  Spagna,  quoio  d’ariento  di  Spa- 
gna,  corami  d’oro  »),  ils  attendirent  longtemps  avant  d’en 
fabriquer  à leur  tour. 


L’histoire  de  la  Reliure  italienne  à l’époque  de  la  Renais- 
sance est  encore  à faire".  Gustave  Brunet  n’a-t-il  pas  écrit  que 
« l’art  véritable  de  la  reliure  ne  commence  qu’avec  Grolier!5». 

En  réalité  les  relieurs  italiens  étaient  restés  en  retard;  ils 
avaient  conservé  fort  longtemps  les  pratiques  du  moyen  âge, 
faisant  alterner  les  couvertures  en  parchemin  ou  en  soie  avec 
les  couvertures  en  cuir.  S’agissait-il  d’un  manuscrit  particulière- 
ment précieux,  on  ajoutait  des  plaques  d’émail  ou  des  nielles. 
Les  volumes  de  la  bibliothèque  du  pape  Eugène  IV  (7  1447) 
étaient  la  plupart  reliés  en  cuir  blanc,  rouge,  noir,  vert,  ou  en 
parchemin;  beaucoup  d’entre  eux  sont  mentionnés  comme  reliés 
« modo  florentino  ».  Parfois  il  est  question  de  couvertures  en 
étoffe  («  coopérais  panno  serico  antiquissimo  »).  Le  pape  Nico- 
las V (7  iq55)  poussa  infiniment  plus  loin  le  luxe  des  reliures  : 
tout  en  continuant  à employer  le  cuir,  tantôt  uni,  tantôt  gau- 
fré («  liber...  copertus  corio  rubeo  intpresso  »),  parfois  aussi  le  parchemin. 


Gaine 
gravé  et 
(Ane 
collect** 


en  cuir 
estampé, 
ienne 
Spitzer.) 


1.  Voy.  les  Collections  des  Mèdicis  au  XVe  siècle,  p.  22,  29,  82,  9 3. 

2.  Bibl.  : G.  Brunet,  la  Reliure  ancienne  et  moderne,  Paris,  1878.  — Gruel,  Manuel  histo- 
rique et  bibliographique  de  V Amateur  de  Reliures.  Paris,  1887.  — Bouchot,  les  Reliures  d’art  à la 
Bibliothèque  Nationale.  Paris,  1888.  — Adam,  der  Bûche inbaud.  Leipzig,  1890. 

3.  La  Reliure  ancienne  et  moderne,  p.  7. 


LA  RELIURE.  781 


pour  la  majeure  partie  des  volumes,  il  fit  exécuter  un  certain  nombre  de 
reliures  en  velours,  avec  une  profusion  d’écussons  et  de  fermoirs  en  argent. 
Au  temps  de  Léon  X,  nous  voyons  que  l’on  recouvrait  les  volumes  de  la 
Bibliothèque  Vaticane  tantôt  de  velours  rouge,  tantôt  de  cuir  rouge.  Les 
manuscrits  continuaient  à être  enchaînés'. 

A Florence,  la  bibliothèque  de  Pierre  de  Médicis  (1465)  était  presque  toute 
reliée  en  toile  («  coperta  sericea  rubea,  cum  fibulis  argenteis  »).  Le  possesseur 
avait  adopté  la  couleur  bleue  pour  les  ouvrages  de  théologie,  la  couleur  fauve 


Broderie  italienne  du  xvr  siècle.  (Ancienne  collection  Spitzer.) 


pour  les  ouvrages  de  grammaire,  la  couleur  violette  pour  la  poésie,  la  couleur 
rouge  pour  l’histoire,  enfin  la  couleur  blanche  pour  la  philosophie. 

L’emploi  de  la  dorure  et  des  petits  fers,  parfois  attribué  à Aide  Manuce,  opéra 
une  véritable  révolution  dans  la  reliure.  Les  relieurs  vénitiens  ne  tardèrent  pas 
à mêler  des  motifs  orientaux  aux  motifs  antiques.  Plusieurs  de  leurs  reliures, 
entre  autres  celles  qui  ont  appartenu  au  bibliophile  allemand  Petrus  Ugelheimer 
(mort  en  1489  au  plus  tard),  remontent  à la  fin  du  xv1'  siècle.  Il  n’est  pas 
impossible  que  des  ouvriers  musulmans  les  aient  exécutées  à Venise  même. 

1.  Voy.  le  volume  que  j’ai  publié,  avec  M.  Fabre,  dans  la  Bibliothèque  des  Ecoles  françaises 
d’Athènes  et  de  Rome  : la  Bibliothèque  du  Vatican  au  .XV°  siècle.  (Paris  1887),  et  le  volume  que  j’ai 
publié  à la  librairie  Leroux  : la  Bibliothèque  du  Vatican  au  .Y  T 7°  siècle, 


732 


HISTOIRE  DE  L'ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Ici  encore  l’Italie  servit  d’initiatrice  au  reste  de  l’Europe,  en  attendant  que 
chaque  nation  se  fit  un  style  à son  image.  Tel  fut,  en  effet,  le  propre  de  la 
Renaissance  : les  étrangers  ne  la  prirent  pas  toute  faite  aux  Italiens;  ils  se 
l’approprièrent  et  se  l’assimilèrent  par  un  travail  opiniâtre,  de  manière  à y 
exprimer  leurs  aspirations  aussi  bien  que  leurs  besoins.  Un  style  ne  saurait  être 
viable  à moins. 

Le  Vénitien  Tommaso  Maioli  s’est  assuré,  parmi  les  bibliophiles,  une  gloire 
égale  à celle  de  notre  Grolier.  Il  composait  lui-même  les  dessins  qu’il  confiait 
aux  plus  habiles  relieurs.  Des  rinceaux  font  les  principaux  frais  de  l’ornemen- 
tation des  volumes  destinés  à sa  bibliothèque. 

Les  compatriotes  de  Maioli  conservèrent  longtemps  aussi  l’habitude  d’orner 
de  peintures  les  plats  des  livres.  Telle  est  une  reliure  de  1 565,  qui  a passé  en 
vente  à Paris'. 

Malgré  les  erreurs  que  nous  avons  signalées,  malgré  la  dégénérescence 
croissante  du  goût,  c’est  par  milliers  encore  que  se  chiffrent,  jusque  vers  la  fin 
du  xvf  siècle,  les  œuvres  irréprochables,  soit  pour  la  noblesse  et  l’harmonie  des 
formes,  soit  pour  le  fini  de  l’exécution.  Que  d’inventions  ingénieuses  et  pitto- 
resques jusque  dans  les  industries  en  apparence  les  plus  modestes!  que  de 
motifs  riches,  magnifiques,  ou  tout  simplement,  ce  qui  vaut  mieux,  tour  à 
tour  fiers  et  gracieux  ! La  postérité  serait  bien  ingrate  si  elle  ne  bénissait  la 
société  qui  lui  a légué  tant  de  modèles  incomparables,  où  se  reflètent  à la  fois 
le  raffinement  des  mœurs  et  le  culte  pour  les  plus  hautes  jouissances  de  l’esprit. 

I.  Catalogue  de  Manuscrits  précieux  avec  miniatures  des  .XIIIe,  XIVe,  XVe,  XVI”  siècles  faisant 
partie  de  la  collection  de  M.  L.  G.  Vente  du  6 juin  1891.  — Le  bibliophile  génois  Demetrio 
Canevari  (i559-i62.5),  dont  les  reliures  ont  presque  égalé  la  réputation  de  celles  de  Maioli, 
appartient  à la  toute  dernière  période  de  la  Renaissance. 


Médaille  de  Valeriano  Bolzani  (f  1 558) . 
Par  un  Anonyme  italien. 


TABLES 


Modèle  de  Broderie  italienne  du  xvi”  siècle. 
(D’après  la  « Vera  Perfettione  del  Disegno  ».  Venise,  iSgi. 


TABLES 


TABLE  DES 

INSÉRÉES  DAN 


GRAVURES 

S LE  TEXTE 


Page-s 

Les  Anges  porlant  le  corps  de  sainte  Ca- 


therine. Fresque  de  B.  Luini 1 

Initiale  A.  D’après  le  recueil  de  Fra  V.  Am- 

phiareo.  (Venise,  1 556) i 

Le  Mariage  mystique  de  sainte  Catherine,  par 

le  Corrège 2 

La  Sainte  Famille  de  Boni,  par  Michel-Ange.  3 

Diane.  Fresque  de  Paul  Véronèse 4 

Frontispice  gravé  par  Enea  Vico 5 

Entrée  de  Charles-Quint  à Bologne 6 

Initiale  P.,  d’après  « il  Perfetto  Scrittore  » de 

Cresci  (Rome,  i5po) 7 

Buste  de  Julien  de  Médicis,  par  Michel-Ange.  9 

Portrait  de  Ferd.  de  Gonzague 10 

Portrait  d’Andrea  Doria 11 

Buste  de  Brutus,par  Michel-Ange 12 

Tournoi  organisé  en  1 565 i3 

Armes  italiennes  imitées  de  l'antique 14 

Bouclier  faussement  attribué  à Benvenuto  Cel- 

lini i5 

Casque  italien  du  xvi”  siècle 16 

Médaille  du  marquis  de  Marignan 17 

Médaille  du  maréchal  de  Strozzi 17 

Portrait  de  l'amiral  Seb.  Venier,  par  le  Tinto- 

ret _ 18 

Armes  italiennes  du  xvi”  siècle.  Epée 19 

Armes  italiennes  du  xvi”  siècle.  Cuissard.  . . 20 

Armes  italiennes  du  xvi”  siècle.  Poire  à pou- 
dre   21 

Armes  italiennes  imitées  de  l'antique 25 

Statue  de  Ferd.  de  Gonzague,  par  Leone 

Leoni 26 

Statue  du  grand-duc  Ferdinand  I",  par  Fran- 


Pages. 

cheville 27 

Casque  faussement  attribué  à Benvenuto  Cel- 


lini 28 

La  « Madonna  del  Sacco  »,  par  Andrea  del 

Sarto 29 

Initiale  P,  d'après  les  « Iscrittioni  » de  P.  Jove 

(Florence,  i552) 29 

Saint  Pie  V 35 

Saint  Charles  Borromée 39 

Croix  italienne,  en  or  émaillé,  du  xvi”  siècle  . 40 

Le  Jugement  dernier,  par  Michel-Ange.  ...  41 

Les  Noces  de  Cana,  par  Paul  Véronèse.  ...  43 

Statue  de  Moïse,  par  Michel-Ange 45 

Sainte  Catherine,  par  Andrea  del  Sarto.  ...  47 

La  Madone  de  Saint-Georges,  par  le  Corrège.  49 

Sainte  Apollonie,  parBern.  Luini 5o 

La  Vierge  de  l’Assomption,  parle  Titien . ...  5o 

Médaille  de  Vittoria  Colonna 52 

Modèles  de  broderie  du  xvi”  siècle 53 

Initiale  L,  d'après  les  « Iscrittioni  » de  P.  Jove 

(Florence,  1 552) 53 

Le  pape  Paul  III,  par  le  Titien 55 

Un  Mariage  vénitien  au  xvi”  siècle 65 

Portrait  de  femme,  par  Paris  Bordone.  ...  70 

La  Belle  du  Titien 71 

Un  Bal  italien  au  xvi”  siècle 72 

L'Invitation  à la  danse,  d'après  il  « Ballarino  » . 73 

Portrait  du  comte  Martinengo,  par  Moretto.  . 74 

Les  Plaisirs  rustiques  au  xvr  siècle,  d’après  la 

gravure  de  Reverdino 75 

La  clef  du  palais  Strozzi  . 76 

La  villa  de  Tivoli 77 

Etrier  de  la  collection  Spitzer 78 


7-36 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Éperon  de  la  collection  Spitzer 73 

Verres  vénitiens 79 

Masque  de  Satyre,  par  Michel-Ange 80 

Détail  de  l’autel  des  Rois  Mages.  ......  81 

Initiale  L,  d'après  la  « Cremona  » de  Campi. 

(Crémone,  1 583) 81 

Médaille  de  Cardan 33 

Portrait  supposé  du  Tasse,  attribué  à Al.  Al- 

lori 38 

Portrait  supposé  de  T.  Folengo 89 

Portrait  de  Fr.  Marcolini 91 

La  Paresse,  d'après  les  « Sorti  » de  Marco- 
lini   92 

La  Chance,  d'après  les  « Sorti  » de  Marcolini.  ç3 
La  Justice,  d’après  la  gravure  de  Marc-An- 
toine   ç5 

La  Forge  de  Vulcain,  par  Vasari 97 

L'Art  littéraire  dans  les  faïences.  Le  Jugement 

de  Marsyas 98 

L’Art  littéraire  dans  les  faïences.  L'Enleve- 

ment  d’Europe 99 

L'Apennin  de  Jean  Bologne 100 

Le  Polyphénie  de  Jules  Romain 101 

Sainte  Famille,  par  le  Parmesan io3 

Joseph  conduit  en  prison,  par  Pontormo.  . . io5 

Coupe  de  Caffagiolo 106 

Enfants  lutinant  un  bouc 107 

Initiale  V,  d’après  le  traité  de  Perspective  de 

Barbare  (Venise,  i568) 107 

Projet  de  palais,  d’après  Palladio 108 

Hercule  et  le  lion  de  Némée,  par  Moderno.  . 109 

Cacus  volant  les  bœufs  d’Hercule,  par  Mo- 
derno   109 

Fermoir  de  bourse  (ancienne  collection  Spit- 


r zer) no 

Épée  de  la  collection  Spitzer.  . m 

Entrée  de  serrure  (ancienne  collection  Spitzer).  112 
Les  Modèles  antiques.  Fac-similé  de  la  gra- 
vure d’Agostino  Veneziano 1 1 3 

La  Chute  de  Phaéton,  par  Michel-Ange.  ...  ii5 

Le  Bacchus  de  Jacopo  Sansovino 119 

La  Récompense,  par  Paul  Véronèse 121 

La  Félicité,  par  Paul  Véronèse 123 

Le  Martyre  de  saint  Laurent,  d’après  Bandi- 

nelli 127 

Tapisserie,  d’après  Bachiacca 129 

Initiale  A.  («  Délia  Perspettiva  » de  Barbara. 
Venise,  i508.) 129 


Femme  appuyée  sur  un  bâton.  Dessin  de  Mi- 
chel-Ange   

Homme  assis  écrivant.  Dessin  de  Michel-Ange. 
Le  Vieillard  entre  la  Mort  et  la  Volupté.  . . . 

Cosme  I'r  de  Médicis,  par  Cellini 

Fragment  d'une  Cène  d'Emmaüs,  par  Marziale 

( 1 507)  

La  » Zingarella  »,  attribuée  à Boccacino.  . . . 
Malatesta  Baglione  (?),  par  le  Parmesan.  . . . 

Un  Sculpteur,  par  Bronzino 

Vieillard  par  Pontormo 

Le  Jeune  Homme  au  gant,  par  le  Titien.  . . . 
La  Perspective  au  xvr"  siècle,  d’apres  le  Traité 

de  Barbara  ( 1 508) 

Les  Études  anatomiques  au  xvr  siècle.  Fac- 
similé  de  dessins  de  Michel-Ange  ....  146 

Le  saint  Barthélemy  de  Marco  d'Agrate.  . . 
César  recevant  le  tribut  du  monde  animal,  par 

Andrea  del  Sarto 

Portrait  d’un  membre  de  la  famille  Fenaroli, 

par  G. -B.  Moroni 

Portrait  d’un  Tailleur,  par  G. -B.  Moroni.  . . . 
Un  Forçat,  d’après  le  recueil  de  Vecellio.  . . 
Un  Paysan  des  environs  de  Venise,  d'après  le 
même 


i3i 

i33 


i3p 

140 

141 
14- 

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-148 

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150 


1 5 1 

152 

153 


Fine  Fiancée,  d'après  le  même i55 

Une  Fiancée  vénitienne,  d’après  le  même.  . . 1 56 
Une  Veuve  vénitienne,  d’après  le  même.  . . . 157 
Broche  italienne  en  or  ciselé  et  émaillé.  ...  i58 

Portrait  de  jeune  femme,  par  Bronzino.  . . . i5p 
Une  Courtisane  romaine,  d’après  le  recueil  de 

Vecellio 160 

Une  Vénitienne,  d’après  le  même 161 

Une  Mariée  au  temps  de  l’Ascension  à Venise, 

d’après  le  même 162 

Une  Paysanne  des  environs  de  Venise,  d’après 

le  même 1 . . . i63 

Une  Paysanne  de  la  Marche  deTrévise,  d’après 

le  même 164 

Une  Paysanne  d'ischia,  d'après  le  même.  ...  i65 

Marque  typographique  des  frères  Sessa.  ...  168 

Graffite  du  palais  Corsi 169 

Initiale  A.  (Traité  d’Architecture  de  Serlici.)  . . 169 

Le  Type  de  Femme  chez  Bernardino  Luini  . . 172 
Le  Type  de  Femme  chez  Paul  Véronèse.  . . . 173 
Types  humains  rapprochés  de  têtes  d'ani- 
maux   174,  175 

Buste  de  Baccio  Bandinelli,  par  lui-même.  . . 177 

Portrait  de  Vasari 179 

Un  Atelier  italien  au  xvi"  siècle i85 

Pilastre  sculpté  par  S.  Mosca 188 

Dosseret  du  lit  de  Castellazzo 189 

Le  Palais  de  Jules  Romain 191 

Le  sculpteur  Francesco  da  San  Gallo iç3 

La  Vierge  et  l’Enfant,  par  Michel-Ange  ....  198 

Miniature  de  la  ■ Divine  Comédie  » de  Dante, 

par  Giulio  Clovio 199 

Statue  funéraire  de  l'évêque  Bonafede,  par 

Francesco  da  San  Gallo 201 

Initiale  M.  («  Opéra  » d'Amphiareo.  Venise, 

i556.) 201 

Portrait  du  cardinal  Hippolyte  de  Médicis,  par 

le  Titien 203 

Lorenzino  de  Médicis 205 

Portrait  de  Cosme  de  Médicis,  par  Bronzino.  . 206 
Portraits  de  la  duchesse  Éléonore  de  Tolède 
et  de  son  fils  Ferdinand,  par  Bronzino  . . . 207 

Pilier  en  stuc 209 

Portrait  de  François  de  Médicis 210 

Don  Garcia  de  Médicis,  par  Bronzino 21 1 

Portrait  de  Bianca  Capello  . ." 212 

La  Hile  de  Rob.  Strozzi,  par  le  Titien 2i3 

Vitrail  de  la  Chartreuse  de  Florence 2iS 

Le  Palais  de  Marbre  à Pise 219 

Le  Christ  chassant  les  Vendeurs,  par  Marcillat.  220 
Une  Matrone  noble  de  Sienne,  d’après  le  re- 
cueil de  Vecellio 221 

Le  Christ  apparaissant  à sainte  Catherine,  par 

le  Sodoma.  223 

Chapiteau  sculpté  par  Stagio  Stagi 224 

Le  " Possesso  » de  Sixte-Quint 225 

Initiale  Q.  (D’après  une  gravure  du  xvr  siècle.)  225 
Médaille  d'Adrien  VI,  par  un  anonyme  italien.  326 
Médaille  de  Clément  VII,  par  Bernardi  de 

Castelbolognese 226 

Sceau  du  cardinal  J.  de  Médicis 227 

Pilastre  par  S.  Mosca 228 

Sceau  du  cardinal  de  Vieil 229 

Jeune  Fille  noble  de  Rome 23o 

Une  Rue  de  Rome  au  xvr  siècle 23i 

Le  pape  Paul  III,  d’après  le  Titien 233 

Le  pape  Paul  IIP  Buste  attribué  à Michel- 

Ange 235 

Le  Palais  Farnèse  à Rome 287 

Coffret  avec  cristaux  de  roche 239 

Jules  III,  d'après  la  médaille  de  Cavino.  ...  240 

Marcel  II,  d’après  une  médaille  anonyme.  . . 240 
Paul  IV,  d’après  une  médaille  anonyme.  ...  241 


.54 


TABLE  DES  GRAVURES  INSEREES  DANS  LE  TEXTE. 


'37 


Pie  IV,  d’après  la  médaille  de  G. -A.  Rossi  de 

Milan 

Saint  Pie  V,  d’après  une  médaille  du  même  . . 
Grégoire  XIII,  d’après  une  médaille  du  même. 
Statue  de  Sixte-Quint  à Lorelte,  par  Ant.  Cal- 

cagni  (1509) 

Fontaine  de  Viterbe 

Ange  jouant  du  luth  (fragment),  par  le  Rosso. 
Les  Dieux  de  l’Olympe  (fragment),  par  Jules 

Romain 

Initiale  S.  (Recueil  de  Vecellio.  Venise,  i58p). 

Yittoria  Colonna  jeune 

Yittoria  Colonna  âgée 

Une  Baronne  napolitaine,  d’après  le  recueil  de 

Vecellio 

Fernand  François  II  d’Avalos 

Le  Duc  François-Marie  II  d’Urbin,  par  le 

Titien 

La  Duchesse  Eléonore  d’Urbin,  par  le  Titien. 
Le  Duc  Guidobaldo  II.  d’après  la  médaille  de 

G.-B.  Capo 

Vase  de  l’atelier  d’Urbin 

La  Fontaine  de  Césène 

La  Fontaine  de  Neptune,  par  Jean  Bologne.  . 

Le  Duc  Octave  Farnèse 

Le  Duc  Alphonse  Ier  d’Este 

Le  Duc  Hercule  II  d’Este 

Le  Cardinal  Hippolyte  II  d’Este,  d’après  la 

médaille  de  D.  Poggini 

Le  Duc  Alphonse  II  d’Este,  d’après  la  médaille 

de  D.  Poggini 

Portrait  de  Fréd.  de  Gonzague,  par  Raphaël. 

La  Salle  des  Chevaux,  au  palais  du  Té 

.Médaille  d’Hippolyte  de  Gonzague,  par  Leone 

Leoni 

Une  Matrone  de  Mantoue,  d’après  le  recueil 

de  Vecellio 

La  Sainte  Famille,  par  Michel-Ange 

La  Naissance  de  l’Amour,  par  Paul  Yéronèse. 
Initiale  V.  («  Iscrittioni  » de  P.  Jove.  Florence, 

1 552) 

La  Procession  du  Doge 274 

Le  Doge  G.  Priuli 

Verres  vénitiens  du  x\T  siècle 

Le  Doge  P.  Loredano 

Portrait  de  Daniel  Barbara , par  Paul  Yéro- 
nèse  

Portrait  de  M.-A.  Barbare,  attribué  à Paul 

Yéronèse 

La  Justice  et  la  Paix  aux  pieds  de  Venise,  par 

Paul  Yéronèse 

Une  Dame  de  Vieence,  d’après  le  recueil  de 

Vecellio 

Médaille  de  Benavides,  par  Cavino 

Médaille  de  Bassiano  et  de  Cavino,  par  le 

même 

Une  Dame  noble  de  Brescia,  d’après  le  recueil 

de  Vecellio 

Le  Mausolée  de  Martinengo. 

Portrait  de  Maximilien  Sforza 

Portrait  de  François-Marie  II  Sforza 

Hippolyte  Sforza,  par  Bern.  Luini 

Dame  noble  de  Gênes,  d’après  le  recueil  de 

Vecellio 

Médaille  d’Andrea  Doria,  par  Leone  Leoni..  . 
Frontispice  du  Traité  d’Architecture  de  Serlio. 
Entablement  du  mausolée  de  Fil.  Decio.  par 

Stagio  Stagi 

Perspective  d’une  Rue,  d’après  la  gravure  de 

Serlio 

Une  Rue  italienne  au  xvi*  siècle,  d’après  la 

gravure  de  Serlio 

Projet  de  palais,  d’après  Palladio . 


242 

242 

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297 


299 

3or 


Les  Ordres  appliqués  à la  décoration  d’une 

façade  de  palais,  d’après  Serlio 3o3 

Les  Ordres  appliqués  à la  décoration  d’une 

façade  de  palais,  d’après  Serlio 3oq 

Le  Palais  Uguccioni  à Florence 3o5 

Façade  postérieure  du  palais  Pitti 3o6 

Colonne  historiée,  par  Benedetto  da  Rovez- 

zano 307 

Le  Palais  de  Leone  Leoni  à Milan 3n 

La  Salle  des  Cinq  Cents,  au  Palais  Vieux  de 

Florence 3 1 3 

La  Grande  Salle  du  Palais  des  Doges  à Venise.  3 1 5 
L’Escalier  de  la  Bibliothèque  Laurentienne  . . 3 1 7 

Projet  d’église  composé  par  Serlio 319 

Porte  de  San  Zenone  à Vérone 320 

Le  Pont  du  Rialto  à Venise 32 r 

Le  Pont  des  Soupirs  à Venise 322 

La  Fontaine  des  Tortues  à Rome 32.3 

La  Grotte  du  jardin  Boboli  à Florence  ....  3c5 
Marque  typographique  des  Giolito 320 


Fragment  d’un  des  plafonds  du  château  de 

Mantoue 327 

Initiale  L.  (D’après  une  gravure  du  xvt"  siècle).  327 
Portrait  de  Baccio  d’Agnolo 328 


Le  Palais  des  Offices  à Florence 029 

Portrait  de  Bald.  Peruzzi 33o 

La  Farnésine 33 1 

Façade  du  palais  Massimi 332 

Le  Cloître  de  l’Oratoire  de  Sainte-Catherine  à 

Sienne 333 

Portrait  d’Arist.  da  San  Gallo 33q 

Portrait  d’Ant.  da  San  Gallo 335 

La  Cour  du  palais  Farnèse . . 336 

La  Façade  postérieure  du  palais  Farnèse  . . . 337 

La  Bibliothèque  Laurentienne 339 

La  Coupole  de  Saint-Pierre  de  Rome 3qr 

Portrait  de  Vignole 342 

La  Villa  de  Caprarole 34.1 

Portrait  de  Gir.  Genga 3q5 

Portrait  de  San  Micheli 347 

La  Porte  du  fort  Saint-André  au  Lido  de  Ve- 
nise  348 

Portrait  de  Sansovino,  par  le  Tintoret 349 

Une  Travée  de  la  Bibliothèque  de  Saint-Marc.  35o 
La  Loge  du  campanile  de  la  place  Saint-Marc.  35 r 

La  Basilique  de  Vicence 153 

Le  Théâtre  olympique  de  Vicence 355 

Projet  de  Palais,  par  Palladio 356 

Modèle  de  Vase  composé  par  Serlio.  . . ...  357 

Plat  de  Caffagiuolo 358 

Frontispice  du  Traité  d’Architecture  de  La- 

bacco 35g 

La  Diane  de  Benvenuto  Cellini 36i 

Initiale  M.  («  Il  perfetto  Scrittore  » de  Cresci. 

Rome,  1570) 36 1 

La  Vierge  avec  l’Enfant,  par  J.  Sansovino.  . . 363 
Colonne  historiée  de  la  cour  du  Palais  Vieux 

de  Florence 365 

La  Main  du  Penseur  de  Michel-Ange 366 

Le  Monument  commémoratif  de  la  bataille  de 

Ravenne 367 

Médaillon  en  cire  du  xvt*  siècle 370 

Modèle  de  broderie  du  xvr  siècle 3~i 

Initiale  B.  (Recueil  d’Architecture  de  Labacco, 

1 576) 371 

Portrait  de  Michel-Ange  à l’âge  de  soixante- 

douze  ans 37.3 

La  Madone  de  Bruges,  par  Michel-Ange.  . . . 38t 

Le  Cupidon  agenouillé,  par  le  même 383 

Etudes  pour  les  Esclaves  du  tombeau  de 

Jules  IL  par  le  même 387 

Le  Prisonnier  endormi,  par  le  même 38q 

Le  Prisonnier  révolté,  par  le  même 3qi 


93 


E.  Münlz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


738 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Moïse  entre  Lia  et  Rachel,  par  le  même.  . . . 3q3 

La  Chapelle  des  Médicis,  par  le  même 3q5 

Julien  de  Médicis,  par  le  même 398 

Laurent  de  Médicis,  par  le  même 3yç 

L’Aurore,  par  le  même 401 

La  « Pietà  »,  par  le  même 403 

Portrait  de  Michel-Ange  dans  l'extrême  vieil- 
lesse  407 

Jupiter  trônant  entre  les  Signes  du  Zodiaque, 

d’après  la  gravure  de  Marc-Antoine 40O 

La  Naissance  de  la  Vierge,  par  Bandinelli  et 

Raf.  da  Montelupo 409 

1 nitiale  L.  (D’après  une  gravure  du  x\T  siècle).  410 

Portrait  de  Rustici 410 

Saint  Jean-Baptiste  entre  le  Lévite  et  le  Pha- 
risien, par  Rustici 41 1 

Statue  de  saint  Jacques,  par  Jac.  Sansovino.  4 1 3 
La  Mise  au  tombeau  et  la  Résurrection,  par  le 

même 415 

Bas-relief  de  Baccio  Bandinelli  et  de  Giovanni 

dell’ Opéra 417 

Portrait  de  B.  Cellini 418 

Le  Persée,  par  B.  Cellini 419 

La  Délivrance  d’Andromède,  par  le  même.  . . 420 

Le  Piédestal  du  Persée,  parle  même 421 

La  Salière,  par  le  même 422 

Médaille  de  Leone  Leoni,  par  lui-même  ....  423 

Buste  de  Jean  Bologne 424 

L’Enlèvement  des  Sabines,  par  le  même.  . . . 425 

Mercure  volant,  par  le  même 427 

L’Océan,  par  le  même 428 

L’Annonciation,  par  le  même 429 

Saint  Luc,  par  le  même 401 

Portrait  de  G.-A.  da  Montorsoli 433 

Portrait  de  Tribolo  . . . , 432 

La  Nature,  par  Tribolo 433 

Portrait  de  Lorenzetto 435 

La  Décollation  de  saint  Jean -Baptiste,  par 

Danti q36 

Portrait  de  Ben.  da  Rovezzano 437 

Cheminée  en  pierre  provenant  du  palais  Ros- 

selli  del  Turco,  par  le  même 439 

Portrait  d’A.  Cittadella ...  441 

Portrait  de  Prop.  de’  Rossi 443 

Le  Tombeau  de  P.  Strozzi 443 

Chapiteau  du  palais  Gondi  à Florence 446 

Encadrement  du  xvt  siècle 447 

L'Amour  sacré  et  l’Amour  profane,  par  le  Ti- 
tien   449 

Initiale  E.  (Le  « Iscrittioni  » de  P.  Jove.  Flo- 
rence, 1 552) 44Q 

Le  Sacrifice  de  Noé,  par  Michel-Ange 451 

La  Présentation  de  la  Vierge  au  Temple,  par 

le  Titien ' 453 

Esther  devant  Assuérus,  par  Vèronèse.  . . . 455 
Spectateurs  de  la  Présentation  de  la  Vierge  au 

Temple,  parle  Titien , 457 

Un  des  Convives  du  Repas  chez  Lévi,  par  Vé- 

ronèse 459 

La  Récolte  de  la  Manne,  par  Luini 461 

Casque  italien  du  svr  siècle 466 

Modèle  de  Broderie  du  x\T  siècle 467 

Initiale  H.  (Recueil  d’Architecture  de  Labacco. 

i57D 4O7 

Les  Grimpeurs,  d'apres  la  gravure  de  Marc- 

Antoine 471 

Fragment  de  la  Voûte  de  la  chapelle  Sixtine, 

par  Michel-Ange 477 

Figure  décorative,  par  le  même 482 

La  Sibylle  de  Cumes,  par  le  même 483 

Figures  décoratives,  par  le  même 484-485 

Une  Héroïne  de  l’Ancien  Testament,  par  le 
même 487 


Judith  emportant  la  tète  d’Holopherne,  par  le 


même 494 

Saint  Philippe  Benizzi  guérissant  une  possé- 
dée, par  A.  del  Sarto 495 

Initiale  V.  (Le  « Iscrittioni  » de  P.  Jove.  Flo- 
rence, 1 552) 495 

Portrait  de  Raf.  del  Garbo 496 

Portrait  de  Musicien,  par  Zacchia 497 

Portrait  de  Pontormo 499 

Portrait  de  Rid.  Ghirlandajo 5oi 

La  Translation  des  cendres  de  saint  Zanobi, 

par  Rid.  Ghirlandajo Soc 

Portrait  de  Granacci 504 

Portrait  de  Bugiardini 5o3 

Portrait  de  Sogliani 504 

Portrait  d’Andrea  del  Sarto  jeune,  par  lui- 

méme 504 

Portrait  d’Andrea  del  Sarto  âgé 5o5 

Les  Blasphémateurs  foudroyés , par  A.  del 

Sarto 5o5 

La  sainte  Cène,  par  le  même 507 

Saint  Michel,  par  le  même 509 

Portrait  de  Lucrezia  Panciatichi,  par  Bronzino.  5 r 1 

Portrait  de  Salviati 5i3 

Le  Lustre  de  la  cathédrale  de  Pise 514 

Diane  et  Actéon,  par  le  Parmesan 5 1 5 

Initiale  F.  (D’après  une  gravure  du  xvr  siècle).  5i5 

Portrait  de  Sodoma,  par  lui-même 517 

Jeune  homme  offrant  à saint  Benoit  un  flacon 

de  vin,  par  le  même 519 

Roxane  aux  pieds  d’Alexandre,  par  le  même.  . 523 
La  Présentation  de  la  Vierge  au  Temple,  par 

le  même 526  - 527 

L’Évanouissement  de  sainte  Catherine,  par  le 

même 529 

Saint  Victor,  par  le  meme 53o 

Saint  Bernard  Tolomei,  par  le  même 53i 

La  Vierge  au  Donateur,  par  lîald.  Peruzzi.  . . 533 

Portrait  de  Beccafumi 535 

Sainte  Catherine  recevant  les  stigmates,  par 

Beccafumi 535 

Médaillon  sculpté  sur  l’autel  de  sainte  Agathe.  536 
Les  Attributs  de  Diane,  par  le  Corrège.  ...  537 
Initiale  L.  («  Opéra  » d’Amphiareo.  Venise, 

i556) 537 

Apollon  jouant  du  violon,  par  Spagna 53q 

Portrait  de  G.-F.  Penni , . . 542 

Portrait  de  Vinc.  Tamagni 542 

Portrait  de  P.  da  Caravaggio 548 

Portrait  de  Perino  del  Vaga 543 

Portrait  de  Jean  d'Udine 5q5 

Portrait  de  Bagnacavallo 547 

Portraits  de  Jules  Romain 548-549 

Portrait  de  Daniel  de  Volterra 55i 

La  Descente  de  Croix,  par  Daniel  de  Volterra.  553 

Portrait  de  Tad.  Zucchero 555 

La  Madeleine,  par  Tint.  Viti 56r 

Plafond  peint  en  trompe-l’œil,  par  Garofalo.  . 563 

Portrait  de  Girolamo  da  Carpi 564 

Saint  Sébastien,  par  Dosso  Dossi 565 

Marque  des  éditeurs  Sessa 566 

Les  Attributs  de  Diane,  par  le  Corrège.  . . . 567 
Initiale  R.  (D’après  une  gravure  du  xvr  siècle).  567 
La  Madone  de  saint  Sébastien,  par  le  Corrège.  5/3 
La  Madone  de  saint  Jérôme,  par  le  même.  . 577 
Jupiter  et  Léda  (fragment),  par  le  même  ...  579 

Portrait  du  Parmesan 58i 

Médaille  du  pape  Paul  III,  par  Al.  Cesati . . . 58c 
Modèle  de  Broderie  italienne  du  xvi"  siècle.  . 583 
Initiale  G,  d’après  « il  perfetto  Scrittore  » de 

Cresci.  Rome,  1570 583 

La  Vierge  entre  saint  Jean-Baptiste  et  sainte 
Madeleine,  par  Cima  da  Conegliano 58q 


TABLE  DES  GRAVURES  INSEREES  DANS  LE  TEXTE. 


739 


Portrait  de  Carpaccio 5qi 

Sainte  Catherine,  par  J.  de’  Barbari 597 

Portrait  de  Giorgione 5gg 

Le  Concert  du  Palais  Pitti,  par  Giorgione.  . . 604 
Moïse  enfant  soumis  à l'épreuve  du  feu.  par  le 

même 6o5 

Le  Concert  champêtre,  par  le  même 607 

Portrait  de  Sebastiano  del  Piornbo 609 

Portrait  de  Palma  le  Vieux 612 

Sainte  Barbe,  par  le  même 61 3 

Les  Trois  Sœurs,  par  Palma  le  Vieux 614 

Portrait  de  Gir.  Pennachi 61 5 

Portrait  de  Pordenone 61 5 

Saint  Laurent  Giustiniani  et  d’autres  saints, 

par  Pordenone 616 

Saint  Onuphre,  par  B.  Montagna 617 

Anges  Musiciens,  par  le  même 619 

Salière  à grotesques.  (Fabrique  d’Urbin.)  . . 620 

Jupiter  et  Antiope,  par  le  Titien 621 

Initiale  L,  d'après  le  Discorso  sopra  la  mirabile 
opéra  di  basso  rilievo  de  V.  dell’  Aquila. 

(Rome  1590.) 621 

Portrait  du  Titien,  d’après  la  gravure  d'Au- 
gustin Carrache 623 

La  Vierge  des  Pesaro,  par  le  Titien 629 

Spectateurs  de  la  Présentation  de  la  Vierge  au 

Temple,  par  le  même 63i 

Spectatrice  de  la  Présentation  de  la  Vierge  au 

Temple,  par  le  même 633 

Portrait  de  Catherine  Cornaro,  par  le  même.  . 635 

Une  Madone  du  Titien 63q 

Marque  typographique  des  Giunta 640 

Entrée  de  Charles-Quint  à Bologne,  d’après  la 

gravure  de  Hogenberg 641 

Initiale  L.  (Vitruvede  Cesariano.  Corne,  1 52 1 .).  641 
Portrait  de  Paul  Vèronèse,  par  lui-même.  . . 643 
Le  Couronnement  d'Esther,  par  Paul  Vèro- 
nèse  645 

Figure  décorative,  par  le  même 65i 

L’Harmonie,  par  le  même 653 

Junon  (l'Air),  par  le  même 655 

L’Enlèvement  d'Europe,  par  le  même 659 

Venise  parmi  les  Divinités,  par  le  Tintoret.  . 661 

Portrait  de  Vinc.  Zeno,  par  le  même 662 

Le  Pécheur  remettant  au  doge  l’anneau  de 

saint  Marc,  par  Bordone 663 

La  Nourrice  des  Médicis,  par  le  même  ....  664 

Portrait  de  Bat.  Franco 665 

Apollon  et  Vénus,  par  Paul  Vèronèse 666 


Modèle  de  Broderie  italienne  du  xvi*  siècle.  . 667 
Initiale  A.  (Vitruvede  Cesariano.  Côme,  1521 .).  668 
La  Vierge  au  Coussin  vert,  par  Andrea  Sola- 

rio 669 

La  Vierge  et  l'Enfant,  par  Boltraffio 671 

La  Décollation  de  sainte  Catherine,  par  Bern. 

Lui  ni 675 

Sainte  Rose  et  sainte  Justine,  par  le  même.  . 677 

Le  Mariage  de  la  Vierge,  parle  même 679 

Sainte  Catherine,  par  le  même 680 

La  Vierge  et  saint  Joseph,  par  le  même.  . . . 681 
L’Adoration  des  Mages,  par  C.  da  Sesto.  . . 635 
Le  Mois  de  Mai,  attribué  à Bramantino  Suardi . 687 

Sainte  Justine,  par  Moretto 639 

La  Vierge  avec  l'Enfant,  par  G.  Ferrari.  . . . 6g3 

Portrait  de  Lomazzo 694 

Cadre  de  miroir  du  xvi°  siècle 6g5 

Le  Martyre  de  saint  Acasius,  par  Bachiacca.  . 697 
Initiale  C.  (D'après  une  gravure  du  temps.).  . 697 
La  Vierge,  saint  Roch  et  saint  Sébastien,  par 

B.  Montagna 699 

Saint  Jean  Baptiste,  par  Campagnola 700 

Le  Christ  et  la  Samaritaine,  par  le  même  ...  701 

Portrait  de  Marc-Antoine 703 

Les  trois  Docteurs  en  conférence,  par  Marc- 

Antoine 705 

L'Illustration  des  Livres  au  xvr  siècle,  d’après 

les  « Trasformationi  » de  Dolci 707 

Bancs  et  Pupitres  de  la  Bibliothèque  Lauren- 

tienne 709 

Portrait  de  Val.  Vicentino 71 1 

Clef  d’arquebuse  italienne  du  xvr  siècle.  . . 714 
Demi-armure  italienne  en  fer  gravé  et  doré.  . . pi5 

Amorçoir  italien  du  xvr  siècle 716 

Cabinet  italien  du  xvr  siècle 717 

Escabeau  italien  du  xvr  siècle 718 

Le  Mobilier  italien  au  xvr  siècle  (palais  de  la 

Farnésine  à Rome) 719 

Portrait  de  Marcillat 722 

La  Femme  adultère 723 

Vitrail  de  la  Bibliothèque  Laurentienne  à Flo- 
rence  725 

Verre  vénitien  du  xvr  siècle 727 

Les  Étoffes  brochées  au  xvr  siècle 729 

Gaine  en  cuir  gravé  et  estampé 730 

Broderie  italienne  du  xvr  siècle 781 

Médaille  de  Valeriano  Bolzani 732 

Modèle  de  Broderie  italienne  du  xvr  siècle.  . 735 

Modèle  de  Vase  composé  par  Serlio 757 


TABLE 


DES  PLANCHES  HORS  TEXTE 


Pages. 

L'Enfant  Jésus  et  le  petit  saint  Jean-Baptiste, 

par  Bernardino  Luini Frontispice. 

Étude  pour  l’Assomption  de  la  Vierge,  par  le 
Titien 52 


Paysage,  attribué  au  Titien 72 

Étude  oe  Femme,  par  Michel-Ange 02 

L'Enlèvement  de  Proserpine,  par  Jules  Romain.  120 
Étude  pour  une  des  figures  de  la  Descente  de 

Croix,  par  Andrea  del  Sarto 140 

Un  Artisan  à son  établi,  attribué  à Andrea  del 

Sarto.  192 

Étude  d’Homme,  par  Michel-Ange 3p6 

La  Vierge  et  l’Enfant  Jésus.  Étude  pour  le 
groupe  de  la  chapelle  des  Médicis,  par 

Michel-Ange 400 

Un  Évangéliste,  par  Baccio  Bandinelli 416 

Composition  décorative,  attribuée  au  Prima- 

tice 436 

L'Enlèvement  d’Europe,  par  le  Titien 460 

Étude  d’Ane,  par  Bandinelli . . 464 

La  Vierge,  sainte  Anne  et  l'Enfant  Jésus,  par 
Michel-Ange 4O0 


Pages. 

La  Furia,  par  le  même 472 

Etude  pour  une  Sibylle,  par  le  même 480 

La  Prudence,  par  le  même 488 

Etude  pour  la  Sainte  Cène,  par  Andrea  del 

Sarto 5o3 

Étude  de  Figures,  par  Bal.  Peruzzi 532 

Composition  allégorique  (Psyché  ravissant 

l'eau  du  Styx),  par  Jules  Romain 548 

Étude  pour  une  Annonciation,  par  Taddeo 

Zuccherô 554 

Vénus  portée  par  les  Amours,  par  le  Corrège.  503 

Jupiter  et  Antiope,  par  le  même 58o 

L’Assassinat  d’une  Femme  par  son  mari,  par  le 

Titien 624 

La  Mise  au  tombeau,  par  le  même 628 

L'Adoration  des  Mages,  par  Paul  Vénumse.  . 648 

Sainte  Famille,  parle  même 052 

La  Mise  au  tombeau,  par  le  Tintoret OÙ4 

Composition  allégorique,  par  Jac.  Ligozzi.  . . 000 
La  tête  de  saint  Jean-Baptiste,  par  Andrea  So- 

lario 008 

Un  Hallebardier,  attribué  à Giulio  Cawpi.  . . 692 


TABLE  ALPHABETIQUE 


DES  MATIÈRES  ET 


A 


Abbaco  (A.),  12O  (G),  1O1,  216,  235, 
3oi,  35q  (G). 

Abbate  (Nie.  dell),  20,  122,  25g, 
566,  58 1. 

Abondio,  713. 

Académies,  3i,  85,  103-109,  I26,  182, 
184,  197,  209,  Oui,  709. 

Acciajuoli,  426. 

Accolti,  54,  84,  55o. 

Accords  (Tab.  des),  90. 

Acliillini,  82. 

Actéon,  1 16,  5 1 5 (G),  604. 

Acuto,  443,  469-471. 

Adonis,  116-117,  604,  61 1,  6i3,  63o, 
042. 

Adrien  VI.  Yoy.  Papes. 

Agosta,  25o. 

Agnolo  di  Cristofano,  i8<). 

- di  Dominio,  474. 

Agrate  (M.  d'),  147,  289,  445. 
Agresti,  246,  256,  462. 

Agrippa,  1 1. 

Airoldi,  5i8. 

Airoli.  187. 

A lama  11  ni  (L.),  86. 

Albane  (!'),  168,  627. 

Albe  (duc  d'),  247. 

Alberghetti,  322,  365,  714. 

Alberti  (L.  B.),  63, 181,  299, 348,  352. 
Albertinelli,  497-499,  5o3,  56o. 
Albinea,  570. 

Albino,  690. 

Albi/./.i,  3i.  214. 

Alciat,  90,  181. 

Aide  (les),  209,  263,  280,  586,  707, 
73i. 

Aldegrever,  168,  726. 
Aldobrandini,  246. 

Aldroandi,  ii5,  23o,  238. 

Aleander,  35. 

Alessi,  22,  222-223,  235,  288,  289, 
292,  296,  3oo,  3o3,  3i6,  319,  321, 
324-327,  341,  344,  354-357. 
Alexandre  le  Grand,  117,260,528- 
524  (G),  527,  532,  646,  712. 

(D.),  217. 

- . Voy.  Papes. 


DES  NOMS  CONTENUS 


AI  fan  i,  540. 

Aliprandi,  i.3i. 

Allégorie  (!'),  92  (G),  121-124,  261, 
464,  5 1 1 , 638-639,  653,  656,  658. 
Allegri  (les),  568,  572,  53i.  Voy. 
Corrège. 

Allemagne , 8,  3i,  i63,  166,  244, 
275,  3 10,  5g5,  606,  710,  717,  731. 

- (Jean  d’),  584.  Voy.  en  outre 
Augsbourg,  Calcar,  Charles- 
Quint,  Cologne,  Nuremberg, etc. 

Allori  (Al.),  08  (G),  93,  1O4,  216,  5o6, 
5i4. 

Altissimo  (dell'),  86,  216. 

Altoviti  (B.),  23o,  421 . 

Amalteo,  281, 617. 

Amasco,  33. 

Amatrice  (Cola  dell),  223,  25i, 
555. 

Amazones,  117,  544. 

Ameublement.  Voy.  Mobilier. 
Ammanati,  100,  126,  128,  169,  1O6, 
190- 191,  208,  216,  218,  220,  222, 
235,  240,  243-244,  254,  279,  283, 
296,  3o6(G),  321-322,  328,  33o,  340, 
368,  413-414,  416,  425,  4-33. 

Amour  (!').  Voy.  Cupidon. 
Amphiareo,  708. 

Amsterdam,  585. 

Anatomie  (IJ,  114,  145-149  (G),  178. 
483-484,  498,  56g,  58o,  642,  656. 
Voy.  aussi  Nu. 

Anceschi  (T.  degli),  563. 

Ancône,  25i,  326,  335,  597. 

- (Domenico  d'),  167. 

Andrea  di  Cosimo,  io3. 

Andrea  di  Luigi,  223. 

Andreani,  166,  269,  55 1 . 

Andreasi,  845,  448. 

Andromède,  97,  116-117. 

Angelico  (Fra),  461,  722. 
Angleterre,  8,  3 1 , 216-217,  226,  244, 

277,  4 1 1 , 487,  554.  Voy.  aussi 
Blenlieim , Henri  VIII,  Jac- 
ques I",  Londres,  Hampton- 
court,  Oxford,  Windsor. 
Angouléme  (J.  d’),  167. 
Anguisciola,  144,  171,  691. 
Anichini,  261. 

Animaliers,  1 35,  464  (G),  5oo,  680. 


DANS  CE  VOLUME1 


Annibal,  1 17. 

Anselmi,  535-536,  53i. 

Antiope,  1 1 5- 1 1 6,  147  573,  50o  (G), 
621  (G),  636,  664. 

Antiques  (Collections  d'),  2,  110- 
1 12,  209-213,  264-265,  27O,  288,  290. 
Antiquité  (Influence  de  1),  14 (G), 
23-25,  32,  86,  io7-iio(G),  121-128 
(G),  161-162,  179,  264,  288,  291), 
314,  828,  435,  472,  489,  504,  5o6, 
533,  569,  63o,  637,  646,  652,  655- 
656  (G).  661,  664,  678,  702-703. 
Antonio  d’Amato,  555. 

— del  Cherico,  719. 

- del  Francese,  406. 

— di  Gino,  218. 

Anvers , 167,  424,481-482,534,623. 
Apollon,  117-113,  141,249,357,  542, 
460,  654-655,  664,  666  (G). 

Aprile,  206. 

Aragon  (Alphonse  d'),  24O.’ 

— (Catherine  d’),  226. 

- (Jeanne  d’),  66,  164,  238. 

— (Marie  d’),  148,  248,  643. 

Area  (N.  dell'),  379. 

Archimède,  1 3 1 . 

Architectes  et  Architecture, 
293-358  (G)  et  passim. 

Aregio  (P.  de),  217. 

Arétin  (F),  40,  55-56,  61,  70,  79,  83, 
86-87,  102.  126,  129,  1 34,  166,  171, 
174-176,  206,  240,  252.  275,  277-279, 
444,  5c5,  58o,  012,  628,  687,  708. 
Aresco,  27.  174,  187.  218,  220  (G), 
372,  422,  480-482, 442,  496,51 3, 637, 
722-725  (G). 

Argenta  (Jac.  d'),  180. 
Argenterie.  Voy.  Orfèvrerie. 
Argus,  604. 

Ariadne,  io3,  118,604,627. 

Arioste  (F),  21,  69,  86,  88-go,  175 
181,  201,  275,  565,  568,  614,  625 
627,  707. 

Aristote,  67,  82,  586. 

Aristotele,  56,  474. 

Armazotto,  27. 

Armenino,  i83,  256. 

Armes  et  Armurerie,  14-21  (G), 
25  (G),  ni  (G),  2 1 3-2 14,  21/r,  460 
(G),  713-716  (G). 


1.  Les  noms  propres  de  personnes  sont  imprimés  en  caractères  courants,  les  noms  de  lieux  en  italiques 
et  les  noms  communs  en  petites  capitales. 

La  lettre  G placée  entre  parenthèses  (G)  indique  que  la  pagre  visée  contient  une  gravure. 

Pour  les  prénoms  on  a adopté  autant  que  possible  la  forme  italienne  : il  faudra  donc  chercher  Augustin 
a Agostino,  Jean  à Giovanni.  Pierre  à Pietro.  — Les  artistes  qui  11e  sont  connus  ou  qui  ne  sont  désignés 
d'habitude  que  par  leur  prénom  joint  au  nom  de  leur  patrie  seront  classés  au  nom  de  cette  dernière  : Mes- 
sine  (Antonello  de),  Sienne  (Agostino  de),  etc. 

La  liste  des  monuments  de  chaque  ville  contient  d'abord  les  édifices  religieux  rangés  dans  l'ordre  alpha- 
bétique, en  commençant  par  la  cathédrale,  puis  les  édilices  civils. 

On  a ajouté  à l'index  les  noms  des  principaux  personnages,  soit  mythologiques,  soit  historiques,  repré- 
sentés au  moyen  de  la  sculpture,  de  la  peinture  ou  par  d’autres  procédés. 

lui  certain  nombre  d'erreurs  typographiques  s'étant  glissées  dans  le  volume,  malgré  les  efforts  de 
l'auteur  et  de  l'imprimeur,  on  a rectifié  les  principales  d'entre  elles  dans  cette  Table  alphabétique. 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


742 


Armoiries,  i3~,  3io. 

Arona,  286. 

Arras , 167,  717. 

Arrivabène,  56o. 

Arts  décoratifs,  188-190,  544,  708- 
732  (G)  et  passim. 

Art  du  Médailleur,  112,  119,434, 
442,  712-713  et  passim. 

Art  textile,  726-731  (G).  Vov. 
aussi  Broderie,  Dentelles,  Ta- 
pisserie. 

Ascanio,  184. 

Ascoli,  25 1. 

- (Amico  d'),  58. 

Asinalunga , 202. 

Aspertini  (Am.),  59,  93,  258,  557- 
558. 

Aspetti,  283. 

Assise,  3 16,  538-539. 

- (Andrea  d’),  541. 

— (Tiberio  d'),  223,  540. 
Ateliers,  i85  (G). 

Athènes,  92,  3o3,  478. 

Atlas,  119. 

Attavante,  719. 

Audran,  706. 

Augsbourg,  20,  5ii,  5g6,  608,  63c- 
633,  O45,  664-665. 

Auguste,  535. 

Austracino,  226. 

Autriche  (Barbe  d ),  263. 

- (Catherine),  290. 

- (Eléonore),  134. 

- (Jeanne),  208. 

- (Marguerite),  26o-2Ôr,  596. 
Avales  (les  d’),  11,  78,  143,  248-249, 

25i  (G),  253,  287,  634. 

Avelli  (X.),  21 
Averroès,  82,  586. 

Avignon,  236. 


B 


Bacchanales  et  Bacchus,  10.8,  116, 
1 18,  147,  383,  544,  565,  626-628, 
654,  711- 

Baccio  d'Agnolo,  157,  216,  3og,  3a8- 
329  (G),  721. 

Bachiacca,  129  (G),  i35,  188,  196, 
216,  228,  5oo,  697  (G),  728-729  (G). 

Backereel,  167. 

Badile,  642,  65 1 . 

Baglione  (les),  54,  141  (G). 

Bagnacavallo,  59,  258,  546-547  (G), 
557. 

Bagnajxt,  246. 

Baldovinetti,  504. 

Balduccio,  56. 

Bâle,  170. 

Bambaja,  289. 

Banda  (A.  délia),  196. 

Bandello,  3i,  38,  78,  85,  8g,  287. 

Bandinelli,  22,  42,  5g  (G),  62,  97, 
102,  1 1.3-114  (G),  127  (G),  i36,  177- 
178  (G),  184,  190,  192,  ig5,  205, 
207-208,  227-228,  235,  33o,  362, 
364-366,  368,  409  (G),  414,  416-417 
(G),  431,  434-435,  464-405  (G),  473, 
704,  715,  721. 

Barbarigo,  456,  608. 

Barbarj  (J.  de’),  196,  585,  5q5-597 
(G),  698-702. 


Barbara  (les),  145  (G),  187,  277-282 
(G),  652-656.  Vov.  aussi  Maser. 

Barbazzi,  258. 

Barbiano,  370. 

Barbiere  (Dom.  del),  145,  216,  435- 
436,  706. 

Bardi,  172. 

Barozzi.  Voy.  Vignole. 

Barile,  228,  504. 

Barili,  456. 

Baroccio,  253,  552,  554. 

Baronino,  235. 

Bartoli,  214. 

Bartolommeo  (Fra),  468,  495,  497, 
499,  5o3,  5og,  534,  61 1 , 626,  644, 
673. 

- di  Pietro,  384. 

Bartoloni,  214. 

Basaiti,  587,  593-594. 

Bassano,  281. 

Bassano  (les),  104,  235,  430,  456, 
665-666. 

Bassiano,  1 12,  283  (G). 

Bastiani,  593,  595. 

Bastianino,  1 34. 

Baudry  (Paul),  483,  703. 

Baviera,  229,  232. 

Beaumont,  89. 

Beccafumi,  39,  121,  i3i,  189,  218, 
221,  224,  291,461,532,535-536  (G), 
707,  721. 

Begarelli,  259,  364,  441,  443. 

Belcaro,  334. 

Bellay  (Joach.  du),  238. 

Belli  (Val.),  28,  114,  175,  188,  192, 
227,  229,  236,  283,  710-713  (G). 

Bellin  (les),  60,  116,  141,  176,  23 7, 
278-279, 454, 460, 556, 583-599, 601- 
6o3, 609, 612, 617, 622,624, 6264)27, 
635,  642,  653,  667,  683,  690,  698, 
700. 

Beltraffio,  668,  670-671  (G). 

Bembo,  3 1 , 35,  37,  67,  85,  102,  171, 
181,  277,  282-283,  297,  3i8,  568, 
586,  625,  636. 

Benavides,  283  (G),  6i3. 

Benozzi  (Fr.),  674,  676. 

Bentivoglio  (les),  i63,  287,  674. 

Benvenuti,  563. 

Berengario,  82,  145. 

Bérénice,  157. 

Bergame,  90,  188,  284,  517,  53g, 
5g3-594,  597-598,  612,  618,  671-672, 
688-689,  690,  717,  721. 

— Voy.  Damiano. 

Berlin  (Académie  de),  109. 

- (Collection  Pourtalès),  413. 

- (Musée  de),  117,  139  (G),  179, 
187,  196,  2i3  (G),  36i,  38o,  412-413, 
496,  498-500,  5o2,  5o8,  5i2,  538, 546, 
556, 558, 562,  564,  566,  569,  577-579 
(G), 591-592,  594,  596,601,608,611- 
612, 6i5, 625, 638, 665,671,694. 

Bernabei,  219. 

Bernardi,  226  (G). 

Bernardino,  184. 

Bernardo,  296. 

Bernazzano,  1 35,  684. 

Berni,  88,  157. 

Bernin,  357,  4-44- 

Berry,  722. 

- (duc  de),  369. 

Bertani,  186,  270,  297,  346,  55o. 

Bertelli,  i85  (G). 

Berto  di  Giovanni,  540. 

Bertoldo,  375,  398. 

Besançon,  5io,  632. 

Bessarion,  35o,  586. 


Bianchi,  568, 

Bianchini  (V.),  56. 

Bianco  (Sim.),  216,  435. 

Bible  (la),  io3,  io5  (G),  1 33  (G), 
168, 249,  253, 382, 392-393, 433, 436, 
473-486  (G),  5oo,  5o3, 528,  58i , 646- 
647,  660,  706. 

Bibliothèques,  3co. 

Bilia  (B.  délia),  223. 

Biondo  (M.),  173,  182. 

Bissolo,  279,  5q3. 

Blenheim,  612. 

Boccace,  67,  i36,  181. 

Boccacino,  140  (G),  179,  236,  562, 
690-691. 

Bocchi,  90. 

Boides  (G.),  167,  262. 

Boldrini,  i36,  166. 

Bologne,  7 (G),  21, 92,  ni,  118,  149, 
187,  25o,  256-258  (G),  264,  276,  298, 
3o2-3o3,  3o5-3o6,  3o8,  3i6-3i7,  332, 
334,  342,  344-345,  355,  364,  375, 
378-379,  386-387,  425,  432-433  (G), 
441-442,  5o3,  5z5, 546,  554,  558-56i 
(G),  564,  567,  570,  612,  619,  632, 
636,  641  (G),  703,  705. 

- (Jean),  22,  27, 97, 100  (G),  1 25, 
i3o,  1 35,  147,  167,  172,  186,  190- 
195,  2o3,  208,  210,  213-214,  216, 
218,  222,  258-259  (G),  292,  3oi, 
322,  324,  362,  365,  408  (G),  414, 
420,  423-431  (G). 

Boltraffio.  Voy.  Beltraffio. 

Bolzani,  732  (G). 

Bonafede,  434. 

Bonasone,  116,  120,  145,  373  (G), 
705. 

Bondo,  690. 

Bonifazio  (les),  i3o,  1 35,  279,  280, 
283,  586,  606,  619-620,  640,  645. 

Bonomo  (J. -F.),  40. 

Bonvicino,  284,  688. 

Bonzagni,  236,  260,  7 1 3. 

Bordone  (P.),  70  (G),  124,  148,  i65, 
274,  279,  5i2,  645,  664-665  (G). 

Borgherini,  499-500. 

Borghini.  3i,  172,  214,  362,460. 

Borgia  (les),  261,  282,  626,  713,  780. 

Borgo  San  Sepolcro , 222,  540,  55o- 
55 1 . 

Borgognone,  673. 

Borro,  11. 

— 7-4- 

Borroinée  (les),  36,  39-40  (G).  58, 
i35,  242,  286-289,  356. 

Boscoli,  219,  392. 

Botticelli,  181,  457,  504,  584,  703. 

Boucher  (F.),  58i. 

Bourbon  (le  connétable  de),  232, 
417. 

Bourges,  369. 

Bourgogne  (ducs  de),  368,  5g5. 

Bouts  (Th.),  585. 

Bracciano,  57,  246. 

Bragadin,  18. 

Brambilla,  289. 

Bramante,  61,  192,  201,  232,  240, 
295,  302,  334,  340,  342,  345,  348, 
354,  474,  686,  722. 

Bramantino.  Voy.  Suardi. 

Brandani,  253,  441. 

Brantôme,  74,  78,  i52,  210,  214, 
243,  248,  262. 

Bregno  (A.),  38i. 

Brescia,  2i5,  243,  271,  276,  279, 
284-286  (G),  292,  3o8,  327,  087-690, 
7 1 7- 

- (Bart.  da),  698. 


TABLE  ALPHABETIQUE  DES  MATIÈRES 


Brescia , (Cristoforo  da),  144, 
284. 

— (G.  A.  da),  698. 

— (Gir.  da),  96. 

- (Jac.  da),  413. 

- (Leon,  da),  i3o. 

- (Prosp.  da),  244. 

— (Raf.  da),  215,  717. 

— (Stef.  da),  144,  284. 

Brevio,  3i. 

Bril,  168,  458. 

Broderie  (la),  53  (G),  188,  371  (G), 
467  (G),  583  (G),  667  (G),  728-735 
(G). 

Bronzino,  139-14.3  (G),  1 5C,  1 59,  i63- 
164,  184,  188-189,  195-195,  206-208 
(G),  21 1 (G),  214,  216,  218,  235, 
254-255,  453-454,  457,  460, 499,  509- 
5 1 2 (G),  514,  554,  634,  713,  728. 
Bruges , 167,  38o-332  (G),  584-585, 
588,  594. 

Brunellesco,  182,  299,  328,  338,  340, 
346,  348,  373,  3g5. 

Bruno  (Giordano),  37. 

Brunswick , 0i3. 

Brusantini,  86. 

Brusasorci,  i83,  270,  282-283. 
Brutus,  12  (G),  25,  37,  402. 
Bruxelles , 167,  727-728. 

Budée,  181. 

Bufalini  (Nie.),  223. 

Bugiardini,  122,  149,  157,  216,  258, 
474,  5o3  (G). 

Buglioni,  216. 

Buonaccorsi.  Voy.  Vaga. 
Buoncompagni,  243. 
Buonconsiglio,  282,  618. 
Buontalenti,  186,  210,  212,  216,  296, 
3oi,  325-326  (G),  33o. 

Busati,  593. 

Busi,  90,  690. 

Bussato,  712. 

Byzance , 584,  6o3. 


c 


Caccianimici,  187. 

Cademosto,  3i. 

Cadmus,  604. 

Cadore,  622,  636. 

Cadres  (les),  455-456. 

Caffagiuolo , 106  (G),  208,  358,  724. 
Calais,  729. 

Calamach,  25o,  292. 

Calavrese,  249,  555. 

Calcagni  (les),  186,  216,  244  (G), 
26.3,  402-403. 

Calcar  (.(.  de),  167,  249,  666. 

Caliari  (la  famille),  i58,  568,  642, 
65i,  659.  Voy.  en  outre  Véro- 
nése. 

Calisto,  116,  604,  643. 
Calligraphie  (la),  708. 

Callimaque,  157. 

Callot,  94. 

Calvaert,  168. 

Calvi,  291. 

Calvin,  33,  37,  1 36,  262. 

Camaldoli , 214. 

Cambi,  248. 

Cambiaso,  290-291,463,  694. 
Çamelio,  713. 


Camerino  (Tob.  da),  56. 

Camille,  117,  542. 

Camillo,  264. 

Cammei  (D.  de'),  290,  710. 
Campagna,  445. 

Campagnola  (les),  348,  601,  618, 
624,  698-701  (G). 

Campanella,  37. 

Campi  (les),  171,  184,  187,  190,  269- 
270,  272,  284,  636,  670, 691-692  (G). 
Canavo,  145. 

Candido  (P.),  22,  1Û7. 

Candie,  18,  118. 

Canevari,  782. 

Canobbio,  692. 

Canossa,  372. 

Canova,  3,  398. 

Capello  (Bianca),  71,  212  (G). 
Capo,  254  (G). 

Capocaccia,  366. 

Capo  d' {stria,  588. 

Caporali,  219,  298,  355,  540. 
Capponi,  205,  455. 

Caprarole.  27-28,  90,  g5,  i3o,  171, 
236,  309,  342-843  (G),  554. 

Caprese , 372. 

Caraccioli,  439-444. 

Caradosso,  229,  713. 

Caral'fa  (les),  33-34,  5a,  241.  Voy. 

aussi  Papes  : Paul  IV. 

Caraglio,  116,  120, 1 23, 703,  705, 712. 
Caravage  (M.  A.  de),  99. 

— (Pol.  de),  100,  232,  247,  249- 
25o,  458,  542-543  (G),  555. 

Caravaggio,  542. 

Cardan,  56,  63-64,  82-83  (G),  88. 
Cardiere,  378. 

Cardisco.  Voy.  Calavrese. 
Carducci,  253. 

Carducho,  217. 

Careggi,  205. 

Cariani.  Voy.  Busi. 

Cariatides,  3 oç>-3 1 1 (G),  443  (G). 
Caricature  (la),  i35-i36,  5o8. 
Carnesecchi,  3i. 

Caro,  3i,  85,  89,  171,  181,  253. 
Caroso,  71-73  (G),  162. 

Carota,  188,  216,  544. 

Caroto,  619. 

Carpaccio,  585,  587-593  (G),  595, 
602,  617,  642,  653,  663,  665,  690. 
Car  pi,  332. 

— (Gir.  da),  i3o,  261-262,  302, 
314,  324,  345,  064  (G). 

(R.  da),  238,  3n. 

- (Ugo  da),  178,  707-708. 
Carraohe  (les),  95,  179,  257,  56i, 
58 1,  623  (G). 

Carrare,  2o5,  279,  292, 3O4,  386, 380, 
401,  441 , 444. 

Carthage,  117. 

Casa  (G.  délia),  1 5,  3 1 , 84.  67-68, 
86,  172,  181,  552. 

Casale,  235. 

Casali,  186. 

Cascanio,  440. 

Caseitlin  (le),  214. 

Casignuola,  364. 

Casio,  670. 

Casques.  Voy.  Armes. 

Cassel,  63q. 

Castagne  (A.  del),  647. 
Castelbolognese  (G.  da),  192,  194, 
204,  229,  2.36,  289  (G),  258,  544, 
710,  71.3. 

Castelcolalto,  65. 

Castel  Durante , 98  (G),  189,  254, 
665,  724. 


ET  DES  NOMS.  748 


Castel  Fiorentino  218. 
Castelfranco,  600-602. 

Castellani,  249. 

Castellazzo,  188-189  (G). 

Castello,  i35,  172,  192,  210,  323-324, 
426,  432-433,  435.  - 

- (G.-B.),  284,  292. 

■ Castelnuovo  di  Garfagnano,  279. 
Castelvetro,  85. 

Castiglione  (B.),  26,  67,  05,  87,  i53- 
1 54,  23o,  25i,  266,  362,  547. 

— (S.  da),  16,  67%  166,  170,  727. 
Castiglione  d'Olona , 473. 

— Fiorentino,  218. 

Castrioti,  253,  325. 

Castro,  27,  202,  246,  3oo. 

Catane,  25o. 

Cataneo,  325. 

Catena,  279,  593,  595. 

Caton  d’Utique,  25. 

Cattaneo  (Dan.),  124,  184,  2o5,  279, 
283,  292,  qi3,  444-445. 

Cattani,  170. 

Catulle,  627. 

Cava  (la),  684. 

Cavalière  (B.  del),  184,  216. 

- (T.  del),  1O7,  238,  492-493. 
Cavino,  107-108,  112,  240  (G),  283 

(G),  713. 

Cellini  (B.),  i5  (G),  20,  28  (G),  38, 
54-58,  62,  64,  78,  87,-97,  ido,  102, 
1 14,  122,  125,  1 38 (G),  i3g,  146-147, 
157,  106,  1 7 1 , 173,  177-17O,  181, 
183-184,  188-19.3,  195-196,  2o5-20Ô, 
208,  210,  216-217,  22V  226-280, 
232-236,  249,  263,  265,  268,  282-283, 
361-368  (G),  414,  417-422  (G),  460, 
463,  473,  71 1-717. 

Centaures  (les),  45. 

Céramique  (la),  16  (G),  79,  98  (G), 
i3o,  168,  189,  21 1,  252-255  (G),  261, 
264,  290,  665. 

Cérémonial  et  Cérémonies.  Voy. 
Fêtes. 

Cérès,  1 16,  643,  654-655. 

Ceri  (A.  de),  5q3. 

Cervelleria  (G.-B.  del),  186,  218. 
Cervin.  Voy.  Papes.  Marcel  II, 
Césalpin  (A.),  82. 

César,  11O,  149-150  (G),  268,  5o6. 
Cesariano,  109,  187,  289,  298,  355. 
Cesati.  Voy.  Greclietto. 

Cesetta,  250-257  (G). 

- (B.  da),  i32,  i36,  486. 

Cesi,  e3o,  238. 

Chantilly,  70,  562. 

Chapon,  486. 

Charles  I"  d’Angleterre,  271. 
Charles  VIII,  83. 

Charles-Quint,  7 (G),  19-20,  53,  5g, 
83,86,  104,  119,  122,  i3a,  1 34,  142, 
143,  iq3,  2o5,  209,  226,  241,  247- 
248,  258,  260,  275,  284,  287,  291, 
36q,  366,  423,  458,  578,  619,  632- 
633,  641  (G). 

C haro  11,  487. 

Chcrubino,  236. 

Cliiaravatle,  606. 

Chigi  (les),  189,  23i-232,  433-484, 
522-525,  609. 

Cliiodarola,  557-558. 

( 'hitisi,  372. 

Chivasso,  692. 

Chloé,  664. 

1 hypre,  712. 

| Christine  (la  reine),  70. 

Ciano,  187,  18g. 

I Ciarla,  254,  725. 


744 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Cibo  (les),  229,  53’. 

Cicéron,  498. 

Ciciliano,  25o. 

Cicogna,  276. 

Cincinnato,  217. 

Cincinnatus,  1 17. 

Cioli  (les),  216,  2i3,  25i,  370,  406, 
433. 

Cire  (la),  i3g,  366,370  (G). 

Città  di  Castello,  223,  53g. 

- di  Pieve , 539. 

Cittadella  (Ail'.),  27,  56,  159,  205, 
210,  253,  261,  267-268,  276,  283, 
864,  366-367,  441-443  (G). 
Civerchio,  196,  686. 

Cividale , 546. 

Cirità  Castellana,  223. 

VeccHiarif2b. 

C'ivitali,  3o8,  33i,  392. 

Clarici,  253. 

Claude,  721. 

Clément.  Voy.  Papes. 

Clementi  (les),  186,  25g,  3 1 7,  879, 
443. 

Cléopâtre,  117,652,743. 

Clesius,  281. 

CIoss.  Voy.  Clesius. 

Clovio  (G.),  145,  199  (G),  203,  232, 
236,  284,  489-490,  55o,  720. 
Coccaie  (M.),  32-33,  89. 

Coffres  de  mariage,  498,  6o3. 
Coiffure.  Voy.  Costume. 

Colle  (R.  del),  249,  254-255,  556-55 1, 
726. 

Collections  d'antiques.  Voy.  An- 
tiques. 

Cologne , 584,  596,  664. 

Colomb  (Clir.),  27. 

Colombo,  112. 

Colonna  (les),  11,  53,  58,  66,  75, 
23i,  242,  413,  719. 

- (Jac.),  279. 

— (Vit.),  38,  52  (G),  64,  66,  84, 
90,  184,  230,  248  (G),  270-274,  406, 


1 ome,  176,  286,  673. 

Commandino,  253. 

Compagni,  712. 

Compïègne , 435. 

Couches , 470. 

Concours,  645. 

Condition  des  artistes,  362-363, 
522,  610,  625,  05i-652. 

Condivi,  179,  1O2,  371,  338-309,  405. 
Conegliano  (C.  da),  537-589  (G), 
592-593,  642,  653. 

Constantinople , 2o5,  275. 
Contarini  (les),  35,  1O7,  278,  3i3, 
444.  624. 

Conte  (Jac.  del),  216. 

Conti  (D.),  216. 

Contino,  32i. 

Cor  doue,  229,  717.  728,  7co. 

- (Gons.  de),  608. 

C'orio,  712. 

Coriolan,  117. 

Coriolano  (C.),  178. 

Cornaro  (les),  848,  5g6. 

- (Cath.),  232,  608,  635  (G). 
Cornelia,  268. 

Cornelio  (L.),  i35,  167,  262. 
Corniuole  (G.  delle),  710. 

Corrège  (le),  2 (G),  48-49  (G).  98- 
94,  112,  1 1 5- 1 iO,  123,  125,  140,  147 
(G),  17 1,  iq5,  259-260,  265,  260,  271. 
292,  44 1 , 449,  453,  455-456, 489, 4< « ), 
403,  405,  4O7,  507,  528,  532-537  ((  i), 


548,  554,  561,564,  56"-582  (G),  597, 
616, 636, 686, 692,  703, 705-707. 
Correggio,  568-570. 

Corse  (ia),  50. 

Corte,  435. 

Cortegliali,  594. 

Cortegiani,  216. 

Cortone , 219,  724. 

Cosini  (les; , 57,  216,  218,  290-291, 
423. 

Cossa,  56i. 

Costa,  269-270,  55i,  558,  56o-562, 
566,  602,  087. 

Costume  (le),  125,  i5o-i66  (G),  249 
(G),  467,  5 18,  520-521,  50o,  602, 
675,  677,  728  (G). 

Cotignola.  Voy.  Marchesi. 

Cousin  (J.),  181. 

Coxcie,  167,  228. 

Cracnvie.  "Coll.  Czartoryski,  267, 

614. 

Cranach,  596. 

C’redi  (Lor.  di),  5o3,  670. 

Crema , 196,  284,  686. 

Crémone , 160,  171,  184,  190,  2O4, 

61 5,  664,  688,  690-691,  729. 
Crescentius,  25. 

Cresci,  708. 

Crescione,  249. 

Crète  (la),  281. 

Cric  o,  187. 

Criscuolo,  555. 

Crivelli,  21,  190,  556. 

Croatie  (la),  720. 

Cuirs,  90,  229,  717,  72O  (G),  730 
(G). 

Cungi,  222. 

Cupidon,  120,  272  (G),  383  (G),  493, 
499,  5 1 1 , 524,  63o,  638,  656,  004, 
704. 

Curione,  3i,  67. 

Curtius,  1 1 7,  522, 

Cyclopes  (les),  1 16. 


D 


Dalniatie  (la),  280. 

Damasquinure  (la),  714. 

Damiano  (Fra),  118,  117. 

Danaé,  ii5-u6. 

Danemark  (Christine  de),  287. 
Danese.  Voy.  Cattaneo. 

Danses  des  morts,  128. 

Dante,  64,  i36,  1O1,  199  (G),  284, 
872,  092,  400,  4117,  489-490. 

Danti  (G.),  844. 

- (VillC.),  22.  178,  19I,  222-223, 
3o5,  436  (G). 

Daphné,  532,  604. 

Daphnis,  664. 

Darius,  117,  523-524  (G),  646. 

David  (Louis),  3. 

Decio  (les),  89,  218,  295  (G). 
Déjanire,  117. 

Delacroix  (E.),  640. 

Delorme  (Pli.),  328. 

Dente,  232,  541,  703-705. 
Dentelles,  iOi,  729. 

Dentocambi,  196. 

Deruta,  16  (G),  90,  724-725. 
Desgodets,  108. 

Desiderio  d'Adjutorio,  196. 


Dessins,  462-465  (G),  5gg. 

Devises.  Voy.  Emblèmes. 

Diable  (le),  1 36. 

Diana,  5g5. 

Diane,  4,  (G),  116-117,260,  267(0), 
36i  (G),  5i5  (G),  53p  (G),  50~  (G), 
571,  58i,  593,  604,  654-655,  664. 

Dianti  (L.),  134,  627. 

Dietterlin,  299. 

Dijon , 368-36g. 

Dioclétien,  242. 

Diodore,  401. 

Diogène,  1 16. 

Doceno,  222. 

Dolce  (Lod.),  86.  90,  102,  137,  "07 
(G). 

Domenico  di  Baccio,  216. 

Domenico  di  Polo,  205,  216,  712. 

Domenichi,  90. 

Dominiquin  (le),  g5,  16O,  627. 

Donatello,  28,  i83,  362,  36 9,  374- 
375,  38o,  395,  410,  41 2-414,  440. 

Donato,  276. 

Doni  (A.),  3 (G),  223,  256,  379-380. 

Dordonio,  712. 

Doria  (les),  11  (G),  27,  137,  195, 
291-292  (G). 

Dosio,  216,  218,  235,  301,423,432, 
544,  612. 

Dossi  (les),  1 18,  175,  188,  255,  25g, 
261-262,  282,  459,  546,  558,  56c, 
564-565  (G),  723. 

Douai,  424. 

Draperies,  161,  375,  602. 

Dresde  (Musée  de),  49  (G),  97,  1 18, 
189,  ig5,  5oo,  5o8,  546,  549,  562, 
565,  578-575  (G),  5.96,  601,  613-614 
(G),  625,  628,  647,  664. 

Drevet,  706. 

Dubroucq,  424. 

Dryden,  89. 

Duca  (J.  del),  i35,  25o,  392. 

Duccio,  221. 

Ducerceau,  281  (G). 

Dupérac,  i3  (G),  77  (G),  263.  333. 

Durante,  222. 

Durer,  166,  168,  179-180,  287,  38:, 
460,  499,  5e5,  585,  5g3,  5g5-5gO, 
693-699,  702-704. 

Dyck  (Van),  64:1. 


E 


Écoles.  Voy. Allemagne,  Byzance, 
Ferrare,  Flandre,  Florence,  Fon- 
tainebleau, F'rance,  Milan,  Mu- 
rano,  Naples,  Ombrie,  Padoue, 
Parme , Rome  , Sienne , Ve- 
, nise,  etc. 

Écrits  théoriques,  173,  297,462. 

Edelinck.  706. 

Edilité,  243,  267,  3oo. 

Edimbourg,  117. 

Edits  somptuaires.  Voy.  Luxe. 

Education  (F),  67-69. 

Elbe,  220. 

Émaux,  720. 

Emblèmes,  90. 

Émilie  (F),  208,  287-259  (G),  441  - 
449  (G). 

Emilio  (Paolo),  87. 

Empoli,  218,  49O. 


TABLE  ALPHABETIQUE  DES  MATIÈRES  ET  DES  NOMS. 


745 


Encyclopédistes,  186-187,256-257. 
, 277,  284,  438,  444,  536,  642. 

Énée,  544,  601,  6o3. 

Épées.  Vov.  Armes. 

Escaliers,  314-317  (G). 

Esclavonie  (1'),  280. 

Esculape,  435. 

Escurial  (1’),  407  (G),  421. 
Espagne  (1’),  109,  154,  217,  226,  249, 
255,  270,  275,  281,  286,  290,  41 1, 
439-440,  694,  710,  717. 

— (Franc,  cl'),  184. 

Este  (la  famille  d'),  63,  118,  i3o, 
1 35,  194,  204,  240,  252,  261-265 
(G),  441,  564,  717,  726-727,  480 
(G). 

- — Alphonse  I,  134,711. 

— Alphonse  II,  280,  344,  626, 

— Hercule  II,  i35,  627. 

— Isabelle,  112,  252,  633. 
Esthétique  (1'),  169-174,  264,  726. 
Etiquette,  70-71.  Voy.  Fêtes. 
Étoffes.  Voy.  Art  textile  et  Cos- 
tumes. 

Europe,  99,  116-117,  460,465,  604, 
618,  657-65q  (G),  698,  712. 
Eusebio  di  S.  Giorgio,  223,  53g. 
JJustachio,  82,  145,  719. 

Eventails,  161. 

Expertises,  192. 

Ex-voto,  434. 

Evck  (Van),  3,  i5o,  179,  585. 


F 


Fabriano  (Gent.  da),  278. 

Faenza , 3o,  229,  236,  256,  307,  55o, 
557. 

Falconetto  (les),  108,  282,  348,  366, 
619,  711,  724. 

Falloppio,  82. 

Famagouste,  18. 

Fano  (Gir.  de),  486. 

Fanti,  708. 

Fanzolo,  643. 

Farfengo,  729. 

Farinato,  270,  283. 

Farnèse  (les),  11,  23,  28,  53-54,  63- 
64  (G),  90,  i3o,  144,  171,  192,  202, 
229,  233,  235-237,  246,  252,  260-261 
(G),  337, 339,341-342,  442,544,712. 
Voy.  aussi  Papes  : Paul  III. 
Fattore  (il).  Voy.  Penni. 

Fedi  (Luc.),  141,  5o5,  5o3. 

Fei,  216. 

Fellre , 614-615. 

— (Morto  da),  614-615. 

Feltrini,  188,  216,  721. 

Ferdinand  (le  roi),  632. 

Ferramola,  284,  687-688. 

Ferrure,  3o,  39,  76, 100-102,  1 18,  i3o, 

1 34-i35,  167,  25o-25i,  261-264  (G), 
275,  280,  302,  314,  344-345,  387, 
402,418,  441, 459,  559,  566  (G),  5q6 
(G),  570,  61 5,  623,  626-627,  636, 
640,  707-708,  712,  726-728. 

— (Girolamo  de),  25i,  413. 

— (Renée  de).  Voy.  France. 
Ferrari  (Def.  de),  692. 

— (Gaud.),  48,  286,  290,  55 1 , 647, 
682,  687,  692-693  (G). 


Ferrari,  (Marco).  Voy.  Agrate. 
Ferrucci  (A.),  423,  432. 

Fêtes,  161-162,  258,  262,  274-275, 
287,  502,  5i3,  535,  591,  637,  703- 
709. 

Fetti,  543. 

Ficin  (M.),  35. 

Fiesole , 193  (G),  218,  292,  434. 

— (G.  de),  291. 

- (Mino  de),  376,  446. 

Filândro,  109. 

Filarete,  181. 

Filippi  (les),  iTp  261-262,  565. 
Fiorenzo  di  Lorenzo,  557,  541. 
Firenzuola,  3 1 , 56,  170,  418. 
Flandre  (la),  i35, 166,  191,  203-209, 
262,  459,  5 12,  554,  584-585,  590, 
594-595,599,666,  669,  717.  Voy.  en 
outre  Anvers,  Bruges,  Bruxel- 
les, Hollande,  Malines,  etc. 

— (Giorgio  de),  167. 

— (Gualtieri  de),  167. 

— (Henri  de),  224. 

Fletcher,  89. 

Flore,  1 16,  627,  634. 

Florence,  4,  18,  20,  22-23,  27,  3g,  48, 
5g,  70,  73,  73,92,  104,  ni,  1 18,  122, 
125-126,  i3o,  i36,  140-141,  1 55,  1 57- 
i58,  165,167,  171-172,  178,  184-188, 
194,  196-197,  203-205,  208,  210  (G), 
2 1 3-2 18,  221-222,227,  229,  232,  242, 
254,  256,  258,  276,  279-280,  2f>> 
291,  3oi,  314,  3i6,  3 19,  322,  324, 
226-341  (G),  349,  363,  371-440  (G), 
453-455,  458,  462,  464-515  (G),  5iy- 
5 18, 520,  522,  533, 541,  543  (G),  56g, 
583-584, 5gg,  623, 628, 63o,  638,  640, 
656, 661, 665-666,  673-674,  687,  706, 
711-712,  714,  718,  724,  726,  729 
(G),  73i. 

— Cathédrale,  65-96,  177  (G), 
182, 340,  375,403  (G),  413  (G),  417, 
437,  554,  719. 

— Annonciation,  29  (G) , 1 53, 
167,  365,  495  (G),  498-499,  504-507 
(G). 

— Baptistère,  41 1 (Ci),  486  (G). 
— Chartreuse,  201  (G),  214-215 
(G),  434,  499. 

- S.  Laurent,  9 (G),  227,  3 1 2 , 
3i7-3i8,  327-328,  337-338,  375,  3g5- 
3gg  (G), 433-434, 452,  487,  71 1, 720. 
— Églises  diverses,  214, 307  (G), 
33o,  378,  406,  412,423,  430-431  (G), 
435, 437,  480, 496, 498-499,  5o3, 5o5, 
507  (G),  522,  540,  721-722. 

- Académie  des  Beaux-Arts, 
496,  5o8-5io  (G),  533,  684. 

— Bibliothèque  Laurentienne, 
179,  204,  214,  227,  3oi,  3i2,  314, 
320,  326,  338-33g  (Ci),  404,  545. 

— Collections  diverses,  129  (G), 
378,  3go,  5o  1 . 

- Hospices,  145. 

- Jardin  Boboli,  208,  323-325 
(G),  388,  3go,  426,  428  (G). 

- Loges,  125,  208,329,341,369, 
375,  419  (G),  425,  426  (G). 

- Musée  national,  3 (G),  12  (G), 
i5  (G),  28  (G),  80,  1 19 (G),  i38  (G), 
198  (G),  220,  307, 38o,  382-384,  388, 
3go,  402.  412,  416, 421, 426-427  (G), 
434-439  (G),  45 1 , 709,  725  (G). 

- Musée  des  Offices,  88-89,  97 
(G),  io3  (G),  io5  (G),  142  (G),  i63, 
206-208  (G),  210-214  (G),  246  (G), 
252-253  (G),  329-33i  (Ci),  334,  349 
(G),  376, 394,  416 (< j),  426,  456 (G), 


464, 468, 470,  472-473,  480  (G),  488- 
490  (G),  498-502  (G),  5o8(G),5io- 
5 1 2 (G),  514,  524,.  540,  55o,  552, 
554  (G),  562,  565,  570,  58i-582,  584 
(G),  5ç>3,  608,  611-612,  627,  634-635 
(G),  666  (G),  683,  691,  71 1. 

— Palais  divers,  85,  i36,  169 
(G),  214,  3o4-3o5  (G),  329-330,  424, 
434,  439  (G),  444  (G),  545,  714,721. 
— Palais  Pitti,  125,  i3o,  140  (G), 
iq3  (G),  i65,  203  (G),  208,  279  (G), 
3o6-3o7  (G),  33o-33i,  493,  496,  499, 
5oi-5o2,  5o8,  535-530,  549-55o,  564, 
586,  598,  6oi-6o5  (G),  61 1,  618,  662 
(G),  664-665  (G),  691. 

— Palais  Vieux,  i3o,  162,  ig3, 
208-209  (G),  307,  3 1 3-3 1 4 (G),  33 1 , 
365  (G),  384,  425, 457, 468-473, 492, 
5oi,  5 1 1 , 5i3. 

— Ponts,  208,  32i,  33o. 

— (Antoine  de),  217. 

- (Miguel  de),  217. 

- (Tomaso  de),  217. 

Floriani,  187,  281. 

Florigerio,  281,456. 

Fogolino,  614. 

Folengo,  3i,  89  (G). 

Folii,  3o5  (G),  329. 

Foligno,  2o3,  224. 

Fontainebleau , 20,  140,  148,  182, 

25g,  378,  5io-5ii,  706,  7 1 1 . 
Fontaines,  257  (G),  25g  (G),  322- 
323  (G). 

Fontana  (A.),  712. 

- (Dom.),  243-244,280,  286,  3i6, 
337, 345. 

- (L.),  187. 

- (O.),  21-22,  99  (G),  726-727. 

- (P.),  188,  258,  56i. 
Fontanellato,  58i,  5 1 5 (G),  58i. 
Foppa,  686-687. 

Forli,  256,  302,  462,  556-557,  7°7- 

— (Biondo  da),  181. 

- (Franc,  da),  1 18. 

— (Melozzo  da),  533,  556-557, 
572,  653. 

Formigine,  186,  257. 

Foscarini,  278. 

Fouquet  (J.),  179. 

France  (la), 8, 3i,  1 52,  154,164,186, 
194,  216-217,  244,262-26.3,  271,  275, 
288,  298, 3oq,  3q  1 342,  368, 38g,  406, 
411,  418,  421-424,  426,  435,  5o5, 
5 10,  5 1 3,  554,  044-6145,  668-669, 
7o5,  710,  720-725  (G),  728-729. 

- (Gabriel  de),  262. 

- (Janes  de),  262. 

- (Jean  de),  262. 

(Marguerite  de),  2912. 

- (Renée  de),  3o,  262-263.  Voy. 
en  outre  Charles  VIII,  Fontai- 
nebleau, François  1",  Henri  H, 
Henri  III,  Louis  XII,  Paris,  etc. 

Francesco  di  Giorgio,  181,  525. 
Francfort,  53g,  576,  5g6,  6128,  612, 
686. 

Francheville  (P.  de),  27  (G),  167, 
427,  430. 

Francia  (les),  258,  498,  55~-56o, 
564,  570,  670,  087,  698,  702-703. 
Franciabigio,  i33,  195-196,  216,473, 
498,  5oo,  504. 

Franco  (les),  22,  72  (G),  118,  i.’n, 
i35,  216,  254,  279-280,  554,  640, 
645,  664-665  (CI),  72O. 

François  I",  17,  20,  74,  83,  100, 
122,  1.34,  142,  154,  192,  207,  2.3 1 , 
258,  275,  284,  287,  290-291,  3qi 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance. 


I 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


746 


3q5,  402,  41 1 , 418,  425,440,  5o3, 
634,  713,  7I4- 
(Franken,  167. 

Frascati , 77,  246. 

Frascator,  16,  640. 

Frate  (il),  qo. 

Frédéric  II  (l’empereur),  25,  54. 
Fregoso,  68,  445. 

Frioul  (le),  3g,  187,  281,  554,  614, 
622, 088.  . 

Fugger.(les),  23i,  608. 

Fuipiano , 690. 

Fulvio  (A.),  ii2. 

Fungai,  221,  533. 


G 


Gaddi  (les),  182,  214. 

Gaetani  (les),  23i. 

Gagini  (les),  25o,  440-441. 

Gaillon,  668. 

Galeazzo,  691. 

Galeotto,  236. 

Galilée,  37,  83,  217,  407. 

Galli,  286,  383. 

Gallo,  57. 

Gallus,  262. 

Gambara,  246,  271,  284,  691. 

- (V.).  16,  64,  84,  563. 

Gandini,  58i. 

Ganymède,  1 16,  119,  205,  578,  698, 
702. 

Garbo  (R.  del),  157,  216.  455,  496- 
497  (G). 

Garnier  (Ch.),  338,  340. 

Garofalo,  39,  45,  1 0 1 , 118,  i3o-i3i, 
148,  188,  261-262,  541,  562-564  (G). 
Gatti,  284,  578,  58i,  691,  728. 

Gines,  22-23,  27,  1 18,  160,  167,  187, 
218,  222,  276,  284,  290-292  (G), 
3oo,  3o3,  3i6,  319,  321,  326-327, 
354-357,  423,  425,  432,  434,  445, 

544,  549,  6i5,  694,  726,  782. 

Genga  (les),  253-256,- 270,  3 16,  324, 

345  (G),  366,  546,  557. 

Gherardi,  28,  194,  222-223. 

Ghiberti,  178,  181,  233,  375,  410, 
412,  427-428. 

Ghirlandajo (les),  i33,  157,  162,  181, 
184,  216,  219,  373-374,  377,  38o, 
45o,  467-468,  473,  497,  5oo-5o3  (G), 
5o5,  533,  584,  721. 

Ghisi  (les),  120,  269,  346,  706. 
Ghisoni,  55 1 . 

Giampetritio.  Voy.  Pedrini. 
Giangiacomo,  249. 

Giberti,  23o. 

Gié  (le  maréchal  de),  385. 

Gilli,  42. 

Giocondo  (Fra),  348. 

Giolito, 280,  326  (G),  707. 

Giorgio  di  Giovanni,  20. 
Giorgione,  60,  95,  98,  i3o,  i35,  146- 
147,  i5o,  237,  278,  454,  460,  465, 

545,  565,  567,  58o,  584-587,  597, 
609  (G),  O12,  614,  618,  620-622, 624, 
629,  642,  652-653,  664,  666,  681, 
688,  690,  698. 

Giotto,  179,  i83,  375,  392,  479,  514, 
047. 

Giovanni  (Fra),  717. 


Giovenone,  290, 692. 

Giraldi,  89. 

Giugni  (R.  de’),  187,366. 

Giuliano  d’Agnoio,  414. 

Giunta,  275,  280,  586,  640  (G),  707. 
Giustiniani,  292. 

Glyptique  (la),  210-21 1-,  290,  710- 
712  (G). 

Goes  (H.  van  der),  585. 

Goltzius,  65  (G). 

Gonzague  (les),  10-11  (G),  2Ô-28(G), 
38,  63,  90,  122,  164,  205,  263,  265- 
272  (G),  280,  287,  405,  5 1 5,  549- 
55o,  578,  6o3,  614,  626,  627,  648, 
7i7,  727- 

— (Isabelle  de),  569,  627. 
Gozzadini,  442. 

Gozzoli  (Ben.),  i33,  461,  480,  5oo, 
682. 

Grâces  (les),  1 16,  571, 6i3. 
Gradenigo,  225. 

Granaci,  157,  188,  214,  216,  373, 
473-474,  5oi-5o3  (G). 

Grandi,  100,  261,  562. 

Granvelle,  247,  632. 

Granville,  173. 

Grassi,  11. 

Grassis  (P.  de),  1 53. 

Gravure  (la),  1 3 1 , 697-708(0). 
Gravebona,  286. 

Graziadei,  219. 

Gïcce  (la),  26,  106,  314,  346,  368, 
478-480,  594. 

Grechetto,93,  234,  236,  582  (G),  710- 
712. 

Greco  (Dom.),  281. 

Grégoire.  Voy.  Papes. 
Grillenzoni,  568. 

Grimaldi,, 292,  425. 

Grimani,  111,276,  279,  65>65i. 
Gritti,  243,  276. 

Grolier,  730,  732. 

Grosse  tto,  33  t. 

Grotesques,  256,  614,  620.  Voy. 

aussi  Ornementation. 
Guaccialotti,  139. 

Guagnino,  87. 

Guarini,  73,  264,  290. 

Guastalla , 10,  26-27  (G),  122,  269. 
Gubbio , 254,  256,  540,  724-725. 

— (Giorgio  di),  725-726. 
Guichardin  (L.),  87. 

Guide  (le),  g5,  168,  5c5. 

Guidicci,  i5. 


H 


Hambourg , 5g6. 

Hampton-Court,  143. 

Hanovre , 525. 

Heemskerk,  167. 

Henri  II  de  France,  36.  305,  41 1, 
425,  5i3,  552. 

Henri  III,  190,  275,637. 

Henri  IV,  43.0. 

.Henri  VIII  d'Angleterre,  56,  87, 
226,  253,  487. 

Hercule,  100,  109-116,  120,  1 25,  177, 
25g,  262,  270,  379,  433,  441,  498, 
522,  604. ' 

Heures  (les),  120. 

Hogenburg,  7 (G),  641  (G). 


Holbein,  141,  143,  i65,  167,  5 1 i-5i 2, 
636. 

Holkham,  470. 

Hollande  (la),  575,  666. 

— (François  de),  407  (G). 
Homère,  372. 

Hongrie  (la),  203,  435. 

Houdon,  147,  440. 

Humanisme  et  Humanistes,  1-2,  24- 
25,  3o-32,  35,  58,  67,  85,  585-586. 


I 


Ibi,  256,  540. 

Iconographie  sacrée  (1’),  48,  491, 
6o3,  675, 678,  724. 

Imola , 188. 

— (Innocenzo  da),  59,  258,  541, 
56o-56i. 

Imprimerie  (1’),  708. 

Improvisation  il’),  102. 

Indaco,  216,  228,  474,  5o3. 

Inde  (1’),  21 1. 

India  (Bern.  I’),  118,  283. 

Ingegno,  223,  540-541. 

Ingres,  3,  675. 

Innocent  X.  Voy.  Papes. 
Innspruck,  377. 

Inquisition  (F),  3o,  586,  660. 

Io,  1 15, 578,  604. 

Isabelle  (l’impératrice),  i32,  423, 
633. 

Ischia , i65,  248. 

Istrie  (F),  286. 

Ivoires,  366. 

Ixion,  1 16. 


J 


Jacobus,  699. 

Jacone,  5g,  76. 

Jacopo  di  Sandro,  474. 

Jacques  I",  426. 

Jacques  V de  Piombino,  220. 
Janni,  167,  365. 

Jardins,  322-325  (G). 

Jésuates  (les),  214. 

Jonquov,  167. 

Jove  (P.),  27,  3i,  87,  90,  i3c,  172, 
176,  216,  226,  286-288  (G),  434. 
Jugements  derniers,  44-46,  121, 
1 34,  452-492  (G),  5io,  663-664. 
Jules.  Voyez  Papes. 

Junon,  1 17,  120,  571,643,  655 (G). 
Jupiter,  100  (G),  115-120,  125,  420, 
442,  478-479,  49-3,  544,  578,58o(G), 
604,621  (G),  636,  6q3,  654,  664. 


K 


Karcher,  208,  262,  269,  728. 


TABLE  ALPHABÉTIQUE  DES  MATIÈRES  ET  DES  NOMS. 


7-17 


L 


/ 

Labacco.  Voy.  Abbaco. 

Lafreri,  14  (.G),  25  (G),  229,  33g, 
703. 

La  Haye , 562. 

Lama,  555. 

Lamo,  171,  179. 

Lampagnano,  28O. 

Lampsonius,  i32. 

Lanei,  249,  253. 

Landini,  216,  243,  323  (G). 

Làndo,  3o,  276. 

Lanfranco;  726. 

Lanini,  286,  29b,  677,  6g3. 

Lanzia,  325. 

Laocoon,  117, 121,  124,  i36, 141, 134. 
Lapitiies  (les),  45 1 . 

Lappoli,  218-219,  232,  462. 

Lasca,  178. 

Lastricati,  246. 

Lattanzio,  691. 

Laurana,  440. 

Laureti,  25o,  258,  612. 

Lautizio,  227-229  (G),  716. 

Lazzate  (B.  da),  289. 

Le  Brun,  648. 

Léda,  1 i5-i  16,  120,  254,  2ôr,  493, 
499,  5 17,  577-579  (G),  702. 

Legnano,  6~3. 

Lenglès,  729. 

Leonardo  («  il  Fattore  »),  249. 
Leoni  (les),  26  (G),  56,  61,  114,  122. 
125,  137.  1 53,  164,  1 7 1 , 190,  193, 
206,  216-218,  236,  242,  248,  260, 
370  (G),  282-283,  289-290,  292  (G), 
3og,  3u  (G),  317,  364-365,  405, 
422-428,  625,  709,  712-715. 

Lerme  (duc  de),  425. 

Leuti  (Pell.  di),  422. 

Leyde  (L.  de),  166,  179. 

Levva  (A.  de),  i5i,  287. 

Liberale  (les),  i35,  281,  61g. 

I.ibri  (Girol.  dai),  619. 

Licinio  (G.  A.).  Voy.  Pordenone. 

- (B),  143,  617. 

Liège,  182. 

Ligorio,  118, 184,  187,  190,  242,  249, 
264-265,  344. 

Ligozzi,  666  (G). 

Ligurie  (la),  694. 

Lille,  1 58,  539. 

Limoges , 720. 

Lione  (G.  del),  55o. 

Lippi  (les),  28,  461, 496. 

— (Giov.),  302. 

Littérature  (la),  81-98,  169-183,  j 
264.  Voy.  aussi  Humanisme. 
Livourne , 33 1 . 

Locarno , 686. 

Lodève , 167,  236,  720. 

Lodi , 284-285,  290. 

— (Calisto  da),  284,  286. 
Lomazzo,  173,  i83,  460,  684,  686, 

694  (G). 

Lombardi  (Al.).  Voy.  Cittadella. 
Lombardie  (la),  139,  284-292  (G), 
3o2,  314,  440,  445-446.  Voy.  aussi 
Milan. 

Lombardino,  55o. 

Londres,  371,  671,  683. 

— Académie,  272  (G),  38o,  382. 
45 1,  672. 


Londres , British  Muséum',  72  (G), 
1 1 5 (G),  464,  493. 

— Collections  diverses,  116, 
376.. 

— National  Gallery,  74,  i3o, 
143,  i5i,  i53  (G),  196,  40%  460, 
467-468,  493-494,  493-499,  5oo,  5o3, 
5 1 i-5i 2,  535,  55o,  563,  565,  576, 
578,  5g3-594,  606,610-611,614,  617, 
627,  046,  664,  669,  673,  690-691. 

— South  Kensington  Mu- 
séum; 21,  140,  146,  227  (G),  364, 
38o,  383,  384  (G),  412,416,  434, 
716,  730. 

Longhena,  354- 
Longhi,  187,  556. 

Loredano,  276,  278  (G),  444,  608. 
Lorenzetto,  216,  235,  266,  433-435 
(G),  473. 

Lorenzi  (les),  218,  406,  7 1 3. 

Loreto , 27,  244  (G),  25i,  254,302, 
335,  409  (G),  431  (G),  579. 
Lorraine,  722. 

— (Christine  de),  712. 

Lotto,  134,  143,  232,  25 1,  279,597- 

598,  634. 

Louis  XII,  83,  87. 

Louis  XIV,  73,  723. 

Lucerna,  109. 

Lucien,  493. 

Lucqiies,  222,  3io,  33o,  425,  4.^0, 
441,  497,  53o-53i, 535, 558-559,  7i8> 
726. 

Lucrèce,  106,  116-117,401,525,613, 
703. 

Lugano,  286,  673,  63o-63i. 

— (Tom.  da),  366,  413. 

Luini,  frontispice  (G),  1 (G),  3g, 
48,  5o,  1 34,  i63,  170,  172  (G),  286, 
287,  289  290  (G),  3og,  449,  460- 
461  (G),  5i3,  672-683  (G),  703. 
Luino,  674. 

Lulli,  217. 

Lunghi,  339. 

Lunigiana,  222. 

Lupicino,  217. 

Luther,  37,  3g,  i36. 

Luxe  (le),  76-79  (G),  160-161,286, 
726.  Voy.  aussi  Costume  et  Or- 
fèvrerie. 

Luzio  de  Rome,  291. 

Luzzo,  614-615. 

Lyon,  204. 

Lysippe,  1 1 1. 


M 


Macéra  ta,  25 1,  3o3. 

Machiavel,  11-12,  1 5,  23,85-87,  407. 
Macrino  d'Alba,  692. 

Madrid  (Musée  de),  frontispice(G), 
21,  45,  71,116-117,  125-126,  i3e, 
142,  262,  423,  5o3,  528,  576,  532, 
584,  6o3,  61 1,  627,  63o,  633,  O42, 
683,  694. 

Maffei,  109,  220. 

Maffiolo,  292. 

Magagni,  57,  221. 

Magliana,  538. 

Magnadola,  117. 

Mahomet,  18,  176,  814,  3gR. 


Maïoli,  187,  275,  7.I?,  ■ 

Maître  à la  Chausse-Trape,  249. 
Maître  au  Dé,  118,  120.  , 

Maître  de  la  Mort  de  la  Vierge, 
167. 

Majano , 292. 

— (les  da),  376,  38i,  446. 
Majoliques.  Voy.  Céramique. 
Malaspina,  582. 

Malatesta  (Li),  218. 

Matines,  228,  262. 

— (Henri  de),  222,  224. 

Malte,  25o. 

Manchester,  336. 

Manetti  (G.),  181. 

Mangone,  196,  216,  296. 

Manin  (L.),  654. 

Mannequin  (le),  148. 

Manni,  539-540. 

Manno,  216. 

Mansueti,  279,  5g3  (G),  5g5,  690. 


Mante 

gna, 

, 11O, 

143 

, 182, 

266, 

269, 

271, 

278, 

45o, 

462 

, 483, 

522, 

55i, 

556, 

562, 

563-56ç, 

684, 

585, 

593, 

6o3, 

617 

-618,  642, 

644, 

655, 

680, 

681, 

608, 

702. 

Mantoue, 

22,  3e 

1,  IOO-IOI 

(G), 

1 16, 

I l8, 

i35, 

186, 

190- 192 

(G), 

194. 

228, 

2.6 1, 

232, 

2- 

17  (G) 

, 265-271 

(G), 

275, 

29O, 

297 

3oo, 

302, 

307- 

3 10, 

3 14 

, 3 16- 

3i8, 

324, 

327 

(G), 

345, 

352, 

443 

(G) 

, 523, 

544, 

540- 

549, 

55  o-55 1 , 

568-56g, 

578, 

61 5, 

627, 

636, 

: 642-C 

q3, 

655, 

698, 

703, 

706, 

7 1 2, 

727-72 

:8. 

Mantovano  (les) 

, 2.3 

4,  255 

, 269  (G). 

271.  458,  548-551.  Voy.  aussi  Ye- 
nusti. 

Manuce.  Voy.  Aide. 

Manzuoli,  109. 

Maraveg'gia,  18. 

Marc-Antoine,  117.  Voy.  aussi 
Raimondi. 

Marc  Aurèle,  1 14,  235,  338,  552, 

Marcel  II.  Voy.  Papes. 

Marcello,  278,  684. 

Marches  (les),  164,  25 1 , 724. 
Marchesi,  5g,  264,  23o,  249,  253, 
287,  564. 

Marchetti,  256,  307. 

Marchi  (F.  de'),  3z5. 

Marcillat  (G.  de),  167,  21O-220  (G), 
722-724  (G). 

Marco  (G.),  221. 

Marcolini,  g 1 -g3  (G),  256,  707. 
Marenilla,  260. 

Marescalco.  Voy.  Buonconsiglio. 
Marignan  (marquis  de),  17  (G), 
194,  242,  317,  30g,  405. 

Marini,  288. 

Mariais  (G.  A.  de),  290. 

Marmirolo.  Voy.  Mantoue. 
Marmitta,  112,  71 2. 

Marot,  2O2. 

Marozzo,  1 1 . 

Marqueterie  (la),  714,  720-721. 
Mars,  100,  117-118,  121,  4.35,  604, 
654,  664. 

Marseille,  2o5,  714. 

Marsyas,  98  (G),  481,  |g3,  «>4. 
Martelli,  196. 

Martin.  Voy.  Papes. 

Martinengo,  74  (G),  234  (G). 
Martini  (B.),  446. 

- (G.),  281. 

- (L.),  181. 

- (S.),  221. 


74»  HISTOIRE  DE 


Martine,  216. 

Marziale,  i3q  (G),  587,  593-59.4. 
Masaccio,  i83,  374-375,  392,  674. 
Maser,  4 (G),  101,  1 7 1 , 272  (G), 
278,  282,  324,  454,  460,  462,  642, 
646,  65o-65ô  (G),  666  (G). 

Masini,  256-257  (G). 

Masnago,  712. 

Masolino,  473. 

Massinissa,  652. 

Mattelica,  53g. 

Matteo  di  Lorenzo,  214. 

Mattioli,  82. 

Maturino,  100,  216,  232,  4.58,  473, 
542. 

Maurolico,  82. 

Maximilien  (l'empereur),  622. 
Mazzoli,  270,  441. 

Mazzolini  (les),  261,  562,  53i. 
Mazzoni,  187,  261,  3o2,  366,  441. 
Mazzuola  (Gir.),  271. 

Mazzuoli.  Voy.  Parmesan. 
Mécènes,  200-292  (G),  626,  640. 
Meda  (les),  289,  356. 

Médicis  (les),  9 (G),  11,  23,  25,  27, 
28,  42,  53-54,  57,  63-64,"  /5,  78, 
85,  io3,  io5  (G),  in,  125,  i3o, 
1 36,  140,  1 55,  i65,  170,  172,  igo, 
194,  197,  2ü3-2 i i (G),  226-227  (G), 
2.35,  242,  248,  e5o,  263,  266,  3oi, 
3 18,  364,  368-370,  372,  374,  377- 
378, 38o,  388, 391,  393-399  (G),  400- 
401,  404,  407,  414,  423,  425-426, 
\)3 1-432,  434,  458,  473,  487,  49), 
5o6,  5 1 1 , 5i3,  53o,  547,  586,  664- 
665,  712,  720,  727,  730. 

— (Alexandre  de),  54,  119,  204- 
2o5,  210,  219,  260-261,  714. 

— (Cosme  I"  de),  23,  27-28,  54, 
57, 59,  71,  74,  1 14,  i3o,  138-140  (G), 
167,  I72,  190,  194,  205-210  (G), 
2 1 3,  220,  25o,  365,  404,  414,  417, 
421, 424,  425-426, 433-484,  5oo,  5 12, 
728. 

— (Ferdinand  I"  de),  27  (G), 
212-213,425,711. 

- — (François  de),  27,  5~,  208- 
2 1 3 (G),  242,  367,  424. 

— Voy.  Papes  : Pie  IV. 
Meldolla.  Voy.  Schiavone. 
Meleghino,  196,  261. 

Melzi,  667,  670. 

Memling,  179,  288,  585,  588. 
Menzocchi  (les),  255-256,  366,  55“. 
Mercié,  480. 

Mercure,  1 16,  1 18,  121-122,  427  (G), 
604,  65z,  654. 

Merliano.  Voy.  Nola. 

Messine,  218,  25o,  432,  543,  684. 

- (Antonello  de),  141,  278,  584- 
585,  618,  688. 

Meubles.  Voy.  Mobilier. 
Michel-Ange,  2-3  (G),  9 (G),  12  (G), 
16,  19-20,  22,  28,  3942  (G),  44-48 
(G),  52,  5g,  64,  80  (G),  82-83,  87-88, 
92-93,  95-96,  100-102,  109,  114-115 
(G),  1 2ü-i  22,  124-126,  128,  1 3 1- 1 33 
(G),  i36-i39,  145-148  (G),  i52,  i 58- 
i5g,  166-171,  174-179,  182,  187-188, 
n)o,  193-198  (G),  201,  204-205,  208, 
210,  214,  216,  218,  226-228,  230, 
232,  234-238  (G),  240. 242,  248,  2?4, 
261,  200,  268,  272  (G),  279,  283, 
286,  290  (G),  291-292,  295-297,  298- 
3oo,  304,  3o8,  3io,3i2,  3 14,  3 1 6-3 1 7 
(G), 320-321,  324,  326,  328-329,  336- 
337  (G),  339,  344,  348,  355,  357, 
36i-364,  366-368,  369,  371-416  (G), 


L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


423,  425-426,430-435,438,440-441, 
443,  445,  468  (G),  472  (G),  480  (G), 
488  (G),  494-495  (G),  497,  499,  502- 
5o3,  5io-5ii,  5i3,  536,  54i,  '545, 
547,  55o-552,  554,  559,  563-564,  567, 
56g,  58o,  583,  609-61 1,622,  63o-63i, 
636-637,  644,  65  i-652,  654,  658,  660- 
661, 663,  665,  691,  703-706,  710-712, 
719,  722,  724. 

Michèle  di  Ridolfo,  184. 
Michelozzo,  28,  586. 

Michiel,  182,  348. 

Milan,  11,  19,  22,  3o,  48,  74,  78,  114, 
123,  134,  140,  1 5 1 , i58-i5g,  i63, 
175,  187,  190,  ig3,  208,  217,  222, 
224  (G),  247-248,  276,  3og-3i  1 (G), 
316,327, 352,  354  356, 364,410,  422- 
423,  438,  465,495-496,  498,  5 16-5 1 7, 
6z5,  636,640,667-684,686,  688,  691- 
692,  706,  7 1 2-714. 

- cathédrale,  147,  149  (G),  317, 

356,  369,  405,  445-446,  55 1. 

— églises  diverses,  355-356, 435, 
628,  681,  691,  6g3. 

— Monastero  maggiore,  5o(G), 
1 34,  1 63,  172  (G),  287,  289  (G), 
674-677  (G). 

— S.  Maria  presso  S.  Celso, 
3o8. 

- Bibl.  Ambrosienne,  673,  676. 

- Collections  diverses,  563, 
668,  670-671  (G),  682,  684,  686-687 
(G),  691. 

— Musée  de  Brera,  1 (G),  398 
461  (G),  517,  546,551,  556-55-,  55g- 
56o,  563,  565  (G),  587,  591-594,617, 
647,  668,  672-674,  68i-683  (G),  685- 
636,  690-693  (G). 

— Palais  Marini,  288,  3o‘3,  355, 

357. 

- (Andrea  da),  688. 

— (Gianmaria),  280. 

Mili,  286. 

Milton,  86-37,  &?• 

Minerbio,  258. 

Minerve,  117-119,  122,  1 36,  249,571, 
652,  664. 

Mini,  216. 

Miniati,  216. 

Miniature  (la),  199  (G),  71S. 
Minos,  1 36,  486,  4814-490. 

Mirandole  (Pic  de  la),  35. 

Miruolo,  260. 

Misuroni,  290, 712. 

Mobilier,  189,  5oo,  717  (G). 
Mocchi,  427. 

Mocenigo,  276. 

Mocetto,  698-700  (G). 

Modèles  vivants,  147. 

Modène,  3o-3i,  25g,  264,  341,  441, 
565-566,  563-56g,  647,  702. 

— (Nicoletto  de),  702. 

Moderno,  109  (G),  121,  713. 

Modes.  Voy.  Costume. 

Mœurs  et  moralité,  24,  53-57,  69- 
76. 

Molanus,  44. 

Molière,  86. 

Molza,  2o5. 

Moncade,  247. 

Monsignori,  287. 

Montagna  (les),  617-618  (G),  698- 
699  (G). 

Montaigne,  11,  17,  24,  33,  38,  04, 
69,  76,  84,  i53,  1 58,  i65,  2iî>,  212, 
222,  238,  25 1,  258,  28 j,  3o3,  3 10, 
717-718,  724. 

Montalcino,  20. 


Montai vi,  33o. 

Montalvo,  122. 

Mont-Cassin,  208,  25o,  36g,  434. 
520. 

Monte  (del),  23o,  342,  719. 
Monte-Amiata,  241. 
Monte-Baroccio,  255. 

Montefalco,  540. 

Montefeltro  (les),  25i-256,  266. 
Montefiascone,  219,  346-347. 

Monte  impériale,  27,  255,  324. 
Montelupo  (les  da),  20,  6g,  io3, 
216,  218-219,  224,  228,  230,  232, 
235,  25 1,  266,392,  409  (G), 430-431, 
437. 

Monte  Oliveto,  2 1 5,  5ip-52i  (G), 
525,  555,  717. 

Montepulciano,  219,  238. 

Monte  Sansovino,  219. 

Montluc,  17,  1 5i-i  5a. 
Montmorency,  38g. 

Montorsoli,  146,  186,  197,  216,  2 1 0, 
220,  222,  228,  235,  249, _25o,  258, 
291,  364,  430-432,  441. 

Monza,  681. 

Morata,  3i. 

Moreto,  217. 

Moretto,  174,  279,  290,  688-690  (G). 
Morgant,  140,  370. 

Moro  (Ant.),  167. 

— (B.  del),  264,  270. 

Morone.  i5. 

Moroni  (G. -B.),  143,  i5i-i52  (G), 
274,  284,619,  688,  690. 

Morosine,  282. 

Morosini,  187. 

Mosaïque  (la),  462,  534,  720-721. 
Mosca  (les),  188  (G),  216,218,222, 
224,  228(6),  235,  3io,  43 1 , 436-437. 
Moscheroni,  382. 

Moschino,  216. 

Moscou,  3o3. 

Moscovie  (la),  203. 

Moyen  âge.  Voy.  Style  gothique. 
Munari,  566. 

Munich  (Pinacothèque),  117,  142, 
167,  35p,  36i,  374675,  3p8,  496, 
502,  534,  594,  632,  635,  638. 
Murano , 116,  21 1,  275,  58q,  586, 
6o3. 

Muret,  37,  263. 

Murillo,  5i . 

Muziano,  197,  2q3,  284. 

Muzio,  689. 

Mytens,  167. 

Mythologie.  Voy.  Antiquité. 


N 


Naldini,  216. 

Nanni  di  Baccio,  216,  235. 

— di  Banco,  412. 

Nannocino,  216. 

Nanteuil,  706. 

Naples,  19,  22,  3o,  55  (G),  92,  99, 
i3p,  144,  160,  107,  187,  203,  218, 
235  (G),  237.  289  (G),  247-250  (G), 
276,  3 10,  33o,  369,  432,  438-440, 
542-643,  546,  549,  555,  563,  56q, 
567,  571, 612, 633, 670,  684-635  (G), 
690,  712. 


TABLE  ALPHABÉTIQUE  DES  MATIÈRES  ET  DES  NOMS. 


7-10 


Napoléon  I",  3ç3. 

Narbonne , 610. 

Nanti,  246,  538. 

Nassaro  (M.  del),  60,  266,  710, 
712. 

Naturalisme.  Voy.  Réalisme. 
Nature  morte,  50. 

Navagero,  241,  277. 

Negrolo,  290. 

Negroni,  555. 

Nelli,  292. 

Nefi,  246,  326. 

Neptune,  1 18,  25o,  259  (G),  422  (G), 
425,  654,  704. 

Ne  vers,  271. 

Nichelosa,  3i8. 

Nicolas.  Voy.  Papes. 

Nicosia,  18. 

Nifo,  66,  170. 

Nigrolo.  Voy.  Negrolo. 

Nîmes,  3oo. 

Niobé,  542,  604. 

Nizzola,  712. 

Nocera,  176. 

Nola,  249,  369. 

— (Giov.  da),  36g,  438-440. 
Novare,  290,  325. 

Nu  (Étude  du),  126-128  (G). 
Nuremberg,  584-505,  595. 


O 


Ochino,  3o. 

Oggiono  (M.  d'),  667,  671-672. 

Oidoni,  290. 

Olivétains  (les),  5i8-522,  53o-53i. 

Olivieri,  438. 

Ombrie  (1’),  4,  222-224,  292,  459, 
466,  5oi,  521-522,  533-541  (G),  722, 
724. 

Opéra  (G.  dell’),  406,  414,  416-417 
(G),  427. 

Ordini  (A.  de'),  278. 

Ordonnance,  451-455  (G),  468,  481, 
499,  5o3-5io,  572,  610,  644-646, 657, 
723. 

Orfèvrerie  et  Orfèvres,  229 
(G),  290,  504,  714,  717,  724,  726, 
73i. 

Orient  (1’),  23,  275,  593,  658.  Voy. 
aussi  Turquie. 

Orlandini,  721. 

Orléans,  718. 

Orley  (B.  Van),  167,  541. 

Ornements  et  Ornementation, 
3o8-3û9,  3i2,  367  (G),  436-q38,  482- 
483. 

Orphée,  1 14,  462. 

Orsi,  58 1. 

Orsini  (les),  53-54,  ni,  166,  172, 

23 1,  237. 

Ortolano,  563. 

Orvieto,  45,  81  (G),  224,  314,  335, 
346,  376,  430-431,  4.87,  472,  534. 

Orzinuovi,  617. 

Ossuna  (duc  d'),  247.  , 

Ostie,  24Ô,  684. 

Ovide,  604,  609. 

Oxford,  i3i-i33(G),  145 - 148  (G), 
376  (G),  387-388  (G),  464,  469,  476, 
493. 


P 


Pacchia,  202,  221,  53q. 
Pacchiarotti,  57,  221,  533-534. 
Pacciotti,  253,  325. 

Pacioli,  1 81 . 

Padonno,  348. 

Padouan  (J.),  3q8. 

Padoite,  116,  126,  1 52- 1 53,  203,  265, 
282,  283, 3 18, 348,  352-353,  365, 4i3- 
414,  416,  444-445,  584,  586,  5q5, 
607,  618,  628-624,  626,  638,  693, 
7i3. 

Pagani,  274-275  (G),  427. 

Pagliano,  218. 

Pagni,  219,  269  (G),  548,  556. 
Paleario,  3o,  33. 

Paléologues  (les),  290. 

Paleotti,  44. 

! Païenne,  25o,  440,  56i. 

Palestrina,  608. 

Palladio,  108  (G),  198,  258,268,  274- 
278,  281-283,  292,  296,  293-301  (G), 
314.  3 16,  319,  32i,  324,  328,  349, 
352-355  (G),  357,  653. 

Pallavicini,  292,  5 18. 

Palma  (les),  21,  45, 90,  1 18,  i35,  196. 
275,279,  282,534,586,597,612-613 
(G),  640, 6go. 

Palmezzano,  256,  556. 

Panciatichi,  5 1 1 -5 1 2 (G). 

Pandone,  440. 

Panetti,  562. 

Panvinio,  1 1 1. 

Paolino  (Fra).  Voy.  Signoraccio. 
Papes,  225-246  (G),  5i3. 

— Adrien  VI,  3i,  37,  39,  157, 
167,  221,  225-226  (G),  228,395,433, 
612. 

— Alexandre  VI.  623. 

— Alexandre  VII,  245. 

— Clément  VII,  i5,  28,  89,  70, 
83,  100,  119,  126,  175,  192,  196- 
197,  204-210,  226-231  (G),  233-234, 
25o,  258,  260,  3947396, 404,  432-q33, 
545-547,  619,711-712,  714,  729. 

- Clément  VIII,  126,  245,  340. 
— Eugène  IV,  233,  p3o. 

— Grégoire  XI,  438. 

— Grégoire  XIII,  197,  201,  240, 
243-244  (G),  25 1, 339,  438. 

— Innocent  X,  246,  340. 

— Jules  II,  201,225-220,  232,  234, 
240,  254,  261,  3i6-3 1 7,  368-369, 379, 
382,  386-388, 391,  30, 4:14, 431, 472- 
485,  522,  722. 

— Jules  III,  28,  71,  1 19,  222,  240 
(G),  3 1 2,  842,  436, 

— Léon  X,  36,  157,  179, 190,  192, 

197,  204-205,  210,  219,  226-228,  23o 
282, 234-235,  240,  258,  261, 282,  2g5, 
3i6,  335,  349, 388,393-395,397, 481 , 
q58,  489,  5i8,  525,  542,  547,  636, 
71 1,  718,  727,  731. 

Léon  XII,  225. 

— Léon  XIII,  3;. 

- Marcel  II,  35,  3g,  109,  240 
(G). 

- Martin  V,  233,  245. 

— Nicolas  V,  181,  233,  722,  730. 

- Paul  III,  27,  3 1,  33,42,  44,  54 
56,  70-71,  75,  1 19,  i3o,  144,  171, 

198,  i0,  227,  280,  233-2.87  (G),  23g, 


240,  246,  260,  275,  286,  3o2,  317, 
335, 339,  362,404-405,445, 458,  5 1 3, 
554,582  (G),  6.87,  712,  719-720. 

— Paul  IV,  1 5,  27-28,  3 1 , 53,  1 19, 
126,  241  (G),  244,  344,  364,  486. 

— Paul  V,  245. 

— Pie  III,  386. 

— Pie  IV,  1 19,  201,  222,  242  (G), 
288,  32  r,  344,  405. 

— Pie  V,  3i  (G),  42,  240,  242  (G), 
244. 

— Sixte  IV,  36,  240, 243-244,  25 1, 
286,  386. 

— Sixte-Quint,  24,  27,  36,  i3o, 
160,  201,  225  (G),  240,  243-245  (G), 
25 1 , 3oo,  320,  3.87,  345,  612. 

— Urbain  VIII,  37,  245. 
Paracelse,  82. 

Paris,  178,  233,  33i,  341,  344,  346- 
847,  357,  374,  417,  422,  424,  430, 
600,  6o3,  618,  718,  728. 

— Bibliothèque  nationale,  i63, 
711,  719. 

— Collection  E.  André,  262,627. 
— Chabrières-Arlès,72t 
— Chavagnac  de),  549. 

— — G.  Dreyfus,  376. 

— Galichon,  i58(G),50. 
— Gavet,  487. 

Peyre,  721. 

— — Ravaisson,  572. 

— — Rothschild  (de),  5 1 1 , 

620. 

— — Spitzer,  19-21  (G),  76 

(G),  90,  111-112  (G),  255,  277  (G), 
870  (G)  ,6q5  (G),  7 14-7 18  (G),  730-781 
(G).  — Ecole  des  Beaux-Arts, 
frontispice  (G),  90, 120  (G),i40(G), 
192  (G),  465,  532  (G),  536,  624  (G), 
03r,  683. 

— Musée  du  Louvre,  2 (G),  22, 
27,  43  (G),  52  (G),  66,  71  (G),  90, 
1 iô,  117,  123,  124,  126,  i3o,  143- 
144  (G),  147,  i56,  164,  173  (G),  188, 
196,  214,  229  (G),  24O,  36 1,  303-364 
(G),  374,  375-378,  389-390  (G),  399- 
420  (G),  402,  408,  410,  414,  416, 
424  (G),  430,  433-435  (G),  q38  (G), 
460  (G),  462-465  (G),  468  (G),  470, 
496-5oi  (G),  5o5,  5o3-5i3,  5i7-5i8, 
53i-532,  536,  538,  540,  543-544,  646, 
549-550,  552,  555-550,  55g,  56i-565, 
568-569  (G),  571,  574,  576  (G),  578, 
58i-582  (G),  584,  588-589  (G),  591- 
592,  598, 601-607  (G),  61 1 , 61 3,  618- 
621  (G),  627-628  (G),  634-630,  O42- 
643  (G),  64600,  652  (G),  664-665, 
668-670  (G),  672,  631-583,  635-686, 
638,  690-694  (G),  716,  727  (G). 

— Opéra,  483. 

Parme,  1 23,  140,  217,  227,  236,  25c,- 
260,  295,  317,  327,  443,  446,  455, 
465,  537  (G),  548,  567-568  (G),  570, 
576 (G),  582  (G),  0i,  706,  712-713. 
Parmesan  (le),  56,  97,  102-103  (G), 

1 16,  1 3q,  140-141  (G),  143,  173, 
175,  187,  204,  210,  223,  228,  232, 
258,  260,  456,  463,  5 1 3,  5i5  (G), 
536,  504,  56i,  564,  58i-5o2  (G), 
642,  705-70. 

Parques  (les),  q35,  5pi. 
Partenopeo,  10. 

Pasqualingo,  422. 

Pasqualino,  278,, 

Passeri,  232. 

Passerini,  219,  23o. 

Passerotti,  258,  5ûi. 

Pasti  (M.  dei),  i3g. 


7oo 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


Pastorino,  221,  236,  260,  262,  366, 
7i3,  724- 

Patrizio  (Fr.),  264. 

Paul  Franchoys,  167. 

Pavie,  142,  276,  280,  446,  617-618 
(G),  6(17,  670,  673,  680,  694. 
Paysage  (le),  i35,  458-461,  5o5,  629, 
643. 

Paysans,  i3i,  i 54  (G),  1 63- 1 66  (G), 
5oo,  6i3,  698,  705. 

Pedrini,  667. 

Peinture  (la),  95-98,  449-694  (G) 
et  passim. 

- de  genre,  i3o-i3i, 604,  666. 

- sur  verre,  188,  2 15  (G),  220 
(G),  722:725  (G). 

Pellegrino.  Voy.  San  Daniele. 
Pclucca,  682. 

Pencz,  168. 

Pennacchi,  256,  258,  269,  281-282, 
291,  614-615  (G). 

Penni  (les),  188,  196,  216,  218,  228, 
248-249,  269,  291,  541-542  (G),  547, 
555. 

Pennone,  292. 

Pepoli,  268. 

Per  game,  124. 

Pérouse,  140,  222,  3û9-3io,  326,  355, 
432,  435,  5oo,  5i8,  537-540,  542, 
552. 

— (Lautizio  de).  Voy.  Lautizio. 

— (Polidoro  de),' 366. 

Persée,  102,  116-117,  419-421  (G). 
Perspective  (la),  144,  173,  480, 

498,  60 1,  620,  O42,  662. 

Pérugin  (le),  1 83,  217,  222,  385,  4:14, 
412,  458,  495-496,  504,  5ip,  522, 
537-540,  546,  55g,  560,  570,  584. 
Peruzzi  (B.),  20,  219-221,  226,  246, 
» 250,  296,  298,  304,  3o5,  3io,  319, 

324,  328,  33o,  334  (G),  337,  342, 
5z3,  533-535  (G),  542,  55 1,  684. 
Pesaro,  i3o,  253-255,  323,  345,  458, 
7-4- 

Pesaro  (les),  629-630  (G),  639. 
Pescaire.  Voy.  Avalos. 

Pescatore,  86. 

Pescia,  219,  431,  55o. 

— (Pier  Maria  da),  229,  710-71 1 . 
Pesth , 600,  671. 

Petraja,  426. 

Pétrarque,  1,  24,  64,  67,  86,  i36, 
181,  35o,  586. 

Pétrucci,  532. 

Phaèton,  1 1 5 (G),  493,  53o,  532, 604. 
Phalaris,  542. 

Phidias,  182,  368,  372,  399,  478-479, 
483. 

Philémon,  604. 

Philippe  II  d'Espagne,  86,  125, 
- 247,  275,  287,  63o,  632. 

- III,  430. 

Physionomie  (la),  173. 

Piazza,  284. 

Picchi,  222. 

Piémont  (le),  4,  22,  290,  3o2,  5 16. 
Pienza,  5 18,  522. 

Piero  délia  Francesca,  176,  181, 
457,  471. 

Piero  di  Cosimo,  499,  504. 

Pierre  martyr,  3o. 

Pietrasanta , 218,  3o3. 

— (R.  da),25i. 

Pietro  di  Urbano,  218. 

Pilastres  et  Piliers,  188  (G),  20g 

(G),  228  (G),  3o8. 

Piloto,  216. 

Pini,  182,  33o. 


Pintio,  173. 

Pinturicchio,  5oo,  521-522,  53q,  539, 
540,  55g. 

Piombino , 220,  53 1 . 

Piombo  (Seb.  del),  19,  122,  141, 
158,162,174-175,  192,  195-196,214, 
226-228,  237-238,  246,  263,  393, 
460-463,  486,  493,  5oo,  5c3,  541, 
547,  552,  554,  5g3,  609-612  (G), 
637-638,  640,  660. 

Pisanello,  1 35,  139,457,480. 

Pise,  27  (G),  47  (G),  182,  186,  203, 

209,  218-219  (G),  224  (G),  296  (G), 
3o8, 3 10,  340,  365,  38o,  386,  423, 
425,  427,  429-430  (G),  434-435, 468- 

, 471,  5o3,  5o8,  514  (G),  53>532,544, 
7i3,  722. 

— (Nicolas  de),  217,  379. 
Pistoja,  218,  540. 

— (Gerino  da),  218,  5qo. 

— (Leonardo  da),  218. 

Pitti  (B.),  382. 

Pittoni,  90. 

Plafonds,  455,  483. 

Plaisance,  .187,  227,  259-261,  304, 
344,  366,  56i,  569,  6i5-6i6. 

— (Giovanna  de),  259-260,  571. 
Plata  (P.  délia),  249, 440. 

Platon,  67,  82,  108,  116,  264,  297, 

400,  586. 

Plotin,  264. 

Plutarque,  67-68. 

Pluton,  65q. 

Poccetti,  5iq. 

Poggibonsi,  218,  5qo. 

Poggini  (les),  216,  263-264  (G). 
Poggio  a Cajano,  149-150  (G),  172, 

210,  498,  5o6,  552. 

Pôle  (R.),  68,  238,  612. 

Polidorino,  555. 

Politien,  181. 

Pollajuolo,  374.  377,  461. 

Pologne  (la),  710. 

Polyphénie,  100  (G),  609. 
Pomarancio,  201,  224. 

Pomedello,  713. 

Pomone,  664. 

Ponte  (Ant.  da),  3ig,  32 1 . 

■ — (Giov.  da),  278,  354. 

— (Vinc.  da),  276. 

— Voy.  Bassano. 

Pontormo,  27,  56,  5g,  99,  104-105 
(G),  140,  143  (G),  148,  i33,  195, 
197-198,  205,  214,  216,  220.  462, 
473,  498-499  (G),  5oi,  5oq,  5io. 
Ponts,  3zi  (G). 

Ponzio,  436. 

Porcari,  25. 

Porcelaine.  Voy.  Céramique. 
Pordenone  (B.  L.  da),  iq3,  617. 

— (G.  A.  da),  60,  100,  1 18,  1O2, 
184,  188,  195,  261-262,  269,  279, 
281 , 291,  557,  584, 6o3,  6i5-6i6(G), 
617,  640. 

Porro,  724. 

Porta  (les  délia),  171,  173-174,  187, 
190,  192,  235,  242,  244,  272,  290, 
292,  3 iG-3i 7,  822,  336-337  (G),  ?40_ 
841,  344, 365,  438,  443, 465. 

- '82,  174-175  (G). 

— (Gius.),  279. 

Portes,  320-32  i. 

Porti,  652. 

Portigiani  (les),  216-217,  365,  427. 
Porto  (Fr.),  3i. 

— (G.  B.  del),  702. 

— (T.),  1 1 2. 

Porto-Ferrajo,  220,  33 1 . 


Portrait  (le),  1 32,  1 35,  137,  143- 
144,  176,  ig3  (G),  206,  212,  456- 
458,  499,  5o8-5o9,  5 i i -5 i3,  585, 
608,  61 1 , 6i3,  632,  634,  63ç,  648. 
Portugal,  27 3. 

— (Béatr.  de),  290. 

Possevino,  87. 

Pouzzoles,  248. 

Prato,  182,  218,  443,  5oi. 

- (Bart.),  317. 

- (Fr.  del),  192,  205,  216,  714. 

— (P.  da),  440. 

Pratolino,  100  (G),  210,  212,  32.3, 
33o,  426. 

Praxitèle,  i32. 

Previtali,  593-59q._ 

Primatice  (le),  20, '173,  235,  258,  268, 
341,  456  (G),  463,  548,  55o,  557. 
Primavera,  7i3. 

Prisciano,  78. 

Priuli,  276  (G). 

Procacini,  58i. 

Prométhée,  48,  1 16,  390,  656. 
Proportions  (les),  173. 

Propriété  artistique,  473. 
Proserpine,  116,  120  (G),  270. 
Prud'hon,  128,  571. 

Psyché,  1 18,  120,  263,  543-544,' 

548  (G). 

Pucci,  612. 

Puligo,  216,  407. 

Pupini,  258. 

Pyrame,  703. 


Q 


Quercia  (J.  délia),  374-376,  379, 

442,  5iG. 


R 


Rabelais,  3,  71,  83,  161,  238. 

Raccourcis,  q55,  487-483, 492. 

Racine,  86. 

Radagaise,  172. 

Raimondi  (M.  A.),  94-95  (G),  117, 
1 27  (G) , 168,  174,  228,  282,  362, 408 
(G),  414,  454,  470-471  (G),  532,  541, 
547, 558,  652,  697-717  (G),  709,  725. 

Rainaldi,  340. 

Ramazotti,  442. 

Ramirez,  33o. 

Rampazetto,  707. 

Rangone,  277,  443. 

Raphaël,  16,  22,  46-48,  5i-5z,  61,66, 
92-93,  95-96,  99,  104,  106,  1 16,  118, 
1 2 1 , 125,  i32-i33,  i 3g,  162,  167, 
169,  170-171,  174, 176, 179, 181,  i38, 
195-196,  201,  210,  217-219,  227-280, 
232,  235,  237,  240-241,253,  205-266, 
269-271  (G),  278,  282,  328,  338, 
345,  372,  374,  382,  392-394,  401, 
417,  414,  433-434,  450-451,  454, 
457-458,  462-464,  468,  473,  479, 
481,  486,  491,  493,  495-498,  5oo- 
502,  5oq,  5 1 1 , 5i3,  517,  522-525, 
528,  53o,  534-547,  55o-55 1,  554-555, 


TABLE  ALPHABÉTIQUE  DES  MATIÈRES 


558-564,  566-56",  56g,  571,  5/5-576, 
578,  582,  6o3,  609-612,  622,  63o, 
636,  630,  642,  644,  646-647,  65i, 
654-655,  668,  677:678,  684-685,  692, 
703-706,  721-722,  737. 

Ravenne,  i3o,  187,  253,  256,  277, 
367  (G),  556,  564,  704. 

Raymond  (V.),  167,  236,  720. 

Réalisme  (le),  3,, 21,  141,  488-489, 
509, 61 1, 632. 

Rébus,  90. 

Réformation  (la),  29-35,  262. 

Reggio,  186,  259,  292,  443,  570. 

Reliure  (la),  726,  730-731. 

Rembrandt,  141,  454,  457,  5y5,  634. 

Rennes , 117. 

Reverdino,  45,75  (G),  1 2 1 , 1 3 1 , 1 35, 
137  (G),  705. 

Ribera,  9g,  249-250,  555. 

Ricamatori.  Voy.  Udine  (Jean  d'). 

Ricci,  238. 

Ricci.  Voy.  Pedrini. 

Ricciarelli.  Voy.  Volterra  (I).  da). 

Riccio,  221. 

Richelieu,  389. 

Ridollî  (B.),  366. 

Rienzi,  25. 

Righetto,  283. 

Rimini,  90,  168,  203,  256,  3io,  360, 
564. 

Rinaldo.  Voy.  Mantovano. 

Ripatransone,  182. 

Robbia  (les  délia),  1 33,  218,  364. 

Robert  (L.),  653. 

Roberti  (Ere.),  55g,  56i-562. 

Robusti.  Voy.  Tintoret. 

Romagne  (la),  58,  256-257  (G),  724. 

Romain  (Jules),  22,  28,  48,  61,  100, 
113,  ii5,  1 18,  1 20 (G),  125,  i33,  i35, 
i36,  168,  170,  188,  190-192  (G), 
194,  196,  219,  226,  228,  230-231, 
247  (G),  256,  258,  262,  265-271 
(G),  296,  3oo,  3o2,  304,  3o8,  3io, 
314,  3i6,  327-328,  345-346,  348, 
442,  460-461,  463,  465,  542,  544, 
546-501  (G),  563,  655,  691-693,  703- 
704,  706,  709. 

Romanino,  282,  284,  286,  688. 

Rornano  (P.  P.),  17  (G). 

Rome , 20-22,  24,  26-27,  3i-33,  3~,  3g, 
48,70,73-74,76,78,85,  108-111,114, 
125,  i3i,  i36,  140, 145,  1 57-1 5g,  1O1, 
167,  179,  186-187, 190'  194-196, 

204-205,.  213-214,  217-218,  220-221, 
225-246  (G),  c5o,  256,  264,  266,  268, 
279,  298,300,307,  309,  3i3, 3i6-3 1 7, 
3ig,  321-324,  326-328,  33o-336,  338, 
341-343  (G),  344-345,  349,  35c,  355, 
366,  368,  374,  376-377,  Ô79, 382-38", 
38g,  394-396,  404,  417-418,  421,  424- 
426,  432,  434,  438,  442,  444-445, 
451-462,  467,  472,  495-406,  5oi,  5o3- 
504,  517,  522-525,  534,  536,  538, 
541-554  (G),  558,  564,  567,  5og,  609- 
612,  614,  6c5,  63o,  636-638,  640, 
65o-65 1,  656,  660,  665,  673,  690, 
703-705,  708,  712,  726. 

- S.  Pierre  et  le  Vatican,  12 
(G),  21,  37.  41  (G),  46-47,  122,  i3o, 
1 33,  1 36,  199  (G),  222,  228,  284, 
236-237,  240-244,  254,  276,  280,  281, 
283,  290,  3oo,  304,  307,  3i2,  3 14, 
3 IO-5 17,  320,  555,  585,  338-341  (G), 
344, 357, 375-376,  382, 384, 3g2, 894, 
402,  404-408, 484, 445, 451  (G),  468, 
490,  492  (G),  522-524,  528,53o,  533, 
541-647,  554,  576, 595,597,631,634, 
537,  6|8,  688,  722,  730-731. 


Rome , S.  Andrea  délia  Valle,  229, 
238,  345,  438. 

— S.  Croce,  375,  534. 

— Gesù,344- 

- S.  Jean  de  Latran,  244,  337, 
418,  433,  556. 

— Minerve,  393-394,  421. 

— Panthéon,  196,418,434,  546. 

- S.  Pierre  ès  Liens,  3g3  (G). 
— Églises  diverses,  45  (G),  100, 
122, 137, 167,  188  (G),  228  (G),  3oi, 
3o3,  3 1 7, 34 1 , 344, 349, 433-434, 437, 
438,458,  489,  493,  521,  533-535 
(G),  540,  540,  549,  553,  61 1,  668, 

— Académie  de  S.  Luc,  56o. 

— Capitole,  g3,  110,  187,  235, 
283,  3oo,  338-340,  382,  538-539  (G), 
556,  563. 

— Fontaines,  322-323  (G). 

- Jardins,  240. 

- Palais  Altoviti,  c3o,  438,  534. 

- Palais  Borghèse,  98, 126,449, 
499-500,  5 1 1 , 517,  547,  563,  565, 
578,581,628,672. 

- Palais  de  la  Chancellerie, 
104,  5i3. 

- Palais  Colonna,  i3i. 

- Palais  divers,  1 3 1 , 235,  302, 
5.04,  334,  598,  682,  719. 

— Palais  Doria,  612,  664. 

- Palais  Farnèse,  28,  i3o,  172, 
236-237  (Ci):  244,  .304, . 309,  335-337, 
(G). 

— Palais  de  la  Farnésine,  3og, 
33i-332  (G),  341,  522-527  (G),  532, 
534,  541,  545,  547-548,  575,  578, 
609,  655,  719  (G). 

- Palais  Massimi,  3o3, 304, 332- 
333  (G). 

— Palais  du  Quirinal,  244-245, 
572. 

- Ponts,  104,  534. 

- Thermes,  242,  317,  341. 

- Villas,  100,  2i3,  23o,  235,  238, 
3o3,  307,  342,  345,  443,  524,  545, 
547,  664. 

— (Luzio  de),  291. 

Romulus,  1 19,  532,  542. 

Rondani,  58i.. 

Rondinelli,  256,  556. 

Rosa  (S.),  99,  25o,  555., 

Rosselli  (C.),  504. 

Rossellino,  376. 

Rossetti,  220. 

Rossi  (le  cardinal),  458. 

- (G.-A.  de'),  208,  242  (G),  240, 
290,  712. 

- (Prop.  de’),  258,  433,  442. 

- (Vinc.  dei),  27,  186,  21O,  218. 
Rosso,  20,  48,  1 1 5,  118,  125,  145, 

147,  184,  186,  ig5,  216,  217,  220, 
222,  227-228,  232,  246  (G),  454, 
462,  463,  473,  493,  504,  5io,  540, 

Rost  (les),  2o3,  728-729  (G). 

Rota,  264,  280. 

Rovere  (les  délia),  71,  i3o,  i3g, 
25i-256  (G),  306,  50o,  034,  72O. 
Rovezzano  (B.  da),  188,  216,  23o, 
307  (G),  38 1,  437  (G),  489  (G). 
Roviale,  555. 

Rozzanti  (P.),  216. 

Rubens,  102,  124,253,357,481-482, 
552,  624,  627,  640,  656,  660. 
Rucelli,  60,  84. 

Rustici,  57,  5g,  157,  214,  216-217, 
221, 36e,  364-365,  409-41 1 (G),  413. 


ET  DES  NOxMS.  701 


S 


Sabatini  (les),  258,  541-542,  555, 
558,  56i,  670,  684. 

Sabbioneta , 26,  27  (G),  271-272,  3oo. 
Sacchetti,  181. 

Sacchi,  694. 

Sadler.  168. 

Sadolet,  3i,  35,  67-68,  73,  204. 
Saint-Denis , 440. 

Saint-Pétersbourg  : Musée  de  l'Er 
mitage,  22,  106  (G),  117,  238, 
571,  576,  61 1,  612,  672,  684. 

Salai,  667. 

Salamanca,  703. 

Salamanque , 188. 

Salerne , 541,  555,  670. 

Salo  (les  da),  279,  284,  413. 

Salva,  346. 

Salvestro,  236. 

Salviani,  82. 

Salviati  (Francesco),  5g,  118,  169, 
174,  188-189,  191,  208,  216,  224, 
23o,  235-236,  246,  258,  260,  279, 
455-454,  498,  5i0,  5 1 3 (G),  554, 
645,  728. 

— (G).  Voy.  Porta, 
Sammacchia,  258. 

San  Daniele  (P.  da),  262,  281,  456, 
6o3,  614,  700. 

Sangallo  (les),  20,  56,  5g,  61,  io3, 
161,  1912,  193  (G),  196,  201  (G), 
205,  210,  216-218,  219,  223-224, 
226-228,  234-236,  246,  250-251,  29(1, 

301,  324,  307,  3og,  314,  3i8,  324, 
326,  828,  334-340  (G),  368,  405,  484, 
446  (G),  473-474. 

San  Geinignano,  218, 235,  542. Voy. 

aussi  Tamagni. 

Sangronis , 217. 

San  Marino,  220. 

San  Micheli  (les),  20,  39,  60,  219- 
220,  227,  278,  283,  287,  296,  298, 

302,  304,  307,  314,  3i6,  3i8,  320 
3:i  (G),  324-326,  328,  846-348  (G), 
363,  487. 

Sannazar,  73,  i8r,  249,  482,  607. 
Sanseverino,  36g,  4.38. 

Sansovino  (A.),  349,  30g,  41 1,  436. 

- (F.),  i:3. 

- ,(J.) , 22,  61,  63,  1 12,  1 19  (G), 
128,  i3g.  147,  1 53,  174,  178,  184, 
187-188,  191-192, . 214,  216,  280, 
232,  249,  258,  262,  2OO,  276,  278- 
279,  284,  296-298,  302,  304,  3p9, 
314,  3i8-320,  327-33o,  842,  348-35i 
(G),  363-364  (G),  366,  368,  411-415 
(G),  482,  444-445,  473,  645. 

Sant'Angelo  in  l’ado , 256,  554. 
Santa  Croce  (Fr.  da),  690 

- (Gir.  da),  249,  482,  438,  440, 
GÇO. 

Santi  (G.),  56o. 

Santo  (S.),  324. 

Santo  di  Tito,  222. 

Sanuto  (G.),  12.3,  264. 

San  Vito,  281,617. 

Saracini,  532. 

Saronno , 673,  676-680  (G). 

Sarpi,  270,  586. 

Sarto  (A.  del),  4,  29  (G),  47-4O  (G), 
5g,  1 33,  140  (G),  149,  1 5.3,  163,  190, 
192  (G),  195-196,  210-218,  248,  462- 


702 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


463,  4/3,  4q5  (G),  497-5 10  (G),  5i3, 
534,  55g,  564,  704,  708  (G),  715. 
Sassoferrato,  601. 

Sassoli,  724. 

Saturne,  117,121,401,654. 
Satyres  (les),  1 18. 

Sauli,  292. 

Savelli,  a3 1 . 

Savoie  (la),  71,  290. 

Savoldo,  279,  2O4,  290,  687-688. 
Savonarole,  32,  46,  134,  30o,  471, 
476.  , 

Saxe  (l’Electeur  de),  632. 

Scævola,  652. 

Scaletti,  256;  55o. 

Scaliger,  181. 

Scamozzi,  272,  282,  29O,  3og,  354. 
Scandinavie  (la),  244. 

Scarpagnino,  278. 

Sceaux,  227  (G). 

Scherano,  218. 

Schiavone  (A.),  124,  191,  279-280, 
645,  666,  707. 

Schizzone,  232. 

Schongauer  (M.),  179,  375,  704. 
Schoorel,  167. 

Sculpture  (la) , 363-367  (G),  444 
(G). 

Scultori,  346. 

Sebenico,  264,  280,  666. 
Seccadonati,  433. 

Ségovie , 3o3. 

Semini,  291. 

Seravezza,  362. 

Seregni  (les),  288-289,  -556. 
Serinalta,  612. 

Serlio,  108,  181,  1 03,  235,  248,  257, 
293  (G),  20,  298,300  (G),  307-308, 
319  (G),  334,  349,  357  (G),  766  (G). 
Sermoneta  (F.  da),  72. 

— (Gir.  da),  260,  545. 

Serranci,  427. 

Serrurerie  (la),  112  (G),  718,  714. 
Sessa,  i63  (G),  566  (G),  707. 

Sesti  (A.  de),  602. 

Sesto  (C.  da),  246,  541,  555,  677, 
684-086  (G). 

Sesto-Calende,  684. 

Settignano,  218,  292,  33o,  370,  372, 
435. 

— (Desiderio  da),  376. 

Sévère  (Sept.),  245. 

Sforza  (les),  i5p,  i63,  286-289  (G), 
385,  674,  686. 

Sgraffites,  169,  (G),  721. 
Sguazzella,  216. 

Shakespeare,  83,  89,  372. 

Sicile  (la),  186,  25o,  258,  290,  440- 

441. 

Siciliano  (B),  625. 

Sienne, -17-18,  20,  23,  33,  i5i,  209, 
220-224  (G),  228,  232,  236,  3io,  33i- 
334  (G),  418,  456,  5i5-536  (G),  63o, 
721. 

— (Marco  de),  249. 

— (Mich.  Ang.  de),  221,  433. 
Sigmaringen , 576. 

Signatures  d'artistes,  195 -i0, 

667-668. 

Signoraccio  (Bern.  del),  218. 

— (Paol.  del),  218. 

Signorelli,  219,  376,  461,  472,  490, 

5 1 8-520,  533,  546. 

Silène,  118. 

Simeoni,  90. 

Sinigaglia , 255-256. 

Sisyphe,  1 16. 

SI  u ter,  3. 


Socini  (les),  3o,  3p. 

Soderini,  385,  487. 

Sodoma,  57,  140,  202,  218,  220, 
223  (G),  290,  449,  462,  5i5-536  (G), 
55 1 , 63o,  656,  6p3,  677,  719  (G). 
Soggi,  134,  148,  216,  219,  496. 
Sogliani,  39,  i5p,  216,  218,  5o3  (G), 
544. 

Soiaro.  Voy.  Gatti. 

Solario  (les),  5i8,  569,  600,  667- 
670  (G). 

Soliman,  17,  184,  241. 

Solosmeo,  59,  216,  25o,  413,  433. 
Sophocle,  372. 

Sophonisbe,  652. 

Sorcellerie  (la),  32. 

Soria,  717. 

Soriano,  368. 

Sozzini,  187,  36p. 

Spadari,  524. 

Spagna  (le),  224,  53p-539(G). 
Spagni.  Voy.  Clementi. 

Spalatro , 280. 

Spanocchi,  5 17. 

Spanzotti,  5 16. 

Sparzo,  253. 

Spavento,  278,  354. 

Sperandio,  713. 

Speroni,  89. 

Spilimberg , 281, 61 5. 

— (Irène  de),  23 1,  666. 

Spinola,  11. 

Spolète,  224,  538. 

Spontoni,  87. 

Spranger,  167. 

Squarcione,  116,  595. 

Stagi,  218, 224  (G),  295  (G),  3 j8,  436. 
Stampa,  84,  ip5. 

Stoldo,  218,  248. 

Strada,  270. 

Stradan,  22,  i3o,  167,  490,  728. 
Strozzi  (les),  11,  17  (G),  25,  74,76 
(G),  213-214  (G),  3io,  3i8,  38g,  4», 

443. 

Stucs,  642. 

Stuttgard,  178,  349,  591-592. 

Style  gothique,  i5q,  3o5,  3op. 
Suardi,  289,  355,  686-687  (G). 
Subino  (P.  di),  218. 

Suisse  (la),  3o,  i65,  286,  694. 
Sulmona , 25o. 

Susini,  427. 

Sustris,  22,  167. 


T 


Tacca,  364,  427,  480. 

Tacite,  25. 

Tadda  (Fr.  del),  25 1 . 

Taddei,  38i. 

Tamagni,  218,  232,  542  (G). 
Tamarozzo,  558. 

Tantale,  1 16. 

Tapisserie  (la),  118,  129  (G),  260, 
262,  269-270,  457,  5oo,  5 1 1 , 5i3, 
541,  585,  6i5,  727-729  (G). 
Tarquin,  1 16. 

Tartaglia,  82. 

Tasse  (le),  67,  p3,  82,  86,  88-90  (G), 
212,  252-253,  263-264,  277. 

Tasso  (les),  5q,  188,  270,  819,  329, 
418,  544. 


Tasso,  188,  3ig,  418,  544. 

— (Bern.),  86,  216,  253. 

Taurin  (Rich.),  283,  305. 

Tebaldi  (D.),  264. 

Terribilia,  25p. 

Thastocopuli,  281. 

Théâtres,  266,  319.  Voy.  aussi 

Fêtes. 

Thésée,  544,  604. 

Thionvillc , po5. 

Thisbé,  po3. 

Thorwaldsen,  3. 

Tibaldeo,  2o5. 

Tibaldi,  186,  25p,  258,  286,  289,  20, 
354,  356,  554,  558. 

Tibère,  126. 

Tiene,  652. 

Tiepolo,  444,  549,  50,  660. 
Tintoret,  18  (G),  45-46, 6o-6r,  93, 98, 
104,  117-118,  134,  147-148,167,  184, 
190-192,  i0,  i0,  270,274,  279-280, 
283,  3iq,  349  (G),  427,  456,  465, 
567,  610,  614,  6q5,  647,  657,  660- 
664  (G),  6190,  721. 

Tite-Live,  25. 

TitienKle),  2,  20-21,  4.5,  5o-52  (G), 
55  (G);  60-61, 71-72  (G), 93,  0,  102, 
116-117,  124-125,  128,  i3o,  i32,  1 34- 
1 36,  1 38,  141-144  (G),  147,  i53,  i58, 
167,  lpi,  174-176,  I90,  ig3,  10, 
2o3  (G),  213-214  (G),  233-237  (G), 
248,  251-254  (G),  260-268,  270271, 
275,  278-279,  281,  314,423,  449-467 
(G),  5o5,  5 12,  563,  565,  567,  5pq, 
580,597-599,601,603,604,  606, 607, 
609O10,  612-614,  618,624  (G),  640- 
642  (611,644-647,  652,  656-658,  660- 
661,  664-666,  688,  691,  po3,  721. 
Tivoli , 27,  77  (G),  240,  263,  3o3,323- 
324,  554. 

Tizianello,  625. 

Tiziano,  267,  413. 

Todi,  538. 

Tolède  (Éléon"de),  54,207-208  (G). 

— (Garcia  de),  25o. 

— (Pierre  de),  247-248,  440. 
Tolomei,  109,  221,  297. 

Tonno,  25o. 

Torre  (délia),  82. 

Torrentino,  209. 

Torri  (B.),  187. 

Torrigiani  (les),  216-217,  074,  4», 
411. 

Toscane.  Voy.  Florence. 

Toscani,  532. 

Toschi,  216.  ‘ 

Toto  (N.  del),  216. 

Tours,  41 1, 718. 

Trait,  280. 

Trente,  281,  444,  688. 

— (Antonio  de),  56,  281. 

— (Concile  de),  32,  36,  42,  3 16, 
586,  660. 

Tresseni,  290. 

Trevi,  538,  540. 

Trévisan,  276. 

Trévise,  117,  1 52,  164  (0,281-282, 
5ç5,  597-50,  609,614-615,644,651, 
664,  687. 

Trezzo , 290,  712. 

Tribolo,  io3,  172,  192,208,210,214, 
216,  218,  25 1,  258,  368,  3po,  413, 
432-435  (G),  473. 

Trissin,  187,  352. 

Trivulce,  280,  355. 

Trompe-l'œil,  ioo-ioi,  455,  534, 
642, 674. 

Tucci,  220. 


TABLE  ALPHABÉTIQUE  DES  MATIÈRES  ET  DES  NOMS.  753 


Tudor  (Marie),  134. 

Tura,  272,  557,  56i,  570, 

Turin , 147  (G),  203,  525,  647,  664, 
692. 

Turini,  219,  23o,  431,  547. 

Turner,  640. 

Turquie  (la),  8,  17-18,  203,  314,  717. 
Tyrol  (le),  281-282. 


U 


Uccello,  471, 480,  504. 

Ucline , 281,  546,  6r5,  700. 

- (Jean  d'),  39,  i35,  188-189  (G), 
214-215  (G),  229,  235,  458,  545-546 
(G),  614,  704,  725. 

- (Martino  d).  Voy.  San 
Daniele. 

Ugelheimer,  731. 

Ulysse,  x 16,  6i5. 

Unghero  (N.),  216. 

Urbain  VIII.  Voy.  Papes. 

Urbani,  219. 

Urbin,  21,  75,  90,  i3o,  168,  188-189, 
205,  25i-256  (G.),  264,  275,  324, 
33o,  345,  406,  441,  554,  559-360, 
620,  640,  709,  724-725.  Voy.  aussi 
Montefeltro  et  Rovere. 

— (Franc,  d’),  373. 


V 


Vaga  (P.  del),  22,  108-104,  1 1 5,  i83- 
184,  188,  195-196,  201,  216,  218, 
232,  235,  286,  291,  3 14,  405,  423, 
488,462,473,  5o3,  543-545(G),  55 1 , 
693-694,  709,  712,  729. 

— (il),  543. 

Valdès,  3o, 

Valditggia , 692. 

Valgrisi , 707. 

V aile  (A.  délia),  283. 

^'a  nombreuse,  214. 

Valori,  i3ü,  402. 

Valvasone,  89. 

Valvassore,  698,  707. 

Vanini,  37. 

Vanni,  221. 

Vannucchi.  Voy.  Sarto. 

Vanocci,  187. 

1 'a prin,  526. 

l 'ara lia,  290,  692. 

Varchi,  i55-i56,  166,  171-172,  i83. 

Vasari,  21,  59,  93,  95-97  (G),  99,  io3, 
1 22-123,  i3o,  141,  149,156,176-177, 
i83  (G),  192-193, 197,  2o5,  208,  2 1 5- 
216,  219,  223,  228,  23o,  236,  240, 
242,  249,  258,  279,  28.3,  296,  304, 
314,329-330  (G), 362.  467,  498,  5io, 
5 1 3-5 14,  661  et  passim. 

Vasto.  Voy.  Avalos. 

Vecchietti.  172,  214,  424, 

Vecellio  (les),  i52-i66(G),  221  (G), 
23o(G),  249  (G),  23c  (G),  291  (G). 
624-623, 728  (G). Voy.  aussi  Titien. 


Veiasquez,  141,  458,  640. 

Veltroni,  219,  249. 

Vendramin,  278. 

Veneziano  (Ag.),  90,  107  (G),  n3- 
1 14  (G),  232,  280,  348,  470,  541, 
703-705. 

Venier,  18  (G),  276, 278, 292, 3i3,4i3, 
44-1- 

1 ’enise,  4,  17-18,  21-23,  27,  3o,  5o, 
53  (G),  60,  65  (G),  72-73,  92,  95, 
iii,  116-118, 120,  124-126,  128, i3o, 
i34-i35,  1 30,  143,  147-148, 1 5 1 , 1 53 
i58  (G),  161-165  (G),  168,  1 71-172, 
175,  182,  186-187,  190,  192,  194, 
2o5,  208-210  (G),  216-217,  232,  256, 
264,  283-284,  295,.  3oi,  3o2,  307, 
309,  314,  3i6,  3 18-3 19,  322-33o  (G), 

346- 35o,  352,  354,  35g  (G),  364, 371 
(G),  374, 377, 3g6, 41 2-4 1 3, 422, 427, 
435,  438,  443-445,  453-456,  459-461, 
465,  467  (G),  483,  495-496,  5 1 2-5 1 3, 
545-546,  554,  574,  577,  58o,  583, 
667  (G),  673,687-688,  698,  702,  706- 
707,  712-713,  715,  720,  724-725,  727 
(G),  729-732,  735  (G). 

Basilique  de  Saint-Marc, 
412-413,  4i5  (G),  462,  533. 

- Églises  diverses,  194,  276, 
3 18,  352,  354,  368,  413,  455,  587, 
5gi , 592-593,  595,  6i3  (G),  626, 
644-645  (G),  65g. 

— Frari,  444,  629-630  (G),  637. 

- S.  Giovanni  e Paolo,  445, 592- 
5g3, 63 1. 

— S.  Rocco,  63g,  645,  661. 

— Académie,  5i  (G),  453  (G), 
457  (G),  459  (G),  470,  587-592  (G), 
594,  6i5  (G),  63i-633  (G),  647,  649- 
65o,  664  (G),  691. 

— Bibliothèque  de  Saint-Marc 
191,  276,  296,  302,  304,  3o8-3io, 
320,  35o,  412,  444,  645. 

— Collections  diverses,  i3o, 
601,  604-605,  609. 

— Fondaco  dei  Tedeschi,  60, 
606,  623-624. 

— Monnaie,  276,  302,  307. 

- Musée  Correr,  56o. 

- Palais  des  Doges,  q5,  121 
(GJ,  123-124  (G),  i3o,  i38,  172,  276, 
278,  281,  3iq-3i5  (G),  3ig,  444, 
591,  606,  6z3,  635,  642,  646,  65o, 
6(51-664  (G). 

- Palais  divers,  279,  304,  3og, 

347- 348  (G),  35o-35i  (G),  354, 
5.19. 

Ponts,  276,  279,  3ig,  32 1 (G), 
354. 

- (André  de),  228. 

(Augustin  de).  Voy.  Vene- 
ziano. 

- (Bart.  de),  5g6. 

— (Nie.  de),  5+4,  729. 

Venturi  (L.),  253. 

Vénus,  ii5-i2i,  126,  262,  268,  487, 
493,  499,  5 1 1 , 568,577,  601,  604, 
63 5,  642,  65q,  655-656,  664,  666  (G), 

704. 

Venusti,  286,  554. 

Verceil,  290,  5 1 5-5 17,  532,  692. 

— (Ant.  da),  532. 

Verdelotto,  609. 

Vernia , 372. 

Vérone,  117,  i3i,  i5c,  co3,  ;i5,  2.80, 
276,  283,307,  3og,  3i6,  3i8-3:i  (G). 
327,  346-348,366,  444-445,  536  (G), 
618-619,  644,  666,  686,  688,  698, 

705,  712-713. 


1 ’èrone , (B.  de),  97. 

(Fra  Giov.  de),  2 1 5. 

— (Paolo  de),  728. 

Véronèse  (Paul),  4 (G),  43-44  (G), 

60-61,  98,  101,  1 1 7,  121-124  (G), 
128,  134,  144,  i58,  166,  171,  173 
(G),  187-188,  190-191,  194,  234,270- 
272  (G),  274,  278,  282  (G),  283,314, 
353,  449-450,  464-455  (G),  459  (G), 
462-463,  465,  567,  58o,  5gg,  610, 
619-620,  622,  640-666  (G),  680,  703. 
Verroccliio,  373-374,  377,  3g5,  600, 
684. 

Verrerie  (la),  275-277  (G),  726. 
Vertumne,  664. 

Vésale,  145,  55o. 

I ’ezzano , 222,  497. 

I ’iadana , 280. 

Vicence , 187-188,  236,  282  (G),  3oo, 
304,  3i6,  3ig,  324, 352-353, 355  (G), 
6i5,  617-618,  644-647,  664,  698 
71 1,  713,  721. 

Vicentino  (And.),  21. 

— (Valerio).  Voy.  Belli. 

Vieil  (card.  de),  229  (G),  716. 

Vico,  5 (G),  112,  120,  184,  260,  204, 

283,  440,  706. 

Vida,  3i,  284. 

Vienne.  Collection  Albertine,  189, 
375,  377,  464, 469-470,  524, 648  (G). 

- Musées,  18  (G),  70  (G),  117, 
124,  i3o,  141  (G),  iq3,  1 7 1 , 2i3, 
233  (G),  269-270,  280  (G),  422  (G), 
457,508, 5io,  578, 582, 601,604-605, 
6i2-6i3,  632-633,683,  686,  688-689 
(G),  691. 

Vigenère  (Bl.  de),  66. 

Viggiani,  1 1 . 

Vignole,  108-109,  181,  186,  235-236, 
240,  242,  245  (G),  257-258,  260,  296, 
2g8-3oo,  314, 3x6,  332,  336,  339, 341- 
344  (G),  348,  356. 

Vignon,  262. 

Villani  (J.),  i8r. 

Villanova,  6i5. 

Villas,  72-73,  77  (G),  246,  322-323. 
Vinci  (L.  de),  11,  16,  47,  5o,  57,  82, 
99,  120,  134,  i3g,  148, 171,  178,  176, 
181-182,  232,  237,  278,  390,  327, 
372,  374,  385, 406-407, 409-4 1 1 , 484, 
457, 460, 464, 467-470, 472, 495, 498, 
5oo-5oi,  507-509,  5 1 5-5 18,  520,523, 
5z6,  532,  534,  56g,  572,  58o,  5g8, 
6oi-6o3,  628,  636,  640,  647,  658, 
667-684,  686,  692,  703,  708. 

- (Pierino  de),  186,  216,  218, 
23o,  235,  248,  2.,2,  434-435. 

Vincidore,  258,  558. 

Virgili  ( Pol.),  87,  252. 

Vitelli,  66,  228. 

Vitellius,  205. 

Viterbe , 246-24(1  (G).  322-323,  611. 
Viti  (T.),  256,  541,  55g,  50 1 (G). 
Vitrine,  5g,  108-109,  170,  278,  208. 

3 12,  3ig,  352,  355. 

Vittoni,  218. 

Vittoria  (A.),  i3g,  170,  187,  276,  277 
281,  366, 413,  444,  454,  653. 
Vivarini,  584,594,  617. 

Volpaia,  216. 

Voltaire,  24,  82. 

I "olterra , 219,  33 1 , 46.Î,  53o. 

- (Daniel  de  ),  114, 122,  126, 172 
186,  192,  220,  221,  2.3o,  249,  261, 
23o,  3 14 , 365-360,  428,  432,  438, 
442,  462-463,  470,  486,  55i-553  (G/, 
661. 

Vulcain,  9.7  (G),  116,  523,  604,654. 

92 


E.  Müntz.  — III.  Italie.  La  Fin  de  la  Renaissance 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


7^4 


W 


Walcli.  Voy.  Barbarj. 
Watteau,  58i-582. 

Weimar,  50,  711. 

Weyden  (R.  van  der),  17g. 
Windsor , 464,  493,  517. 
Witte  (P.  de).  Voy.  Candido. 


X 


Xante,  22,  90,  735-726. 


Xénophon,  67. 
Ximénès,  249. 


Z 


Zacohia  (les),  222,  235,  258,  281, 
442, 497  (G),  556. 

Zaganelli,  564. 

Zanfragnino.  Voy.  Scarpagnino. 
Zante.  Voy.  Xanto. 

Zappi,  188. 


Zara , 280. 

- (Hier.  da),28o. 
Zelotti,  460,  643,  652,  657. 
Zeno,  187. 

Zenoi,  33i  (G),  et  passim. 
Zeuxis,  i35. 

Zio,  276. 

Zoan  (Andrea),  698. 
Zoroastre,  5p. 


Zuccheri  (les), 

21  - : 

:2,  9: 

!,  g5-g6, 

1 18, 

i3o, 

i36, 

'57 

- 167, 

171-172, 

177, 

i79, 

186, 

189, 

■9', 

197,  201, 

224, 

236, 

246, 

252, 

254, 

256,  279, 

280, 

366, 

4^7, 

49° 

i,  514. 

, 554-555 

(G). 

Zwing! 

le,  37 

Zwoll, 

209. 

TABLE  DES  CHAPITRES 


Pages. 

INTRODUCTION.  — La  Fin  de  la  Renaissance.  — Limites  chronologiques  du  sujet.  . i 

LIVRE  I.  — LES  ÉLÉMENTS  CONSTITUTIFS  DE  LA  FIN  DE  LA  RENAISSANCE.  — LE  SENTI- 
MENT NATIONAL.  — LA  RELIGION.  — LES  MŒURS.  — L’ÉTAT  D’AME.  — LA  TRADITION. 

— LE  RÉALISME.  — L’ESTHÉTIQUE  ET  L’ENSEIGNEMENT 5 

Chapitre  I.  — Le  Patriotisme  et  l’Art.  — I.  Le  Cosmopolitisme,  le  Sentiment  national 
et  l’Esprit  régional.  — IL  Le  Gouvernement  intérieur 

Chapitre  IL  — La  Religion  et  l’Art.  — I.  L’Église  et  la  Réformation.  — IL  L’Église  et 
kl  Renaissance.  — Le  Concile  de  Trente.  — Ferveur  et  Indifférentisme.  — Scrupules 
nouveaux.  — Michel- Ange  et  la  Cour  pontificale.  — Véronèse  et  l’Inquisition.  — 

III.  L’Expression  du  Sentiment  religieux  dans  les  Œuvres  d’Art 29 

Chapitre  III.  — Les  Mœurs  et  l’Art.  — La  Morale  et  la  Virtuosité 53 

Chapitre  IV.  — ■ L’État  dame  des  Italiens  pendant  la  dernière  Période  de  la  Renaissance. 

— Parallèle  entre  l’Art,  la  Science  et  la  Littérature.  — Conditions  spéciales  de  l’Art. 

— La  Décadence  naît  de  la  Perfection Hi 

Chapitre  V.  — La  Tradition.  — I.  Les  Sources  : Ruines  et  Musées.  — IL  Les  Sujets.  — 

L’Allégorie.  — III.  Influence  de  l’Antiquité  sur  le  Style.  — IV.  L’Étude  du  Nu.  . . 107 

Chapitre  VI.  — Le  Réalisme.  — I.  Les  Sujets.  — IL  L’Interprétation.  — III.  L’Exécution  : 
le  Modèle  vivant  et  le  Document  anatomique.  — IV.  Le  Costume.  — V.  Les  Artistes 
septentrionaux  en  Italie 129 

Chapitre  VIL  — I.  L’Esthétique  de  la  Fin  de  la  Renaissance.  — IL  L’Arétin  et  la 

Critique  d’Art.  — Vasari  et  l’Histoire  de  l’Art.  — III.  La  Condition  des  Artistes.  . 169 

LIVRE  IL  — les  mécènes.  — encouragement  des  arts  et  propagande  de  la 

renaissance.  — groupement  régional  des  écoles  .......  199 

Chapitre  I.  — Les  Milieux  italiens  pendant  la  dernière  Période  de  la  Renaissance.  — 

Florence  et  la  Toscane.  — • Sienne.  — Pérouse  et  l'Ombrie 201 


HISTOIRE  DE  L’ART  PENDANT  LA  RENAISSANCE. 


7 56 

Chapitre  II.  — Rome  et  les  États  Pontificaux.  — Adrien  VI  et  la  Réaction  contre  la 
Renaissance.  — Clément  VII  et  le  Sac  de  Rome.  — Paul  III  et  les  Farnèse.  — Les 
derniers  Papes  humanistes.  — Sixte-Quint 225 

Chapitre  III.  — Le  Royaume  de  Naples.  — Le  Duché  d’Urbin.  — Pologne  et  la 

Romagne.  — Les  Duchés  de  Ferrare  et  de  Mantoue.  ...  ; 247 

Chapitre  IV.  — Venise  et  la  Vénétie.  — Milan  et  la  Lombardie.  — Le  Piémont.  — 

Gènes  et  Andrea  Doria 27.3 

LIVRE  III.  — l’architecture,  -michel-ange,  VIGNOLE,  SANSOVINO,  PALLADIO.  . . 2Q.3 

Chapitre  I.  — L’Architecture  de  la  Fin  de  la  Renaissance.  — Les  Ouvrages  théoriques 
et  les  Ordres.  — Les  différents  Éléments  de  la  Construction  et  les  différents  Genres 
d’Édifices 2ç5 

Chapitre  IL  — Les  Écoles  d’Architecture  de  la  Fin  de  la  Renaissance.  — Florence  et 
Rome  : Peruzzi,  San  Gallo,  Michel-Ange  et  Vignole.  — Venise,  Vérone  et  Vicence  : 
Sansovino,  San  Micheli  et  Palladio 327 

LIVRE  IV.  — la  sculpture.  — michel-ange  . 35q 

Chapitre  I.  — La  Sculpture  de  la  Fin  de  la  Renaissance.  — Les  Procédés.  — Les  Idées 
et  les  Sujets.  — Le  Style 36 1 

Chapitre  II.  — Michel-Ange  sculpteur  3yi 

Chapitre  III.  — Les  derniers  Sculpteurs  de  la  Renaissance.  — Rustici  et  Jac.  Sansovino. 

- Cellini.  — - Leone  Leoni.  — Jean  Bologne.  — Les  Sculpteurs  de  Naples,  de  la 
Sicile  et  de  Venise 409 

LIVRE  V.  — la  peinture.  — michel-ange.  — sodoma.  — le  corrége.  — les 

VÉNITIENS.  — BERNARDINO  LUINI 447 

Chapitre  I.  — Supériorité  de  la  Peinture  sur  la  Sculpture.  — Les  Sujets.  — Le  Style. 

— Le  Portrait  et  le  Paysage.  — Les  Procédés.  — Groupement  des  Écoles 449 

Chapitre  IL  — Michel- Ange  peintre 467 

Chapitre  III.  L’École  florentine.  — Andrea  del  Sarto.  — Les  Petits  Maîtres.  - 

Bronzino 4Q5 

Chapitre  IV.  — Sodoma  et  l’École  siennoise 5i5 

Chapitre  V.  — L’École  ombrienne.  — L’École  romaine  : Jules  Romain.  — Les  Écoles 

de  Naples,  de  Bologne  et  de  Ferrare.  — Garofalo  et  Dosso  Dossi 537 

Chapitre  VI.  — Le  Corrège  et  l’École  de  Parme 56 7 

Chapitre  VIL  L’École  vénitienne  : les  derniers  Disciples  des  Bellin.  — Carpaccio  et 

Cima.  — Les  Novateurs  : Giorgione.  — Sebastiano  del  Piornbo.  — Les  Palma.  . . 583 

Chapitre  VIII.  — Le  Titien 621 

Chapitre  IX.  — Paul  Véronèse.  — Le  Tintoret.  — Les  derniers  Vénitiens 641 


TABLE  DES  CHAPITRES. 


/J/ 


Chapitre  X.  — L’École  milanaise.  — Les  Élèves  de  Léonard  de  Vinci.  — Bernardino 
Luini.  — L’École  lombarde 


Ô67 


LIVRE  VI.  — LA  GRAVURE.  — LES  ARTS  DÉCORATIFS 6ç5 

Chapitre  unique.  — La  Gravure.  — Les  Arts  décoratifs.  — La  Glyptique  et  l’Art  du 
Médailleur.  — L’Orfèvrerie.  — Le  Mobilier.  — La  Miniature.  — La  Mosaïque.  - 
La  Peinture  sur  verre.  — La  Céramique.  — La  Peinture  en  matières  textiles.  — 

La  Reliure 697 


TABLES. 


Table  des  gravures  insérées  dans  le  texte ........  7.35 

Table  des  planches  hors  texte • 741 

Table  alphabétique  des  matières  et  des  noms 755 


Modèle  de  vase  composé  par  Serlio. 


PARIS.  — IMPRIMERIE  GENERALE  LAHURE 


Q,  RUE  D E I-LEUR  US,  Q. 


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